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Depuis quelques années, les études autochtones gagnent en vitalité au Québec et l’intérêt pour les littératures amérindiennes aussi. Bien que cet intérêt soit avéré, comme en témoigne le nombre grandissant de chercheurs et de publications spécialisés qui s’intéressent à ce sujet, l’appareil théorique et méthodologique déployé pour rendre compte de ces oeuvres semble encore en chantier. Évidemment, cela ne signifie pas que les chercheurs québécois se trouvent devant un vide conceptuel face à la littérature amérindienne, car, entre autres, tout un éventail d’outils théoriques a été développé dans d’autres régions des Amériques. Dans cet ordre d’idées, si certains spécialistes de la littérature autochtone, comme ceux ayant écrit dans le numéro spécial sur la littérature autochtone d’Études en littérature canadienne (Lacombe et coll. 2010), admettent qu’une collaboration entre les écrivains et les critiques littéraires qui proviennent des aires linguistiques anglophones et francophones nord-américaines est souhaitable, une telle collaboration avec les théories provenant des autres aires linguistiques américaines ne semble pas être envisagée. Pourtant, l’Amérique latine compte un grand nombre d’écrivains autochtones et tout un pan de la critique littéraire et culturelle qui s’y intéresse.

Le présent article tentera de remédier en partie à ce manque en s’appuyant sur le concept d’hétérogénéité du critique littéraire péruvien Antonio Cornejo Polar (1978, 1983, 1994) et sur les études coloniales et « décoloniales » latino-américaines. Plus qu’une démonstration de ce que pourrait être une définition de la littérature amérindienne, nous tenterons, appuyé par ces théories qui proviennent de chercheurs latino-américains, de montrer la pertinence de la notion d’hétérogénéité comme catégorie pouvant orienter l’étude des textes autochtones dans toute leur complexité et comment elle converge avec certaines propositions des études coloniales et décoloniales, comme celles de « sémiosis » (Mignolo 1992) et de pensée frontalière (ibid. 2000 et 2007 ; Restrepo et Rojas 2010 ; Lepe Lira 2010). Nous montrerons comment ces notions peuvent éclairer l’étude des discours autochtones québécois avec des exemples tirés d’oeuvres de deux auteures innues : An Antane Kapesh (1982) et Joséphine Bacon (2009).

L’hétérogénéité discursive des Amériques et la pensée frontalière

Lorsque l’on y pense de prime abord, l’hétérogénéité ne semble pas un concept particulièrement singulier pour penser l’expérience américaine, car, dans un certain sens, toute réalité socioculturelle doit faire face à certains niveaux d’hétérogénéité. L’Amérique précolombienne elle-même était socioculturellement hétérogène, comportant une grande diversité de peuples qui possédaient des langues et des modes de vie fort distincts. Sans minimiser cette diversité, on peut constater qu’avant l’arrivée des Européens, il y avait aussi certains niveaux d’unicité : par exemple, le fait que plusieurs peuples amérindiens voyaient le monde à partir d’ontologies non naturalistes n’établissant pas de séparation entre le social et la nature (Descola 2005). En fait, l’hétérogénéité sur laquelle nous nous attardons ici doit sa spécificité à la conquête et à la colonisation qui ont mis en relation les peuples autochtones et les peuples européens ; c’est-à-dire, comme le souligne Cornejo Polar (1978 et 1994), que le choc de mentalités diamétralement différentes a donné lieu à une hétérogénéité mettant en jeu toute une gamme de tensions et de conflits. Ainsi, dès les débuts de la présence européenne sur le continent, les représentations discursives américaines se verront devenir fortement hétérogènes : le simple fait que les premiers écrits sur les Amériques aient été élaborés par des Européens nous met devant des descriptions du Nouveau Monde qui ne peuvent qu’être biaisées. Dans les mots de Cornejo Polar cela signifie ceci :

Toutes les chroniques, même les moins élaborées, comportent implicitement un subtil et complexe jeu de distances et de rapprochements : si d’une part elles produisent un réseau communicatif où auparavant il n’y avait que méconnaissance ou ignorance, d’une autre part, mais en même temps, elles soulignent les vides qui séparent et désarticulent la relation des forces qu’elles mobilisent.

1978 : 13

Autrement dit, les idées, connaissances et techniques mobilisées dans le processus d’écriture des chroniques mettent en évidence la distance pratiquement insurmontable avec les réalités qu’elles tentent de décrire.

Cette constatation ne signifie pas que les chroniques coloniales sont problématiques, mais bien qu’elles représentent une réalité discursive hétérogène qui donne lieu à un espace d’interprétation ambiguë puisque la description du Nouveau Monde se fait à partir d’actes du langage qui existent déjà, prenant leurs sources dans un espace socioculturel lointain. Par exemple, pour décrire les moeurs des Amérindiens dans leurs relations, les jésuites de Nouvelle-France font constamment des comparaisons avec des réalités qu’ils connaissent, et ce afin de rendre intelligible, pour eux-mêmes et pour leur lectorat, ce qu’ils décrivent. De plus, comme le souligne Léon Pouliot, ces relations ont également pour but « d’attirer des sympathies, des bienfaiteurs spirituels et temporels aux missions de la Nouvelle-France » (1940 : 7) ; on tente donc de justifier l’entreprise d’évangélisation. De cette manière, Paul Lejeune, par exemple, lorsqu’il en a l’occasion, compare les mythes innus qu’il rapporte à des épisodes de la Bible, en prenant soin de spécifier que ces récits sont mensongers et idolâtres (les exemples sont nombreux dans les relations des premières années ; voir Le Jeune 1972 et 1999) ; et lorsqu’il relate le mythe de Tshakapesh ayant attrapé le Soleil dans un collet, il le compare à un mythe provenant de l’Islam :

Ie me suis laissé dire que les Mahometans croient que la Lune tomba jadis du Ciel, et se rompit. Mahomet voulant remedier à ce désordre la prit, la fit passer par sa manche, et par ce mouuement la refit et la renouai en sa place. Ce conte de la Lune est autant croiable que celuy que ie viens de rapporter du Soleil.

Lejeune 1972 : 55

On comprend donc assez bien que, dès les débuts de la colonisation, les processus discursifs qui se mettent en place en Amérique génèrent des relations déséquilibrées entre le système de production et de consommation des écrits, d’une part, et leurs référents, d’autre part, octroyant une certaine suprématie au premier et assombrissant le deuxième par la force interprétative qui lui est imposée (Cornejo Polar 1978 : 14).

Dans cette perspective, plusieurs concepts théoriques et méthodologiques ont été mis en place dans les années 80 et 90 afin de contempler les textes coloniaux dans toute leur complexité discursive, et non seulement à partir de critères esthétiques tirés de l’étude des « Belles Lettres » ou comme simple réservoir d’informations historiques (Mignolo 1986 ; Zamora 1987 ; Adorno 1988 ; Poupeney Hart 1992). C’est-à-dire qu’on se met à envisager le texte non seulement comme un objet littéraire, mais comme un texte de culture, soit un acte verbal conservé dans la mémoire collective et possédant une haute signification dans l’organisation d’une culture (Mignolo 1982 : 57). Ainsi, une des avancées majeures de cette époque sera le déplacement conceptuel depuis la catégorie de « littérature hispano/latino-américaine coloniale » à celle de « discours de l’époque coloniale » (ibid. 1986). Ce déplacement permettra, dans un premier temps, de prendre pour objet d’étude et de réflexion non seulement le champ dit des lettres[1], mais aussi celui des interactions discursives et sémiotiques. De ce fait, on considérera les pratiques discursives non écrites, principalement orales, et les textes dont les critères esthétiques sont secondaires. Dans un souci de cohérence avec les idées sur la coexistence et l’interaction de divers systèmes sémiotiques, Walter Mignolo propose le terme de « sémiosis » pour remplacer celui de « discours » (1989, 1992). De cette manière, Mignolo accentue l’espace accordé aux systèmes sémiotiques considérés comme non discursifs (comme les quipous, tissus, peintures, rituels, etc.[2]) et leurs manifestations, tout en soulignant l’importance des interactions donnant lieu à des représentations fracturées. C’est-à-dire qu’il souhaite souligner les fractures, les frontières et les silences qui caractérisent les actions communicatives et les représentations en situation coloniale (1992 : 13). Cela mène également à considérer une plus grande sensibilité à la pluralité des voix, parfois en conflit et pouvant se manifester dans un même sujet d’énonciation, qui se traduit par des interactions entre les textes, à l’intérieur d’un texte et jusque dans le discours social qui va au-delà du registre écrit et parlé.

Ces considérations des études coloniales se projettent dans et font le lien avec les études « décoloniales »[3] (dont certains tenants, comme Mignolo, appartiennent aux deux courants) qui souhaitent comprendre et problématiser la « blessure coloniale » et les expressions et stratégies de décolonisation qui en émanent. Ce courant de pensée prend sa source dans l’idée que le monde moderne a été instauré parallèlement au développement du capitalisme planétaire (Wallerstein 1974), ce qui implique qu’il va de pair avec le colonialisme. Aníbal Quijano (1992), en collaboration avec Immanuel Wallerstein, développera le concept de colonialité du pouvoir montrant que les structures coloniales perdurent au-delà de l’espace-temps du colonialisme. Ces structures, imposées grâce à l’idée d’une « racialisation » de l’échelle du travail au sein de laquelle les Européens occupaient le sommet, se matérialisent à travers un modèle de domination : 1) économique : appropriation de la terre, exploitation de la main-d’oeuvre et contrôle des finances ; 2) politique et sociale : instauration d’une autorité institutionnelle contrôlant les populations colonisées ; 3) hétéronormative et patriarcale : contrôle du genre (gender) et de la sexualité ; 4) épistémique et subjectif : contrôle sur la production et la légitimation de la connaissance et de la subjectivité (Mignolo 2007 ; Grosfoguel 2008). Autrement dit, les structures mises en place par les empires coloniaux, bien que ceux-ci aient cessé d’exister de manière formelle, demeurent et continuent à marginaliser certains secteurs de la population tant au niveau socio-économique qu’épistémologique et subjectif. Il y a donc non seulement une colonialité du pouvoir, mais également une colonialité du savoir et de l’être, établissant une différence coloniale, c’est-à-dire une séparation entre ceux qui sont à l’« intérieur » et ceux qui sont à l’« extérieur » de la modernité. On peut donc affirmer que la colonialité est un élément constitutif de la modernité, et c’est pour cette raison que le terme « modernité/colonialité » est souvent utilisé pour désigner les tenants de ce courant théorique.

En accord avec Aníbal Quijano (1998), le concept de colonialité engendre aussi bien l’assimilation que la subversion envers les formes de domination. Ainsi, d’un côté, la colonialité a su consolider l’idée que les peuples dont les langues et les systèmes d’écriture étaient distants du modèle latinisé n’étaient pas civilisés et, pour cela, restèrent peu ou pas éduqués, traversés par des modèles étrangers et opprimés afin « d’objectiver » leurs images, symboles et expériences propres. D’un autre côté, et en même temps, bien qu’ils aient été obligés de sentir de la honte envers leurs propres cultures et d’apprendre à simuler l’assimilation, ces peuples ont également appris à « perturber » ce qui devait être imité ou vénéré ; c’est-à-dire qu’ils ont su donner du sens aux symboles et images étrangers en leur donnant un sens propre, combiné avec leurs propres symboles. Ainsi, en Amérique hispanique, Quijano signale qu’on peut voir cette « perturbation » à travers une multitude de manifestations culturelles comme les tableaux de l’école de Cuzco et Quito (époque coloniale), les autels du baroque, la céramique, les tissages mexicains et andins, les fêtes et danses antillaises, etc. En Amérique du Nord, des exemples comme l’appropriation de symboles religieux dans l’art amérindien, tels que les peaux de bisons peintes, les manteaux ou les tatouages (Havard 2007 : 572-573), pourraient également être considérés comme faisant partie de cette « perturbation ».

Dans cette ligne de pensée, la colonialité s’est, entre autres, concrétisée à travers une double tangente affectant directement les symboles et productions culturelles autochtones : d’un côté, par leur assujettissement à des cultures nationales institutionnalisées à partir des langues européennes, méprisant du coup les langues et cosmovisions autres ; et, d’un autre côté, par l’instrumentalisation des cultures précolombiennes dans un processus de construction identitaire, rendant invisible en partie les cultures autochtones vivantes. Comme l’affirme Luz María Lepe Lira (2011 : 54), ces dynamiques soulignent assez bien certains des mécanismes institutionnels éditoriaux de publication des auteurs amérindiens, les langues, les genres et les thématiques privilégiés, mais également, les stratégies utilisées par les écrivains afin de s’autoreprésenter et se décoloniser à travers les textes.

Quoique ces constatations aient été émises afin de représenter la situation latino-américaine qui, à bien des égards, est traversée de manière beaucoup plus évidente par la colonialité en raison de sa situation « tiers-mondiste », elles ne sont pas moins pertinentes pour penser la situation nord-américaine[4]. Dans cette perspective, la situation actuelle des peuples autochtones, malgré le fait qu’elle réponde à des contextes historiques et sociopolitiques différents, reste imprégnée par la colonialité dans toutes les régions des Amériques. Cet état de lieux sur la colonialité mène non pas à constater la victimisation des peuples autochtones, mais plutôt, au contraire, à relever une certaine mobilisation épistémique et, en ce sens, la notion d’hétérogénéité est d’une utilité analytique non négligeable puisqu’elle admet la vitalité de visions du monde distinctes qui coexistent et s’influencent dans une approche non dialectique (voir Cornejo Polar 2002 : 867 et Cyr 2009). Dans cette perspective, parmi les concepts développés par les études décoloniales, celui de pensée frontalière, mobilisant les mécanismes de gnosis frontalière, pensée autre et langue autre, semble se démarquer pour comprendre comment la décolonisation se manifeste dans la production littéraire amérindienne.

La pensée frontalière, comme il a été évoqué, n’implique pas une négation de la modernité/colonialité qui, somme toute, ne peut qu’être constatée ; au contraire, la pensée frontalière assume la modernité/colonialité, mais se positionne depuis la différence coloniale pour la critiquer. En d’autres termes, elle cherche à montrer l’existence de différents modes de pensées, de différentes épistémologies qui peuvent coexister dans un même espace et dans un même sujet, et, du même coup, à critiquer et désarticuler le discours hégémonique universalisant occidental. Walter Mignolo (2000), en ce sens, affirme que l’on peut considérer deux types de pensées frontalières : l’une qui s’exerce depuis l’intérieur même de la modernité et qui s’emploie à critiquer son fonctionnement et ses écueils, comme le marxisme, par exemple ; et une autre qui s’exerce depuis le locus de la différence coloniale. Il qualifie la première de pensée frontalière faible et la deuxième de pensée frontalière forte ; selon lui, seule la deuxième est une véritable option décoloniale. Pour que cette option décoloniale se mette en branle, elle doit passer par la gnosis frontalière ; c’est-à-dire, une conscience du sujet de son locus frontalier à la limite entre l’intérieur et l’extérieur de la modernité ayant la possibilité de déployer une épistémologie critique envers l’hégémonie occidentale, sans non plus la nier (voir Mignolo 2000 et 2007). Ainsi, cette conscience frontalière peut se concrétiser par l’expression d’une pensée et de langues autres mettant l’accent sur ce que la colonialité a tenté de taire ; c’est-à-dire, notamment, les manières autres de voir, comprendre et connaître le monde et les êtres qui le composent cultivées par les peuples autochtones. Autrement dit, les sujets autochtones peuvent déployer une hétérogénéité pouvant devenir un outil de décolonisation lorsqu’elle est mise de l’avant afin de critiquer l’hégémonie occidentale. Ainsi, l’hétérogénéité discursive première, amorcée par le processus colonial et obscurcissant l’espace discursif autochtone, peut être déstabilisée lorsque les sujets autochtones prennent la parole à partir du locus de la différence coloniale et instaurent une « nouvelle » hétérogénéité désaliénante.

Il nous intéresse maintenant d’appliquer cette réflexion sur l’hétérogénéité et la pensée frontalière, ainsi que leurs dérivés théorico-méthodologiques, au champ littéraire amérindien du Québec. Nous aborderons d’abord une réflexion d’ordre général, puis nous verrons comment ces théories s’appliquent plus particulièrement à l’oeuvre de deux auteures innues ayant écrit à deux époques différentes : An Antane Kapesh et Joséphine Bacon.

Hétérogénéité et littérature amérindienne au Québec

En premier, considérer le texte comme texte de culture positionne la catégorie de littérature autochtone québécoise au milieu d’un questionnement identitaire complexe quant à ses appartenances : à quelles cultures appartient cette catégorie ? Autochtones ? Québécoise ? Canadienne ? À quel territoire se rattache-t-elle ? Quelles langues la représentent ? Ces questions, qui dépassent largement les limites du présent article (voir Gatti 2006 ; Destrempes 2002 ; Jeannotte 2010 ; Lavigne 2012), me mènent à porter un regard sur ce champ d’études non pas depuis un exercice d’interprétation « canonique » des textes liés à l’histoire d’un territoire culturellement déterminé, mais bien à partir d’une activité critique générant des connaissances liées aux sciences étudiant la culture. De plus, comme le souligne Isabelle St-Amand (2010), la littérature amérindienne au Québec se trouve dans une situation de double exiguïté, d’une part, par sa situation historique liée à la colonialité et, d’autre part, car elle s’inscrit à l’intérieur d’une société également minoritaire dans l’ensemble canadien, voire nord-américain. Dans cette perspective, même si au Québec il existe non pas une culture amérindienne, mais plusieurs, nous examinerons ici la littérature amérindienne québécoise comme un tout, sans faire de distinction, à proprement parler, entre les différentes nations autochtones qui en sont à l’origine. Autrement dit, nous nous efforcerons de comprendre l’hétérogénéité de la littérature amérindienne du Québec relativement à sa situation héritée de la colonisation et voir comment, aujourd’hui, les auteurs manifestent une pensée frontalière cherchant à désarticuler la colonialité. En ce sens, nous ne cherchons pas à contribuer à une « histoire de la littérature autochtone », mais à entrevoir la complexité des réseaux sémiotiques produits par ces cultures et mieux comprendre la place que peut y occuper le discours littéraire.

Si l’on adopte une perspective historique rétrospective, l’hétérogénéité discursive concernant les peuples autochtones évoquée plus haut est tout à fait applicable à l’espace québécois. Dès l’époque coloniale, on se trouve devant des univers complètement différents en ce qui a trait à la transmission des savoirs et des récits : des cultures amérindiennes principalement orales où les technologies d’écritures sont secondaires ; et la culture européenne privilégiant l’écrit, même si l’oral fait également partie de sa tradition. Ainsi, deux systèmes de circulation des savoirs et des récits évoluent en parallèle, mais c’est celui du colonisateur qui prend peu à peu le dessus, reléguant celui des Amérindiens à une échelle locale marginalisée. De cette façon, on se retrouve d’un côté, comme nous l’avons mentionné, devant des écrits coloniaux marquant le début d’une forte hétérogénéité discursive caractérisée par le déséquilibre entre la force interprétative du colonisateur et les référents autochtones. D’un autre côté, l’univers discursif amérindien reste, jusqu’à un certain point, homogène, confiné à une circulation limitée puisqu’il reste dans les cercles restreints de transmission de la tradition orale, peu ou pas accessible aux personnes hors des cultures qui la produisent. Dans cette perspective, il n’est pas étonnant que ce soit des images stéréotypées qui aient dominé les discours sur les Amérindiens, imposant soit l’image du « bon sauvage », soit celle de l’Indien idolâtre et sanguinaire. Cette « domination textuelle », pour reprendre l’expression de Thibault Martin (2015), caractéristique de l’hétérogénéité, s’est perpétuée jusqu’à nos jours, et la représentation de « l’Indien » dans la littérature québécoise est un phénomène toujours existant et qui a été largement étudié (voir Lamy-Beaupré 2013). Cependant, les cultures amérindiennes ne se sont pas pour autant repliées sur elles-mêmes et ont multiplié les interventions écrites au cours des siècles, laissant des traces de résistance indélébiles (voir Boudreau 1993 : 69-98), et, depuis quelques décennies, elles reviennent à la charge avec une production écrite, souvent littéraire, de plus en plus importante.

Ce renouveau de la littérature amérindienne au Québec, qui s’amorce principalement dans les années 70, marque sans aucun doute une réappropriation discursive de la part des peuples autochtones en amorçant une « nouvelle » hétérogénéité qui, plutôt que de relever de la colonialité et, donc, être aliénante, exprime, selon notre point de vue, la pensée frontalière et s’inscrit dans la décolonialité. D’ailleurs, pour abonder dans le sens de ce que nous avons dit plus haut, il nous semble indispensable d’aborder cette production écrite, qu’elle soit littéraire ou pas, en gardant en tête le concept de sémiosis. En effet, il est difficile d’entrevoir la textualité autochtone dans sa seule dimension littéraire écrite, car l’importance de la tradition orale pour les peuples autochtones en général, qui était et reste un des moyens de conservation de la tradition, est indéniable, et sa présence est bien vivante. En plus de cette constatation en rapport à l’oralité, la notion de sémiosis permet de « brasser » les frontières typologiques des textes en admettant qu’un texte dit « littéraire » puisse faire évoluer une tangente politique, philosophique, ethnohistorique, etc., et qu’un texte dit « de revendications », par exemple, peut avoir recours à une mise en récit faisant appel au mythe, au conte, à la poésie, etc. Par exemple, l’historien et philosophe wendat Georges E. Sioui offre, dans ses ouvrages « autohistoriques » (1994, 1999, 2008), un amalgame de sources qui vont des récits ancestraux wendats, en passant par les voyageurs français de l’époque coloniale et les historiens et anthropologues contemporains, le tout ponctué d’une sensibilité poétique évoquée à travers des images et allégories. Ainsi, un article comme « O Kanatha ! We Stand in Guard for Thee! Indigenous, National, and Transnational Identities in the Americas » (Sioui 2010), issu d’une conférence que Sioui a donnée en Allemagne, mélange le récit de vie, la poésie, l’histoire et la philosophie pour expliquer et illustrer son concept de matriotisme[5]. Dans cette ligne de pensée, bien que la plupart de ses ouvrages soient différents de ses oeuvres proprement littéraires, il n’en reste pas moins que ces textes peuvent être problématisés et étudiés autant avec les outils propres à leur discipline que ceux des études littéraires. Dans un autre ordre d’idées, cette manière d’aborder l’expression culturelle autochtone permettrait également d’élargir le regard vers d’autres médias artistiques[6] et, d’une certaine façon, de les considérer comme des « textes » qui s’influencent, s’entrechoquent, de manière plus ou moins directe, et produisent des réseaux de significations faisant partie de cette sémiosis.

Afin d’illustrer notre propos, nous nous attarderons, comme nous l’avons mentionné, sur des oeuvres de deux auteures innues appartenant à des époques différentes. D’entrée de jeu, il convient de mentionner que nous nous trouvons devant le discours de femmes autochtones, ce qui dans la perspective de la décolonialité n’est pas anodin puisque, comme nous l’avons dit, la colonialité a instauré une domination patriarcale, donnant plus de poids à la masculinité et obscurcissant le discours féminin. Dans le cas d’An Antane Kapesh, cela marque sans contredit une perturbation du discours dominant assez importante si l’on considère qu’elle a publié son récit en 1976, époque des premières revendications autochtones « modernes » au Québec et à laquelle les auteurs amérindiens étaient encore presque absents sur la scène publique. Dans ce sens, le récit autobiographique d’An Antane Kapesh, autant par la force de la démarche de l’auteure que par le contenu dénonciateur de l’oeuvre, nous apparaît exemplaire. Joséphine Bacon, pour sa part, fait partie d’une époque où les auteurs amérindiens se multiplient et parmi lesquels les femmes occupent une place de choix. Contrairement à Kapesh, Bacon semble plus dans la conciliation que dans la confrontation, même si, comme nous le verrons plus loin, son discours n’en porte pas moins des tensions dont l’assomption se traduit en un geste décolonisateur. Ainsi, même si ces deux femmes innues se trouvent dans des lieux d’énonciations historiques différents, elles expriment chacune à sa façon une pensée frontalière décolonisatrice.

L’oeuvre d’An Antane Kapesh publiée en 1976 aux Éditions Leméac nous semble bien illustrer la pensée frontalière pour trois raisons principales qui débouchent sur une perturbation du discours sur l’Amérindien : la prise de parole écrite en innu ; le recours à la tradition orale ; la dénonciation du discours colportant une image négative des Amérindiens. Le premier de ces trois points est sans contredit l’un qui nous paraît des plus marquants, car la publication d’écrits en langues amérindiennes reste encore un phénomène marginal au Québec. Ainsi, l’auteure dit elle-même dans la préface qu’elle a décidé de prendre la plume pour défendre son peuple malgré le fait qu’écrire ne fait pas partie de sa culture :

Quand j’ai songé à écrire pour me défendre et défendre la culture de mes enfants, j’ai bien réfléchi car je savais qu’il ne fait pas partie de ma culture d’écrire et je n’aimais pas tellement partir en voyage pour la grande ville à cause de ce livre que je songeais à faire.

Kapesh 1982 : 7

Déjà, son geste d’écriture s’inscrit dans une forme d’hétérogénéité révélant une certaine tension entre la culture innue et celle des « Blancs » ; Kapesh se voit contrainte d’entrer dans les circuits de publication, ce qui l’oblige à voyager à la ville, loin des siens et de son environnement, et de sortir de l’espace « homogénéisé » de sa culture. De plus, ce geste révèle un deuxième niveau de tension entre langue autochtone et langue française : en écrivant en innu, Kapesh déstabilise le discours dominant sur les autochtones, et du même coup révèle la « rigidité » des circuits de publication québécois en devant recourir à la traduction afin d’être publiée. Dans un certain sens, cet ouvrage a un double public étant donné qu’il est bilingue innu-français, mais il nous met également devant le fait qu’un livre unilingue innu serait difficilement publiable. Ainsi, Kapesh cherche sans aucun doute à perturber le discours dominant en rendant accessible ce récit aux allochtones et en rendant visible la langue innue. Par ailleurs, même si, par exemple, Max Gros-Louis a fait paraître une autobiographie en 1971, celle-ci ne marque pas un moment significatif d’expression de la pensée frontalière autochtone puisqu’il passe par la plume de Marcel Bellier qui écrit son récit en français.

Maintenant, comme nous l’avons mentionné, le recours à la tradition orale est également un élément marquant l’hétérogénéité du discours d’An Antane Kapesh qui dénote une tension avec le discours dominant. Premièrement, même si Kapesh signe son oeuvre et raconte sa propre histoire, on sent qu’elle parle pour son peuple en entier, que cette oeuvre revêt une certaine dimension collective qui passe par un porte-parole, une détentrice de la tradition. D’ailleurs, elle nous raconte le récit oral de son père sur la découverte de minerai dans sa région par Tshishenish Pien, récit qui s’est transmis d’une génération à l’autre depuis l’événement initial (Kapesh 1982 : chap. 2). Cependant, elle ne se contente pas de rapporter le récit, mais y accorde une plus grande importance qu’à celui du gouvernement qui affirme que ce sont les premiers missionnaires de la région, à la fin du xixe siècle, qui auraient découvert la présence de mines de fer :

La fête du minerai, à Schefferville, a duré environ trois jours. Le premier jour, Trudeau est venu voir la fête car c’est à ce moment-là qu’allait sortir cette histoire inédite qui veut que le découvreur du minerai de fer, ici dans le Nord, soit le Père Babel. L’après-midi, avant que les gens rentrent chez eux, nous avons entendu quelqu’un parler au micro, en français et en montagnais : « On célèbre aujourd’hui le centenaire de la découverte du minerai de fer dans le Nord par le Père Babel », a-t-on dit. Après avoir entendu cela, j’étais étonnée : jamais je n’avais entendu mon père, ni les autres Indiens, ni les Vieux raconter cette histoire. […]

À son arrivée chez nous, je lui ai aussitôt raconté ce que j’avais entendu dire. Je n’avais pas encore terminé ce que je voulais lui raconter que mon père s’est mis à rire puis me dit : « Voyons, n’écoute pas ce mensonge. L’histoire que tu as entendue aujourd’hui, le Blanc vient de l’inventer ».

ibid. : 27-29

L’influence de la tradition orale ne s’arrête pas là et transparaît dans la logique même du récit qui n’adopte pas une linéarité téléologique. En effet, comme le souligne Diane Boudreau (1993 : 126), le récit de Kapesh se divise en chapitres indépendants qui, somme toute, sont des récits autonomes qui pourraient s’agencer dans n’importe quel ordre sans que le livre perde sa cohérence. On voit d’ailleurs certains procédés stylistiques typiques de la psychodynamique de la tradition orale (Ong 2002) transparaître tout au long du livre. Par exemple, la répétition de formulations telles que « Quand le Blanc… », « Le Blanc ne nous a jamais dit… », « Le Blanc n’a jamais parlé… », « Jamais le Blanc… » marque un discours davantage « additif » et redondant que « subordinatif » et « analytique », ce qui est typique de l’oralité (ibid. : 36-40). Ces différents éléments propres à la tradition orale nous forcent à contempler le récit de Kapesh dans sa rencontre entre l’oral et l’écrit, et renvoient donc à la sémiosis qu’il produit. C’est-à-dire que la perturbation du discours dominant, comme nous l’avons mentionné plus haut, prend sa signification, entre autres, dans ce croisement entre deux traditions différentes de conservation de la mémoire, et le message décolonisateur du récit en vient à être renforcé par la visibilisation de l’oralité à travers l’écrit.

Ces deux premiers éléments, qui sont caractéristiques de la pensée frontalière qui se manifeste dans la littérature (Lepe Lira 2011), marquent réellement une hétérogénéité textuelle, faisant intervenir une langue autre et une forme de consignation du savoir différente dans les circuits éditoriaux écrits modernes depuis un locus de la différence coloniale. Mais ces perturbations du discours hégémonique auraient sans doute un faible impact sans le propos de l’auteure qui nous montre l’envers de la colonisation, et ses conséquences sur l’identité amérindienne, en dénonçant le discours néfaste sur l’Amérindien. Ainsi, Kapesh tout au long de son livre évoque la culture passée de son peuple et souligne la perte de repères, marquant le lent génocide culturel dont il est victime, et confronte les propos négatifs et stéréotypés que tiennent les « Blancs » à propos des Innus. Elle dit à propos de l’ethnocide :

[…] le Blanc a voulu tuer notre culture indienne en même temps que notre langue indienne. Après être arrivé sur nos terres, en nous prenant pour nous enseigner son mode de vie à lui, le Blanc a pris du même coup nos enfants pour leur donner une éducation de Blanc, uniquement pour les gâcher et uniquement pour leur faire perdre leur culture et leur langue indiennes, comme il a fait à tous les Indiens d’Amérique.

Kapesh 1982 : 10-11

Devant cette situation Kapesh admet que les Amérindiens ont aujourd’hui une identité culturelle fragilisée par la colonisation, que la transculturation[7] qui les touche a été poussée à l’extrême et qu’ils n’appartiennent plus complètement à leur culture, mais pas plus à celle des « Blancs » : « […] après avoir accepté de nous faire tromper, après qu’on nous ait fait abandonner notre culture indienne et après nous être laissés piétiner par le Blanc, à présent nous ne valons plus rien ni dans une culture ni dans l’autre » (ibid. : 108). Elle admet que les Amérindiens traversent une situation de crise sociale et ont des problèmes, mais elle vient perturber le discours hégémonique soulignant que cette crise a été créée par les « Blancs » :

Après nous avoir enseigné sa culture et volé la nôtre, que le Blanc ne se tourmente pas de chacun de nos agissements qui proviennent de la culture blanche ! Qu’il ne vienne pas écrire d’articles de journal sur l’alcool alors que c’est lui qui nous l’a donné ! C’est le Blanc qui nous a appris à être constamment ivres. (ibid. : 111)

Elle souligne également que l’image de l’Amérindien diffusée dans les médias est erronée et teintée de mensonges : « Moi j’estime qu’aujourd’hui, quand on parle de nous dans les journaux, il n’y a rien de vrai là-dedans et quand vous nous voyez au cinéma et à la télévision, il n’y a rien de vrai là-dedans » (ibid. : 109). Et elle dénonce les préjugés qui affirment que les Amérindiens ne sont pas civilisés et ne savent pas vivre :

Avant que les policiers n’arrivent ici sur notre territoire, nous avions déjà la civilisation nous aussi. […] Moi je crois que c’est probablement à ceux qui nous ont considérés comme non civilisés que la civilisation devait faire défaut. […]

À présent nos enfants sont incapables de vivre dans le bois comme nous vivions, autrefois, nous avons de la difficulté à vivre comme auparavant. […]

De nos jours, c’est le Blanc qui nous force à vivre sa vie. Pourquoi dit-il à présent : « Les maudits sauvages ne savent pas vivre » ?

ibid. : 79-81, 141, 150

On comprend donc, par ces dénonciations, que l’auteure est consciente que sa culture est en danger, que les sujets autochtones sont aux prises avec des conflits intérieurs qui les mettent dans une situation culturellement précaire leur causant du tort. Mais Kapesh, en écrivant ce livre, démontre une conscience frontalière qui s’inscrit dans la décolonialité puisqu’elle vient inscrire sa parole (portée par une langue autre, une autre tradition et une autre vision des événements touchant les Amérindiens) à l’intérieur de l’espace discursif dominant en la rendant accessible au grand public par l’entremise de la traduction et de sa publication dans une maison d’édition reconnue. Elle vient rehausser l’hétérogénéité du discours moderne en y accentuant certains éléments de tension et de conflit, mais, de cette façon, souligne l’ambiguïté et la distance entre l’Amérindien, l’image de l’Amérindien dans le discours et les interprétations qu’on peut faire de celle-ci. Ainsi, comme l’affirme Isabelle St-Amand : « [t]out en recensant les pertes infligées aux siens, elle réaffirme la valeur du mode de vie, de la culture et de la tradition orale innus, et valorise la pertinence de la parole autochtone dans l’interprétation de l’histoire » (St-Amand 2010 : 40). Dans cet ordre d’idées, dans la postface de l’ouvrage, quand Kapesh dit qu’elle est fière d’être une maudite sauvagesse, elle se réapproprie cette image négative imposée par le colonisateur pour en faire un élément positif soulignant ses origines amérindiennes attachées à la vie nomade sur son territoire. Nous sommes donc, à notre avis, devant une véritable parole décolonisatrice cherchant à nous montrer l’envers de la colonisation.

La prise de parole autobiographique d’An Antane Kapesh nous présente « [p]ar des témoignages personnels […] sa vision de la dépossession » (Boudreau 1993 : 125). Mais qu’en est-il du discours littéraire dans son sens plus strict ? Peut-il avoir la même portée décolonisatrice ? Nous croyons que oui et nous allons maintenant examiner cela dans le recueil de poésie Bâtons à message (2009) de Joséphine Bacon qui, selon notre point de vue, participe aussi de l’hétérogénéité en manifestant une pensée frontalière.

Le recueil de poèmes de Joséphine Bacon intitulé Bâtons à message, paru en 2009 aux éditions Mémoire d’encrier, nous paraît aussi représentatif de l’hétérogénéité du discours amérindien. Tout d’abord, on peut l’aborder à partir de la « sémiosis », depuis l’interaction sémiotique entre l’écrit, l’oral et le Tshissinuatshitakana. En ce sens, l’avant-propos du recueil (Bacon 2009 : 7-8) nous met devant une oeuvre aux multiples facettes, faisant appel à une variété de traditions discursives (avant-propos, descriptions « ethnographiques », témoignage, poésie, traduction, oralité, etc.). De plus, si l’on veut élargir le spectre d’analyse de l’oeuvre, il est aussi possible de faire entrer en ligne de compte d’autres médias dans cette interaction sémiotique. Dans cette perspective, comme le souligne Pascale Marcoux (2015 : 1-3), le passé de documentariste de Bacon a sans aucun doute une influence sur sa poésie et, par l’entremise de la métaphore des bâtons à message, il est aussi possible de la faire dialoguer avec les oeuvres d’artistes en arts visuels autochtones (voir Ouellet 2010). Cependant, ce qui nous interpelle particulièrement ici, c’est que Bacon fait appel à la musique du tambour et au rêve, et évoque la transculturalité entremêlée au geste décolonisateur de sa poésie :

Nous sommes un peuple de tradition orale. Aujourd’hui, nous connaissons l’écriture. La poésie nous permet de faire revivre la langue du nutshimit, notre terre, et à travers les mots, le son du tambour continue de résonner. 

Rêve tu m’emportes dans le monde des visions qui chantent ma vieillesse. Je suis là parce que tu es là. Et je sais que le temps est au récit.

Bacon : 8

Ainsi, l’interaction entre ces différents éléments sémiotiques tend à montrer que l’auteure témoigne de sa conscience du double héritage qui façonne sa poésie et, contrairement à Kapesh qui souligne que l’écriture ne fait pas partie de sa culture, cette tension dans le discours de Bacon semble être complètement assumée et, jusqu’à un certain point, « harmonisée ».

Bacon semble aussi mettre de l’avant un point de vue ontologique éloigné de celui de la modernité occidentale :

Mes soeurs

les quatre vents

caressent une terre

de lichens et de mousses

de rivières et de lacs,

là où les épinettes blanches

ont parlé à mon père.

ibid. : 14

Elle positionne son locus d’énonciation dans la différence coloniale, dans une culture « non moderne » usant d’une pensée autre qui accepte que les arbres parlent et qui entre en communication avec les non-humains à travers le rêve ; mais, en même temps, elle assume la transculturalité de sa poésie qui passe aussi par l’écriture et la langue du colonisateur. Cette utilisation du français peut être comprise comme une stratégie de réappropriation du discours servant à rendre visible et diffuser la culture innue (Henzi 2010). Cependant, sa langue maternelle prime sur celle du colonisateur puisque plusieurs mots innus restent tels quels dans les poèmes en français, et un lexique, inclus à la fin de l’ouvrage, nous montre l’importance de faire référence à la réalité propre à une culture dans sa propre langue. De plus, Bacon ne se contente pas d’évoquer une pensée autre, elle le fait en écrivant ses poèmes dans sa propre langue, l’innu, en plus du français. Ainsi, contrairement à Kapesh, qui a dû recourir à un traducteur, Bacon nous fait voir que différentes cultures peuvent coexister de manière non dialectique dans un même sujet d’énonciation. Le recueil s’adresse donc à un lectorat double, l’un innu et l’autre francophone, et, dans cet ordre d’idées, son titre prend tout son sens : ce recueil pourrait être vu comme une sorte de bâton à message.

Si les bâtons à message permettent de faire sens des territoires géographiques, les récits permettent d’en faire autant des territoires imaginaires et symboliques. […] Du point de vue de nombreux auteurs autochtones, la littérature se voit donc convoquée pour donner sens à l’histoire individuelle et collective, renouveler les formes culturelles et imaginer un avenir qui soit en continuité avec le passé.

St-Amand 2010 : 46

Mais le bâton à message qu’est ce recueil ne s’adresse pas uniquement à son peuple, comme le laisse entendre la citation de St-Amand, il informe un public plus large sur la situation culturelle de son auteure et stimule la réflexion sur le dialogue avec les peuples autochtones. « Joséphine Bacon plante ses bâtons, au beau milieu du lac gelé de l’indifférence, pour affirmer que son peuple est bel et bien vivant, ici » (Morali 2013). Ce bâton à message semble vouloir ouvrir le terrain de la réconciliation : « Les tshissinuatshitakana offraient des occasions d’entraide et de partage. À travers eux, la parole était toujours en voyage » (Bacon : 7). Mais il ne perd pas de vue pour autant une forte affirmation de la différence coloniale. De cette manière, bien des poèmes évoquent la transmission du savoir par l’oralité, l’importance des éléments, des animaux et des maîtres des animaux, mais aussi de ce que l’auteure a dû traverser en tant qu’Amérindienne, et la nécessité de mobilisation des peuples autochtones face à la colonialité. Par exemple, Bacon évoque la tentative d’assimilation forcée qu’elle a subie et le paradoxe qui en résulte :

J’ai su écrire en lisant

le Tshishe-Manitu des missels.

Je n’étais pas esclave,

Dieu a fait de moi son esclave.

J’ai cru, j’ai chanté ses louanges.

Indien donc indigne,

Je crois en Dieu.

Dieu appartient aux Blancs.

Je suis sédentaire.

ibid. : 80

Et, plus loin, elle évoque la lutte, la résistance :

Moi, fils de louve

moi, fils de guerrier

parmi toutes les guerres

je reste fils d’une terre

qu’on m’arrache, me soudoie

on m’écrase, on me tue

mais toujours, je resterai

guerrier de cette terre

qui a vu naître nos mères

nos pères et nos enfants.

ibid. : 122

Ces exemples nous portent à croire que Joséphine Bacon fait preuve d’une pensée frontalière à travers sa poésie en réunissant une conscience frontalière, une pensée autre et une langue autre. Sa poésie n’est pas seulement une expression littéraire émanant de la culture innue, mais également un geste décolonisateur qui montre que celle-ci existe dans sa propre langue, ses propres traditions et ses propres schèmes de pensée, et peut coexister dans une relation non hiérarchisée avec la modernité.

Conclusion

Pour terminer, il nous apparaît qu’un travail plus soutenu de comparaison et de collaboration avec l’Amérique latine, dont la richesse des réflexions sur la diversité et les interactions culturelles et discursives est indéniable, est approprié pour penser la situation québécoise. Comme nous l’avons mentionné au début de cet article, nous n’avons pas cherché à contribuer à une définition de ce qu’est la littérature autochtone au Québec ni au développement d’une « histoire des littératures autochtones », mais bien à montrer comment certaines conceptions théoriques provenant de chercheurs latino-américains permettent d’entrevoir la complexité des réseaux sémiotiques produits par ces cultures et de repositionner l’espace qu’y occupe le discours littéraire. Ainsi, à travers l’analyse d’oeuvres d’An Antane Kapesh et de Joséphine Bacon, nous avons tenté de montrer que les concepts d’hétérogénéité, de sémiosis et de pensée frontalière sont des outils analytiques appropriés pour examiner la littérature amérindienne du Québec. Évidemment, nous ne prétendons pas que cet univers conceptuel soit complètement ignoré des chercheurs québécois qui convergent parfois, dans leur lecture de la littérature autochtone, avec les courants théoriques que nous avons exposés. Nous préférons voir dans l’exercice que nous avons mené une tentative pour amorcer un dialogue plus fécond entre des univers critiques et conceptuels qui trop souvent se méconnaissent.

Pour notre part, il nous importe de continuer à explorer les intersections entre les discours autochtones, qu’ils soient littéraires, politiques, historiques, etc., des diverses régions des Amériques afin de mieux comprendre les défis et les stratégies de décolonisation qui les habitent et comment ils peuvent s’enrichir mutuellement.