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Il était difficile de passer sous silence le vingtième anniversaire de ce que la grande majorité de la population du Québec connaît comme étant la « crise d’Oka » de 1990. Encore aujourd’hui, beaucoup s’interrogent sur l’origine des revendications des Mohawks de Kanesatake (toponyme officiellement adopté depuis 1986).

Recherches amérindiennes au Québec propose à ses lecteurs un dossier spécial pour souligner ce vingtième anniversaire et faire le point sur les origines et les suites des événements de 1990. D’entrée de jeu, Pierre Trudel signale que les revendications territoriales des Mohawks se poursuivent encore aujourd’hui et que ce dossier est loin d’être réglé. Puis Pierre Lepage et Rémi Savard en présentent les racines lointaines. Leurs deux textes illustrent bien l’importance stratégique de l’ancienne seigneurie du Lac-des-Deux-Montagnes. Le contexte entourant la concession de ces terres aux Sulpiciens et le déménagement des familles amérindiennes qui s’ensuivit donne un éclairage crucial sur l’imbroglio juridique et légal qui en découle. D’abord publié en 1992, le texte de Rémi Savard est présenté ici car son propos est toujours d’actualité, la question des revendications territoriales des Mohawks étant, comme nous l’avons mentionné plus haut, loin d’être arrivée à son terme.

Ensuite, Pierre Trudel fait un retour sur ce qui est survenu le 11 juillet 1990, jour où le caporal Marcel Lemay a perdu tragiquement la vie dans l’affrontement entre les insurgés autochtones et la Sûreté du Québec. À la lumière du rapport d’enquête du coroner Guy Gilbert, il propose un regard neuf sur ces événements. Dans le texte suivant, Josiane Loiselle-Boudreau présente un projet de mine de niobium qui est contesté, car il est situé sur des terres revendiquées par les Mohawks de Kanesatake. Cette contestation s’appuie sur des jugements récents qui spécifient l’obligation de consulter et d’accommoder les peuples autochtones lorsque des projets d’exploitation des ressources naturelles visent sur des terres qu’ils revendiquent.

L’article d’Isabelle St-Amand nous présente la crise d’Oka à travers les récits de deux personnalités publiques et artistiques, l’une autochtone et l’autre non : Myra Cree et Yves Boisvert. L’auteure s’intéresse aux représentations de la crise véhiculées à partir de deux positions différentes.

Différentes missions des Sulpiciens dans la région de Montréal

Différentes missions des Sulpiciens dans la région de Montréal

1. La Montagne ; 2. Sault-aux-Récollets ; 3. Île aux Tourtes ; 4. Lac-des-Deux-Montagnes

(Carte réalisée par Laurent Girouard)

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Nous terminons ce dossier en suggérant quelques pistes pour les personnes qui désirent approfondir leur connaissance de la crise d’Oka. Les ouvrages et documents audiovisuels proposés ici ont été publiés et produits entre 1990 et 2010. Il s’agit plutôt de titres choisis que d’une revue complète de la littérature sur la question.

Selon toute vraisemblance, la crise d’Oka est de ces événements qui marquent l’imaginaire collectif : la plupart des gens se souviennent de leurs faits et gestes durant cette période. Durant le mois de juillet 1990, je participais à des fouilles archéologiques dans la région du cap Tourmente (près de Québec) avec une équipe du département d’anthropologie de l’Université de Montréal. Alors que s’élevaient les barricades et que des coups de feu s’échangeaient, nous étions en train de fouiller un village iroquoien. Issus de la grande famille linguistique iroquoienne – tout comme les Agniers (Mohawks) –, les Iroquoiens du Saint-Laurent étaient des agriculteurs qui occupaient et exploitaient les ressources des basses terres de la vallée du Saint-Laurent au début du xvie siècle. Rencontrés par Jacques Cartier en octobre 1535 dans le village d’Hochelaga sur l’île de Montréal, ils disparaîtront assez rapidement par la suite ou se fondront dans d’autres groupes, laissant ainsi à d’autres la possibilité d’occuper leurs anciens territoires. Contrairement aux Iroquoiens du Saint-Laurent, les Mohawks de Kanesatake sont toujours là pour faire valoir leurs droits.

Repères chronologiques sur l’histoire territoriale de Kanesatake

Comme on le verra dans ce dossier de la revue Recherches amérindiennes au Québec, depuis plus de trois siècles l’histoire des gens de Kanesatake a été marquée par une longue série de pétitions, revendications, recours aux tribunaux et, de la part de leurs interlocuteurs, des manipulations, promesses non tenues, fins de non-recevoir. Au coeur de ces malentendus, la non-reconnaissance des droits de la communauté de Kanesatake sur les terres de l’ancienne seigneurie du Lac-des-Deux-Montagnes, les Mohawks disant détenir ces droits tandis que les Sulpiciens se sont toujours dits pleinement propriétaires des terres de la seigneurie, position endossée jusqu’ici par les gouvernements et les tribunaux.

Afin d’aider le lecteur à s’y retrouver, voici quelques repères chronologiques qui ne prétendent aucunement faire l’histoire de Kanesatake mais qui indiquent seulement quelques-uns des principaux événements concernant ces terres.

1676

Création, par les Sulpiciens, de la mission de La Montagne située au pied du mont Royal (apparemment à peu près à l’angle des rues Sherbrooke et Atwater). Elle regroupe des Iroquois, des Hurons, des Algonquins et des membres de plusieurs autres nations, dont un certain nombre déjà installés sur place. En 1694, on comptait dans le village palissadé de La Montagne une cinquantaine de maisons amérindiennes et une quinzaine de maisons françaises.

1696

Afin d’éloigner les Amérindiens et de permettre ainsi à des colons français de cultiver les terres sur lesquelles ils sont établis, fermeture de la mission de La Montagne par les Sulpiciens et, pour la remplacer, ouverture de la mission du Sault-au-Récollet, sur le bord de la rivière des Prairies. En conséquence, les Amérindiens qui cultivaient des terres au pied du mont Royal déménagent, contre leur gré, au nord de l’île de Montréal (1696-1704).

1717

Concession de la seigneurie du Lac-des Deux-Montagnes aux Sulpiciens du Séminaire de Saint-Sulpice (Paris), par le Roi de France.

1721

Fermeture de la mission du Sault-au-Récollet qui est transférée dans la seigneurie du Lac-des-Deux-Montagnes. Pour convaincre les Amérindiens de migrer vers la seigneurie, les Sulpiciens leur promettent que des terres leur seront données. Après une dizaine d’années, choix d’un autre emplacement, situé à environ un kilomètre et demi du premier, et nouveau déménagement, cette fois sur la pointe d’Oka. Des Nipissings de l’île aux Tourtes et des Algonquins de Sainte-Anne-du-Bout-de-l’Île se joindront bientôt aux Amérindiens déjà installés dans la seigneurie. Tous se répartissent entre plusieurs villages : iroquois et huron, algonquin, nipissing (voir la carte de 1743).

Plan de la région du lac des Deux Montagnes, 22 octobre 1731

Plan de la région du lac des Deux Montagnes, 22 octobre 1731

A. fort français ; B. maison des missionnaires ; C*. les écuries ; D. maison des Soeurs de la congrégation ; E*. cabane du Roi ; F. église ; G. cimetière français ; H. cimetière népissing ; I. cimetière algonquin ; K. cimetière iroquois ; L*. village népissing ; M*. village algonquin ; N. fontaine ; O. pointe du lac ; P. cabanes des chefs de villages ; Q*. cabanes des chefs de guerre ; R. cabanes des pauvres ; S. place du jeu de crosse ; T. village iroquois et huron ; U. place d’assemblée ; X*. cabane de conseil où leurs affaires sont traitées au nom du Roi ; Y*. cabane où les parties de guerre se forment.

(Les astérisques indiquent les bâtiments à construire)

(Archives nationales d’outre-mer [ANOM, France], FR CAOM 3DFC490B, Plans et Fortifications, Amérique septentrionale)

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1733

Concession de nouvelles terres aux Sulpiciens. La seigneurie du Lac-des-Deux-Montagnes s’agrandit (voir la carte de 1731).

Plan de la mission du Lac-des-Deux-Montagnes, par M. le chevalier de Beauharnois, 1743

Plan de la mission du Lac-des-Deux-Montagnes, par M. le chevalier de Beauharnois, 1743

Carte réalisée par Chaussegros de Léry qui délimite les seigneuries d’Argenteuil et des Deux-Montagnes. À l’intérieur de la seigneurie des Deux-Montagnes, un « village des sauvages » est identifié en bordure du lac.

(Archives nationales d’outre-mer [ANOM, France], FR CAOM 3DFC489A, Plans et Fortifications, Amérique septentrionale)

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1760

Depuis la Conquête, les Amérindiens de Kanesatake multiplient les démarches visant à faire reconnaître leurs droits sur les terres et sur l’utilisation des ressources de la seigneurie.

1853

Création par le gouvernement de la réserve de Maniwaki destinée aux Algonquins et de celle de Doncaster pour les Iroquois.

1854

Abolition du régime seigneurial. Les Sulpiciens vendent bon nombre de lots de l’ex-seigneurie du Lac-des-Deux-Montagnes à des Blancs de la région.

1870

La plupart des Algonquins sont maintenant établis à Maniwaki. D’autres suivront en 1878 et 1881. Ces départs libèrent des terres qui seront vendues à des Blancs. Les Iroquois ne déménagent pas dans la réserve de Doncaster, qui peu à peu est occupée par des squatters blancs, mais continuent plutôt à revendiquer les terres de l’ancienne seigneurie du Lac-des-Deux-Montagnes.

1875

Création de la municipalité de l’Annonciation d’Oka, en partie sur les terres de l’ancienne seigneurie.

1881

Ouverture de la réserve de Gibson, en Ontario. Le gouvernement invite les Iroquois de Kanesatake à s’y installer. Un tiers d’entre eux seulement acceptent d’y déménager et ils reviendront à Kanesatake quelques années plus tard.

1886

Glissement de terrain. Le village est recouvert d’un mètre de sable. Le sulpicien Daniel Lefebvre, curé d’Oka, refuse de déménager le village et incite plutôt la population à planter des arbres, notamment des pins, pour retenir le sable. Environ 100 000 arbres seront plantés par les Amérindiens et les Canadiens français.

1911

Après plusieurs requêtes devant les tribunaux (au Canada et en Angleterre), le Conseil privé de Londres (le plus haut tribunal ayant juridiction sur les affaires du Canada) confirme par jugement le titre de propriété des Sulpiciens sur la seigneurie du Lac-des-Deux-Montagnes.

1936

Les Sulpiciens, qui avaient déjà vendu un siècle plus tôt la majeure partie des terres de la seigneurie du Lac-des-Deux-Montagnes, mettent en vente les terrains qui leur restent sauf ceux où sont établies des familles mohawks.

1945

Le gouvernement fédéral achète des Sulpiciens les terres occupées par les Amérindiens depuis le xviiie siècle, dont 500 acres de boisés, pour leurs besoins en combustible. Mais Kanesatake n’a pas le statut de réserve.

1975

Les Mohawks de Kanesatake, de Kahnawake et d’Awesasne déposent une revendication territoriale globale auprès du gouvernement fédéral, qui la rejette.

1977

Le Conseil de Kanesatake dépose une revendication particulière que le gouvernement fédéral rejettera en 1986.

1984

Le ministre des Affaires indiennes, M. John Munro, reconnaît la responsabilité morale du gouvernement fédéral d’établir une meilleure base territoriale pour les Indiens d’Oka. Le programme interim measures, visant le rachat de certaines terres pour le bénéfice de la communauté mohawk, est mis de l’avant.

1986

Le nom Kanesatake est officiellement adopté par l’établissement amérindien d’Oka.

1989

Le club de golf d’Oka annonce un projet d’agrandissement et d’un développement résidentiel d’une cinquantaine de maisons de luxe.

1990

À la suite de projets unilatéraux de la municipalité d’Oka (agrandissement du golf et développement domiciliaire) sur des terres qu’ils considèrent comme leurs, les Mohawks de Kanesatake bloquent une petite route menant au terrain en litige (11 mars). Intervention de la Sûreté du Québec, soutien des Mohawks de Kahnawake qui bloquent le pont Mercier, intervention de l’armée et négociations à différents paliers...

Le 26 septembre, les Mohawks de Kanesatake lèvent les barricades. Si la question territoriale à l’origine de ces événements ne trouve pas de solution immédiate, la « crise d’Oka », durant l’été 1990, aura fait la preuve que cette question ne peut être négligée davantage.

1994

Le gouvernement fédéral achète des propriétés appartenant à des Blancs et autorise les Mohawks à y demeurer et à y pratiquer certaines activités mais sans leur transférer d’autorité sur ces terres.

2008

Le ministre des Affaires indiennes adresse une lettre au Conseil mohawk de Kanesatake et il annonce qu’il accepte que les revendications des Mohawks relatives à la seigneurie du Lac-des-Deux-Montagnes deviennent une « revendication particulière », ce que le Fédéral avait toujours refusé de reconnaître jusqu’à présent.

Le Ministère reconnaît que les Mohawks ont été privés de leurs droits sur le territoire de la « commune » vendue par les Sulpiciens un peu avant 1900. Le Fédéral reconnaît à cet égard avoir failli à son obligation de fiduciaire.

En dépit de cette nouvelle position du Fédéral, le Conseil mohawk de Kanesatake refuse de limiter la négociation aux terres visées par le Fédéral (l’une des communes) [voir le texte de Pierre Trudel, dans ce numéro].

2010

Malgré les événements de 1990 et malgré diverses démarches et rencontres entre le Conseil mohawk de Kanesatake et le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien, la question du titre des Mohawks sur les terres de Kanesatake n’est toujours pas réglée.