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Avec son ouvrage Après la Grande Guerre. Comment les Amérindiens des États-Unis sont devenus patriotes (1917-1947), Thomas Grillot nous fait découvrir une facette méconnue de l’histoire amérindienne contemporaine. Plusieurs études ont souligné la participation massive des Amérindiens aux deux grands conflits mondiaux et le fait que la démobilisation des anciens combattants ne soit pas étrangère à l’émergence du mouvement d’affirmation politique et de revendications juridiques qu’ont vécu les communautés autochtones dans la seconde moitié du xxe siècle. L’ouvrage de Susan Applegate Krouse, North American Indians in the Great War (University of Nebraska Press, 2007 ; voir aussi les travaux de Russel Lawrence Barsh), a notamment abordé la question des revendications des anciens combattants amérindiens de la Grande Guerre, mais aucune étude n’avait jusqu’ici tenté de comprendre l’ambiguïté inhérente entre les revendications autonomistes des Amérindiens au lendemain de la guerre et leur investissement concomitant dans les manifestations patriotiques qui ont balayé les États-Unis à l’époque des deux grands conflits mondiaux.

Ainsi, à travers l’analyse du patriotisme, Grillot cherche à comprendre comment les Amérindiens ont pu en venir à manifester leur adhésion à une nation et à un État qui, depuis au moins un siècle, les soumettaient à une forte pression assimilatrice. Au fil de l’ouvrage, l’auteur montre comment, au retour de la guerre, les pratiques sociales des communautés amérindiennes ont joué un rôle dans l’élaboration d’un patriotisme qui a ultimement permis aux anciens combattants d’appuyer la notion de sacrifice pour la nation. Cela a permis de revendiquer et d’acquérir des droits jusqu’alors refusés à la majorité des autochtones, dont la citoyenneté américaine et le droit de vote.

De l’aveu même de l’auteur, la recherche se focalise essentiellement sur les Amérindiens du mid-ouest et de l’ouest des États-Unis, plus particulièrement ceux des Plaines, notamment les bandes regroupées dans la réserve sioux de Standing Rock. L’auteur utilise néanmoins des exemples tirés d’autres régions du pays afin d’établir des comparaisons et, si possible, de généraliser ses interprétations, mais ces exemples demeurent minoritaires dans l’analyse.

Grillot structure son ouvrage en six chapitres, qui suivent un ordre thématique : les quatre premiers analysent les différentes manifestations de patriotisme, la signification que celles-ci pouvaient prendre dans les communautés amérindiennes et la situation des anciens combattants au sein de leurs communautés, tandis que les deux derniers abordent plutôt la signification du patriotisme en tant qu’enjeu des revendications politiques aux échelles locale et nationale.

Plus précisément, le premier chapitre traite de la visibilité des Amérindiens aux États-Unis au moment de l’entrée du pays dans la Grande Guerre. Alors qu’ils avaient cessé d’être une préoccupation depuis la fin des guerres des Plaines dans les années 1890, le déclenchement de la guerre en 1917 ramène les Amérindiens sous les projecteurs. Les vétérans autochtones, notamment, deviennent particulièrement visibles dans les journaux et dans différentes célébrations nationales. La population américaine montre alors un grand intérêt pour toute manifestation de loyauté de la part de ses minorités, et tout particulièrement les « guerriers indiens » qui, récemment encore, représentaient le principal symbole d’opposition à l’État américain. Dans ce contexte, les militaires autochtones espèrent obtenir des avantages en échange de leurs sacrifices pour l’État. Toutefois, après la guerre, l’intérêt de la population pour les Amérindiens retombe et on cesse de saluer leur importante implication dans le conflit. L’absence de journaux amérindiens internationaux et la prégnance du mythe du Vanishing Indian (que l’auteur nomme plutôt le « Vanishing American » ou la « Vanishing Race ») seraient, selon Grillot, les principaux facteurs qui contribuent à réduire la reconnaissance du public et de l’État américains à l’égard de la contribution autochtone à l’effort de guerre.

Le second chapitre nous apprend toutefois qu’au niveau local, dans les réserves, les anciens combattants se voient offrir des rôles symboliques et sociaux. La construction de mémoriaux aux anciens combattants et la tenue d’événements commémoratifs permettent aux autochtones d’attacher leur propre signification à des manifestations qui, dans le contexte national, constituent des véhicules d’identification à l’État. Organisés majoritairement par les anciens combattants, ces événements sont faits dans un esprit purement politique et servent aux Amérindiens à témoigner un patriotisme « fraternel » envers les Blancs. Les postes de la Légion américaine sont particulièrement efficaces pour pallier la discrimination envers les Amérindiens et offrent aux vétérans une tribune pour prononcer des discours dans lesquels ils peuvent mettre en valeur leur loyauté à l’État, notamment en soulignant leurs sacrifices pour la nation. Les mouvements de commémoration permettent alors d’exprimer une histoire que l’État fédéral est incapable de mettre de l’avant et permettent de transférer l’histoire nationale au niveau local.

Le troisième chapitre traite plus en détail des fêtes patriotiques, telles que l’Armistice Day et le Memorial Day. On constate que, sous le couvert de « patriotisme », la célébration de ces fêtes permet l’organisation pendant et après la Grande Guerre de cérémonies traditionnelles normalement interdites, comme des danses et des rituels de dons, cérémonies qui permettaient aux individus d’accroître leur statut social en distribuant de l’argent ou des biens aux autres membres de leur communauté. Le retour des anciens combattants devient l’occasion pour les bandes d’organiser des événements patriotiques dans lesquels les rituels interdits trouvent leur légitimité. Le don, jusque-là réprimé par les autorités étatiques, en vient ainsi à être associé à une oeuvre patriotique par les Amérindiens et le public américain. On donne de l’argent pour soutenir les soldats ou leur famille et, plus tard, les anciens combattants. Ainsi, les événements patriotiques deviennent l’occasion de démontrer sa générosité et d’accroître son statut social ; en revanche, ceux qui ne participent pas aux cérémonies et refusent de donner sont mal vus par leur entourage. Le Bureau des affaires indiennes tolère tant bien que mal le retour des dons, qu’il ne peut réellement endiguer, puisqu’il est légitimé par le patriotisme. Le don permet ainsi de transformer l’exploit des anciens combattants en capital social. Le patriotisme devient communautaire et légitime le retour de pratiques anciennes.

Le quatrième chapitre analyse la réintégration des vétérans dans leurs communautés après leur retour de la Grande Guerre. Pour les soldats, la guerre représentait une occasion de renouer avec les traditions guerrières, de même qu’une opportunité de découvrir le monde et de sortir de leurs réserves. À leur retour, cependant, ces vétérans entrent rapidement en opposition avec les « Anciens », qui refusent de les reconnaître comme de véritables guerriers. Les Anciens craignent en effet de perdre leur contrôle social sur leur communauté au profit d’individus jugés trop jeunes. Perçus comme des « rebelles » dans leurs communautés et à cause de leur consommation d’alcool, les vétérans sont alors sujets à la stigmatisation. Les programmes de réinsertion ne facilitent pas non plus le retour des anciens combattants : ayant de la difficulté à obtenir de l’aide financière, les vétérans cherchent dès lors à obtenir des droits spéciaux. Les anciens combattants en viennent ainsi à militer pour l’obtention de la citoyenneté et du droit de vote, deux privilèges qu’ils demandent d’abord comme reconnaissance de leur patriotisme.

Le chapitre cinq élargit le sujet en traitant de l’usage politique du patriotisme par les anciens combattants, particulièrement durant les années 1920. On utilise la participation amérindienne à la guerre pour mobiliser la communauté et revendiquer des droits. Le patriotisme devient un moyen efficace de donner une valeur nationale aux conflits sociaux dans la réserve, mais également de lutter à l’échelle nationale, notamment contre le Bureau des affaires indiennes. Le chapitre montre ainsi que le patriotisme sert à créer des compromis, entre autres autour du droit de vote et de la citoyenneté américaine. Il devient un instrument de nationalisation des intérêts autochtones, et les vétérans amérindiens l’utilisent dans le combat pour réformer le Bureau des affaires indiennes, jugé « tyrannique ».

Dans son dernier chapitre, l’auteur analyse les luttes pour l’émancipation et l’ère du New Deal. Avec la Seconde Guerre mondiale et l’arrivée de vétérans plus jeunes, le patriotisme devient l’outil d’une collaboration intergénérationnelle qui, au départ, appuie le New Deal et donne un nouveau souffle aux contestations. Grâce aux vétérans, des mouvements locaux atteignent une ampleur nationale et se transforment rapidement en campagne de contestation face à la nouvelle politique d’assimilation et d’extinction (termination) du gouvernement fédéral dans le cadre du New Deal. Grillot montre que les bases de cette politique assimilatrice, dont les vétérans des deux guerres se détournent, découlent en partie de la mobilisation amérindienne des années 1920 pour l’obtention de la citoyenneté américaine. Ainsi, la stratégie des vétérans de la Grande Guerre aurait d’une certaine façon contribué à poser les bases d’une politique assimilationniste autochtone. Selon Grillot, il est normal qu’un tel phénomène ne soit pas devenu un « objet de mémoire » pour les autochtones, mais qu’il ait plutôt été oublié collectivement : cette position a rapidement été jugée opposée à l’intérêt des Amérindiens.

En conclusion, Grillot explique que le patriotisme incite les Amérindiens à penser leur participation à la politique nationale et la réclamation de nouveaux droits comme légitimes et nécessaires. Pour l’auteur, le patriotisme amérindien aux États-Unis est né avec la Première Guerre mondiale et a eu pour effet de permettre aux communautés autochtones d’explorer les manières nationales d’être Amérindiens, au-delà de leur seule communauté.

La recherche effectuée par Thomas Grillot est particulièrement originale, croisant des méthodes issues de l’histoire et de l’anthropologie. Il utilise ainsi des sources provenant de fonds d’archives privés et publics, de journaux d’époque et d’autobiographies, mais également de témoignages oraux récoltés par des anthropologues de différentes époques et des entrevues qu’il a lui-même effectuées dans la réserve de Standing Rock. En croisant des sources écrites et des objets mémoriels, Grillot s’assure d’avoir sur le patriotisme une perspective unique et nouvelle que peu d’historiens ou d’anthropologues ont pu soulever auparavant. L’analyse, novatrice et originale, est toutefois desservie par une écriture parfois lourde (phrases souvent trop longues et mal découpées), qui empêche occasionnellement le lecteur de bien comprendre le propos de l’auteur. Cette ombre est partiellement compensée par la très belle présentation matérielle de l’ouvrage. Le livre comprend en effet de nomja