INDIAN TIMEDes images d’archives justes ou juste des images d’archives ?[Record]

  • Carl Morasse

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Septembre 2006. Arthur Lamothe et moi étions assis l’un face à l’autre. Dans moins d’une heure, il allait inaugurer la première édition des Journées d’études éponymes que notre groupe de recherche en cinématographie autochtone avait organisées en son honneur ; moi, j’étais à quelques jours d’entamer le montage de mon film de maîtrise, Matière première, mais comme je n’avais ni histoire ni sujet, j’évitais de lui en parler. Monsieur Lamothe connaissait fort bien ce sentiment, il avait tout de même consacré son oeuvre à filmer la vie des Innus telle qu’elle est, dans tout ce qu’elle offre d’anecdotique et de significatif à la fois ; c’est d’ailleurs pour cette raison que je voulais dîner avec lui, pour en discuter. Je venais moi-même de passer ces trois dernières années à filmer en territoires inconnus, d’une terre réserve à l’autre. Trois années d’assistanat de recherche universitaire au cours desquelles, d’Odanak à Unamen Shipu (La Romaine), j’avais apprivoisé la prise directe en cinéma documentaire. Il ouvrit la discussion : « Alors, ces images, elles te plaisent ? De quoi parlent-elles ? Qu’as-tu appris d’elles ? » Il ne s’intéressait pas aux capsules que j’avais réalisées dans le cadre de nos projets de recherche, mais uniquement à mes images et aux conditions dans lesquelles elles s’étaient présentées à moi. Ce qui fascinait Lamothe, c’était que je venais de revisiter ces lieux qu’il avait tant filmés, tant aimés, avec cette même simplicité dans le regard. Mais pour ce maître je demeurais une bête curieuse, lumineuse, car les nouvelles technologies de captation me permettaient de filmer seul, sans équipe, sans mécanique. La perspective du numérique l’intriguait, lui qui justement avait voué son art à « mettre à jour une conception du cinéma qui soit intimement liée aux conditions de tournage et de production du film » (Lamothe 1976 : 24). Il avait vite compris que le support numérique répondait à certaines préoccupations et certains rêves des cinéastes du temps du direct. Je ne mesurais pas encore le sens des images que j’avais recueillies, je percevais à peine la quotidienneté qui s’en dégageait. À mon sens, mes images n’étaient, au mieux, que l’innocence d’un premier regard ; mais voilà, justement, pour Lamothe, l’innocence représentait beaucoup. Il me quitta, tout un auditorium l’attendait. L’origine d’un film est souvent fuyante, nébuleuse ; une idée peut à tout moment germer dans une terre d’apparence stérile, et surprendre le cinéaste qui arpente, insouciant, ce terrain pour la toute première fois. Elle prend alors tant et si bien racine que l’idée se prolonge en projet, jusqu’à s’imposer comme vitale dans son paysage. À l’inverse, l’origine d’un film peut être l’aboutissement d’un processus raisonné et méthodique, ce qui est précisément le cas du long métrage Indian Time (2016), que j’ai récemment réalisé dans le cadre de mes recherches à la Boîte Rouge VIF (BRV), organisme autochtone qui oeuvre en transmission et en médiation culturelle. Le présent témoignage que le lecteur s’apprête à lire, et je l’en remercie d’ailleurs, attestera la germination de ce film de montage réalisé à partir des archives visuelles de la BRV, quelque trois cents heures, accumulées exclusivement en contexte de travail professionnel entre 2010 et 2015. Ce riche bagage a nourri une pratique audiovisuelle certes artistique, mais celle-ci était essentiellement orientée autour de visées formatives, soit la production de capsules vidéographiques pour des expositions muséales, des expositions virtuelles et des documents d’archives. Or, le lecteur y décèlera en quoi mes fonctions professionnelles de cinéaste médiateur ont fait germer en moi quelque chose du créateur, où petit à petit s’est immiscée une prise de conscience sur la force plurielle …

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