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Le Canada a mis du temps à endosser la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (DNUPA) adoptée par l’ONU en 2007, notamment en raison des réticences suscitées par le principe de « consentement préalable, libre et éclairé » (CPLE). Ainsi, le 22 septembre 2014, au moment de l’adoption du document final de la Conférence mondiale sur les peuples autochtones, le Gouvernement canadien, dirigé par Stephen Harper, avait de nouveau tenu à exprimer officiellement ses réserves face au CPLE, au motif qu’il pourrait être interprété « de manière à donner un droit de veto aux groupes autochtones » (Canada 2014). L’élection du gouvernement Trudeau en octobre 2015 a permis de lever officiellement ces réserves. Ainsi, dans un discours prononcé le 10 mai 2016 devant l’instance permanente des Nations unies sur les questions autochtones, Carolyn Bennett, alors ministre canadienne des Affaires autochtones et du Nord, annonçait que le Canada était prêt à soutenir la mise en application de « tous les principes » de la Déclaration des Nations unies « y compris le consentement préalable libre et éclairé » (Canada 2016). Cela dit, on attend toujours du gouvernement fédéral un ensemble de mesures spécifiques assurant la mise en oeuvre du CPLE[1]. Pendant ce temps, les projets de développement affectant les territoires autochtones, qu’ils soient hydroélectriques ou miniers ou qu’ils visent la création ou l’élargissement d’oléoducs, continuent de se multiplier, donnant régulièrement lieu à des conflits dont l’issue reste incertaine. La notion même de consentement et le droit de dire « non » qui lui est associé restent au centre des débats : peut-on assimiler ce droit à un veto, absolu et arbitraire, comme le prétendent certains critiques ? Plutôt que de fixer les discussions sur cette question, ne devrait-on pas déplacer le débat vers les modalités d’une approche collaborative qui mettrait l’accent sur la pleine participation des communautés autochtones à la prise de décision concernant les projets de développement ?

Mon objectif principal dans cet article est de montrer que la réponse à ces questions doit tenir compte de certaines conditions d’arrière-plan ayant un effet déterminant sur la situation des parties et sur la nature plus ou moins symétrique de leurs rapports. Ces conditions sont relatives au degré de reconnaissance effective des droits des peuples autochtones sur leurs territoires, terres et ressources, incluant les droits de juridiction. Plus ces droits sont assurés et plus la compétence des gouvernements autochtones est reconnue par l’État, plus les nations autochtones sont dans un rapport de parité avec les acteurs non autochtones (qu’ils soient gouvernementaux ou corporatifs) ; l’inverse étant également vrai. Cette situation d’arrière-plan doit être prise en compte dans la réflexion sur les modalités du CPLE, notamment sur la place que peut y prendre le droit de dire « non ».

Dans la première section, j’analyse la Déclaration elle-même ainsi que deux rapports rédigés par James Anaya (2012, 2013), alors qu’il était rapporteur spécial des Nations unies auprès des peuples autochtones. Si le CPLE est décrit dans ces documents comme un moyen de mettre en oeuvre et de protéger les droits fondamentaux des peuples autochtones, notamment le droit à l’autodétermination et le droit au développement, je montre comment sa forme concrète dépend elle-même de certaines conditions, notamment du degré auquel le cadre réglementaire étatique permet aux peuples autochtones d’agir en partenaires à plein titre du développement de leurs territoires. Anaya distingue à cet égard entre un modèle de développement dominant, dans lequel les peuples autochtones sont confinés dans un rôle essentiellement réactif à des projets venus de l’extérieur, et un modèle alternatif, où ils disposent des moyens d’être les maîtres d’oeuvre de leur développement. Si, dans ce dernier cas, le consentement se réalise à travers un processus de discussion relativement paritaire, dans le premier le CPLE permet plutôt d’aménager aux communautés concernées un espace de prise de décision autonome dans un processus de négociation qui reste asymétrique.

La seconde section de cet article porte sur le contexte canadien. Je montre brièvement comment des acteurs autochtones de premier plan comme l’Assemblée des Premières Nations (APN) énoncent une conception du CPLE et du développement des ressources qui est solidaire de l’affirmation des droits et compétences des peuples autochtones dans la gestion de leurs territoires ancestraux. Le modèle qu’ils défendent se rapproche, par conséquent, du modèle alternatif esquissé par Anaya, le consentement étant présenté comme un processus permettant aux gouvernements autochtones et non autochtones de « marcher ensemble » (APN 2017 : 5). Le cadre réglementaire actuel demeure toutefois un obstacle majeur à sa réalisation puisqu’il n’assure pas la reconnaissance effective des droits fonciers et des compétences des nations autochtones sur leurs territoires ancestraux.

Dans la 3e section, je discute du type de modalités que doit prendre le CPLE pour remplir au mieux sa fonction de protection des droits fondamentaux des peuples autochtones dans un tel contexte, en contrastant l’approche partenariale du consentement mise de l’avant par Iacobucci et al. et l’approche itérative présentée par le Forest Stewardship Council (FSC) et le programme REDD de l’ONU  (UN-REDD 2013). Ce contraste me permet de montrer pourquoi, dans un contexte défavorable, l’intégration effective d’un droit autochtone de dire « non » au processus de négociation est essentielle. Quel que soit le contexte, mon analyse montre que le droit de refus, logiquement associé au principe de consentement, ne saurait être assimilé à un veto absolu et arbitraire.

CPLE, autodétermination et droit au développement

La DNUDPA établit un cadre de relations entre États et peuples autochtones fondé sur les principes d’égalité et de respect mutuel. Cela est clairement exprimé dans le préambule de même que dans les trois premiers articles, où sont affirmés le droit à l’égalité des peuples autochtones, en tant qu’individus et que collectivités (articles 1 et 2), de même que leur droit à l’autodétermination (article 3). En proclamant ces droits, la Déclaration tente de trouver un équilibre en affirmant le droit des peuples autochtones à l’autodétermination tout en maintenant le principe de l’intégrité territoriale des États (article 46.1).

Le droit à l’autodétermination est souvent décrit comme un droit fondateur, primordial, qui donne sens et soutient « la constellation des droits des peuples autochtones et les obligations étatiques associées » (Doyle 2014 : 117). Compris comme la base de toutes les revendications autochtones, le droit à l’autodétermination « répond aux aspirations des peuples autochtones partout dans le monde d’exercer le contrôle sur leurs propres destinées dans des conditions d’égalité » (Anaya 2009 : 14). Le droit à l’autodétermination est lié aux droits à l’autonomie gouvernementale (article 4) ainsi qu’aux droits de participation dans les institutions politiques de l’État (articles 5 et 18). Mais il est également lié aux droits culturels, ainsi qu’aux droits aux terres, territoires et ressources. Par ailleurs, la Déclaration associe étroitement le droit à l’autodétermination au droit au développement, que ce soit à l’article 3 (lequel précise qu’en vertu du droit à l’autodétermination, les peuples autochtones « assurent librement leur développement économique, social et culturel »), à l’article 23 (lequel stipule que « [l]es peuples autochtones ont le droit de définir et d’élaborer des priorités et des stratégies en vue d’exercer leur droit au développement ») ou à l’article 32.1 : « Les peuples autochtones ont le droit de définir et d’établir des priorités et des stratégies pour la mise en valeur et l’utilisation de leurs terres ou territoires et autres ressources. »

Le CPLE apparaît dans la Déclaration à la fois comme procédant du droit à l’autodétermination et comme un moyen de le mettre en oeuvre. Dans son rapport de 2012, James Anaya précise que « [l]es droits qui sont potentiellement affectés par l’extraction des ressources naturelles sont ceux qui supposent l’autonomie de la prise de décision dans leur exercice. Cela est particulièrement évident en ce qui concerne les droits de poser les priorités de développement et de propriété » (Anaya 2012 : 13).

Anaya insiste sur le devoir qu’ont les États d’adopter un cadre réglementaire qui reconnaisse effectivement les droits des peuples autochtones sur leurs territoires, terres et ressources, ainsi que les autres droits potentiellement affectés par les industries extractives. Un tel cadre réglementaire exigerait

l’adoption de législation ou de réglementation qui incorporent les normes internationales en matière de droits des peuples autochtones et les rendent opératoires à travers les différents secteurs de l’administration étatique dont relèvent le régime foncier, les mines, le pétrole, le gaz et l’extraction ou le développement des autres ressources naturelles

Anaya 2012 : 15; 2013 : 13

Anaya déplore que de façon générale les États ne remplissent pas adéquatement leurs obligations à cet égard, si bien que les droits des peuples autochtones se trouvent peu protégés face aux industries extractives (Anaya 2012 : 15 ; 2013 : 13).

Anaya évoque dans ce contexte deux modèles de développement des ressources : un modèle qu’il qualifie de dominant et un modèle alternatif. Dans le modèle dominant, ce sont des entreprises privées, appuyées par l’État, qui sont les premiers promoteurs des projets extractifs. Les plans préliminaires d’exploration et d’extraction sont développés essentiellement par les promoteurs privés – parfois avec une certaine participation de l’État – mais sans véritable collaboration des communautés autochtones affectées. Au mieux, celles-ci ne peuvent espérer retirer de la réalisation du projet que l’obtention de certains bénéfices, sous forme d’emplois ou de développement communautaire, dont la valeur économique n’est pas comparable aux profits générés par l’activité extractive. Ce modèle, ajoute Anaya, se retrouve typiquement là où l’État prétend à la propriété des ressources, c’est-à-dire là où les droits des peuples autochtones sur les ressources contenues dans leurs territoires ne sont pas reconnus (Anaya 2013 : 7).

Le modèle alternatif met en oeuvre soit de véritables partenariats entre peuples autochtones et entreprises, dans lesquels « la partie autochtone détient une part significative ou de contrôle dans la propriété et la gestion du partenariat », soit un développement dont sont responsables des entreprises d’extraction développées par les peuples autochtones eux-mêmes (Anaya 2012 : 18). Ce modèle alternatif, qui se distingue par le contrôle exercé par les peuples autochtones sur le développement de leurs territoires, favorise, par sa nature même, l’exercice de leurs droits à l’autodétermination, aux terres et aux ressources, ainsi qu’à un développement adapté à leur culture (Anaya 2013 : 4).

Dans un tel contexte, on peut considérer que le processus d’élaboration et de mise en oeuvre d’un projet extractif réalise le principe de consentement, pour autant que les peuples autochtones concernés disposent du droit effectif de ne pas lancer de telles initiatives. Même s’il est vrai que l’extraction des ressources pose toujours certains risques pour les droits fondamentaux des membres des communautés concernées, particulièrement en ce qui concerne leur environnement naturel, on peut penser, conclut Anaya, « que ces risques peuvent être minimisés et la jouissance de l’autodétermination et des droits liés renforcée, lorsque les peuples autochtones choisissent librement de développer leurs propres entreprises d’extraction des ressources appuyée par une capacité adéquate et des institutions de gouvernance internes » (Anaya 2013 : 5).

Mais, aujourd’hui encore, le scénario standard reste celui où des acteurs extérieurs aux communautés mettent de l’avant des projets auxquels celles-ci doivent réagir. Dans de telles circonstances, l’essentiel est de préserver une liberté de choisir des peuples autochtones concernant, tant la décision même de permettre ou non le déploiement de l’industrie extractive sur leurs territoires, que la mise en oeuvre de projets spécifiques. C’est en fonction d’un tel type de contexte qu’Anaya procède à une description plus fine du CPLE et énonce la règle générale selon laquelle le consentement autochtone est requis pour les projets extractifs affectant leurs terres, territoires et ressources. Cette exigence suppose un droit de dire « non », lequel n’est toutefois pas absolu, comme le rappelle l’article 46.2 de la DNUDPA, qui précise les conditions auxquelles les États peuvent limiter de façon justifiée les droits qui y sont affirmés[2].

Je retire de ces documents les quatre idées suivantes : 1) Le droit à l’autodétermination des peuples autochtones donne son sens et sa finalité aux autres droits énoncés dans la Déclaration, finalité qui peut se résumer par le principe général que les peuples autochtones doivent disposer des moyens nécessaires au contrôle de leurs destinées. 2) Les États ont le devoir de rendre les droits fondamentaux des peuples autochtones opératoires en adoptant un cadre réglementaire adéquat. 3) Le degré auquel le cadre réglementaire d’un État donné remplit cette obligation a un impact important sur le type de modèle de développement existant dans cet État et détermine de façon significative la situation des peuples autochtones face à l’industrie extractive et aux gouvernements qui en font la promotion. 4) Cela étant, la forme spécifique que prend le CPLE varie selon les contextes, même si sa fonction principale – qui est de permettre la mise en oeuvre et la protection des droits fondamentaux des peuples autochtones – reste constante.

Le CPLE et son contexte d’application au Canada

Qu’en est-il au Canada ? On doit constater que les conditions favorisant le modèle alternatif esquissé par Anaya ne sont pas réalisées : le cadre réglementaire canadien actuel, que l’on pense au régime foncier ou encore au régime minier, ne reconnaît pas les droits fondamentaux des peuples autochtones sur leurs terres ancestrales, d’une façon qui favorise leur exercice du type d’agentivité associé au modèle alternatif. Le cadre réglementaire actuel favorise plutôt ce qu’Anaya appelle le modèle dominant, où ce sont généralement des agents extérieurs aux communautés qui sont les maîtres d’oeuvre de projets extractifs auxquels celles-ci sont appelées à réagir[3].

Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que des acteurs autochtones comme l’Assemblée des Premières Nations (APN) se mobilisent pour promouvoir une conception du développement qui s’apparente au modèle alternatif et pour revendiquer la reconnaissance des droits qui leur permettraient d’agir en tant que partenaires à plein titre du développement de leurs terres. Ainsi, dans un mémoire présenté au Comité d’experts sur l’évaluation environnementale (APN 2017), l’APN défend un modèle de type collaboratif dans lequel les Premières Nations concernées seraient des partenaires actives du processus d’évaluation environnementale, du niveau stratégique le plus général à l’évaluation des projets eux-mêmes, et ce tout au long de leur déploiement jusqu’à la remise en état des terres affectées.

L’APN décrit le consentement dans un tel modèle comme un processus plutôt que comme un résultat, comme une « façon de marcher ensemble » (APN 2017 : 5), incluant les nations autochtones, les gouvernements et les promoteurs afin de trouver un résultat mutuellement avantageux grâce auquel les droits des nations autochtones, ainsi que leurs relations avec le territoire et leurs traditions juridiques, seraient respectés et soutenus. Dans ce contexte, le consentement signifie essentiellement pour les Premières Nations le fait de voir « les décisions de nos gouvernements (et la volonté de nos peuples) respectées par les autres gouvernements, institutions et intérêts privés » (APN 2018 : 1). Mais ce droit ne saurait être assimilé à un veto absolu et arbitraire puisqu’aucun gouvernement au Canada ne détient un tel pouvoir face à un autre gouvernement dans le cadre de l’exercice valide de ses compétences. Lorsque des différends apparaissent entre gouvernements, la norme des relations inter-gouvernementales est plutôt de poursuivre le dialogue jusqu’au consentement mutuel ou la coopération. Devant l’incapacité d’atteindre une entente, on en appelle au système judiciaire ou un tiers impartial afin de résoudre le différend (APN 2018 : 11). L’APN fait elle-aussi référence dans ce contexte à l’article 46.2 de la DNUPDA, reconnaissant que les droits autochtones, comme tout droit, ne sont pas absolus, mais sujets à un équilibrage attentif tenant compte des autres droits en cause.

Cette façon de concevoir le consentement dans le cadre de relations intergouvernementales ou de nation à nation – en référence à la relation de traité – suppose comme condition d’arrière-plan l’exercice par les nations autochtones de leurs droits et compétences. C’est pourquoi l’APN insiste sur la reconnaissance des droits et du titre (en référence à l’article 26 de la DNUPDA et à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982) et sur celle de la compétence (jurisdiction) des Premières Nations sur leurs territoires, en référence aux notions de « compétence autonome » et de « souveraineté » (APN 2017 : 6-8). Devant les limites du cadre réglementaire canadien qui permet l’autorisation de projets de développement à grande échelle malgré les objections des nations autochtones affectées, l’APN souligne les actions entreprises par des nations autochtones qui ont forcé l’établissement de processus de nature collaborative, sur la base d’une reconnaissance de leur compétence en matière de projets extractifs sur leurs territoires (APN 2017 : 13-14 et 16-17 ; voir aussi Papillon et Rodon 2019).

Mon objectif n’est pas d’explorer ici cette voie – dont je reconnais l’importance cruciale – mais plutôt d’examiner la façon dont le CPLE doit être pensé pour assurer sa mission, qui est de protéger les droits fondamentaux des peuples autochtones, dans un contexte où le cadre réglementaire étatique est défavorable. Là où l’État ne reconnaît pas aux peuples autochtones les moyens d’être des partenaires paritaires des gouvernements et des entreprises privées qui entreprennent des projets de développement, comment penser – au mieux – les modalités du CPLE ?

Mettre en oeuvre le CPLE en contexte défavorable : deux modèles

Reconnaissons-le d’emblée : un tel contexte rend beaucoup plus difficile l’exercice de l’autodétermination autochtone, plus spécifiquement du droit des nations autochtones de décider pour elles-mêmes de la forme de développement qu’elles souhaitent privilégier. Dans ce type de contexte, le CPLE peut jouer un rôle important de protection des droits autochtones fondamentaux, mais il faut pour cela penser ses modalités en fonction de la situation d’asymétrie dans laquelle se trouvent les parties. Le pouvoir de dire « non » prend ici une importance toute particulière et il importe de rendre ce pouvoir opératoire dans le processus de négociation. Pour le montrer, je vais commencer par souligner les problèmes posés par le modèle partenarial proposé par Iacobucci et al. (2016) qui ne tient pas suffisamment compte de cette situation d’asymétrie, présumant une concordance d’intérêts entre les parties et caractérisant le droit de dire « non » comme un veto absolu et arbitraire, par conséquent comme un obstacle au processus de négociation. Je présenterai ensuite un modèle que je qualifie d’itératif, lequel rend opératoire le pouvoir de dire « non ». Mon argument général est le suivant : si l’on prend au sérieux, d’une part, qu’il existe un rapport de pouvoir entre les parties qui est défavorable à la partie autochtone, et si l’on accepte, d’autre part, qu’il n’existe pas nécessairement une convergence d’intérêts entre la partie autochtone et les promoteurs de projets, alors le pouvoir autochtone de dire « non » apparaît comme un moyen nécessaire (bien que non suffisant) d’assurer l’équité relative du processus de négociation et de son résultat.

Le modèle partenarial

Le modèle partenarial se donne pour objectif l’établissement d’une « relation fondée sur les intérêts » entre les communautés et les promoteurs (Iacobucci et al. 2016 : 31). Dans une telle relation, les parties sont présentées comme tentant de bonne foi de comprendre leurs intérêts respectifs et, dans la mesure du possible, d’y répondre – sur le court, moyen et long terme – afin de faciliter une discussion orientée vers un résultat mutuellement bénéfique.

Sur un plan procédural, les auteurs insistent sur l’importance d’enclencher la discussion le plus tôt possible et d’arriver à un accord sur le processus de discussion lui-même. Ils soulignent également l’importance pour le promoteur de fournir toute l’information nécessaire à la partie autochtone et d’assurer les ressources financières et humaines nécessaires à la bonne marche des discussions. Ils insistent enfin sur l’engagement des parties à discuter de bonne foi, avec un esprit ouvert et de façon transparente (ibid. : 32-34).

Sur le fond, la participation autochtone est décrite comme pouvant être ressaisie sous deux catégories principales : d’une part, les mesures d’atténuation des impacts (sur l’environnement et la santé, sur les lieux ayant une signification spirituelle ou historique particulière, etc.) et, d’autre part, le partage des bénéfices. Concernant cette seconde catégorie, les auteurs insistent sur l’importance pour les parties de faire l’effort de rapprocher leurs intérêts sur un certain nombre d’enjeux afin d’assurer la pérennité de la relation. Cela inclut, notamment, le partage des revenus et des bénéfices, la gestion et la prise de décision, les initiatives de formation de la main d’oeuvre et d’éducation, les occasions d’emploi, etc. (ibid. : 34-35).

Cette façon de ressaisir la participation autochtone laisse supposer que les intérêts des parties peuvent être harmonisés sur le fond d’un intérêt partagé dans le développement des ressources du territoire. Il s’agit d’une présomption parce que les auteurs ne prévoient pas d’étape préalable où la communauté concernée pourrait former et exprimer son avis concernant la conception du développement de son territoire qu’elle souhaite réaliser, ce qui impliquerait la possibilité de rejeter le type de projet proposé par les promoteurs. On présume donc que les intérêts des parties convergent sur une certaine conception du développement. Cette prémisse initiale permet de penser le rapport entre les parties comme la conciliation d’intérêts différents, mais compatibles. Il s’agit alors d’équilibrer de façon mutuellement acceptable le partage des coûts et des bénéfices liés à l’exploitation des ressources. Dans ce contexte, le rôle de l’État, outre de fournir des indications quant aux formes appropriées de consultation et à la résolution des revendications relatives aux droits ancestraux et au titre, est d’abord et avant tout de contribuer à « harmoniser les incitatifs des parties afin qu’elles puissent atteindre un accord mutuel » (ibid. : 35). Les coauteurs illustrent leur propos en faisant référence à un programme ontarien d’approvisionnement en énergie renouvelable, lequel accorde un avantage économique (sous la forme d’un prix d’achat plus élevé) à l’électricité produite par des projets qui assurent un certain niveau de participation autochtone (ibid. : 35-36). Il s’agit donc pour l’État d’inciter les entreprises à proposer à la communauté autochtone des conditions telles qu’elle puisse trouver un certain intérêt dans la réalisation d’un projet. Cette harmonisation des intérêts des promoteurs et des communautés se fait donc sur le fond d’une certaine conception du développement, qui, suppose-t-on, peut définir un intérêt commun sous-jacent.

Il ne s’agit pas ici d’affirmer la présomption contraire, c’est-à-dire de postuler que les communautés autochtones s’opposent nécessairement au développement des ressources naturelles de leur territoire. Il s’agit plutôt de reconnaître que les communautés devraient avoir la possibilité de former et d’exprimer leur avis sur cette question, ce qui implique qu’elles disposent d’un temps et d’un espace leur permettant d’en délibérer et de se prononcer, soit pour accepter, soit pour refuser un certain type de projet sur leurs terres ancestrales. Comme nous l’avons vu dans la première section, une telle reconnaissance procède des droits des peuples autochtones à l’autodétermination et au développement, affirmés dans la DNUDPA. Si la fonction du CPLE est de protéger les droits fondamentaux des peuples autochtones, la question est de savoir selon quelles modalités le CPLE pourrait effectivement protéger cette liberté de choisir dans un contexte réglementaire défavorable.

Iacobucci et al. considèrent plutôt que la reconnaissance d’un pouvoir de consentir qui inclurait celui de dire « non » serait un obstacle au dialogue et à la consultation : « Alors qu’un veto permet des décisions arbitraires ou non informées et empêche toute consultation sérieuse, une consultation ayant pour but l’atteinte du consentement met l’accent sur un dialogue informé et significatif ainsi que sur l’accommodement. » (Iacobucci et al. 2016 : 12) Or, bien qu’un consentement ou un refus exprimé en tout début de processus se fasse nécessairement en contexte d’information limitée, cette décision initiale, qui porte sur le principe d’ouvrir le territoire à un certain type de développement, n’en demeure pas moins cruciale. Cela souligne simplement l’importance, comme je le montrerai plus bas, de solliciter à nouveau le consentement de la communauté lorsque le projet, après les étapes initiales de discussion et d’exploration, est mieux défini.

Ce qui est absent également de la réflexion de Iacobucci et al., c’est une analyse des rapports de pouvoir (économique, social, etc.) existant entre les parties. Les coauteurs sont conscients de ce différentiel, comme en témoigne leur proposition que des ressources financières soient mises à la disposition des communautés par les promoteurs pour faciliter leur participation au processus, mais il reste peu thématisé. On suppose la capacité des parties à mettre hors-jeu ce différentiel, ce qui est peu plausible. Même si le promoteur ou l’État se montrent disposés à éviter une attitude de pur marchandage (où les acteurs poussent leur avantage au maximum) pour favoriser la stabilité du résultat ou préserver sur le long terme leur relation avec les communautés concernées, cela ne signifie pas pour autant que la réalité de ce différentiel reste sans effets. L’asymétrie de pouvoirs entre les parties est un fait dont chaque partie est consciente et cela ne peut qu’affecter la façon dont chacune évalue l’éventail des options à sa disposition. Par exemple, si la situation juridique désavantage les communautés (lorsque, par exemple, leur titre ancestral n’est pas [encore] établi ou que le promoteur détient déjà un claim sur une partie du territoire grâce à un régime minier favorable) ou encore si les ressources financières et de personnel dont elles disposent sont très limitées, cela ne peut qu’affecter les négociations même si le promoteur ou l’État n’entendent pas utiliser de façon immédiate ou explicite ces avantages. Dans ce contexte, le problème de savoir comment rééquilibrer l’interaction entre les parties doit être pris au sérieux et l’on doit s’intéresser à des moyens concrets de l’assurer. Dans un contexte de rapports de pouvoir inégaux, il semblera donc préférable de ne pas présumer d’emblée l’existence d’un intérêt convergent entre les parties, lequel pourrait s’avérer le reflet d’une certaine configuration de ces rapports de pouvoir. Si l’on prend au sérieux cette asymétrie et le fait que les parties n’ont pas une attitude strictement coopérative, alors on acceptera que la partie autochtone dispose de moyens spécifiques de dénoncer un processus de discussion lorsqu’elle juge que celui-ci porte atteinte à ses intérêts fondamentaux.

Certains auteurs reconnaissent la nécessité de reconnaître un tel droit de refus, soulignant qu’il faut le « garder sur la table » sans toutefois préciser les conditions de son utilisation (Buxton et Wilson 2013 ; Papillon et Rodon 2017 : 6). Il me semble toutefois essentiel de réfléchir sur les modalités concrètes qui rendent le droit de dire « non » vraiment opératoire. Cela veut dire montrer comment il peut être intégré aux négociations et ce tout au long d’un processus appelé à s’étendre dans le temps. C’est la qualité principale du modèle itératif du consentement dont je vais maintenant décrire les principales étapes à travers une synthèse, nécessairement rapide, de modèles esquissés dans des documents récents du Forest Stewardship Council (FSC) et du programme REDD de l’ONU.

Le modèle itératif

Dans ce modèle, le terme « consentement » désigne des instanciations de décisions collectives qui se produisent à des moments charnières du processus de négociation et par lesquelles la communauté concernée peut exprimer ou retirer son consentement à un projet spécifique. On en distingue généralement trois : a) le consentement initial à explorer la possibilité du projet ; b) le consentement à ouvrir des négociations entre les parties pour en arriver à un accord sur le projet ; c) le consentement formel au projet.

Le consentement initial

Il doit être recherché le plus tôt possible : idéalement, « le consentement est obtenu avant qu’aucun permis, licence, ou titres gouvernant la gestion des forêts ne soit accordé, et même avant la désignation d’une zone forestière » (FSC 2018 : 11). Transposé dans des contextes extractifs, notamment miniers, cela voudrait dire : avant la phase d’exploration, et avant même l’obtention de permis de prospection. Ce n’est qu’à cette condition que le processus pourrait véritablement satisfaire l’exigence que le consentement soit préalable à la mise en oeuvre du projet. Mais la pleine satisfaction de telles conditions supposerait une transformation profonde du cadre réglementaire étatique canadien, terrain sur lequel le FSC préfère ne pas s’avancer, signalant simplement qu’il faut respecter le cadre réglementaire en vigueur et tenter de satisfaire au mieux, à l’intérieur de ce cadre, la condition que le consentement soit préalable (FSC Canada 2016 : 12). On touche ici les limites du modèle itératif qui le distinguent du modèle alternatif ou collaboratif, esquissé dans les sections précédentes, et dont le point de départ est la reconnaissance de la compétence des nations autochtones sur leurs terres, territoires et ressources.

La première itération du consentement porte moins sur le projet spécifique lui-même, dont le contenu, la portée et les implications restent généralement assez vagues et incertaines à cette étape, que sur le type de développement qu’il suppose. Même si l’objet de ce premier consentement est peu précis, il n’en est pas moins fondamental. Il constitue pour chacune des communautés concernées une occasion de délibérer et de se déterminer collectivement sur le type de développement qu’elles souhaitent pour elles-mêmes à court, mais aussi à plus long terme. Cette première étape est essentielle à toute conception du consentement qui, suivant la DNUDPA, considère le CPLE comme un élément du droit des peuples autochtones à l’autodétermination. Là où les peuples autochtones ne sont pas les maîtres d’oeuvre du développement de leurs territoires, le CPLE, s’il inclut cette première itération du consentement, apparaît – malgré le contexte réglementaire défavorable – comme un moyen de garantir minimalement le respect du droit autochtone de décider du type de développement approprié sur le territoire. Le modèle itératif offre ici un contraste significatif avec le modèle partenarial de Iacobucci etal., lequel, nous l’avons vu, n’aménage pas un tel espace de décision autonome.

Puisqu’il s’agit pour les membres de la communauté concernée de déterminer ensemble leur intérêt commun relativement au développement proposé, le consentement initial engage la communauté dans une délibération la plus étendue possible de l’ensemble de ses membres et vise le consensus. Cette délibération peut comprendre plusieurs processus distincts, dont certains peuvent concerner des sections spécifiques de la communauté (par exemple, les femmes, les aînés, les jeunes, etc.). Si son résultat est positif, la communauté signale aux promoteurs qu’elle considère le projet compatible avec la façon dont elle définit son propre intérêt (entendu de façon large, c’est-à-dire incluant la conception du bien et les valeurs fondamentales de la communauté). Dit autrement, il existe une base commune à partir de laquelle il est possible de discuter du projet. Le consentement initial ne peut être compris comme autorisant le projet lui-même, qui reste à ce moment relativement peu défini.

Si la communauté refuse le projet à cette première étape, son « non » n’a pas à être justifié et doit être respecté ; le processus de CPLE est interrompu et le promoteur ne peut revenir immédiatement à la charge. Le respect du « non » est nécessaire pour qu’une réponse positive de la communauté puisse être considérée comme libre, c’est-à-dire pour que l’on puisse présumer que le consentement de la partie autochtone ne soit pas l’effet de pressions indues pour l’amener à changer sa décision et à finalement accepter le projet (FSC 2018 : 28-29).

Dans le cas d’une réponse positive – qui peut être conditionnelle, par exemple, à ce que certaines parties du territoire soient exclues du projet –, les discussions peuvent s’engager et portent d’abord sur le processus du CPLE, lequel doit faire l’objet d’un accord entre les parties. Cette entente devrait identifier les différentes phases du processus et préciser les points sur lesquels la communauté devra prendre des décisions, ainsi que ses modalités et les délais impartis (qui doivent respecter les valeurs et les besoins de la communauté). Les parties doivent s’entendre également sur les modalités des discussions, incluant la représentation des parties, le financement du processus, le recours à des facilitateurs et/ou des observateurs, l’établissement de dispositifs permettant de surveiller sa bonne marche (monitoring) et de résoudre des litiges éventuels, etc. (FSC 2018 : 32-33).

Le consentement aux négociations

Une fois qu’il y a accord sur le processus de CPLE, les parties procèdent à une cartographie participative des territoires concernés (participatory mapping) [Anderson 2011 : 32] et à l’évaluation participative des impacts environnementaux et sociaux du projet. L’objectif est d’identifier sur le territoire visé, d’une part, les droits (légaux ou coutumiers) de la partie autochtone, les ressources, les sites ayant une signification particulière pour les communautés, ainsi que leurs différents usages afin, d’autre part, de mieux évaluer les impacts environnementaux et sociaux du projet pour les communautés concernées. Durant cette seconde étape, les discussions ont donc pour objet de mieux définir les contours du projet lui-même et la nature de ses impacts potentiels sur les droits, l’environnement, la vie des communautés concernées. Il s’agit pour les parties de relever des faits, d’échanger des informations, de mieux comprendre les intérêts de chacune. À travers ces discussions, les promoteurs peuvent modifier le projet au regard des intérêts autochtones, et les communautés elles-mêmes peuvent mieux apprécier sa teneur et ses implications, dans la mesure où l’information pertinente leur aura été communiquée sous une forme appropriée. La seconde itération du consentement permet alors à la communauté d’exprimer un avis beaucoup mieux informé sur le projet lui-même ; dit autrement, elle est à ce moment mieux en mesure de déterminer si le projet est compatible ou convergent avec la façon dont elle conçoit son intérêt (défini largement). Le pouvoir de dire « non » à cette étape doit être vu comme une condition essentielle à l’exercice du droit à l’autodétermination, et comme un incitatif aux promoteurs de rechercher activement les moyens de rendre le projet acceptable.

Si une communauté rejette le projet à cette étape, ce refus n’a pas à être justifié et doit être respecté. Ici encore, on convient que le promoteur puisse souhaiter maintenir son engagement avec la communauté et celle-ci reconsidérer la question ultérieurement, mais cela n’est possible que si et quand la communauté elle-même le souhaite. S’il y a approbation (celle-ci pouvant être conditionnelle), le processus de négociation en vue d’une entente formelle peut s’enclencher.

Le consentement formel

La troisième étape du processus consiste dans la négociation d’une entente sur le projet. Cette négociation se fait sur le fond d’intérêts dont les parties reconnaissent le caractère convergent. Dans la mesure où les parties ont exprimé toutes deux un intérêt dans la conclusion d’un accord, elles peuvent considérer les obstacles rencontrés dans leurs discussions comme des problèmes à résoudre plutôt que comme l’objet d’un pur marchandage, d’une simple épreuve de force. Il s’agit pour elles d’en arriver à des compromis mutuellement acceptables sur des questions qui ne mettent pas directement en jeu des visions du monde opposées, notamment sur l’allocation des bénéfices liés à l’exploitation, laquelle constitue un enjeu divisible, susceptible d’une solution de type « donnant/donnant ». La négociation doit également tenir compte des coûts liés à l’exploitation, et dans le calcul de ceux-ci on doit prendre en considération des enjeux qui ne sont pas directement monnayables et qui tiennent à la valeur spécifique qu’ont les territoires et les éléments qui les composent pour les communautés. La partie non autochtone doit se montrer ouverte à la prise en compte de ces facteurs de façon à rendre l’ensemble de son offre acceptable, tout bien considéré.

Dit autrement, à cette étape aussi les négociations comprennent des éléments de dialogue, de résolution de problème et de marchandage. La conscience partagée du fait que le résultat de ces négociations sera soumis à la communauté contribue à équilibrer le processus de négociation en incitant les promoteurs à ne pas utiliser de façon inconsidérée les avantages (en termes de ressources matérielles, légales, professionnelles) dont ils disposent. Cette troisième itération du consentement permet alors aux parties de finaliser une entente qui les associe, en principe, pour la durée du projet.

La communauté peut décider de rejeter la proposition ou de ne l’accepter qu’en partie. Cette décision doit être respectée et le promoteur ne devrait pas tenter de renégocier l’entente immédiatement sans avoir essayé au préalable de comprendre les conditions nécessaires à une reconsidération de la proposition. Si la communauté accepte d’expliquer pourquoi elle a décidé de refuser son consentement, il peut être possible de réviser la proposition afin de la rendre acceptable. Cela dit, la communauté n’a pas l’obligation d’expliquer en détail les raisons de son refus de consentir. Dans les cas où plusieurs communautés sont concernées et où certaines d’entre elles rejettent le projet soumis, les territoires et ressources de ces dernières ne sont pas inclus dans le projet. Le promoteur décide alors si, dans ces conditions, il vaut toujours la peine d’aller de l’avant, mais il doit impérativement s’abstenir de toute activité qui pourrait avoir un impact sur les droits, ressources ou territoires de la ou des communautés qui n’ont pas donné leur consentement (FSC 2018 : 44). Si la réponse est positive, l’accord est formalisé (FSC 2018 : 46). Les parties sont liées et aucune des deux parties ne peut se retirer de l’accord de façon arbitraire, sans « cause ». Si les conditions de l’accord sont satisfaites, on présume que le consentement est continu (« ongoing »). Les conditions auxquelles une des parties pourrait le réviser, voire s’en retirer, sont spécifiées dans l’accord lui-même (FSC 2018 : 13, 46 ; REDD 2013 : 30). Les parties peuvent également s’entendre pour revoir périodiquement l’accord et suggérer alors des modifications.

Itérations du consentement, pouvoir de dire « non » et veto

Il n’y a pas de limite de principe au nombre d’itérations, lequel dépend de deux types de considérations. D’une part, étant donné la durée et la complexité des discussions relatives à un projet, le consentement ne peut être pensé comme un seul moment ponctuel ayant lieu soit tout au début, soit tout à la fin du processus. D’autre part, on ne peut multiplier à l’infini les itérations parce que les processus de formation de la volonté collective, surtout s’ils doivent avoir un caractère participatif et délibératif, engagent du temps et des ressources et risquent de diviser la communauté. Mais s’il est préférable de limiter les itérations du consentement à des moments clés, son caractère continu peut être également renforcé par l’introduction de dispositifs de « sonnettes d’alarme » que la partie autochtone peut actionner en cas de dérapages dans les relations avec les promoteurs tout au long du processus de CPLE. Les mécanismes de « monitoring » participatif, de traitement des plaintes et de résolution des litiges qui sont prévus dès la deuxième étape du CPLE itératif, et qui devraient figurer dans toute entente finale, peuvent jouer le rôle de tels dispositifs et contribuer à maintenir la confiance de la communauté dans l’intégrité du processus[4].

Nous avons vu que le droit de dire « non » est parfois assimilé à un « veto » au caractère unilatéral et arbitraire. Or, le modèle itératif prévoit effectivement qu’un « non » autochtone n’a pas besoin d’être « dûment » motivé pour être effectif et que sa communication est du seul ressort de la partie autochtone. Ne pourrait-on pas considérer que ce modèle autorise un droit de refus qui s’apparente effectivement à un « veto » unilatéral et arbitraire et qu’en multipliant les itérations du consentement, il multiplie les dangers du veto ?

Notons d’abord que, tant que les parties ne sont pas liées par la conclusion de l’entente formelle, elles restent libres, toutes deux, de se retirer du processus sans avoir l’obligation légale de motiver ce retrait. Ainsi, dans le cas d’un projet minier, si, à la suite des activités d’exploration, les promoteurs concluent que le gisement n’est pas aussi intéressant qu’ils l’escomptaient, ou encore si les conditions du marché se détériorent, ils ont le droit de se retirer et ils n’ont pas l’obligation de justifier cette décision bien qu’on puisse concevoir qu’ils puissent choisir de le faire afin de maintenir de bonnes relations avec de potentiels partenaires autochtones.

Le droit de dire « non » est crucial pour la partie autochtone et contribue à assurer la liberté du consentement, alors que l’obligation de motiver le refus selon certains critères pourrait avoir pour effet de « coincer » la communauté. Ce serait le cas, d’une part, dans la mesure où les raisons invoquées pourraient être jugées insatisfaisantes par des vis-à-vis ou des tiers dont les critères de jugement et les valeurs ne sont pas nécessairement consonants avec les leurs, et d’autre part parce que cette obligation pourrait offrir une prise aux promoteurs, leur permettant de revenir à la charge et de maintenir, voire d’augmenter, la pression sur la partie autochtone jusqu’à ce que celle-ci donne la réponse attendue.

Mais en intégrant un droit autochtone de dire « non » à au moins trois moments charnières du CPLE, le modèle itératif n’augmente-t-il pas les risques liés au développement de projets ? Étant donné l’importance des investissements consentis par les promoteurs dès l’étape de l’exploration, on peut concevoir l’inconfort que suscite l’idée de rendre ces investissements dépendants d’un « veto » autochtone démultiplié. L’avantage du modèle itératif est qu’en intégrant les moments de décision – et donc d’un « non » potentiel – dans le processus de discussion, il régularise son exercice et permet à l’ensemble des acteurs d’orienter leur action en fonction de ces échéances. Le droit de dire « non » a aussi pour effet de rééquilibrer la relation et devrait conduire les promoteurs à des efforts réels d’harmonisation des intérêts, dans la mesure où le consentement initial aura permis de vérifier s’ils sont ou non potentiellement convergents. Que des négociations entre parties dont le rapport de force est mieux équilibré produisent des ententes moins avantageuses pour les promoteurs, voilà une perspective dont on peut comprendre qu’elle suscite peu d’enthousiasme chez ces derniers, mais elle signifie avant tout un progrès en termes de justice.

Dans une perspective inverse, certains pourraient critiquer le modèle itératif parce qu’une fois l’entente conclue, la partie autochtone ne dispose plus d’un droit de retrait « sans cause ». On pourrait contraster cet aspect du modèle avec l’usage admis dans le contexte de la recherche médicale où les sujets, même s’ils ont explicitement consenti au protocole de recherche, conservent un droit de retrait qui n’a pas à être motivé même si leur retrait en cours de protocole a des effets négatifs significatifs à la fois sur le plan de la qualité scientifique des résultats que d’un point de vue financier (Schaefer et Wertheimer 2011). Mais la capacité des communautés autochtones de se lier à des partenaires par des engagements de nature contractuelle ou quasi-contractuelle peut avoir des retombées positives importantes pour les communautés elles-mêmes, et il est de la nature des contrats d’impliquer des obligations réciproques. Par contre, les communautés doivent bénéficier à cette étape d’une représentation légale compétente qui leur permette d’éviter que l’entente ne se transforme en carcan. Aussi faut-il prévoir l’inclusion de clauses qui précisent les conditions auxquelles une révision de l’entente devient nécessaire et requiert un nouveau consentement autochtone, notamment lorsqu’un changement important de circonstances (par exemple, la découverte d’un nouveau gisement) amène les promoteurs à vouloir étendre les activités d’exploitation au-delà de ce que prévoyait initialement l’entente (Gibson et O’Faircheallaigh 2015 : 52, 130-134).

Conclusion

Dans cet article, j’ai voulu montrer comment, si la fonction protectrice du CPLE est constante, la forme de sa mise en oeuvre dépend de certaines conditions d’arrière-plan, notamment de ce que le cadre réglementaire étatique favorise ou non la capacité des nations autochtones d’agir en tant que partenaires à plein titre de leur développement. Là où leurs droits et compétences sur les territoires sont reconnus, les peuples autochtones eux-mêmes privilégient une conception du consentement de type « collaboratif » dans lequel le CPLE apparaît comme un processus, comme une manière de « marcher ensemble ». Cette conception « juridictionnelle » du consentement autochtone permet au mieux la concrétisation de leurs droits à l’autodétermination et au développement, affirmés dans la DNUPDA. Dans ce contexte, le droit de dire « oui » implique, bien sûr, un droit de dire « non », lequel est soumis aux mêmes limites que tout autre droit fondamental. On ne saurait donc parler ici de veto absolu.

Mais là où cette condition d’arrière-plan n’est pas satisfaite, comme au Canada, il faut clarifier la forme spécifique que peut prendre le CPLE dans un contexte défavorable. Il s’agit alors de penser le CPLE de façon à aménager pour les communautés concernées un espace autonome de formation de la volonté et de prise de décision dans un processus de négociation qui reste profondément asymétrique. C’est à l’aune de cette exigence que le modèle itératif apparaît nettement préférable à des modèles de type partenarial qui supposent une situation de relative égalité entre les parties là où, manifestement, elle n’existe pas. Dans un tel contexte, nous l’avons vu, le droit autochtone de dire « non » joue un rôle essentiel qui n’a que peu à voir avec un prétendu veto absolu. Mais malgré ses qualités, on comprendra que le modèle itératif reste un « second best » (Goodin 1995) et que le premier but des acteurs autochtones et de leurs alliés demeure, au Canada comme ailleurs, l’atteinte des conditions d’une véritable parité.