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L’ambition de l'ouvrage – et du colloque tenu en juin 2006 à Paris (École des Hautes Études en sciences sociales) dont il a tiré sa substance – est de faire le point sur l'état de la recherche francophone relative aux peuples autochtones. Des spécialistes issus des universités françaises et canadiennes ont livré des analyses riches et souvent com­plémentaires sur la définition et ­l'utilisation du concept d'autochtonie dans leurs champs disci­plinaires ­respectifs (anthropologie, sociologie, droit, et histoire). Ainsi, l'affirmation de la présence francophone sur le terrain de la recherche n'est pas le seul mérite de cette réalisation édi­to­riale comprenant pas moins de trente contributions accompagnées de références bibliographiques. Les 530 pages de l'ouvrage dirigé par Nataché Gagné, Thibault Martin et Marie Salaün offrent une vision ­synthétique des enjeux de l'autochtonie au niveau national ou local dans les Amériques (Québec, Mexique, Amazonie) et dans le Pacifique (Nouvelle-Calédonie, Poly­nésie, Taïwan, Fidji). De cette façon, le lecteur prendra con­science de la variété des traditions juridiques, des histoires coloniales et des contextes politiques liés à l'autochtonie. D'ailleurs, l'utilisation du pluriel « autochtonies » dans le titre souligne bien la complexité de la réalité autochtone abordée sous l’angle des six thématiques ­suivantes : « Généalogies du con­cept d'autochtonie », « Les autoch­­tones et l'État », « Repré­sen­tations de soi comme autochtones dans les Amériques », « Représentations de soi comme autochtones dans le Pacifique », « Le point sur la recherche sur les questions relatives aux autochtones » et « Les arts et les autochtones ». S’il est bien sûr impossible de revenir ici dans le détail sur les différentes contributions, des lignes générales semblent se dégager, d’une part, sur la définition de l’autochtonie et, d’autre part, sur sa portée.

Concernant la définition de ­l’autochtonie, les analyses ont d’abord porté sur la question sémantique. Sur le plan étymologique, le terme « autochtone », entré dans la langue française dès le xvie siècle, est formé des racines grecques autos / ‘soi-même’ et khthôn / ‘terre’. Aujourd’hui, l’adjectif « autochtonie» est-il bien adapté à la réalité qu’il prétend qualifier ? Il s’avère que d’autres propositions terminologiques ont été faites, telles que l’« autochtonité », qui sont utilisées en France comme au Québec. Paul Charest propose que « le terme autochtonie serve à désigner tout ce qui a trait aux rapports des autochtones avec les territoires et qu’il soit considéré comme la principale composante de l’identité autochtone ou autochtonité » (p. 104). À cet égard, Sylvie Vincent signale que l’identité innue est avant tout de nature « territoriale » (p. 268). De cette manière, l’autochtonie désigne plus strictement le lien socioculturel entre un « peuple » et une terre ou plus largement un territoire. Dans la pratique, il s’avère que les termes « autochtonie » et « autochtonité » coexistent et sont également utilisés par la communauté des chercheurs francophones. Le débat sémantique est donc vite dépassé par la question de savoir ce qu’est l’autochtonie ? Quels sont les éléments qui la composent ? On s’aperçoit que l’autochtonie ne va pas nécessairement de soi. Ainsi l’autochtonie ne repose pas sur la seule différence culturelle. Pour Serge Lewuillon, l'identité celtique n’est pas « autochtone » (p. 6). De même, l’« indianophile » n’accède qu’à une identité empruntée qui n’est pas « autochtone », comme l’explique Olivier Maligne (p. 488). Et comment se définissent les autochtones eux-mêmes ? « Être ou ne pas être amérindien ? » est justement la question à laquelle tente de répondre Yves Sioui-Durand par le théâtre (p. 505 et suiv.).

D’un point de vue technique, le concept d’autochtonie exprime une réalité duale et le rapport entre les deux éléments de cette dualité. S’il y a sans doute plusieurs modes d’identification ou de revendications identitaires autochtones, c'est sans conteste la mobilité des hommes et leur rencontre qui sont à l'origine de l’autochtonie (Pierre-Yves Le Meur, p. 382). Ceux qui étaient déjà sur place revendiquent ou se voient reconnaître une occupation primaire. Cette antériorité d’occupation suppose aussi une installation et une valorisation du territoire, c'est-à-dire un lien particulier et conceptualisé avec la terre tel qu'il s'exprime généralement chez les peuples affirmant leur autochtonie. Les développements sur le lien à la terre permettent de mieux cerner le concept d’autochtonie mais n’aboutissent pourtant pas à lever toute ambiguïté. Les critiques portées à l’autochtonie reposent notamment sur l’affirmation que les peuples autochtones vivent dans la modernité et que rien ne les distingue fondamentalement du reste de la population nationale. Pourtant la perception de la modernité chez les autochtones n’est-elle pas différente de celle des non-autochtones ? Les sociétés autochtones ne peuvent-elles pas se moderniser et accéder à l’égalité sans pour autant perdre leurs caractéristiques fondamentales ? Un fait est certain : les peuples autochtones ne vivent pas sous cloche. Leur mode de vie est de plus en plus lié aux sociétés qui les entourent. Ils sont pris dans la « mondialisation ». On comprend que le rapport à la « modernité » constitue une des pro­blématiques sous-jacentes de ­l’autochtonie : « comment s’articule l’appartenance amérindienne, qui s’enracine forcément dans le passé, avec la demande d’inclusion dans la modernité ? » (Pierre Beaucage, p. 225). Dans leurs études, Jonathan Friedman (p. 50-52) et Louis-Jacques Dorais (p. 419 et suiv.) évoquent justement les controverses sur l’objectivité du concept d’autochtonie. L’anthropologue sud-africain Adam Kuper estime en effet que ­l’autochtonie n’est qu’une « catégorie idéologique » fondée artificiellement pour obtenir certains avantages (p. 425). En outre, le risque inhérent à un concept comme celui ­d’autochtonie est de tomber dans la simplification et d’être instrumentalisé. Ainsi, Alban Bensa souligne en conclusion de sa contribution que « la renaissance actuelle du discours sur l’autochtonie dans des contextes variés doit être examinée dans une perspective critique qui resitue la mobilisation du concept dans les divers contextes politiques où l’on veut le rendre opératoire » (p. 30). On peut regretter à cet égard ­l'absence de développements dans les contributions sur les « autochtonies africaines ». Il ressort de ces analyses que le concept d’autochtonie est à utiliser avec précaution.

S’agissant ensuite de la portée du concept, la variété des contributions tend à prouver que l’autochtonie possède une vocation universelle. On rappellera ici que plus de trois cents millions d’individus à travers le monde sont considérés par l’Organisation internationale du Travail comme appartenant à des « populations autochtones ». L’autochtonie permet de distinguer « ceux d’ici » et « ceux venus d’ailleurs » dans toute partie du monde, y compris dans des contextes très localisés – comme le démontre Paula López Caballero dans sa contribution relative au cas de Milpa Alta au Mexique (p. 229 et suiv.) – ou même dans la situation des Métis du Manitoba au Canada (Denis Gagnon, p. 275 et suiv.).

Les contributions accordent aussi une grande attention à la portée juridique de l’autochtonie. Les caractéristiques sociales, économiques et culturelles des sociétés autochtones s'inscrivent en effet dans des ­rapports de nature juridique avec les sociétés non autochtones et avec l’État. Depuis les années 1950, la tendance observée dans les pratiques nationales et internationales est celle de la construction d’un statut juridique protecteur des peuples autochtones. L’autochtonie se trouve au moins « garantie » par le droit à la différence. Mais là aussi, comme Isabelle Schulte-Tenckhoff contribue à le montrer (p. 111 et suiv.), la controverse existe quant à la nature et à l’étendue des droits découlant de l’autochtonie dans le cadre de l’État néo-européen : droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Droits identitaires ou patrimoniaux ? Droits individuels ou collectifs ? Au sein du système juridique international, les « peuples autochtones » se voient reconnaître par des instruments conventionnels ou déclaratifs certains droits qui les distinguent des minorités culturelles ou religieuses. À ce titre, l’Organisation des Nations unies a offert les moyens institutionnels et normatifs pour faire émerger un « autochtonisme juridique ». Dans les ordres juridiques nationaux, l’autochtonie se résout à travers l’application d’un droit légiféré, décidé par le Juge ou négocié au cas par cas. Relativement à la question du traitement juridique de l’autochtonie, on trouvera dans la contribution de Geneviève Motard et Ghislain Otis une analyse des « Ententes d’auto­nomie gouvernementale » en vertu desquelles les « Premières nations » concernées se voient re­con­naître par les gouvernements fédéral et provinciaux certaines compétences sur leurs terres et territoires (p. 129 et suiv.). Il y a clairement dans ce domaine une différence d’approche entre le Canada et la France. La tra­dition républicaine française s’oppose en effet à la reconnaissance officielle du multiculturalisme et de l'autonomie gouvernementale au sein de la société. Historiquement, le rapport de la France à l’autochtonie est marqué par le colonialisme, notamment en Afrique. Aujourd’hui, la France reste confrontée à l’autochtonie dans ses outre-mer. En principe, les régimes relatifs au droit foncier, au droit des personnes et aux pouvoirs coutumiers dérivant de l’autochtonie sont décidés au cas par cas par le gouvernement français. Dans sa contribution particulièrement synthétique de l’outre-mer, Régis Lafargue note que « la France joue sur trois registres : le déni de spécificité reste la règle dans les DOM (départements d’outre-mer) ; ailleurs un statut personnel existe sans traduction officielle (Guyane et Polynésie) ; enfin, il y a le cas des statuts personnels garantis de façon variable (cette garantie n’est que législative à Mayotte ; elle est constitutionnelle en Nouvelle-Calédonie) » (p. 139). Est-ce là l’amorce d’une nouvelle politique autochtone de la France ? La France peut-elle s’inspirer du modèle canadien ? Roméo Saganash estime, en effet, que « les progrès et les réussites que nous avons eus au Québec devraient ­pouvoir se reproduire dans les territoires autochtones dont la France a la ­responsabilité » (p. 259). Il reste, comme le souligne Sylvie Poirier, qu’au Canada, « la définition et la reconnaissance de droits propres aux autochtones […] posent des défis énormes sur les plans social, politi­que et juridique, compte tenu des intérêts (surtout économiques) non autochtones sur le ­territoire » (p. 333).

En définitive, l’ouvrage Autoch­tonies. Vues de France et du Québec valide l’autochtonie comme concept scientifique car il permet d’appréhender les rapports des peuples autochtones avec leur environnement social, politique et juridique. Or, ces rapports contribuent à con­s­truire l’identité des peuples autochtones dans des contextes complexes, voire souvent adverses. Cette cons­truction se cristallise autour de notions juridiques dont l’autochtonie est assurément porteuse. Ce­pendant, si le concept d’auto­ch­tonie a été ­progressivement adopté dans la communauté des chercheurs francophones, le débat épistémo­logique reste quant à lui ouvert. La question de l'engagement des anthropo­logues envers les revendications autochtones est ainsi sou­levée. Il ressort que le concept d’autochtonie doit évoluer et s’écarter de son caractère européocentriste originel à la faveur d’un partenariat avec les « peuples premiers ».