Image et altéritéUn échange audiovisuel entre les Guaranis et les Innus[Record]

  • Lucas Keese dos Santos

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  • Lucas Keese dos Santos
    lucaskeese@gmail.com

  • Traduit du portugais brésilien par
    Sylvie Gradel

  • Avec la collaboration de
    Denis Bellemare

Je travaille et cohabite depuis environ huit ans avec le peuple guarani mbya. Ce dernier occupe une vaste superficie de l’Amérique du Sud qui s’étend des régions allant du littoral sud et sud-est brésilien jusqu’au nord- est de l’Argentine, ainsi qu’une portion orientale du Paraguay. Les Guaranis appellent ce territoire : yvyrupa (plateforme terrestre), et ils mettent en question l’imposition des frontières nationales érigées lors de la colonisation européenne. D’une certaine façon, ce sont les images qui m’ont amené chez les Guaranis : mes premières visites dans leurs villages avaient pour but d’animer des ateliers de formation audiovisuelle pour les jeunes autochtones. Je continue à développer ce travail de formation tout en collaborant depuis quelque temps à d’autres activités d’appui à leurs villages et au mouvement politique guarani. Depuis l’apparition des caméras vidéo, bien plus maniables et moins onéreuses que le matériel cinématographique, ces activités de formation audiovisuelle dans les villages sont devenues un important champ d’action de l’indigénisme au Brésil, comme en témoigne le travail de l’organisme Vídeo nas Aldeias (Vidéo dans les villages). Cet organisme a émergé dans les années 1980 et il faisait initialement partie de l’ONG auquel j’appartiens maintenant, le Centre de travail indigéniste (CTI – Centro de Trabalho Indigenista). L’utilisation de l’audiovisuel chez les peuples autochtones présentait initialement un certain caractère stratégique dû au potentiel de visibilité inédit qu’offrait cet outil – susceptible de se transformer en actions politiques en faveur de ces peuples et de promouvoir leurs droits au Brésil. Les associations guaranies ont demandé de valoriser l’appropriation des techniques et des pratiques audiovisuelles émergentes. Cette appropriation d’un nouveau langage, la vidéo, nécessitait qu’on saisisse mieux les objectifs et les multiples ramifications de ses processus en tenant compte du point de vue même des peuples autochtones en regard de l’audiovisuel. Si, au départ, il me semblait clair que j’étais arrivé chez les Guaranis en raison de ma formation en audiovisuel et du potentiel de cet outil comme médiateur dans les relations à l’autre, déjà je m’interrogeais, à l’époque de ces premiers travaux, sur les raisons qui pouvaient bien motiver les Guaranis à s’intéresser aux images et à l’univers de la production audiovisuelle. Bien que les appareils photos, le cinéma et même la vidéo aient été présents depuis déjà plusieurs décennies dans les villages guaranis mbyas – au moins depuis la fin des années 1970 –, c’est seulement depuis les années 2010 que les Guaranis eux-mêmes se sont approprié ces outils et ont commencé à réaliser leurs propres productions cinématographiques. Parmi les diverses raisons, toutes reliées, qui expliquent cet intervalle de près de quarante ans, certains Guaranis ont qualifié de difficiles, voire quasi impossibles, les conditions de viabilité et de durabilité de l’équipement technique dans les villages ; d’autres ont parlé des débats internes au sein de leurs communautés qui sont générateurs d’un clivage entre générations. Alors que les jeunes souhaitaient vivement se rapprocher de ces technologies issues du monde des Blancs (qu’ils appellent les jurua, littéralement les « bouches poilues »), les plus anciens témoignaient de leur réserve face au rapprochement que pouvait entraîner l’audiovisuel par son exposition excessive dans le mode de vie guarani (nhandereko). Somme toute, le débat visait à trouver la bonne distance nécessaire à l’usage de ce nouvel ensemble de savoirs et de techniques, source de puissance et de dangers, provenant des jurua. Ce processus de rapprochement présente, en un sens, un lien avec l’implantation des écoles dans les villages. Ce constant débat interne entre les Guaranis révèle l’importance de s’approprier les connaissances des Blancs afin de s’armer pour faire valoir leurs droits face aux institutions …

Appendices