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Les manuels de géographie d’il y a trente ans décrivaient l’Ungava, ou Nouveau-Québec, comme une région immense, riche en minerai, en bois, et en animaux à fourrures. Région inhabitée et peut-être inhabitable. Région inhabitable, mais qui voudrait de ces terres rocailleuses dont la légende dit que Dieu les donna à Caïn ?

Walford Hewitson (1954)

En 1954, dans le cadre de son film intitulé Ungava, le réalisateur Walford Hewitson faisait remarquer que la région du Québec nordique connue sous le nom de « Nouveau-Québec » avait jusqu’alors été décrite comme étant « inhabitée et peut-être inhabitable », une terre stérile, peu propice à l’expansion agricole et autres modes de développement civilisateurs. De plus, Hewitson ajoutait que cette perspective avait commencé à être bouleversée, à la suite du travail des géologues et ingénieurs professionnels[1] qui avaient récemment découvert les trésors cachés du minerai de fer, « plus recherché que l’or ou l’argent » (1954). Depuis la fin des années trente, des prospecteurs avaient en effet rejoint la région dans le but d’identifier les meilleurs gisements ; ce n’est toutefois qu’à la suite de la Seconde Guerre mondiale que la poursuite de richesses ferrifères s’accentua, dans un contexte géopolitique mondial bipolaire où la consommation de l’acier pour les projets de défense et de construction gonflait, tandis que les réserves stratégiques américaines du bassin Mesabi (Minnesota) s’épuisaient rapidement. Finalement, en cette année 1954, le minerai serait bientôt sorti du sous-sol subarctique pour être transporté au moyen d’un nouveau chemin de fer long de 356 milles (572 km) en direction du port industriel de Sept-Îles. À bord de grands cargos, ce fer grossièrement concassé devait ensuite prendre le chemin, en plus grandes quantités, des aciéries du Maryland, de la Pennsylvanie, du Michigan et de l’Ohio, au coeur même d’une Amérique en pleine expansion industrielle. Outillés des arsenaux de la mécanique moderne et de techniques d’ingénierie minière naissantes, des travailleurs venus de diverses régions du pays s’établissaient graduellement sur les rives du lac Knob dans le but d’« humaniser » ce territoire et d’y établir un centre minier au Nouveau-Québec, qui allait devenir Schefferville.

Figure 1

Péninsule du Québec-Labrador

Péninsule du Québec-Labrador
(Carte réalisée par Charlie Conway, département de géographie, Université Memorial)

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Même si plusieurs avaient prédit l’éventuel couronnement de cette conquête à la suite d’un combat long et obstiné, la grande nature « sauvage » fut en fait loin d’être simple à domestiquer. La municipalité de Schefferville et tous ses travailleurs miniers, éloignés des grands centres urbains, demeurèrent constamment à la merci des fluctuations de la demande en acier et du prix de la tonne de fer ainsi que de la recherche d’une main-d’oeuvre à meilleur coût et d’un minerai à plus forte teneur sur les marchés internationaux. À peine vingt-cinq ans plus tard, à la fin des années soixante-dix, l’industrie sidérurgique nord-américaine traversa une crise profonde, et les dirigeants de la Iron Ore Company of Canada (IOC) qui exploitaient la mine de Schefferville firent alors face à une compétition sévère en provenance d’autres pays qui s’accaparaient une part toujours grandissante de la production mondiale en fer. Après avoir recueilli pendant plusieurs saisons le produit des terres rouges de l’Ungava, ils durent rapidement abandonner la partie. Beaucoup de travailleurs blancs mis à la rue furent forcés de retraiter vers leur région d’origine, et c’est dans une atmosphère plutôt funèbre que Brian Mulroney, alors président de la IOC, confirma en novembre 1982 que la décision de fermer la mine avait été très pénible à prendre. Mais, selon son évaluation, la compagnie qu’il dirigeait avait tout de même procuré un emploi « bien rémunérateur pour des milliers de Québécois » et, somme toute, l’épopée de Schefferville fut « une expérience heureuse pour tout le monde » (ARC 1982).

En dépit du fait que les activités minières à grand déploiement prirent place pendant toute cette période sur les terres appartenant aux Innus et aux Naskapis (nommées innu-assi [iiyuw aschiiy] ou nitassinan [nitischiinan[2]]), et sans leur consentement explicite, l’expérience industrielle de ces deux communautés algonquines demeure encore aujourd’hui méconnue. Afin de contribuer à combler cette brèche, l’article qui suit présente le résultat échantillonné d’une recherche en géographie historique, menée entre 2008 et 2011, qui porte une attention particulière aux pratiques de vie innues et naskapies (en d’autres termes, à l’innu-aitun [iiyuw iihtuun]) à Schefferville au cours de cette période-phare du développement industriel au Moyen-Nord québécois. Après avoir précisé notre cadre méthodologique et approfondi l’approche théorique qui guide notre interprétation, nous présenterons le récit de cette période autour de deux grandes thématiques : l’évolution de l’emploi salarié et des conditions de travail à la mine, ainsi que la vie sur le territoire ; nous soulignerons au passage quelques points de tension ou de bénéfices mutuels qui existèrent entre les deux. Enfin, nous soumettrons à titre d’exemple le récit de vie (fortement abrégé) d’un individu que nous avons interrogé à Schefferville, dans le but d’illustrer, à partir du point de vue autochtone, comment les mondes innus et naskapis se construisirent en relation au contexte industriel minier qui se développa vers la fin de l’ère duplessiste[3] au Québec.

Cadre méthodologique

La résistance, le métissage culturel, l’adaptation [...] sont des notions qui ont été utiles, mais elles ont généralement eu tendance à oblitérer le potentiel de l’altérité incarné par les mondes et les savoirs parallèles.

Arturo Escobar (2008 : 13)

En vue d’une meilleure compréhension de cette expérience des groupes innus et naskapis, nous avons choisi une approche méthodologique mixte qui se fonde en premier lieu sur l’histoire orale. Au cours d’un séjour dans la région de Sept-Îles et de Schefferville à l’automne 2009, vingt-six entretiens (Boutet 2009) ont été réalisés avec vingt-neuf individus autochtones résidant à Matimekosh (quatorze), Lac John (trois), Kawawachikamach (six), Schefferville (cinq), et Maliotenam (un). Une méthode d’entrevue qualitative, basée sur une série de thèmes centraux identifiés en préparation du travail de terrain, a été privilégiée, des entretiens semi-directifs étant assez flexibles pour donner la possibilité aux interlocuteurs d’en influencer la direction et la portée. La majorité d’entre eux (quinze) se sont par ailleurs déroulés en présence d’un interprète chargé de la traduction simultanée. Par prudence éthique, nous nous gardons de révéler l’identité de nos interlocuteurs ; lorsque nécessaire, un pseudonyme est utilisé pour faciliter l’écriture.

Notre approche méthodologique a également fait place à la consultation de divers documents d’archives et d’autres textes publiés ou inédits. Sans prétendre confronter des versions écrites et orales d’un même objet historique – un travail difficile et pas toujours pertinent, selon Gélinas (2007 : 14) – nous avons tout de même cru valable, comme le suggère Ritchie, d’insérer les témoignages oraux parmi d’autres sources de données disponibles (2003 : 119) et d’explorer ainsi certaines pistes auxquelles les entrevues ne pouvaient donner accès.

Pour Cruikshank, le fait de porter une attention particulière aux récits de vie peut contribuer à contrer la tendance des écrits académiques à trop universaliser et ainsi à rendre peu compte de la particularité locale et culturelle des événements étudiés (1998 : xii). Cependant, avant d’aller plus loin, il appert tout de même crucial de réfléchir aux limites d’ordre méthodologique inhérentes à la représentation et à l’écriture de l’histoire autochtone. Par exemple, le problème de la traduction à partir des langues innue et naskapie se pose en obstacle bien réel au dialogue, risquant de mener à une exposition maladroite ou, pire encore, de dénaturer les propos rassemblés, transcrits, catégorisés, analysés, puis divulgués à nouveau en langue française. C’est en partie pourquoi, selon Morantz, trois composantes analytiques doivent nécessairement s’entrecroiser si l’on veut prétendre à une représentation historique plus réaliste et plus égalitaire. La première composante évoque la personne chercheure et sa représentation de l’histoire racontée en s’inspirant de la perspective autochtone ; la seconde représente l’histoire du colonialisme à travers la conquête du territoire et l’imposition de structures institutionnelles eurogènes ; la troisième, enfin, largement absente du discours académique, renvoie à l’histoire telle que vécue et racontée par les individus concernés (Morantz 2002 : 3). Bien que Morantz semble vouloir indiquer qu’un tel travail d’entrecroisement de représentations soit inatteignable tant qu’il demeurera le domaine exclusif du chercheur allochtone, elle reconnaît quand même que ce dernier puisse porter l’analyse historique plus loin en concentrant ses efforts sur l’appréhension – dans toute sa complexité – du rôle qu’ont joué les acteurs autochtones à divers moments du processus colonial. Notons à cet égard l’état généralisé de méconnaissance des activités que les femmes autochtones menèrent au cours de ce processus, particulièrement dans le domaine du travail salarié (cf. Forestell 2001) ; le lecteur constatera d’ailleurs que le récit présenté ici passe sous silence toute analyse de genre, contribuant malheureusement à renforcer le caractère nettement masculinisé qui imprègne l’histoire autochtone au Canada industriel.

En dépit de ces restrictions, nous situons néanmoins notre recherche au sein d’un courant historiographique qui s’applique à mettre en lumière l’action autochtone. Par l’examen de certains aspects de l’innu-aitun qui s’exprimèrent au cours de la phase minière, nous tentons d’échapper au pouvoir centripète que le développement de type capitalo-industriel tend à exercer sur les efforts de recherche en histoire sociale et économique (cf. Gibson-Graham 1996). Ainsi, nous cherchons d’abord à reconceptualiser le site minier en tant que contexte particulier et local qui n’émergea, à Schefferville, qu’en fonction des interactions et des activités qu’y menèrent les habitants autochtones, allochtones, et non humains (cf. Marston et al. 2005). Nous développons par la suite notre grille de lecture en fonction du cadre théorique de l’écologie politique de l’altérité (political ecology of difference) proposé par Escobar, qui définit une approche intégrée fondée sur l’affirmation identitaire. Reléguant à l’arrière-plan le concept de la domination, cette approche tente d’expliciter et de donner sens à la pluralité des pratiques économiques, écologiques, ainsi que culturelles, qui s’articulent, chez les groupes autochtones, autour de leurs relations avec le monde eurocentrique (Escobar 2008 : 18). À cet égard, le cadre escobarien diffère de celui qui a été conçu par l’écologie politique classique, laquelle vise surtout à interpréter ces mêmes relations en termes de conflits concernant l’accès aux ressources naturelles et au territoire, ainsi qu’à l’accumulation inégale de capitaux, à la dégradation de l’environnement et à la marginalisation des populations qui en sont l’aboutissement invétéré (cf. Robbins 2004). Sans nier – bien au contraire – que ces phénomènes caractérisèrent le développement ferrifère à Schefferville (cf. Bradbury 1979), nous cherchons aussi à comprendre comment, en contexte industriel, a pu s’articuler cette altérité vers laquelle Escobar veut attirer notre attention. Pour nous, l’altérité se saisit notamment par l’étude des récits de vie, ainsi qu’à travers ce que Blaser, Feit et McRae (2004) nomment « projets de vie » (life projects), un concept qui permet de comprendre la « singularité de l’expérience du lieu et de soi, ainsi que le rejet de visions qui prétendent être universelles » (Blaser 2010 : 2). Selon Blaser, les projets de vie s’enracinent dans certaines perceptions individuelles et communautaires de ce que constitue une « bonne vie » (good life), et étant justement imbriqués à des pratiques locales hautement particulières, ils ne peuvent être interprétés seulement en fonction de la vision globalisante et simplificatrice du développement de nature marchande et, plus généralement, du monde moderne (ibid.).

Évolution de l’emploi salarié et des conditions ouvrières

Nous devons être prudents pour éviter qu’une attitude de dépendance ne s’établisse parmi eux. Aussitôt que possible, et de plus en plus, il est attendu que ces Indiens se prennent en charge dans tous les domaines.

J.H. Gordon (ANC 1957a, nous traduisons)

Nous abordons maintenant la question plus pragmatique suivante : Comment les mondes autochtones et miniers coexistèrent-ils à Schefferville ? Un regard sur l’évolution et les conditions du travail salarié chez les Innus et les Naskapis offre une première partie de réponse.

Établissons d’abord que la rencontre des groupes innus et naskapis avec l’industrie au mitan du xxe siècle mena à – et fut la conséquence de – leur relocalisation permanente vers Schefferville (Kaiatushkanut [Kaatuuskaanut]) en provenance d’autres régions du Nitassinan ; ce fut le cas notamment chez les Innus, à partir des territoires côtiers avoisinant Sept-Îles, et pour les Naskapis, des contrées ungaviennes situées autour de Fort-Chimo (Kuujjuaq) et de Fort Mckenzie. Quand des gens de Sept-Îles se rendirent à Schefferville au début des années cinquante, plusieurs entretinrent l’espoir d’y décrocher un emploi au sein de l’industrie minière. Si l’importance du travail salarié avait déjà commencé à émerger chez eux de façon significative, notamment pendant la construction (suivant la guerre) du chemin de fer Québec North Shore and Labrador entre Sept-Îles et Schefferville (fig. 2), ce type de travail s’affirma clairement en tant que stratégie économique dominante après l’ouverture de la mine en 1954. Par contraste, la vente de fourrures procura aux familles naskapies la plus grande partie de leur revenu jusqu’à leur déplacement à Schefferville à l’été 1956, même si quelques hommes participèrent sporadiquement à certains travaux d’exploration dans la partie nord de la fosse du Labrador à partir du milieu des années quarante. Certes, une multitude de facteurs jouèrent un rôle prépondérant dans la transition que ces deux groupes entreprirent vers un mode de vie reposant fortement sur l’économie minière, mais le fait que la chasse (en particulier au caribou) devint difficile et le piégeage beaucoup moins viable – en raison notamment de la raréfaction des animaux à fourrure (dont le castor) et de l’instabilité du prix des peaux – s’avéra particulièrement déterminant. Cependant, comme nous l’illustrerons, le processus d’intégration des communautés innue et naskapie au régime du salariat fut tout sauf linéaire, marqué au passage de maints reculs qui ne furent pas totalement étrangers aux taux de production minéralière oscillants et peu prévisibles (tab. 1).

Figure 2

Deux Innus (Welly et Auguste Jérôme) vont porter du foin pour les chevaux utilisés lors de la construction du chemin de fer : du mille 163, ils doivent se rendre au mille 153

Deux Innus (Welly et Auguste Jérôme) vont porter du foin pour les chevaux utilisés lors de la construction du chemin de fer : du mille 163, ils doivent se rendre au mille 153
(ANQ-C 1952)

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Tableau 1

Production annuelle et estimé du nombre maximal d’ouvriers innus et naskapis employés de façon permanente ou temporaire par la IOC à Schefferville, 1953-1983

Production annuelle et estimé du nombre maximal d’ouvriers innus et naskapis employés de façon permanente ou temporaire par la IOC à Schefferville, 1953-1983
(ANC 1956a ; ANC 1958b ; ANC 1960a ; ANC 1962b ; ANC 1964 ; Désy 1963 ; Grégoire 1976 ; Hammond 1976 ; Hess 1984 ; RNC 1953-1983 ; Robbins 1969 ; Thorn 1969 ; Vakil 1983 ; Wilkinson et Geoffroy 1989)

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Un aîné raconte d’entrée de jeu qu’au cours de la saison 1955, la IOC engagea quelques Innus (Boutet 2009 : I-17a[4]), et il semble que jusqu’à dix d’entre eux y travaillèrent durant cet été-là ainsi que le suivant. Contrairement à ce premier été où neuf des dix travailleurs abandonnèrent avant la fin de la saison et redescendirent vers le fleuve Saint-Laurent, les Innus employés à la IOC durant la saison 1956 obtinrent de « bons résultats », ce qui encouragea fortement les agents régionaux des Affaires indiennes basés à Sept-Îles et à Québec (ANC 1956a, nous traduisons). Ces derniers furent dorénavant convaincus que les familles innues, situées près de leurs territoires de chasse ancestraux, choisiraient d’élire domicile à long terme sur les rives du lac John (ANC 1957b), à l’endroit même où les groupes naskapis partis de l’Ungava les rejoignirent bientôt (fig. 3).

Figure 3

Maisons naskapies bâties par les autorités fédérales pour loger les gens de Fort-Chimo et de Fort Mckenzie déménagés à Schefferville

Maisons naskapies bâties par les autorités fédérales pour loger les gens de Fort-Chimo et de Fort Mckenzie déménagés à Schefferville
(ANQ-C vers 1960)

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Du côté naskapi, au moins dix personnes oeuvrèrent avec différentes compagnies opérant à Schefferville à l’été 1956, et ce malgré leur arrivée tardive à Schefferville à la suite du voyage en canot qu’elles entreprirent au mois de juin à partir de Fort-Chimo (ANC 1956b). Au cours de la saison 1957, en pleine période de croissance de la production (1954-1959), la compagnie Iron Ore, ainsi que les entrepreneurs qui construisaient la municipalité et la station radar mise en place par l’Aviation royale du Canada (dans le but de repérer de possibles incursions d’avions soviétiques), employa pour un temps presque une centaine d’autochtones, un niveau exceptionnellement élevé (ANC 1957b ; Grégoire 1976 : 12). Pourtant, même si le travail disponible à Schefferville augmenta durant les premiers étés (1955-1959), cela ne se traduisit pas nécessairement par l’obtention d’un poste à la mine ; certains autochtones se souviennent en effet qu’il demeurait généralement difficile d’y être engagé, puisque la IOC attribua la plupart des emplois aux travailleurs allogènes venus s’installer (Boutet 2009 : I-16a ; ibid. : N-24a). Même pour ceux qui jouèrent de chance et obtinrent un poste, l’établissement du travail salarié à la mine comme activité économique primaire exigea souvent un ajustement assez sévère. C’est ainsi qu’après la saison estivale de 1956 – une période d’emploi autochtone couronnée de succès, rappelons-le – tous les travailleurs innus furent congédiés ou quittèrent par eux-mêmes pour aller chercher le caribou à l’automne (Grégoire 1976 : 12). Au cours de l’été suivant, un certain nombre de Naskapis affirmèrent à leur tour aux autorités leur désir de retourner chasser et trapper, particulièrement près du lac Wakuach, une région bien familière située à une cinquantaine de kilomètres au nord de Schefferville (ANC 1957c).

Par ailleurs, à la fin de l’année 1957, le Syndicat des Métallurgistes unis d’Amérique (Métallos) fit une percée sur la Côte-Nord et négocia une convention collective de travail pour ses membres à Schefferville, y compris, en théorie, pour les travailleurs autochtones. Par contre, cette convention (entrée en vigueur en 1958) contribua en réalité à entériner leur marginalisation au sein de la société industrielle. À titre d’exemple, un niveau de scolarité équivalent à une neuvième année, combiné à la réussite d’examens techniques, fut établi comme prérequis pour accéder à l’emploi permanent. Ces conditions désavantagèrent fortement les ouvriers innus et naskapis, qui ne possédaient que très peu de scolarité formelle et qui pouvaient à peine lire ou écrire en langue coloniale. Mais en dépit de ces restrictions majeures, il demeura tout de même possible pour certains individus d’être recrutés par la Compagnie ; cette dernière pouvait effectivement enrôler des autochtones puis les renvoyer à la fin de chaque cycle de travail de soixante-cinq jours, les empêchant ainsi de prétendre au statut d’employé permanent – et donc d’être tenus de rencontrer les exigences établies par l’accord syndical. Selon la quantité de travail disponible à la mine, la IOC pouvait même réengager ces travailleurs mis à pied, souvent à peine quelques jours plus tard, maintenant cette pratique d’embauche intermittente jusqu’à la fin de la saison de production (qui s’étendait normalement de mai à octobre). À l’époque, un agent de liaison de la Compagnie expliqua de façon candide qu’il n’était pas le représentant d’un organisme de charité, mais plutôt celui d’un large conglomérat tenu de maximiser les rendements ; étant donné que les travailleurs autochtones devaient être régulièrement démis de leurs fonctions, ceux-ci « se virent attribuer, mis à part une dizaine d’entre eux, des tâches qui ne requéraient aucune responsabilité » (ANC 1961a, nous traduisons). Comme le rapporte aujourd’hui un Innu, cela entraîna une organisation de travail hautement segmentée et hiérarchisée, où « au départ, les postes les mieux payés, les plus accessibles, les plus stables, les plus sécuritaires, les moins difficiles, étaient donnés aux Anglais, et ensuite aux Français. Après on pensait aux immigrants : les Polonais, les Italiens… Et puis par la suite, c’était les autochtones » (Boutet 2009 : I-15a). Au sein de cette pyramide inversée, les employés innus et naskapis, typiquement vingt fois moins nombreux que les travailleurs allogènes, s’affairèrent généralement aux tâches les moins désirables et les plus rudes.

Lorsqu’ils sont interrogés sur le type de travail qu’ils occupèrent à la mine, la plupart des anciens ouvriers innus et naskapis se contentent de décrire leur position comme étant celle de journalier ; fréquemment, ils ajoutent qu’ils y manièrent une pelle, illustrant par cet outil austère la monotonie et la sévérité du travail qui leur était réservé. Ils se remémorent leur routine quotidienne à la Compagnie, alors qu’ils s’éreintaient à creuser et à installer les poteaux d’électricité, à dégager la neige, à transporter des choses ici et là, à participer aux opérations d’échantillonnage, de forage et de dynamitage, à surveiller les courroies et à huiler les machines, à mettre en place des tuyaux, à opérer le concasseur de roches, à faire du ciment, à charger et décharger le train et les aéronefs, à entretenir le chemin de fer, à réparer les instruments, à balayer les entrepôts et à nettoyer les véhicules des grands patrons (fig. 4). Ainsi relégués aux plus bas échelons du classement industriel, les autochtones furent employés à un taux salarial relativement bas qui se situa, aussi tard qu’en 1978, jusqu’à un cinquième en deçà des meilleurs salaires (Hess 1984 : 103). L’un des Innus a résumé comment il considère avoir servi de main-d’oeuvre bon marché pour la IOC : « Tu travaillais avec une pelle. C’était profiter des gens, ça. La main-d’oeuvre autochtone, ça coûtait moins cher, c’était comme ça ici. » (Boutet 2009 : I-01a) De plus, les pratiques de congédiements cycliques instituées par la IOC contribuèrent à empêcher les gens d’accéder aux bénéfices sociaux ainsi que d’accumuler de l’ancienneté (ibid. : I-15a). Par cette méthode, la compagnie minière fut en mesure d’utiliser à son avantage la première convention collective, en bloquant la possibilité d’avancement pour les travailleurs innus et naskapis et en s’assurant ainsi qu’une « armée de réserve ouvrière » sans véritable protection syndicale puisse demeurer à sa disposition et être ajustée en fonction des conditions de production variables et saisonnières inhérentes à l’exploitation du minerai de fer (Bradbury et St-Martin 1983 : 138 ; cf. Marx 1976 : 781-794, industrial reserve army). La Compagnie considérait par ailleurs cette réserve ouvrière malléable comme étant aussi relativement permanente, à cause du taux de roulement de personnel important du côté des travailleurs allochtones, surtout au cours des premières années d’opération. Cela explique notamment qu’elle ne put voir aucun avantage véritable à procurer une formation technique de base à la main-d’oeuvre autochtone pour éventuellement la conduire vers des postes moins marginaux (et donc moins malléables).

Figure 4

Deux hommes, dont l’ouvrier innu Augustin Vollant, s’affairent à remplacer une dent sur une benne de pelle Marion, près de la mine Redmond, Schefferville

Deux hommes, dont l’ouvrier innu Augustin Vollant, s’affairent à remplacer une dent sur une benne de pelle Marion, près de la mine Redmond, Schefferville
(ANQ-C 1969)

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À la fin des années cinquante, lorsque la construction de la municipalité et de la station radar s’achevèrent et qu’en parallèle le taux de production du minerai se contracta, entre 1959 et 1961, dû à une récession au niveau de la consommation mondiale en acier (Bradbury et St-Martin 1983 : 131), le nombre d’emplois disponibles à Schefferville chuta considérablement. À l’automne 1960, la IOC rencontra de grandes difficultés à écouler sa production et congédia « la moitié de son personnel », ce qui affecta aussi les travailleurs autochtones, dont plus d’une quarantaine se retrouvèrent sans emploi (ANC 1960a, nous traduisons). Dans ce contexte économique moribond, les agents locaux des Affaires indiennes se félicitèrent que les Innus et les Naskapis pourraient sans doute continuer – en vertu de leur statut temporaire – à servir de « groupe de travail facilement accessible que la Compagnie peut utiliser sur une base quotidienne » (ibid., nous traduisons). Ce moment ne fut toutefois pas non plus sans inquiétudes ; en effet, les autorités se tracassèrent quand elles apprirent que, en plus d’une vingtaine d’individus qui étaient déjà occupés à chasser au cours de cet automne, « quelques Indiens qui ont été mis à pied prévoient retourner à leurs lignes de piégeage jusqu’à ce qu’un emploi salarié soit à nouveau disponible pour eux » (ANC 1960b, nous traduisons). Tout en reconnaissant ce problème de chômage épisodique comme étant largement hors du contrôle des communautés, les Affaires indiennes planchèrent néanmoins sur une politique paternaliste ayant pour but d’inciter tous ceux qui se trouvaient sans travail – les soi-disant « membres non-productifs » de la communauté – à redoubler d’ardeur en vue de (re)joindre dès que possible le salariat (ANC 1960c). Le plan cibla spécifiquement les Innus : parce qu’étant de façon générale mieux habitués au travail salarié, ces derniers devaient servir d’exemple et d’inspiration aux Naskapis, et non pas nuire à leur évolution (ANC 1961b).

C’est ainsi qu’au début de l’année 1962, la politique classique du « sans travail, pas de rations » (cf. Miller 1989 : 174) fut mise en branle. Sur la base des fiches personnelles et des multiples enquêtes sur la main-d’oeuvre, et usant de menaces d’interrompre les allocations fédérales, cette politique devait forcer tous les Innus « non productifs » à redescendre par leurs propres moyens vers la côte et à réinstaller leur famille sur les réserves de Sept-Îles et de Maliotenam (ANC 1962a). Or, il s’avéra que les familles innues refusèrent pratiquement toutes d’obtempérer ; lorsque, tard à l’été 1962, la IOC fut soudainement contrainte de procéder à un nouvel abaissement de son niveau de production et congédia plus d’une cinquantaine de travailleurs autochtones, les autorités se résignèrent à mettre leur plan au rancart. À ce stade, il était en effet devenu irréaliste de vouloir relocaliser tous les chômeurs dans les réserves côtières, et le gouvernement n’eut d’autre choix que de continuer à fournir l’aide pour tous (ANC 1962b).

Mis à part cet épisode de congédiement en masse, le nombre d’individus autochtones employés à la mine augmenta généralement jusqu’au milieu des années soixante, à une période où la IOC procéda à d’importants travaux d’expansion dans la région du lac Carol et maintint un taux de production assez constant entre 1963 et 1968. Plusieurs se souviennent qu’à cette période, beaucoup de gens travaillaient à la Compagnie et que celle-ci détenait une emprise croissante sur la situation économique des familles autochtones à Schefferville (Boutet 2009 : I-01a). En août 1964, par exemple, seulement quatorze Innus travaillaient à l’extérieur de la IOC, sur un total de cinquante hommes et femmes ayant un emploi (par rapport à quarante sur un total de cinquante en 1956). Trois hommes travaillaient comme guides pour des camps de pêche, cinq étaient journaliers pour la municipalité ou pour le service aérien, deux occupaient des emplois étudiants et s’apprêtaient à retourner sur les bancs d’école, un nettoyait la route du chemin de fer et coupait du bois au mille 86, et, finalement, deux femmes étaient employées comme infirmières, alors qu’une travaillait comme aide-cuisinière à l’hôtel Montagnais (ANC 1964). La communauté naskapie, quant à elle, retira près de quatre-vingt quatorze pourcent de son revenu total d’emploi de la IOC entre janvier 1965 et juin 1966, par contraste avec moins de cinq pourcent de son revenu tiré de l’emploi municipal, du travail de guide et du piégeage réunis (Robbins 1969 : 124). De fait, non seulement le travail rémunéré non industriel se faisait-il plus rare, mais il était aussi beaucoup plus temporaire et moins lucratif que le travail minier, qui malgré tout demeurait lui-même très variable et essentiellement estival, n’offrant pas de sécurité financière vraiment étanche.

D’ailleurs, une nouvelle convention de travail négociée en 1965 (mise en vigueur l’année suivante) eut pour but, du point de vue des Métallos, de s’attaquer à cette instabilité omniprésente ; à cet effet, le Syndicat voulut régulariser les statuts d’emplois temporaires et ainsi « mettre tous les travailleurs sur le même pied d’égalité » (Grégoire 1976 : 14). Comme en 1958, cependant, le nouvel accord compliqua la participation autochtone à l’économie industrielle, notamment en groupant tous ceux qui ne rencontraient pas les exigences de la Compagnie – particulièrement (et toujours), la reconnaissance d’au moins neuf années de scolarité – au sein d’une nouvelle catégorie d’employés dits « secondaires ». Même s’ils étaient dorénavant éligibles à la permanence, ils se trouvaient en contrepartie confinés à une poignée d’emplois journaliers peu désirables, listés sous l’Annexe H de la convention, sans possibilité d’avancement. De toute évidence, les représentants syndicaux étaient conscients de l’effet marginalisant de ces accords, mais leur réaction se limita à des affirmations plutôt défensives quant au fait que les Métallos « n’avaient rien à voir avec la discrimination apparente dont souffrent les Indiens » (ANC 1961c, nous traduisons), ainsi que de vagues garanties offertes aux autorités fédérales quant à leur dévouement entier et total au « placement » des travailleurs innus et naskapis (ANC 1960a).

De leur côté, les travailleurs autochtones allèrent rarement chercher eux-mêmes l’appui des Métallos pour contester certaines situations qu’ils jugeaient injustes, notamment en raison de la barrière linguistique (Boutet 2009 : I-15a ; ibid. : I-30b). En fait, plusieurs d’entre eux étaient à peine au courant de l’existence du Syndicat, se considérant « sans aucune protection » (ibid. : N-25a, nous traduisons), et très peu participèrent aux procédures de grief (Hess 1984 : 105). C’est pourquoi peu d’avancées concrètes furent obtenues avant que ne s’organisent certaines revendications autochtones au cours des années soixante-dix. Durant cette décennie, deux renégociations de la convention collective, mais surtout de courtes grèves que les ouvriers innus organisèrent à Sept-Îles en 1973 et en 1975, leur permirent d’obtenir entre autres qu’un plus grand éventail d’emplois puissent être listés sous l’Annexe H. L’arrêt de travail illégal d’août 1975 reçut même l’approbation (apparemment a posteriori) des Métallos, qui le qualifièrent de « victoire éclatante » et de « percée dans les droits de la gérance » (ANQ-C 1975a). Du côté de la IOC, les officiels se promirent de ne jamais plus céder à une telle résistance autochtone, puisque, à leurs yeux, il s’agissait là d’un affront ultime à ce que la Compagnie considérait être sa longue contribution au bien-être des « Indiens » (ANQ-C 1975b).

Pourtant, les faits peuvent difficilement supporter une telle affirmation, car, tout au long de leur participation aux activités minières à Schefferville, très peu de travailleurs innus ou naskapis furent en mesure de cheminer au sein de la rigide hiérarchie industrielle que la compagnie minière et le géant du syndicalisme nord-américain s’accordèrent à édifier. En effet, il s’avéra que les modestes gains des ouvriers autochtones, obtenus trop tardivement, s’insérèrent bien mal dans la trajectoire historique qu’allait finir par emprunter le développement ferrifère au Moyen-Nord québécois. Après que la IOC eut employé une soixantaine d’Innus ou de Naskapis (Thorn 1969 : 24) et acheminé plus de six millions de tonnes de fer à Sept-Îles au cours de l’année 1968 (RNC 1968), la production du minerai entra dans une phase manifestement erratique qui tendit généralement vers la baisse, entraînant avec elle un flot continu d’incertitudes pour la main-d’oeuvre autochtone. Une décennie plus tard, à partir de la fin des années soixante-dix, une crise grave toucha l’industrie sidérurgique nord-américaine, qui perdit du terrain face à l’Europe et au Japon (Vallières 1989 : 310), tandis qu’en parallèle la concurrence avec d’autres nations productrices de fer comme l’Australie, la Russie, l’Inde et le Venezuela s’intensifiait déjà depuis plusieurs années (Paquette 2000 : 125). Les opérations de Schefferville, qui extrayaient un minerai de plus faible teneur à un coût comparativement élevé, ressentirent rapidement les contrechocs de ces pressions au niveau mondial ; après 1975, la IOC ne put jamais produire annuellement au-delà de cinq millions de tonnes de minerai. C’est alors que le travail disponible commença à manquer de façon plus définitive, autant pour les employés autochtones qu’eurogènes. Chez les Naskapis, la compagnie IOC n’embaucha aucun nouveau travailleur à partir de 1975 (Wilkinson et Geoffroy 1989 : 103) ; de plus, dans la période menant à la fermeture, ils perdirent quatre employés permanents alors que les Innus de leur côté en virent vingt-six rentrer au bercail. Pendant ce temps, la IOC faucha trois cent cinquante-cinq ouvriers blancs entre 1976 et 1980 (Bradbury et St-Martin 1983 : 137). Un aîné innu se souvient de toute l’anxiété associée à cette période de ralentissement, dont plusieurs saisirent rapidement toute la portée : « Les gens l’avaient prédit que la Compagnie allait fermer, plusieurs années auparavant. C’est pour ça que c’était difficile, parce que nous savions déjà qu’elle allait fermer. » (Boutet 2009 : I-30a) À l’automne 1981, un peu plus d’un an avant l’annonce officielle de la fermeture de la mine par Brian Mulroney à Schefferville, la IOC ne faisait plus travailler que six ouvriers innus et dix-huit naskapis (Vakil 1983 : 140 ; Hess 1984 : 60), une diminution de près de soixante-quinze pourcent par rapport aux meilleures années.

Figure 5

Ancienne mine située à quelques kilomètres au nord-ouest de Schefferville

Ancienne mine située à quelques kilomètres au nord-ouest de Schefferville
(Photo Jean-Sébastien Boutet, septembre 2009)

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Tout compte fait, rarement plus de la moitié des hommes innus ou naskapis en âge de travailler étaient employés à la mine au cours d’une année, mis à part certaines saisons exceptionnelles où des sommets furent atteints, comme en 1962, quand cinquante-six Innus et vingt-sept Naskapis – sur un total de cent trente-huit individus disponibles pour le travail – s’y occupèrent pour une partie de l’été (Désy 1963 : 64 ; Thorn 1969 : 24). Rappelons de plus le caractère éphémère de ce labeur : lorsque la IOC renvoya subitement la majorité de son effectif innu-naskapi au mois d’août de ce même été 1962 (voir ci-haut), le taux d’emploi autochtone à la Compagnie, d’apparence élevé puisqu’il oscillait autour de soixante pourcent, plongea soudainement à moins de vingt. En même temps que ces communautés devinrent de plus en plus dépendantes des salaires pour subvenir à leurs besoins à Schefferville, il leur fut en général difficile d’obtenir un travail stable et satisfaisant. En conséquence, non seulement l’aide gouvernementale resta significative pendant la période de production minière – elle représenta environ un tiers des revenus de la communauté naskapie entre 1965 et 1966, à un moment où l’emploi fut relativement élevé (Robbins 1969 : 124) –, mais également, même d’un point de vue strictement économique, il ne s’avéra pas possible pour les familles autochtones d’abandonner leurs activités cynégétiques.

La vie sur le territoire

Tout le monde chassait encore beaucoup : quand les gens ne travaillaient pas, ils sortaient sur leurs terres. Ils ne descendaient pas au sud pour aller s’amuser ; ils retournaient à leur façon traditionnelle de vivre. Au nord, c’est là qu’ils prenaient leurs vacances. Toute la famille se retrouvait dans un bel état d’esprit, les gens habitaient les tentes à nouveau. Après, ils retournaient à leur nouveau mode de vie.

Un Naskapi de Kawawachikamach (Boutet 2009 : N-23a, nous traduisons)

Il ne fait pas de doutes que les activités de la IOC à Schefferville causèrent une série de problèmes pour la vie des Innus et des Naskapis sur le territoire, et qu’en ce sens la coexistence des mondes autochtones et miniers fut souvent tendue. D’une part, le temps disponible pour la chasse se présenta comme un enjeu majeur pour les ouvriers autochtones : une grande partie de la semaine étant vouée à l’acquisition d’un salaire, il devint difficile de se déplacer sur de longues distances, ce qui fit que certaines familles, dont le territoire de chasse était loin de Schefferville, durent s’ajuster en chassant plus près de la municipalité. De ce fait, l’espace exploité rétrécit et les activités cynégétiques furent davantage centrées sur la pêche, la chasse au petit gibier et le piégeage, étant donné que, contrairement au caribou, ces animaux pouvaient être tués plus facilement à proximité du village (Boutet 2009 : N-25a). À l’hiver 1976, par exemple, Hammond calcula que, de toutes les chasses auxquelles participèrent vingt-deux ménages naskapis aux environs de Schefferville, à peine un peu plus d’une sur dix mena à la prise d’un caribou, les chasseurs ne rapportant pratiquement que du grand corégone, du grand brochet, de la truite grise et du lagopède des saules (Hammond 1976 : 13). D’autre part, parallèlement à ces contraintes de nature temporelle, les activités industrielles imposaient aussi aux chasseurs des obstacles physiques significatifs autour de Schefferville. À cause du forage et de l’exploitation de carrières à ciel ouvert parsemées à travers le territoire (fig. 5), les autochtones devaient compter sur les routes minières pour accéder à certains terrains de chasse. Cependant la IOC surveillait de près l’accès à ces routes, notamment à l’aide d’une barrière située sur la route principale qui menait au chantier minier. À cet endroit, les chasseurs devaient continuellement justifier leur va-et-vient aux agents de sécurité, ce qui les obligeait à s’exprimer dans une langue qu’ils maîtrisaient peu ; normalement les autorités leur donnaient la permission de circuler, mais elles « pouvaient aussi, à leur discrétion, ne pas autoriser le passage » (Boutet 2009 : I-15a). Un chasseur innu se rappelle ainsi avec un sérieux mécontentement le contrôle quasi arbitraire qu’exerça la IOC au moyen de cette barrière : « Des fois ils ne voulaient pas nous laisser notre liberté d’aller à l’endroit où nous voulions. C’était une des choses que la Compagnie a faites ici qui n’était pas correcte. » (ibid. : I-19a) Cette sentinelle intimida même les chasseurs au point où certains d’entre eux la décrivent comme une restriction complète d’accès et de mouvement imposée par la Compagnie sur une partie du territoire (ibid. : I-29b).

En raison de ces contraintes dans le temps et dans l’espace, plusieurs familles innues et naskapies se retrouvèrent à exercer leurs activités plus près de Schefferville, et certaines frictions émergèrent concernant l’espace cynégétique. En novembre 1954, lors de l’agrandissement de la réserve à castor du Saguenay qui intégra les terres à proximité du lac John et de Schefferville, le gouvernement du Québec les divisa en lots qui voulurent respecter les limites des territoires de chasse ancestraux. Bien qu’à partir de ce moment, certaines activités telles que le recensement des populations de castor et la prise du caribou fussent réservées aux propriétaires de lots, ces derniers devaient par ailleurs obtenir, « au même titre que les Canadiens, […] un permis de chasse et de pêche délivré par la province de Québec » (Désy 1963 : 29 ). Si les régimes fonciers autochtones en place au Nitassinan admettaient différents degrés de mobilité territoriale et de communautarisme, selon qu’un groupe de chasse provenait des régions sud-ouest ou nord-est de la péninsule Québec-Labrador (cf. Mailhot 1993 : 138-139), le système de gestion du territoire implanté autour de Schefferville – à la limite de ce grand axe géographique – renforça néanmoins certaines frontières de chasse intergroupes et limita le mouvement des chasseurs. À l’été 1957, par exemple, lorsqu’un agent des Affaires indiennes se rendit à Schefferville pour déterminer s’il était possible de réserver des lignes de piégeage pour les Naskapis aux environs du lac Wakuach, il apprit que cette région était déjà occupée par des trappeurs innus, qui y administraient le lot numéro 203 que le gouvernement du Québec attribua à la famille Jean-Pierre (ANC 1957c). Il semble qu’aucune solution bureaucratique vraiment convenable ne put être développée concernant cette congestion territoriale. Par contre, en dépit du découpage rigide et exclusif de l’espace favorisé par la réserve à castor, qui confirma « la prise de contrôle par l’État du territoire » (Laforest et al. 1983 : 183), l’anthropologue Pierrette Désy décrivit un régime informel développé conjointement par des individus innus et naskapis, qui consistait à obtenir d’abord l’accord préalable du propriétaire de lot (typiquement innu), pour ensuite échanger avec lui les fruits de sa chasse et ainsi permettre un accès plus élargi (notamment pour les Naskapis) aux ressources animales (1963 : 27). Il appert toutefois que cette structure ad hoc ne parvint pas pour autant à éliminer complètement les pressions que l’engorgement du territoire exerçait sur les populations fauniques locales, dont dépendaient toujours des centaines d’autochtones entassés à Schefferville (Hammond 1976 : 19).

Par ailleurs, si les gens de Schefferville font peu de cas de tensions concernant le partage de l’espace de chasse avec les travailleurs miniers blancs, ou encore de pressions que ces derniers auraient pu entraîner sur la faune (Boutet 2009 : I-30a), plusieurs personnes rapportent avec une certaine amertume que les ouvriers et gestionnaires allochtones participèrent fréquemment à des pêches de fin de semaine. Au lac Attikamagen, en particulier, des haut-placés de la IOC édifièrent des chalets pour leurs propres loisirs estivaux et surpêchèrent le lac. Pour certains, l’endroit devint rapidement hors d’accès :

Le Blanc ne chassait pas beaucoup mais il dérangeait les lacs et les poissons. Le Blanc allait à la pêche quand il voulait, il remplissait les filets. Il n’y avait plus de poissons, les lacs étaient vides. Il y avait tellement de monde au lac Attikamagen que le poisson a disparu.

ibid. : I-29b

Ils avaient tous leurs propres chalets à eux. Tu ne pouvais plus aller là-bas. C’était dangereux, parce qu’ils ne voulaient pas voir personne.

ibid. : I-29a

Les autorités minières contribuèrent également à étayer la reterritorialisation du Nitassinan et des espaces cynégétiques en rebaptisant, par exemple, un bras du lac Attikamagen pour lui attribuer le nom de Iron Arm, ce qui soulignait de façon évocatrice leur tentative d’écarter l’histoire et la signification profonde des lieux autochtones (en naskapi, Kaachikaayaahch signifie ‘l’endroit où il se rétrécit’) pour les supplanter par celles de l’univers minier (‘l’arme/le bras en fer’). Un ancien travailleur innu décrit ici ce processus – dont il attribue la responsabilité aux administrations provinciales – qui effaça deux toponymes hydrographiques importants près des carrières à ciel ouvert :

Le gouvernement a fait des cartes et il n’a pas donné les vrais noms à ces lacs-là. Il a fait ça avec toutes nos rivières et tous nos lacs, comme si c’était à lui.

Le lac Le Fer s’appelait auparavant Upapushteshu. Pourquoi a-t-il appelé ça le lac Le Fer ? S’il y avait eu du fer, ne l’auraient-ils pas pris ? Ils n’ont rien pris comme fer là-bas. Il était comme ça, le gouvernement. La rivière Howells, elle s’appelait dans le temps Papateu-shipu. Il a pris le nom d’un prospecteur, ou quelqu’un comme ça, et il a mis son nom là. Mais les Innus, ils n’utilisent jamais leur propre nom pour nommer les lacs et les rivières.

ibid. : I-21b

Des recherches scientifiques concernant la biogéographie régionale menées par le McGill Subarctic Research Laboratory contribuèrent aussi, à leur façon, à affermir la transformation exogène du territoire autochtone. Cette base de recherche (fig. 6), que le climatologue Kenneth Hare fonda à Schefferville et qui opéra douze mois par année à partir de 1954, se trouva intimement liée à la croissance du site minier, puisque « le financement attribué par l’industrie et le gouvernement garantit la productivité de la recherche et l’attribution de subventions pour soutenir le fonctionnement du poste » (MUA 1990-1991, nous traduisons). En retour, le laboratoire mena d’importantes activités de recherche appliquée dont les résultats permirent à la IOC de cartographier le pergélisol (MUA 1973) et de parfaire les connaissances techniques nécessaires à la conduite d’opérations de forage et de dynamitage en milieu subarctique (Hackman 1957 : 6).

Figure 6

Bâtiment obsolète du McGill Subarctic Research Laboratory, Schefferville

Bâtiment obsolète du McGill Subarctic Research Laboratory, Schefferville

(Photo Jean-Sébastien Boutet, novembre 2008)

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Les Innus et les Naskapis estiment d’ailleurs que ce sont précisément ces travaux, non seulement de forage et de dynamitage mais aussi de concassage, qui contribuèrent à disperser les hardes de caribou de la région de Schefferville, notamment à cause du bruit et de la poussière qui en résultèrent. Un chasseur naskapi relate cette histoire :

Quand la compagnie minière était ici, il y a eu beaucoup de changements au territoire, à l’environnement, aux animaux sauvages. Les caribous ne venaient plus à cause de la dynamite. Ils n’ont eu aucune chance. Les gens devaient aller loin, pour pouvoir en trouver un ici, un là-bas. Nous étions tellement loin, mais nous pouvions quand même entendre les explosions.

Boutet 2009 : N-24c, nous traduisons

Le déclin du caribou au moment de la phase minière, ainsi que le possible lien de causalité entre ces événements, est particulièrement difficile à établir sur la seule base des données écologiques, étant donné que le recensement des hardes de Caniapiscau et des rivières George et McPhadyen ne débuta qu’après 1954. En fait, on considère que les années comprises entre 1958 et 1984 correspondaient avec une véritable explosion du caribou de la rivière George (de loin la plus importante des trois hardes en nombre absolu), ainsi qu’à l’agrandissement de son aire de distribution vers l’ouest et vers le sud, c’est-à-dire en direction de Schefferville. Toutefois, l’étude de données historiques semble démontrer que, bien qu’au cours de cette période inflationniste la harde ait cherché à établir une poignée de centres hivernaux et de rut aux environs de la mine, la région demeura visitée de façon plutôt marginale (Bergerud et al. 2008 : 3, 41, 88-89, 322-326). En d’autres termes, on ne saurait voir à travers ces observations de croissance démographique et d’expansion territoriale une opposition directe à la thèse du déclin observé localement par les groupes autochtones, surtout que cette dernière renvoie à un espace géographique relativement restreint par rapport au territoire couvert par le caribou migrateur de la rivière George (qui, incidemment, voyagea à l’ouest aussi loin que la baie d’Hudson, et au sud, que le cinquante-deuxième parallèle, entre 1973 et 1994 [ibid.]). Du reste, la grande majorité des études qui ont été menées dans le but d’évaluer l’impact du développement humain sur le comportement du caribou conclurent que l’animal tend effectivement à réduire de façon significative l’utilisation d’une aire territoriale se situant à l’intérieur d’un rayon de cinq kilomètres des infrastructures ou d’autres activités perturbatrices, et ce pendant des semaines, des mois, voire des années suivant leur implantation (Vistnes et Nellemann 2008).

Il est bien connu des chercheurs allochtones que cet animal potentiellement fort sensible aux bouleversements anthropogéniques qu’est le caribou occupe un rôle fondamental chez les Innus et les Naskapis. Dès la fin des années vingt, Duncan Strong décrivit la relation étroite entre les chasseurs naskapis, l’animal tué, et son maître (Leacock et Rothschild 1994 : 144). D’après la zoologie innue, les royaumes animaux sont en effet gouvernés par des maîtres, ces êtres mythiques dont les chasseurs doivent obtenir l’assentiment avant de pouvoir abattre les animaux sur lesquels ils veillent (Mailhot et Bouchard 1973 : 61). Contrôlé par le maître-caribou (Kanipinikassikueu [Kaanipinikischikwaaw]), l’animal est aussi protégé par son esprit ; pour le chasseur, gaspiller ou omettre de partager les fruits de sa prise peut conduire à offenser Kanipinikassikueu et risque d’engendrer de sérieuses répercussions pour lui-même et les membres de sa famille (Mestokosho 1977 : 122). Bien que ces croyances aient continué d’être modifiées et actualisées jusqu’à ce jour, Loring nous rappelle le profond respect que les Innus et les Naskapis entretiennent toujours envers le caribou, et l’importance ininterrompue que celui-ci a tenue à travers toutes les phases de leur histoire :

Les traits humains fondamentaux tels que la coopération, le langage et l’appartenance sociale, ont été forgés pour la première fois, ou à tout le moins renforcés, autour des feux de camp de l’ère pléistocène, autant au sein de l’Ancien monde que du Nouveau, alors que les familles de chasseurs cherchèrent à capturer et à tuer le caribou ainsi qu’à apaiser l’esprit des animaux et des maîtres-animaux.

Loring 2008 : 124

Quand le caribou se fit rare aux environs de Schefferville, ces importantes significations sociales, économiques et religieuses se trouvèrent compromises, et les gens de Schefferville répondirent immédiatement à cette situation qu’ils considéraient comme grave.

Le cas de la chasse au caribou pendant la période minière souligne de façon particulièrement saillante l’importance que les familles autochtones attachèrent alors au maintien de liens sociaux-territoriaux d’origine millénaire. Pour faire face à l’éloignement des hardes de caribou, les Innus et les Naskapis racontent qu’ils durent se déplacer sur de longues distances pour aller chercher l’animal, bien que les possibilités de déplacements fussent limitées par le temps et les ressources disponibles. En outre, ces contraintes firent que les travailleurs devaient attendre jusqu’aux fins de semaine, aux rares périodes de vacances plus longues, ou encore à leur congédiement saisonnier pour se rendre à l’intérieur des terres. Certains se souviennent cependant que de telles occasions étaient trop rares pour permettre de chasser selon les besoins, expliquant qu’ils s’étaient trouvés régulièrement dans l’obligation de quitter leur travail de façon indépendante, en demandant d’abord la permission au contremaître : « Tu avais l’autorisation de tes patrons. Ils te donnaient un emploi et tu avais le droit de chasser, mais il fallait demander l’autorisation. » (Boutet 2009 : I-30a) En fait, selon le moment choisi par les autochtones pour aller chasser, leur décision de quitter leur travail pouvait parfois très bien convenir à la haute direction de la Compagnie ; après tout, celle-ci congédiait elle-même ses employés autochtones de façon régulière dans le but d’ajuster sa main-d’oeuvre en fonction des saisons, des conditions de production et, en particulier avant 1966, pour éviter que ceux-ci n’aspirent au statut de travailleur permanent.

Certains employés, par contre, se préoccupaient à peine de demander la permission pour s’absenter, tout simplement en ne se présentant pas au travail. Étant donné que la Compagnie avait constamment besoin de leur force de travail, ils soutiennent qu’il leur était même assez aisé d’être réengagé à leur retour, en dépit du surplus de main-d’oeuvre autochtone présent à Schefferville : « Je ne travaillais pas tout le temps : le printemps et l’été seulement. L’automne et l’hiver je chassais. La Compagnie laissait faire ça, elle nous reprenait. C’est nous-mêmes qui partions, on était congédiés, et quand on revenait ils nous reprenaient. » (ibid. : I-29b) D’autres mineurs autochtones se souviennent plutôt du désir des contremaîtres de dicter de façon stricte les termes de leurs conditions d’emploi en leur imposant régulièrement de travailler de longues heures qui pouvaient s’étaler sur plusieurs journées consécutives, sans possibilité d’obtenir un congé ; c’est dans ces circonstances qu’ils durent parfois réagir, tel qu’ils l’arguent, en se tournant vers la pratique de l’absentéisme, surtout durant les périodes importantes pour la chasse. En refusant ainsi de se soumettre aux horaires de travail industriel, ces travailleurs devaient en contrepartie sacrifier une certaine stabilité d’emploi ainsi que l’espoir de recevoir des avantages sociaux ou d’accumuler de l’expérience, pour conserver la liberté de partir sur le territoire lorsqu’ils le souhaitaient. Un chasseur qui a travaillé à la IOC sous la classification d’employé saisonnier résume en ces termes le compromis auquel il dut constamment se plier : « Ceux qui ont atteint vingt-cinq ans ont eu les bénéfices, ils ont eu une pension. Je n’ai jamais eu de bénéfices, parce que je partais chasser, et je revenais travailler à la Compagnie. Je n’ai pas eu de pension. » (ibid. : I-29b)

Pour certaines familles, une des stratégies utilisées pour faire face à la raréfaction de la faune locale et s’éloigner de l’embouteillage des terres avoisinant Schefferville était de prendre le train ou d’emprunter la route de service en direction du complexe hydroélectrique de Menihek, pour ensuite parcourir les chemins secondaires en canot, à pied ou en motoneige (Laforest et al. 1983 : 198). Quant à la chasse au caribou (surtout pratiquée tôt à l’automne et tard à l’hiver), son maintien requérait l’adoption de mesures encore plus radicales. Plusieurs familles se souviennent que, si l’on chassait le caribou sédentaire non loin au sud-ouest de Schefferville (ibid. : 211), elles devaient monter régulièrement à bord d’avions pour couvrir de grandes distances et ainsi atteindre rapidement et efficacement les hardes migratrices, et ce, aussi loin que le lac Champdoré ou les rivières George et Caniapiscau. Jusqu’à un certain point, il semble que ces chasses au moyen d’avions nolisés permirent effectivement aux familles autochtones d’accroître leurs rencontres avec le caribou dispersé : ainsi, cent quarante-trois chasses naskapies recensées par Hammond entre janvier et mars 1976 près de Schefferville ne fournirent que trente-six caribous, alors qu’une seule chasse menée par six individus ayant voyagé vers le lac Erlandson sur une période aussi courte que neuf jours permit à ceux-ci d’en rapporter cinquante-huit (Hammond 1976 : 12, 20). En dépit de ces succès, le fardeau économique impliqué par ces déplacements fut souvent prohibitif, les dépenses pouvant se chiffrer à quelques milliers de dollars pour une seule sortie de quelques jours ; les travailleurs miniers, grâce à leur salaire, faisaient donc partie de ceux qui pouvaient se permettre le plus régulièrement d’aller chercher le caribou. Au cours de son étude, Hammond remarqua d’ailleurs que, dans le cas des ménages dont la IOC employait au moins un membre, non seulement ceux-ci chassaient plus souvent que les autres ménages mais, de plus, ils ramenaient un nombre plus élevé de caribous et une plus grande quantité de viande comestible (ibid. : 12, 21), dont ils faisaient aussi profiter les aînés ou les autres membres de la communauté qui ne pouvaient participer à ces chasses, comme le raconte ici l’un d’entre eux : « En se rendant à la rivière George, nous prenions un avion pour lequel nous devions dépenser deux à trois mille dollars, tout ça pour ramener du caribou ici pour les gens. » (Boutet 2009 : N-24b, nous traduisons) Pour ces chasseurs-mineurs, la poursuite du caribou pendant la période minière fut certainement peu viable d’un point vue économique, surtout lorsqu’ils devaient abandonner l’emploi salarié de façon temporaire ou même définitive. Mais, comme les histoires et les projets de vie de chaque individu contribuent à le mettre en relief, c’est au gré d’un agencement complexe de pratiques non seulement économiques mais aussi écologiques et culturelles, conciliant à la fois le travail à la mine et la vie sur le territoire, que les Innus et les Naskapis construisirent leur propre relation au monde industriel.

Récit d’un Innu de Matimekosh

L’une des leçons principales que j’ai apprise de ces femmes est que les récits qui semblent procurer l’éclairage le plus utile sont inévitablement ancrés aux contextes locaux, hautement particuliers, et spécifiquement culturels.

Julie Cruikshank (1998 : xii)

L’un de ces récits est celui de Napaien (Boutet 2009 : I-28c) avec qui nous avons discuté, en compagnie de plusieurs membres de sa famille, à son domicile dans la réserve innue de Matimekosh, au cours de l’automne 2009. Âgé de 73 ans, Napaien se souvient d’avoir fourni de grands efforts en marchant sur de longues distances, en particulier à l’époque où, jusqu’à l’âge de 17 ans, il accompagnait son frère qui « traînait ses enfants dans le bois avec le toboggan » (ibid.). Lui-même s’affairait surtout à bûcher du bois, ce qui était encore plus exigeant que l’emploi qu’il occupa plus tard à la mine, étant donné que, comme il l’explique, « il y avait toujours du travail et il fallait porter le caribou sur nos épaules » (ibid.). Dès les années quarante il fréquenta la région de Schefferville, où il se rendit à pied et en canot à partir du fleuve Saint-Laurent ; c’était un endroit où, à l’époque, « il n’y avait rien, ni même personne » (ibid.). Il conduisit là des activités d’exploration avec quelques autres Innus et installa bientôt un petit campement à Natakameikan (lac Attikamagen) pour faciliter sa participation au travail minier et à la chasse. Ce n’est que peu de temps après l’ouverture de la mine qu’il retourna à Schefferville de façon plus permanente, après être monté à bord du train à Sept-Îles. Il se souvient des premières années et des conditions ouvrières difficiles, qui ne l’empêchèrent tout de même pas de travailler pour la IOC pendant plusieurs saisons :

Je suis arrivé ici en 1956, au mois de mai. Ma mère était à Sept-Îles, et moi je suis parti chercher du travail. À mes débuts j’ai commencé avec des entrepreneurs en tant que menuisier. J’ai travaillé dans des petits emplois comme ça pendant deux ou trois ans. On avait de la misère à rentrer à la compagnie IOC à cause des Blancs. Il n’y avait pas beaucoup d’Indiens qui y travaillaient.

J’ai commencé avec la Compagnie en 1958, mais j’ai perdu un an. J’ai été mis à pied, puis j’ai recommencé à travailler en 1959. C’était comme un réengagement. En tout, j’ai quand même réussi à travailler vingt-cinq ans, jusqu’en 1982. Nous étions bien traités à la Compagnie, sauf pour la rémunération. Ils ne voulaient pas nous payer cher : en vingt-cinq ans, je n’ai même pas atteint dix piastres de l’heure. Ce n’était pas seulement moi, mais beaucoup d’autres gens aussi.

J’exécutais toutes les tâches qu’on me disait de faire. C’était forçant. L’hiver, le travail était de pelleter, de transporter des affaires ; il y avait beaucoup de journaliers. Nous n’étions pas difficiles. C’est surtout la persévérance qui m’a amené à être bien à la Compagnie, à être stable. À un moment donné je me suis retrouvé au même endroit. J’ai été dix-sept ans près du viaduc où passait le train, à l’endroit où il y a des grands terrains vagues, à faire du ciment.

ibid.

Les conditions de vie étaient ardues pendant cette période, particulièrement au lac John, où il vécut jusqu’en 1972, avant de déménager dans la nouvelle réserve de Matimekosh. Il se rappelle avoir été « dans la misère » à cette époque, surtout parce qu’il était difficile d’harmoniser le travail salarié avec les autres tâches quotidiennes nécessaires à la subsistance (ibid.). Sa femme Pinishit l’interrompt et ajoute :

C’était plus dur pour les femmes au lac John. Les femmes s’occupaient d’aller chercher le bois de chauffage dans la forêt pendant que les hommes travaillaient à la mine. Elles allaient chercher le bois à la main, il n’y avait pas de scie mécanique. Il fallait aussi aller chercher l’eau. C’était difficile.

ibid. : I-28d

Malgré tout, Napaien demeure fier d’avoir travaillé à la mine parce que, comme il le souligne, « je pensais aux miens » (ibid. : I-28c). C’est aussi en pensant aux siens qu’il s’efforça de poursuivre ses activités sur le territoire, même si cela exigeait qu’il s’éloigne d’eux lors des journées de repos. Leurs habitudes alimentaires changèrent aussi, étant donné que les chasses de fin de semaine ne permettaient pas vraiment d’aller chercher le caribou, plus rare et plus lointain :

Je chassais souvent pendant que je travaillais à la mine, quand il y avait des congés. Samedi et dimanche je partais à la chasse pour faire des provisions de poisson et de perdrix, pour que mes enfants en mangent. La Compagnie, elle, dérangeait la chasse, surtout quand elle dynamitait. Le caribou s’en allait ailleurs.

ibid

Au-delà des dérangements, Napaien se remémore avec quelque peu de nostalgie les années où il y avait autant d’activités et de gens autour de lui. Le redéveloppement actuel de la ville et des sites miniers le ramène à son ancienne vie très active, qui s’apprête en quelque sorte à renaître devant ses yeux. Mais, toujours grand chasseur et désireux d’enseigner son savoir, il s’inquiète aussi des effets que pourrait engendrer un nouveau cycle industriel, notamment en ce qui concerne la relation que les générations à venir entretiendront avec la terre innue :

Je trouve ça triste quand je monte vers les sites miniers aujourd’hui. Je repense à tout le mouvement qu’il y avait, à toute l’action autour de moi, à tout le fonctionnement qui était en place. Aujourd’hui c’est triste, il n’y a rien.

Je vois venir les nouveaux projets, et la vie va reprendre. J’ai l’impression que je vais voir mes anciens amis revenir. L’autre jour je suis allé au bar pour voir si mes anciens amis étaient là. Ils n’étaient pas là. C’est dangereux de devenir malade à force de penser à ça.

Aujourd’hui j’ai quarante-huit petits-enfants et arrière-petits-enfants. Je chasse maintenant tous les jours. Je montre aux petits enfants comment mettre des collets de lièvre. C’est dangereux ce qu’ils font, les jeunes. Un jour on se fera peut-être dire que nous n’avons plus de terre. C’est pour ça qu’il faut bien regarder ce qu’ils vont faire.

ibid

Discussion

[Schefferville] dépérit après avoir connu son heure de gloire au cours des années cinquante, jusqu’à ce que l’émergence de la Chine et de l’Inde en tant que consommateurs majeurs en acier pousse les mineurs à parcourir la planète en quête de nourriture pouvant combler l’appétit de ces géants économiques asiatiques pour les matériaux bruts.

Martin Mittelstaedt (2011)

Tel que l’illustre à sa façon Napaien, mais aussi Grégoire, Marie-Louise, Matthew et plusieurs autres gens de Schefferville, l’expérience des familles innues et naskapies en relation avec l’industrie minière ne peut être racontée dans les limites d’un seul récit homogène. À travers notre recueil de récits de vie, nous avons été un témoin modeste de manières de vivre dont les subtilités historiques nous ont semblé, du point de vue d’un chercheur, quelque peu désarmantes par moment. Néanmoins, nous avons tenté d’établir, à partir de l’interprétation des données de terrain et d’archives, certains jalons de l’enchevêtrement de l’autochtonie et de l’industrie à Schefferville qui nous paraissaient éclairants. Cela nous mène finalement à dégager deux principaux éléments de synthèse.

D’un côté, nous soutenons que l’épisode minier à Schefferville a toutes les caractéristiques d’un développement dont le bien-fondé était présenté comme absolu par le monde minier allochtone, s’ancrant d’abord dans une croyance à un mouvement inéluctable des sociétés autochtones vers l’emploi salarié de type industriel. Reconnaissant d’emblée que l’intégration des communautés autochtones au « complexe industriel » constituait un défi considérable (ANC 1958a, nous traduisons) et motivés par le désir pratique de mettre fin aux allocations financières, les fonctionnaires fédéraux travaillèrent avec zèle à la fin des années cinquante et au début des années soixante pour s’assurer que les Innus et les Naskapis incorporent le salariat et parviennent ainsi à former un « groupe autodépendant de citoyens canadiens utiles » (ANC 1957c, nous traduisons). De son côté, l’industrie minière elle-même voulait pouvoir compter sur une main-d’oeuvre non qualifiée, flexible et facilement accessible, que les unités syndicales consentirent à lui fournir sans grandes hésitations apparentes. Ne déployant aucun effort sérieux pour faciliter la coexistence du travail à la mine et d’autres activités importantes, comme la chasse de subsistance, les autorités voulurent au contraire dicter à leur façon les conditions d’accès des communautés autochtones à la société moderne, conditions qui, dans les faits, contribuèrent fortement à leur marginalisation et à la perturbation de leurs pratiques de vie.

Il n’en demeure pas moins – et c’est là le second point sur lequel nous voulons insister – que les individus et les groupes autochtones manoeuvrèrent eux aussi pour affirmer leur propre façon de vivre à travers ces grandes forces transformatrices, ce qui fit que leur expérience industrielle ne fut jamais caractérisée uniquement par une participation entière, par une sujétion totale, ou par une résistance complète au mode de développement que l’industrie du fer proposa à Schefferville. Certes, le travail salarié occupait un espace économique de plus en plus large pour les familles autochtones, qui s’en servirent pour délimiter leur dépendance vis-à-vis l’aide fédérale et ainsi pourvoir elles-mêmes aux dépenses nécessaires à la poursuite des activités cynégétiques et à l’achat d’autres biens matériels devenus désirables. Mais, en même temps, lorsque les occasions d’emploi devenaient soudainement inaccessibles ou insatisfaisantes, ou encore quand les saisons de chasse importantes arrivaient, plusieurs individus n’hésitèrent pas à retourner sur leur territoire. Cette fluidité de mouvement et de modes de vie fut d’ailleurs une source d’inquiétude constante non seulement pour les officiels de la IOC, soucieux de maintenir un contrôle serré sur leur capital de travail autochtone, mais aussi et surtout pour les agents du gouvernement fédéral, qui se préoccupèrent du fait que l’emploi des Innus et des Naskapis « est erratique, alors qu’ils continuent à participer de façon sporadique aux activités de chasse et de piégeage » (ANC 1960d, nous traduisons).

En bout de ligne, la vision des autorités étatico-industrielles, qui rêvaient à un arrimage complet entre les communautés innue et naskapie et le monde minier, ne put finalement pas être réalisée. Ce constat rejoint celui du géographe historique Frank Tough quant au développement industriel du Manitoba septentrional, à savoir que « le capitalisme d’arrière-pays [frontier capitalism] n’entraîna qu’une forme très incomplète de modernisation » (1996 : 306). Il est certes possible de limiter notre compréhension de cet insuccès à l’application d’une froide logique économique, selon laquelle les rigueurs des marchés internationaux scellèrent le destin du projet intégrationniste à Schefferville. Cependant la reconnaissance du rôle joué par les acteurs autochtones lors de l’époque industrielle, ainsi que l’effort des gens pour préserver et affirmer une identité bien distincte, semble plutôt suggérer que la vision des autorités minières était en quelque sorte vouée à l’échec dès ses premiers balbutiements, quand les agents des Affaires indiennes débarquèrent à Fort-Chimo à l’hiver 1956 dans le but d’expliquer aux Naskapis qui s’y trouvaient qu’une centaine d’années d’emploi salarié les attendaient à la mine du lac Knob.

Aujourd’hui, dans le contexte où la région voit pointer à l’horizon un cycle de réindustrialisation d’une envergure décuplée, les nouvelles compagnies étrangères qui y opèrent font miroiter, exactement comme le fit la Iron Ore Company of Canada au mitan du xxe siècle, des réserves en fer – et les emplois qui en découleront – durables pour un autre siècle (cf. Mittelstaedt 2011). Au niveau du gouvernement provincial, les grands desseins de développement industriel dans le Nord québécois, cette région même où la deuxième administration duplessiste se vanta d’avoir finalement ouvert les chemins de la civilisation de façon « courageuse » (ANQ-Q 1960), se redéploient avec vigueur. Au menu, est proposé un plan nordique fondé d’une part sur le désenclavement des territoires isolés au moyen d’investissements publics massifs dans les infrastructures de transport, de communication et d’énergie, et d’autre part sur une phase de croissance économique dite soutenable qui reposera fortement sur l’exploitation (éphémère) de carrières à ciel ouvert (cf. MRFQ 2011). C’est dans cette atmosphère un peu festive que s’inscrivent les espoirs – et les inquiétudes – exprimés aujourd’hui par les gens de Schefferville. S’il est une leçon historique à tirer de la première épopée du fer, c’est sans doute que le potentiel pour l’affirmation et le maintien de projets de vie autochtones au sein d’un ordre industriel marginalisant n’est pas sans limites ; en ce sens, il n’est pas à exclure qu’un second cycle minier qui s’appuierait à nouveau sur l’appropriation inégale des richesses du territoire et l’incompréhension de ces projets de vie puisse avoir des conséquences encore plus graves pour les mondes innus et naskapis.