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En 1996, lorsque fut promulguée la Loi sur la monnaie royale canadienne, c’est au nom d’« Elizabeth Deux, par la Grâce de Dieu, REINE du Royaume-Uni, du Canada et de ses autres royaumes et territoires, Chef du Commonwealth, Défenseur de la Foi » qu’elle le fut (Leblanc 1996 : 1). Aux yeux de la loi, celle qui défend la Foi, chrétienne il va sans dire, est aussi garante de la prospérité économique. Le 16 octobre 2007, c’est par la phrase suivante, dans laquelle sont aussi jumelées dimensions politique et religieuse d’une affirmation identitaire canadienne, que se terminait le Discours du Trône lu à l’ouverture de la deuxième session de la 39e législature du Canada : « Puisse la Divine Providence vous guider dans vos délibérations et puisse votre sagesse et votre patriotisme accroître la prospérité de notre pays et favoriser pleinement le mieux-être de notre peuple. » (Canada 2007 : 19[1]) Ce discours, dans lequel le gouvernement énonce son programme législatif, est lu par la Gouverneure générale du Canada en sa qualité de représentante de la Reine. Tout Discours du Trône s’adresse aux membres du parlement élus à la chambre des représentants par le peuple canadien et aux Sénateurs nommés à la chambre haute par le premier ministre du Canada. Ce sont eux, toujours au nom de sa Majesté, qui décideront des lois qui encadreront les projets visant à accroître le mieux-être et la prospérité de la nation, qui se comptabilise en monnaie royale canadienne.

Si les références à notre peuple, à la Divine Providence, à la Grâce de Dieu et à la Reine gardienne de la Foi abondent dans les discours politiques canadiens, du côté des autochtones[2] tout aussi nombreuses sont les références au Créateur, aux figures religieuses préchrétiennes et aux anciens qui sont gardiens des récits fondateurs de leurs peuples. Dans notre analyse des conflits qui opposent autochtones et allochtones au Canada nous démontrerons en effet que « la conviction centrale », des uns et des autres, « est [...] que les valeurs que l’on défend sont fondées sur la structure interne de la réalité », qu’entre la manière dont chacun pense devoir vivre « et ce que les choses sont, il y a une relation interne infrangible » (Geertz 1992 : 112). Selon Geertz, c’est cette conviction qui distingue la perspective religieuse de celle du sens commun et de la perspective scientifique. C’est en reconnaissant la dimension religieuse des conflits entre autochtones et allochtones que nous saisirons la profondeur dans laquelle s’enracinent les affirmations identitaires des uns et des autres. Nous comprendrons mieux alors une raison majeure des difficultés que les allochtones et les autochtones ont à se reconnaître les uns les autres comme d’authentiques sujets qui peuvent établir des relations qui ne soient pas basées sur le pouvoir (Todorov 1982).

L’objectif de cet article est de remonter aux racines de la résistance, de la part des autochtones, au projet colonial britannique et canadien. Ce projet et la résistance qu’il suscite, soutenons-nous, s’inspirent d’un imaginaire religieux et politique qu’il faut interroger, faute de quoi continuera à se répéter au Canada le type de conflit qui trop souvent oppose autochtones et allochtones.

Cette démonstration comporte cinq parties. Nous nous arrêtons en premier lieu à la mise sous tutelle des Amérindiens et à l’appropriation de leurs terres par le gouvernement fédéral, mesures sans cesse contestées par les Autochtones. Nous verrons que, si les mesures législatives émanant du parlement canadien sont souvent dénoncées par les peuples autochtones, c’est qu’elles ne reconnaissent pas et ne protègent pas leurs droits et leurs intérêts. En deuxième lieu, nous examinons l’oeuvre d’Harold Cardinal selon qui il faut remonter au fondement théologique des droits autochtones afin de bien saisir l’ardeur avec lesquels ils sont vécus et défendus. En troisième lieu, nous mettrons en lumière l’importance des références au Créateur dans les déclarations des Premières Nations depuis le début des années 1980 jusqu’à nos jours, pour en arriver, dans un quatrième temps, à l’usage que font les Mohawks de cette référence au Créateur dans l’affirmation de leur souveraineté toujours existante malgré les prétentions contraires des gouvernements américains et canadiens. Enfin, nous verrons que, si c’est d’abord par une référence religieuse préchrétienne que certains autochtones se distinguent des chrétiens colonisateurs de qui ils réclament la fin d’un régime colonial qui brime leur droit à une existence souveraine et responsable, ces mêmes autochtones sont confrontés dans leurs communautés à l’opposition de membres chrétiens enclins à inscrire leur avenir individuel et collectif dans les institutions religieuses et politiques de la société dominante.

Des païens sous tutelle dans un pays de rêve

Depuis sa création par l’Acte de l’Amérique du Nord britannique promulgué par Londres en 1867, c’est au nom de la Reine que le Canada met en oeuvre un système de tutelle qui forme l’arrière-plan de tous les conflits qui opposent autochtones et allochtones au pays, conflits dans lesquels sont intimement liées les dimensions politique et religieuse des affirmations identitaires des uns et des autres. Selon Jennings, l’auteur de The Invasion of America. Indians, Colonialism and the Cant of Conquest, « la doctrine qui avait pour origine la sanctification de la conquête de la Terre Sainte fut amplifiée afin de justifier la conquête du monde » (cité dans Savard et Proulx 1982 : 15[3]). À titre d’illustration de la mise en oeuvre de ces convictions religieuses séculaires au service d’ambitions politiques et économiques, arrêtons-nous brièvement à une décision du juge Cook à qui il revenait en 1608 de statuer sur les droits des Écossais à demeurer propriétaires de leurs terres à la suite de leur conquête par les Anglais. Au dire du juge Cook, le conquérant chrétien n’a pas les mêmes devoirs vis-à-vis un peuple chrétien qu’il a vaincu et vis-à-vis un peuple infidèle (entendons, non chrétien) conquis :

Sur cette question de fond il y a une différence entre la conquête du royaume d’un Roi Chrétien, et la conquête d’un royaume d’un infidèle ; car si un roi parvient à un royaume chrétien par la conquête, voyant qu’il a vito et necis potestatem, il peut selon son bon plaisir modifier et changer les lois de ce royaume ; mais jusqu’à ce qu’il modifie ces lois les anciennes lois de ce royaume demeurent en vigueur. Mais si un Roi Chrétien devait conquérir le royaume d’un infidèle, et l’assujettir, les lois des infidèles sontipso facto abrogées, puisqu’elles ne sont pas seulement contre le Christianisme, mais contre la loi de Dieu et de la nature… (Calvin’s Case [1608] 7 Co Rep 1a, 2 State Tr 559, cité dans Asch 2002 : 25 ; nous soulignons)

C’est cette forme de raisonnement légal qui permet à la Couronne britannique d’affirmer partout, y compris pour l’Amérique britannique du Nord, que les peuples autochtones « ne possèdent pas de droits politiques ou de titre foncier » (Asch 2002 : 24). C’est cette affirmation, trop longtemps adoptée par le gouvernement canadien, que les Autochtones n’ont pas voulu et ne veulent toujours pas accepter.

Souvenons-nous que, suivant l’arrivée d’Européens chrétiens sur le continent américain, les maladies déciment les populations autochtones, et les survivants perdent au profit des colonisateurs l’accès à leurs territoires ancestraux et aux ressources qui les avaient soutenus jusque-là. Partout, plus ou moins rapidement, les autochtones en vinrent à participer à l’économie marchande, parfois par le commerce, le plus souvent par l’embauche à titre de main-d’oeuvre à bon marché dans des institutions commerciales allochtones. Au Canada c’est le plus souvent dans des réserves que furent confinés les autochtones afin de les assimiler par l’école et l’Église à la langue et à la religion des maîtres de l’histoire. L’Acte sur les Indiens, promulgué en 1876, fit en sorte que seuls les hommes membres de bandes indiennes élisent ou soient élus à des conseils d’administration locaux sous la tutelle du gouvernement fédéral[4]. Dans les écoles et pensionnats indiens, les enfants séparés en bas âge de leurs parents pour toute la durée de l’année scolaire se virent interdire leur culture, leur religion et leur langue. Aujourd’hui, ils sont trop nombreux à pouvoir faire leurs ces tristes propos de George Manuel : « En apprenant à voir et à entendre seulement ce que les prêtres et les frères voulaient que vous voyiez et entendiez, même les personnes que nous aimions en vinrent à nous paraître laides. » (Manuel et Poslums 1974 : 67[5])

Dans ce projet colonial, il va de soi que les autochtones soient mis à l’écart de la vie politique du pays. Ils n’ont pas le droit de vote et ne participent donc pas aux élections provinciales et fédérales. Plus encore ils n’ont pas le droit d’association et ce sont des agents du gouvernement fédéral qui contrôlent leurs déplacements hors des réserves. Enfin, en 1927, le gouvernement modifie l’Acte sur les Indiens afin d’empêcher « toute mise en commun des fonds nécessaires à une action judiciaire ou autre, en vue de contester un aspect ou un autre de l’administration coloniale canadienne » (Savard et Proulx 1982 : 167). Une infraction à cet article de loi entraînait une amende de cinquante à deux cents dollars, ou bien l’emprisonnement pour une période de temps n’excédant pas deux années.

Au début des années 1950, dans un litige qui opposait des autochtones et un club privé de tir et de pêche, la Cour suprême du Canada fait remarquer que la Loi sur les Indiens « renferme la notion admise que ces aborigènes sont […] des pupilles de l’État, dont la charge et le bien-être constituent un mandat politique comportant les plus hautes obligations » (St. Ann’s Island Shooting & Fishing Club Ltd. v. R., [1950] R.C.S. 211, cité dans Hurley 2000 : 2). C’est ainsi que la mise sous tutelle des Indiens ne repose pas sur une entente négociée mais sur « le pouvoir d’une partie à réglementer le comportement de l’autre conformément à un ensemble de finalités choisies unilatéralement » (Dyck 1991 : 24). Dans cette perspective administrative les communautés amérindiennes sont par définition incapables de veiller à leurs intérêts. C’est pourquoi il faut leur imposer des règles et des décisions administratives. Il s’agit d’amener ces groupes humains « à un “haut degré d’avancement”, que ces communautés en apprécient ou non les bénéfices » (Dupuis 2001 : 54).

La colonisation du pays par des immigrants chrétiens venus d’Europe était tellement importante qu’en 1878 John A. MacDonald cumulait les fonctions de premier ministre et de ministre des affaires intérieures. C’est en 1880, qu’au sein de ce ministère, le Premier ministre crée le département des Affaires indiennes. Le conflit d’intérêt implicite dans ce cumul des responsabilités vis-à-vis des autochtones et des allochtones s’est exprimé tout au cours du siècle suivant dans les multiples transferts de responsabilités des Amérindiens et de leurs terres d’un secteur à l’autre de l’appareil gouvernemental. En 1936, après la découverte dans l’Ouest canadien d’importants gisements de pétrole et de gaz naturel sur les berges des rivières Athabasca et de la Paix ainsi que du fleuve Mackenzie, on confie les Affaires indiennes au ministère des Mines et des Ressources. En 1950, le ministère des Mines et des Ressources est scindé en trois : le ministère des Ressources et du Développement économique, le ministère des Mines et le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration. C’est au sein de ce dernier ministère que se retrouve la Direction des affaires indiennes. Ironie du sort, entre 1949 et 1965, les Indiens qui ne sont ni immigrants ni citoyens sont pris sous tutelle par le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration. En 1966, à la suite d’un nouveau remaniement administratif, c’est au ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien qu’est confiée l’administration des communautés autochtones et de leurs territoires. Ce ministère tend « vers un idéal où les collectivités inuites, métisses, nordiques et des Premières nations sont saines, sécuritaires, autosuffisantes et prospères », contribuant ainsi « largement au bien-être du pays dans son ensemble » (AINC 2008 : 1).

Tout au cours de l’histoire canadienne, la vision politique canadienne héritée du régime colonial britannique fut contestée par les Autochtones (Dickason 1992 ; Sioui 1994 ; Miller 2000 et Lepage 2005). Elle le fut particulièrement par les vétérans autochtones qui, au retour de la Seconde Guerre mondiale, revendiquèrent pour leurs peuples la liberté de religion et les droits démocratiques pour lesquels ils s’étaient battus en Europe. En 1951, en réponse à ces contestations, le gouvernement scinda la loi de 1884 qui interdisait la participation des autochtones à leurs cérémonies religieuses traditionnelles[6]. Les femmes indiennes se virent aussi accorder le droit de vote aux élections des membres de leur conseil de bande. Le droit de vote dans les élections fédérales suivit en 1960. Ces concessions faites aux autochtones représentent autant d’amendements à un régime colonial dont les allochtones ne remettaient toujours pas en question l’existence et le bien-fondé. L’objectif demeure toujours le même, affranchir l’Indien en l’assimilant complètement à la société dominante.

Les relations entre autochtones et allochtones atteignent un point critique suivant l’élection du gouvernement fédéral en avril 1968. Dès son entrée en fonction comme premier ministre du Canada, Pierre Elliott Trudeau annonçait que son gouvernement entendait créer une « société juste » (Axworthy et Trudeau 1990). C’est dans que ce contexte qu’il soutenait que l’on devait abolir le système de tutelle gouvernant les relations avec les autochtones. C’est dans cette foulée qu’en 1969, Jean Chrétien, ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, dépose au parlement un projet de loi, La politique indienne du gouvernement du Canada (Livre Blanc sur la politique indienne, 1969). Le gouvernement y déploie un projet visant à abolir le département des Affaires indiennes et du Nord canadien et à éteindre tous les droits et privilèges des autochtones (Weaver 1981). Le gouvernement reconnaît que « Pour beaucoup d’Indiens il n’y a qu’une voie, la seule voie qui existait avant la Confédération et qui existe toujours, la voie du statut différent, une voie sans issue qui est cause de pauvreté et de mécontentement » (Canada 1969 : 3). Fort de cette analyse qui attribue la pauvreté des autochtones à leur aliénation politique, le gouvernement entend faire de tous les autochtones des citoyens canadiens à part entière, égaux en tout aux descendants des immigrants devenus citoyens canadiens. En d’autres mots, il « faudra du temps pour faire disparaître de la constitution les clauses particulières relatives aux Indiens, mais cela n’en reste pas moins un objectif qu’il ne faut jamais perdre de vue » (Canada 1969 : 13).

Le « Livre Rouge » et le fondement théologique des droits autochtones

À la vision politique de Trudeau d’une société juste et au Livre Blanc du gouvernement annonçant l’extinction des droits autochtones au pays, en juin 1970 les chefs indiens de l’Alberta répliquent par le biais d’un Livre Rouge, Citizen Plus (Indian Association of Alberta 1970). Ce document reprend à son compte une des recommandations majeures du rapport Hawthorne-Tremblay (1966) sur les Indiens au Canada, qui préconise non pas l’abolition mais l’enrichissement du statut d’Indien. Selon Hawthorne et Tremblay le statut de l’Indien comporte un avantage parce qu’en plus « des droits et des devoirs qui découlent normalement de la citoyenneté, les Indiens détiennent certains droits supplémentaires en leur qualité de membres privilégiés de la collectivité canadienne » (1966, I : 11 ; cité dans Lepage 2005 : 35). Les Autochtones se firent donc les avocats d’une participation pleine et entière à la vie politique canadienne tout en préservant tous leurs droits ancestraux ainsi que ceux découlant des traités signés avec la Couronne.

La politisation du débat entraîna la création d’organisations politiques autochtones aux niveaux provincial et national. Parmi celles-ci, la Fraternité nationale des Indiens du Canada, qui voit le jour en 1970 et qui prendra le nom d’Assemblée des Premières Nations, en 1980. Au début des années 1980 les autochtones s’opposèrent à ce que la Constitution canadienne soit rapatriée de Londres à Ottawa sans que l’on tienne compte de leurs droits et intérêts. C’est en raison de leurs interventions que l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 allait reconnaître les « droits existants – ancestraux ou issus de traités – des peuples autochtones du Canada », et l’article 25 de la Charte canadienne des droits et libertés de 1982 stipulait que les droits qu’elle garantit « ne portent pas atteinte aux droits et libertés – ancestraux, issus de traités ou autres – des peuples autochtones du Canada » (Commission canadienne des droits de la personne 2005 : 1). L’affirmation des droits autochtones entraîna de nombreux litiges concernant l’existence de ces droits, ainsi que leur nature et leur poids dans le développement politique et économique du pays.

Les provinces et le gouvernement fédéral tentèrent à maintes reprises de minimiser la portée de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Dans plus d’un procès opposant des autochtones à la Reine, la Cour suprême du Canada décida en faveur des autochtones (Calder en 1973, Guérin en 1984, Sparrow en 1990, Van der Peet et Gladstone en 1996, et Delgamuukw en 1997). Dans Sparrow c Reine, selon le juge en chef de la Cour suprême, « Il y a lieu d’interpréter le par. 35 (1) en fonction de l’objet qu’il vise. Une interprétation généreuse et libérale s’impose étant donné que cette disposition vise à confirmer les droits ancestraux » (Cour suprême du Canada 1990 : 4). Dans ce même jugement, la juge La Forest reconnaissait « que le par. 35 (1) de la Loi constitutionnelle de 1992 représente l’aboutissement d’une bataille longue et difficile à la fois dans l’arène politique et devant les tribunaux pour la reconnaissance de droits ancestraux » (Cour suprême du Canada 1990 : 35).

Ces questions soulevèrent aussi un vif débat entre deux éminents politicologues canadiens, Alan C. Cairns et Tom Flanagan (2001), chacun auteur d’un livre choc au début du millénaire sur la question de l’inscription des droits autochtones dans la constitution canadienne (Cairns 2000 et Flanagan 2000). La dimension religieuse est toutefois absente de leur analyse des conflits et litiges qui opposent les Autochtones aux gouvernements canadiens. C’est pourtant cette dimension qu’Harold Cardinal mettait en lumière dès 1969 dans The Unjust Society. The Tragedy of Canada’s Indians (1969), publié en français l’année suivante sous le titre La Tragédie des Indiens du Canada.

Aux yeux de Cardinal le Livre Blanc du gouvernement Trudeau représente « un programme à peine voilé d’extermination par le biais de l’émancipation » (Cardinal 1970 : 9). Contestant un gouvernement pour qui « Le seul bon Indien est le non-Indien » (Cardinal 1970 : 9), il ajoute : « Se transformer en homme blanc » n’a nul droit de cité parmi les aspirations, les espoirs et les rêves de l’Indien. » (Cardinal 1970 : 11) Ce que l’Indien cherche à mettre en valeur c’est une relation aux allochtones qui s’inscrive dans la longue durée et repose sur l’alliance des autochtones avec le Créateur :

En vertu des traités, les terres de réserves ont été exemptées de taxes ; les Indiens croyaient qu’en renonçant aux vastes territoires que leur avait cédés le grand Manitou, ils payaient plus que suffisamment les services offerts dans l’avenir par le gouvernement canadien. En fait, selon nous, par les droits dont jouit l’Indien, le gouvernement continue de payer la dette jadis contractée. À elle seule, la valeur des mines qu’on trouve dans les territoires cédés par les Indiens suffirait pour payer tous les services imaginables du gouvernement pendant le prochain millénaire. (Cardinal 1970 : 207, nous soulignons).

C’est ainsi que dans la question des relations entre autochtones et allochtones intervient le Grand Manitou ou le Créateur, figure correspondant à celle de la Divine Providence dans le discours des allochtones.

À la lumière de cette affirmation on saisit mieux l’étendue du fossé qui sépare autochtones et allochtones lorsqu’il est question de l’interprétation à faire des traités et des droits autochtones qui en découlent. Si la Couronne parle de terres qu’elle réserve pour les sauvages, les autochtones parlent de terres qu’ils n’ont pas cédées aux Blancs. C’est d’ailleurs ainsi que dans la langue des Cris « les réserves indiennes sont désignées comme la terre que nous nous sommes gardée ou la terre que nous n’avons pas donnée au gouvernement », idée qui « se traduit en cri skun-gun » (Cardinal 1970 : 44). Si le gouvernement parle d’une indemnité versée aux Indiens en échange de leurs terres, les Autochtones parlent d’une redevance que leur doit le gouvernement à perpétuité en raison des énormes profits qu’il retire du territoire autochtone.

Sept années plus tard, dans The Rebirth of Canada’s Indians, Cardinal fait à nouveau voir la grandeur de l’écart entre la perspective religieuse autochtone et la perspective libérale du gouvernement canadien :

Si le Premier ministre Pierre Elliott Trudeau demandait à l’un de nos anciens, par l’intermédiaire d’un interprète vraiment pénétrant, si cet ancien allait renoncer à ses droits aborigènes afin de devenir « un citoyen canadien honnête et distingué », cet ancien, membre d’une tribu, lui dirait d’aller au diable et Trudeau ne comprendrait jamais pourquoi on lui aurait dit d’aller au diable. À mon avis, cette réplique résume en quelques mots la situation dans laquelle se trouve le pays aujourd’hui. (Cardinal 1977 : 136)

Dans les discussions avec les anciens, rapporte Cardinal, afin de saisir ce qu’ils entendaient par droits autochtones on traduisit autochtone « par ‘le premier homme’, arrivant ainsi à ne-stamm-ee-mag-um (orthographe phonétique), ‘les droits du premier homme’ » (Cardinal 1977 : 140). Apparaît ici clairement la figure de l’ancêtre, si importante dans la pensée autochtone.

Les anciens « n’entendaient pas par ‘le premier homme’ l’Adam biblique, mais le père fondateur de notre peuple » ; de même, pour les anciens les droits ancestraux englobent toutes « les responsabilités et les obligations, ou l’alliance, que le père fondateur des nations indiennes a avec le créateur » (Cardinal 1977 : 141). C’est pourquoi les droits autochtones ont un fondement théologique. Selon Cardinal le statut de nation dont parlent les anciens est du même ordre que celui de la nation juive :

Abraham fut un père fondateur; il avait une relation spéciale, une alliance, avec Yahwe et en raison de cette alliance, la nation juive croit encore de nos jours qu’elle est le peuple élu de Dieu. Le peuple indien se considère aussi comme étant le peuple choisi par le Grand Esprit parce que le premier père de leur nation eut une alliance spéciale avec le Grand Esprit. Les responsabilités des anciens découlent de cette alliance; ainsi que les lois et les règles qu’ils doivent suivre, ainsi que les obligations qu’ils ont par rapport à la terre et à tout ce qui l’habite : l’eau, l’air, tous les éléments de base de la vie elle-même. (Cardinal 1977 : 141-142)

C’est ainsi que du point de vue autochtone la dimension religieuse de l’affirmation identitaire sert de fondement aux aspirations politiques et aux revendications territoriales :

Les états-nation contemporains fondent presque toutes leur revendication au statut de nation sur l’acceptation par d’autres États. Une définition tribale de la nation, toutefois, reposerait presque toujours sur la relation entre un peuple et le Créateur. On trouverait probablement que les peuples tribaux à travers le monde croient tous qu’ils ont été choisis par le Grand Esprit, ou par ce qu’ils appellent le Créateur. C’est en ceci qu’ils trouvent la raison entière de leur présence en un lieu précis et de ce qu’ils sont. (Cardinal 1977 : 12)

En d’autres mots, toujours selon Cardinal, « Le fondement théologique de nos droits autochtones remontent ainsi à cette alliance, et nous l’honorons de la même manière que les Juifs et les Chrétiens honorent les alliances faites avec le Créateur par Abraham ou Moise » (Cardinal 1977 : 141). C’est pourquoi aussi du point de vue autochtone, la découverte de l’Amérique par les Européens est inscrite dans une histoire religieuse. C’est « par le Grand Esprit » que les Européens furent conduits en Amérique « parce que depuis le temps de la création notre peuple [entendons l’autochtone] avait accepté de partager les ressources de leur pays avec l’homme blanc » (Cardinal 1977 : 144).

C’est fort de cette compréhension religieuse de leurs droits que les autochtones eurent gain de cause tant dans le long débat public des années 1970 et 1980 que dans les nombreux recours au système judiciaire des années 1990. C’est en raison de cette résistance radicale et soutenue que le gouvernement canadien abandonna son projet d’une assimilation forcée des peuples autochtones, qu’il créa en 1998 un fonds de 350 millions de dollars en vue de programmes de guérison devant répondre aux séquelles des pensionnats indiens, qu’il approuva en 2006 un règlement définitif sur les pensionnats indiens[7], qu’il mit sur pied en 2008 une commission pour la vérité et la réconciliation qui a pour mandat « de documenter la vérité exprimée par les survivants, leurs familles, leurs communautés et toute personne touchée par les séquelles des pensionnats indiens » (CVR 2008 : 1), et que la même année il demanda officiellement pardon aux Autochtones pour les politiques et pratiques erronées du passé, causes de tant d’injustices.

À la lumière de tout ce qui a été examiné dans les pages qui précèdent, qui aurait prédit qu’un jour un premier ministre canadien présenterait officiellement des excuses aux peuples autochtones :

Je me lève aujourd’hui pour présenter nos excuses aux anciens élèves des pensionnats indiens. Le traitement des enfants dans ces pensionnats est un triste chapitre de notre histoire […]

Pendant plus d’un siècle, les pensionnats indiens ont séparé plus de 150 000 enfants autochtones de leurs familles et de leurs communautés […]

Aujourd’hui, nous reconnaissons que cette politique d’assimilation était erronée, qu’elle a fait beaucoup de mal et qu’elle n’a aucune place dans notre pays […]

Le gouvernement reconnaît que l’absence d’excuses a nui à la guérison et à la réconciliation. Alors, au nom du gouvernement du Canada et de tous les Canadiens et Canadiennes, je me lève devant vous, dans cette Chambre si vitale à notre existence en tant que pays, pour présenter nos excuses aux peuples autochtones pour le rôle joué par le Canada dans les pensionnats pour Indiens. (Le Très Honorable Stephen Harper, premier ministre, PCC, dans Canada 2008)

Ces excuses présentées par le gouvernement canadien lors d’un séance spéciale du Parlement reconnaissent le lien étroit qu’ont entretenu Églises (surtout anglicane, catholique, presbytérienne ou unie) et Gouvernement dans leur projet d’assimilation des populations autochtones.

Une déclaration des Premières Nations

Les mesures récentes adoptées par le gouvernement canadien font voir à quel point les pouvoirs coloniaux ont tenté en vain d’éradiquer chez les autochtones ce qui était perçu par les chrétiens comme superstition et erreur, mais qui était « vécu par les autochtones comme correspondant à l’expression de leur lien le plus intime à l’ordre de la création » (Goulet 2004 : 286). Ce lien est manifeste dans de multiples affirmations identitaires autochtones récentes caractérisées par une note religieuse on ne peut plus explicite et centrale, en commençant par l’affirmation suivante intitulée Une Déclaration des Premières Nations (APN, s.d.). Nous y lisons :

Nous, les premiers peuples sur ces terres, savons que le Créateur nous a mis ici.

Le Créateur nous a donné des lois qui gouvernent toutes nos relations afin que nous vivions en harmonie avec la nature et les hommes.

Les lois du Créateur définissent nos droits et nos responsabilités.

Le Créateur nous a donné nos croyances spirituelles, nos langues, nos cultures et une place sur la Terre mère qui contient tout ce qu’il nous faut pour satisfaire à nos besoins.

Ce texte fondateur, dont nous mentionons quelques passages, se termine par l’affirmation suivante : « Les droits et les responsabilités qui nous été donnés par le Créateur ne peuvent être modifiés ni nous être enlevés par aucune autre nation. » (APN, s.d.)

Selon Dickason (1992 : 394) cette Déclaration des Premières Nations fut adoptée en 1980 par le Joint Council of Chiefs and Elders. Dickason ne précise pas le lieu de son adoption, ni l’identité des chefs et des anciens qui la formulèrent. Dickason souligne toutefois que le point de vue énoncé dans cette déclaration rejoint celui de Pontiac (c. 1714-1769) qui rappelait aux Anglais que « Ce pays fut donné par Dieu aux Indiens » et qu’il revenait aux Anglais de le préserver pour leur usage conjoint (cité dans Peckham 1947 : 66).

Cette déclaration est aussi enchâssée dans la Charte de l’Assemblée des Premières Nations à laquelle ont consenti les chefs de Premières Nations rassemblés à Vancouver en 1985 (APN 2003 : 2). L’article 1 de cette charte traite des idéaux qui guident les Premières Nations entre elles; l’article 2 énonce les principes auxquels les Premières Nations doivent souscrire ; l’article 3 traite du « rôle et la fonction de l’Assemblée des Premières Nations. C’est ici qu’entre pour la première fois la mention du « sacré » afin de caractériser le devoir de l’APN d’agir strictement « selon la nature, l’envergure et l’étendue de la délégation qui lui a été donnée de temps à autre par les Premières Nations » (article 3 d).

Depuis le début des années 1980 les références explicites au Créateur comme source de la souveraineté autochtone sont nombreuses. À Toronto, au sein d’une rencontre tenue en septembre 1990, « les participants autochtones et allochtones discutèrent de l’autodétermination des autochtones en la reliant aux sources et au partage du pouvoir (Cassidy 1991). Les premières [c’est-à-dire les sources du pouvoir autochtone] furent identifiées aux droits ancestraux, aux liens spéciaux avec la terre et ultimement à Dieu » (Charest et Tanner 1992 : 9).

Il en va de même au sommet des Premières Nations des États-Unis et du Canada qui eut lieu à Vancouver du 20 au 23 juillet 1999. À l’issu de ce sommet historique, l’AFN (Assembly of First Nations) et le NCAI (National Congress of American Indians) font connaître un accord dont le premier paragraphe se lit comme suit :

Nous, les gens qui savent que le Créateur nous a placés ici sur la Mère Terre comme nations souveraines et cherchant à vivre dans la paix, la liberté et la prospérité avec l’humanité en accord avec nos propres lois traditionnelles, sommes unis dans notre relation sacrée à la terre, l’air et les ressources de nos territoires ancestraux. Nous sommes liés par une origine et une histoire commune, par nos aspirations et nos expériences, et nous sommes frères et soeurs, leaders et guerriers de nos nations. (AFN et NCAI 2000, nous soulignons)

La mention de guerriers, membres de nations souveraines en Amérique du Nord, laisse entrevoir une détermination de plus en plus grande non seulement de militer en faveur des droits autochtones, mais aussi de s’engager si nécessaire dans des confrontations, pas nécessairement sanglantes mais armées. Le pouvoir rouge est un pouvoir réel et il est fondé sur des alliances multiples avec le Créateur.

D’un bout à l’autre du Canada les peuples autochtones disent en effet : nous sommes d’ici et pas d’ailleurs. « Vous pouvez voyager à travers toute la terre et vous ne trouverez pas de bisons tels ceux que mon peuple chassait sur ces plaines. C’est mon opinion que tous deux, le bison et l’Indien, furent créés juste ici », dit un chef de la nation nakoda à l’ouest de Calgary (Chef Stoney, cité dans MacEwan 1969, cité dans Friesen 1997 : 123). « Le Créateur nous a placés ici alors que le monde était neuf. C’est notre place », affirme un aîné dènè (Blondin 1990 : 18). Pour Blondin et les gens de sa nation, « ici » désigne Denendeh, ‘la terre dènèe’, territoire ancestral qui correspond à « ce que les Canadiens appellent les Territoires du Nord-Ouest et le Yukon » (Blondin 1990 : 18). Parmi les Tutchones, c’est avec la même conviction que, racontant les hauts faits du Corbeau au moment de la création du monde, M. McGuinty affirme qu’ils se sont déroulés « dans la vallée du fleuve Yukon et dans celles de ses affluents » (dans Legros 2003 : 48). C’est avec la même assurance que les membres de la nation Kahkewistahaw déclarent qu’ils sont « les habitants originaux de cette terre, placés ici par le Créateur, qui leur donna plusieurs responsabilités et devoirs selon lesquels vivre... » (Kahkewistahaw First Nation 2006 : 1).

En 1993, dans les Territoires du Nord-Ouest, la nation Deh Cho déclare : « Nous avons été mis ici par le Créateur en tant que gardiens de ces terres et de ces eaux… Nos lois, reçues du Créateur, ne nous permettent pas de céder, remettre, rendre ou éteindre nos droits inhérents. » (Deh Cho Nation 1993 : 1) Deux années plus tard, au Québec, lors de la première séance de son assemblée législative, du 17 au 19 octobre 1995, le Grand Conseil des Cris adopte la déclaration suivante : « Nous sommes les Eeyou. Nous sommes un peuple souverain. Nous sommes les premiers habitants de l’Eeyou Estchee et nous formons un tout avec l’Eeyou Estchee. Notre pouvoir nous vient du Créateur, de l’Eeyou et de l’esprit qui habite la terre et les eaux. » (Grand Conseil des Cris : 1995) « Je suis un cri d’Eeyou Astchee, ce qui se traduit comme ‘la terre du peuple’ ou ‘notre terre’ », dit Matthew Coon Come au début de sa communication au Harvard Center for International Affairs and Kennedy School of Government le 28 octobre 1996. Il ne se présente pas comme Québécois, ni comme Canadien, mais comme membre d’un peuple « qui est confronté à des lois qui ne sont pas leurs, ... [lois] qui servent les intérêts de ceux qui souhaitent nous soutirer nos terres et nos ressources » (Coon Come 1996 : 8).

En 1999 la nation des Pieds-Noirs du sud de l’Alberta proclame : « … notre peuple a toujours joui d’une vie souveraine. Depuis des temps immémoriaux, il nous a été donné de vivre ainsi grâce à notre Créateur » (Pieds-Noirs 1999 : 1). Les Kainaiwas, membres de la confédération des Pieds–Noirs, affirment de même dans leur Déclaration des anciens :

Le Créateur a mis tous les peuples avec une culture unique et une langue pour occuper un territoire spécifique afin d’accomplir Son intention pour la création. C’est ainsi que nous les membres de Kainaiwa occupant la réserve indienne sise entre les rivières Belly et St. Mary’s [...] nous gouvernons selon des coutumes données à notre peuple par le Créateur. (Blood Tribe [s.d.] : 1)

Nous trouvons le même langage au Manitoba où les Chefs autochtones déclarent que « Depuis le début des temps, selon la vision du monde des Premières Nations, le Créateur a placé les Premières Nations comme gestionnaires des terre, de l’air, des eaux dans l’Amérique du Nord et du Sud » (Assembly of Manitoba Chiefs [s.d.]). À Toronto, en 2003, lorsque le Grand Chef Christopher McCormick de l’Association des Iroquois et des Indiens alliés se présente devant le Comité des affaires aborigènes, il rappelle en premier la Déclaration de l’AFN de 1980 : « Nous, les premiers peuples sur ces terres, savons que le Créateur nous a mis ici. » (McCormick 2003 : 1) En 2005, lorsqu’elle clarifie sa position sur le traité signé avec la Couronne, la nation Swan Lake réitère aussi son adhésion à la Déclaration des Premières Nations de 1980 (Swan Lake First Nation 2005 : 2). Les Premières Nations du Traité 6, 7 et 8 font de même en mars 2005. Au mois d’août suivant, ce consensus des Premières Nations des traités 6, 7 et 8 est endossé par l’International Indian Treaty Council (IITC) qui affirme que « cette Déclaration et son contenu sont maintenant la politique de l’ITTC » (IITC 2005). Ce développement survient au terme de la 31e réunion annuelle de l’ITTC à laquelle participent des peuples autochtones de l’Amérique du Nord, de l’Amérique centrale, de l’Amérique du Sud et du Pacifique.

C’est ainsi que les mondes autochtones contemporains remettent en valeur de nombreuses figures religieuses préchrétiennes. Les récits qui nous les révèlent sont profondément religieux car ils racontent « quelque chose que l’on croit être réellement arrivé au début des temps » (Legros 2003 : 43). Puisqu’il s’agit de « récits fondateurs » (Savard 2004), ils méritent d’« être placés sur le même plan que les grands récits classiques qui constituent une partie substantielle du patrimoine de l’humanité » (Laugrand 2005 : 119).

En lien avec ce type de discours très répandu parmi les Amérindiens, les propos de Gary Potts, chef des Teme-Augame Anishinabai du nord de l’Ontario au début des années 1970 et représentant des Premières Nations de l’Ontario aux conférences constitutionnelles des années 1980, traduisent bien l’humour qui caractérise les relations entre autochtones dans des moments de tension : « Mes amis du Yukon et des T.N.O. me taquinent toujours en me rappelant qu’ils vivent dans la contrée de Dieu. Mais je leur dis que lorsque Dieu part en vacances c’est ici qu’il vient », au coeur du territoire Anishinabai (cité dans Lorinc 1989 : 27, ma traduction). Je lis dans ces lignes une affection particulière qu’ont les autochtones pour un lieu précis, celui qui leur est confié par le Créateur, dans lequel sont tissés mille et une références à la vie de tout un peuple. En lisant les propos de Potts, je me souviens des paroles de jeunes Dènès du Nord-Ouest albertain que j’accompagnais à la chasse et qui, en montrant de la main l’étendue du marais et de la forêt devant nous, me disaient « Qu’elle est belle notre terre ! »

Les Mohawks et Shonkwaya’tison

« Notre terre », les autochtones et les allochtones se la disputent. « Notre peuple », les autochtones et les allochtones le définissent par opposition l’un à l’autre. S’il est vrai que « dans l’histoire des invasions coloniales [...] les cartes géographiques sont des instruments de conquête » (Saïd 1996 : xxix), elles indiquent aussi à quels endroits les conflits sont les plus probables. Au Canada, c’est dans la région frontalière entre les provinces de l’Ontario, du Québec et l’État de New York que nous trouvons le conflit le plus intense et de plus longue durée entre autochtones et allochtones. Ce conflit a sa dimension religieuse à laquelle nous nous arrêtons d’abord avant de nous attarder à ses dimensions économique et politique.

Invité à décrire un « moment déterminant » de l’histoire de son peuple, Brian Maracle, écrivain et activiste mohawk, remonte jusqu’au moment de la création : « C’est ce moment là – au moment de la Création – qui fut le moment déterminant dans notre histoire » (Maracle 2004 : 14). Avant de poser ce moment comme pierre angulaire de la culture iroquoise, Maracle laisse de côté de nombreuses autres dates qui auraient pu attirer l’attention des historiens : 1492, l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique ; 1527, les épidémies qui déciment les populations amérindiennes à la suite de l’arrivée de Pizarro ; 1779, les villages iroquois détruits par Washington au cours de la guerre de Sécession; 1784, la migration forcée des Iroquois de l’État de New York au sud de l’Ontario vers le territoire de Grande Rivière ; 1799, naissance de la religion fondée par le prophète seneca Handsome Lake ; 1924, l’instauration des conseils de bande par le gouvernement canadien qui, du même coup, déclare caduc le système de gouvernance traditionnel des Iroquois; 1982, l’enchâssement des droits autochtones dans la Constitution canadienne. Voilà autant de dates importantes pour les historiens, que Maracle connaît mais délaisse afin de remonter au moment de la Création. C’est à ce moment-là qu’il faut remonter afin de retrouver les sources de l’éthos de son peuple, les Konya’tíson ní:’i – les gens des Six Nations iroquoises (Maracle 1994 : 13-14).

Nous nous contenterons ici de résumer ce que Maracle présente comme les éléments essentiels du récit de la Création iroquoise. Une femme tombe à travers un trou dans le monde-céleste et achève sa chute sur le dos d’une tortue. Elle donne naissance à une fille, qui meurt lorsqu’elle donne naissance à des jumeaux, l’un droitier et bénéfique, l’autre gaucher et maléfique. Ce sont eux qui organisent le monde tel que nous le connaissons aujourd’hui, après quoi ils se battent afin de savoir qui en aura le contrôle. Le jumeau droitier gagne, après quoi il crée, à partir d’une poignée de glaise, les premiers humains, homme et femme. C’est dans la langue du Créateur lui-même que ces humains entendent le récit de la création et les règles à suivre afin de vivre en harmonie. C’est dans cette langue que les Iroquois continuent aujourd’hui à transmettre ce récit de leurs origines et à rendre grâces au Créateur en étant fidèle à ses instructions (Maracle 2004 : 28-29). C’est le même message que le chef Jacob Thomas, de la Confédération iroquoise d’Akwesasne en Ontario, communiquait à la Commission royale sur les peuples autochtones : « Depuis la Création, la population de l’Onkwehonweh a reçu des instructions. C’est pourquoi nous remontons toujours à la Création. Toutes nos leçons viennent de ce moment-là. » (cité dans CRPA 1996 : 8)

Le récit de Shonkwaya’tison chez les Iroquois (Maracle 2004), celui de Yamoria chez les Dènès (Blondin 1990), celui du Corbeau chez les Tutchones (Legros 2003), à l’instar des grands récits d’autres religions, peuvent être appréhendés à l’aide du concept de culture entendu comme « “systèmes de significations” socialement disponibles – croyances, rites, objets porteurs de sens – qui ordonnent la vie subjective et orientent le comportement extérieur » (Geertz 1992 : 110). Ce concept de culture s’apparente au concept d’imaginaire chez Beaucage, qui le définit « non pas au sens courant du terme (le fictif ou l’illusoire) mais bien comme un ensemble de représentations sociales qui donnent leur signification aux phénomènes sociaux et naturels » (Beaucage 2007 : 96). Au sein des cultures ou des imaginaires sociaux « Les symboles sacrés permettent, à ceux qui les tiennent pour tels, de concevoir une image de la structure du monde et un programme de conduite humaine qui se reflètent l’un dans l’autre » (Geertz 1992 : 112). Ces symboles sont foyers de rassemblement ou d’opposition, source d’alliances ou de conflits.

Sur les plans économique et politique, les Mohawks et les autorités gouvernementales ne s’entendent pas sur la nature du libre-échange entre les Mohawks de Saint-Régis du côté canadien de la frontière et ceux d’Akwesasne du côté américain. Les Mohawks font un commerce de cigarettes qui échappe au contrôle des douaniers et est libre de tarifs et de taxes tant de la part des États-Unis que du Québec, de l’Ontario et du Canada. Ce qui, pour les Mohawks, est en libre échange sur leur territoire est contrebande entre deux pays pour les autorités canadiennes et américaines. Pour ces dernières la quantité de cigarettes qui transite en territoire mohawk est vendue « illégalement » sur le marché canadien. Le volume des ventes est tellement grand que les gouvernements canadiens estiment perdre chaque année des millions de dollars en revenus. C’est en vain que les policiers de New York, de l’Ontario et du Québec tentent de freiner ce commerce auquel les Mohawks disent avoir droit sans ingérence de la part d’étrangers. Ce que les allochtones présentent au public comme une question criminelle à corriger par des opérations policières, les autochtones le définissent comme une question politique à régler par des négociations entre nations souveraines.

S’il n’est pas à propos de nous pencher ici sur l’évolution des négociations entre les Mohawks et le gouvernement fédéral dans ce dossier, il convient de mentionner les deux leçons qui sont à tirer de ce long processus de résistance, de la part des Mohawks et des autres peuples autochtones, aux visées colonisatrices du gouvernement canadien. En premier lieu, les Autochtones et le gouvernement canadien ont des intérêts politiques et économiques contradictoires. Ce conflit d’intérêt est au coeur de la vie politique canadienne passée et contemporaine. En deuxième lieu, les Mohawks et maints autres peuples autochtones maintiennent qu’ils ne peuvent être soumis à des lois et à des règlements qui minent leur souveraineté. Sur ce terrain le point de vue des Mohawks traditionalistes est diamétralement opposé à ceux des gouvernements provincial et fédéral. Plus d’un autochtone se demande si le gouvernement canadien, qui a su s’excuser et demander pardon pour son ingérence dans le domaine de l’éducation des autochtones, saura un jour s’excuser aussi pour les torts qu’il aura fait subir aux autochtones en s’ingérant dans leur développement économique et politique.

Dimension religieuse des affirmations et conflits identitaires

Dans le monde contemporain la découverte d’identités nouvelles ou la redécouverte d’identités anciennes s’accompagne immanquablement de marques identitaires. Comme il s’agit de se distinguer les uns des autres, « les drapeaux restent essentiels, tout comme d’autres symboles d’identité culturelle, les croix par exemple, les croissants et même les chapeaux, car la culture est déterminante et l’identité culturelle est ce qui importe le plus à beaucoup de personnes » (Huntington 2007 : 16). C’est ainsi que, dans la couverture médiatique des relations entre allochtones et autochtones au Canada, les symboles identitaires de ces derniers sont toujours visibles. Qu’il s’agisse de drapeaux nationalistes, de tambour, de calumet, de plume d’aigle, etc., tous ces symboles participent à l’évolution des échanges ou des confrontations entre les uns et les autres.

Dans les pages précédentes, nous avons démontré que c’est autant sur le plan religieux que politique que les autochtones se distinguent des allochtones. La question religieuse autochtone est cependant plus complexe. Loin de faire l’unanimité, les rituels et les récits autochtones fondateurs deviennent l’objet de vives contestations au sein même des communautés autochtones. Ce qui était vrai entre Européens au moment de la conquête des Amériques, est toujours vrai dans de nombreuses parties du monde, y compris dans les communautés autochtones. Les différences religieuses peuvent alimenter des conflits identitaires qui échappent au contrôle des uns et des autres. À qui donc parle le Créateur aujourd’hui ? Qui nous transmet ses paroles et ses instructions d’antan ? Voilà des questions auxquelles il n’existe pas de réponse facile.

Parmi les Mohawks, les propos de Maracle ou ceux du Chef Jacob mentionnés plus haut sont perçus comme ceux de traditionalistes. Sont inclus dans cette catégorie tous ceux et celles qui partagent « une volonté solide comme le roc d’enlever un système étranger » de leur vie collective sans toutefois s’entendre sur ce qu’il faut mettre à la place (Alfred 1995 : 94). Cette opposition entre traditionalistes et progressistes est un phénomène social postcolonial. Si les camps s’opposent, ils cherchent des adeptes et des alliés. C’est ainsi que « qualifier quelqu’un comme étant, en réalité, semblable à nous-même », par exemple comme confrère traditionaliste ou progressiste, est un moyen de « concrétiser une solidarité implicite, de se joindre à un allié potentiel et, en même temps, de repousser les autres » (Watson 1981 : 464). C’est ainsi que les factions en viennent à se consolider et à se disputer le pouvoir politique local.

Au début des années 1950, par exemple, le réveil mohawk et le retour aux traditions ancestrales prennent deux formes, chacune incarnée dans des leaders qui ont quitté l’Église catholique afin de renouer avec leur foi ancestrale (Blanchard 1982, dans Alfred 1995 : 66). Ces leaders, Joe Phillips et Louis Hall, ne parvinrent pas à s’entendre sur le caractère politique des actions à prendre. Phillips et ceux qu’il représente cherchent « à préserver la culture des Iroquois par immersion dans les rituels et les cérémonies de la Longhouse » ; Hall et ses adeptes développent « une stratégie de plus en plus militante afin d’affirmer la souveraineté mohawk vis-à-vis des sociétés non indiennes » (Alfred 1995 : 66). Ce clivage entraîna l’ensemble des Mohawks dans une confrontation qui opposa, d’une part, « ceux des Mohawks appartenant au “Parti intelligent” qui favorisait la coopération avec les autorités canadiennes et qui avait gagné le contrôle du conseil de bande » et, d’autre part, « les Mohawks “traditionalistes” qui favorisaient une autonomie grandissante et une stratégie de confrontation [avec la société dominante] » (Alfred 1995 : 66).

Warry (1998 : 114) affirme que l’opposition entre progressistes et traditionalistes est de nos jours une des plus fondamentales que l’on puisse trouver dans les communautés autochtones. Afin de faire voir comment l’existence d’un courant religieux peut diviser et opposer, il convient de reprendre ici brièvement quatre exemples discutés ailleurs (Goulet 2004 : 296). Dan Smith (1993 : 18) raconte comment les Anishinaabes chrétiens fondamentalistes de la Baie Géorgienne brûlaient récemment les cabanes à sudation (sweat lodges) de leurs compatriotes traditionalistes. Niezen (2003 : 176) décrit un phénomène similaire chez les Cris de Cross Lake dans le nord du Manitoba. La revitalisation des traditions ancestrales va de pair avec une volonté politique plus ferme sur le plan de la gouvernance par les autochtones pour les autochtones. Lorsque les nouveaux élus du Conseil de bande participent à une suerie, un membre de la communauté devenu ministre pentecôtiste dénonce publiquement à la radio cette participation comme spirituellement dangereuse. Dans une autre communauté anishinaabe de l’Ontario, des chrétiens adoptent au contraire la suerie et érigent une cabane de sudation près de leur église. Ils se font immédiatement accuser par les traditionalistes de chercher à les démoraliser en adoptant des rituels ancestraux étrangers aux chrétiens (T. Smith 1996 : 522-23). Ce sont ces mêmes Anishinaabes qui se retrouvent à Musquaro sur la Basse-Côte-Nord parmi les Mamit Innuat chez qui ils propagent « un ensemble de pratiques plus ou moins traditionnelles qui impliquent des prières avec le foin d’odeur, la tente à suerie et la plume d’aigle » (Gagnon 2000 : 289).

À ces exemples de tensions entre traditionalistes et chrétiens dans les communautés autochtones ajoutons les suivants, rapportés par Tanner, dans les communautés cries de la Baie James. À Mistassini, au cours des vingt-cinq dernières années, la moitié des Cris anglicans sont passés à l’Église pentecôtiste qui était arrivée à Mistassini au début des années 1970. Ceux et celles qui s’y convertissaient « devaient brûler leurs tambours et même les non-convertis subissaient de fortes pressions afin de ne pas jouer du tambour dans le village » (Tanner 1998 : 9). À cette époque des premières conversions, ce qui avait été toléré par les anglicans ne l’était plus par les pentecôtistes. Tanner note que les attitudes se sont toutefois assouplies depuis et qu’à nouveau on joue de temps à autre du tambour dans le village, même en présence de pentecôtistes.

À l’été 1996, le Grand Conseil des Cris tint une assemblée à Mistassini, assemblée qui fut suivie d’un banquet traditionnel, puis d’un rituel de la tente tremblante, rituel au cours duquel « on entend un chamane communiquer avec diverses entités spirituelles. Au moment du rituel, le Grand Chef des Cris, qui est de Mistassini et est un pentecôtiste dévot, avait quitté les lieux pour la soirée; il fit toutefois savoir par la suite qu’il était tout à fait en désaccord avec ce qui s’était produit. « Même les non-pentecôtistes qui me racontèrent cet événement, écrit Tanner, sentaient qu’on avait franchi la limite de la tolérance religieuse. » (Tanner 1998 : 9) De plus en plus, au sein d’une même communauté ou d’une même famille autochtone, on fait l’expérience de la coexistence plus ou moins harmonieuse de diverses traditions religieuses. Parmi les Cris, on choisit entre anglicanisme, pentecôtisme et spiritualité pan-indienne, Parmi les Algonquins du Québec, on choisit entre catholicisme, pentecôtisme et spiritualité pan-indienne (Bousquet 2007).

Ces faits mettent aussi en évidence à quel point on peut évaluer positivement ou négativement celui ou celle qui s’adonne aux mêmes activités selon l’époque ou les circonstances. Madonna Thunder Hawk (Lakota) dit que son beau-père « était un homme-médecine [… à] l’époque où cela n’était pas acceptable », et que les Indiens dans sa propre communauté appelaient les hommes-médecine ceux qui « vénéraient le diable » (cité dans Farley 1993 : 70). Parmi les Cris de Mistassini, les premiers ministres pentecôtistes « expliquèrent que les entités animistes étaient des formes du diable chrétien, signifiant ainsi que les rituels entraînant une communication avec ces entités devaient être supprimés » (Tanner 2004 : 199).

Cette tendance séculaire, véhiculée par diverses Églises, à condamner parce qu’appartenant au royaume de Satan les croyances et pratiques rituelles autochtones, existe toujours. Elle s’exprime même dans des documents officiels, comme dans la classification des confessions religieuses au Québec proposée par le Conseil des relations interculturelles (CRI). C’est parmi les groupes parareligieux et autres religions que le CRI range « les cultes autochtones, le panthéisme, les cultes dits « païens » apparentés au wicca, probablement le vaudou, les rastas, les adeptes du satanisme, les scientologues et sans doute les raéliens » (CRI 2004 : 29). Cette classification démontre à quel point il est facile de penser l’autre dans des catégories qui l’éloignent de la majorité des croyants et le confinent au monde des « cultes dits “païens” ».

Cette classification apparaît aussi dans le Portrait religieux du Québec en quelques tableaux publié en 2008 par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec (CDPDJQ). Dans ce tableau, on distingue onze formes d’appartenance religieuse, depuis le catholicisme, qui regroupe 83,4 % des Québécois, jusqu’aux autres religions, catégorie résiduelle, dans laquelle on compte un minime 0,1 % de la population du Québec. Cette dernière forme d’appartenance religieuse « regroupe les confessions ou les églises suivantes : spiritualité autochtone, païenne, Unité-Nouvelle, Pensée-panthéiste, nouvel âge, scientologie, gnostique, rasta, satanique, autres religions non incluses ailleurs » (CDPDJQ 2008∈: 2). Ce document démontre à quel point la compréhension que de nombreux allochtones ont des autochtones passe toujours par des filtres culturels qui cachent bien plus qu’ils ne révèlent ceux et celles dont on prétend parler en connaissance de cause.

Conclusion

Tout au cours de cet article, nous avons démontré à quel point les autochtones et les représentants du peuple canadien qui rêvent d’un avenir prospère ne s’entendent toujours pas sur les fondements religieux de leur relation. L’absence de violence et de luttes armées entre autochtones et allochtones ne signifie pas que la paix et la justice existent. Clore un douloureux chapitre de l’histoire coloniale au Canada, celui des pensionnats indiens, ne change toutefois pas les rapports coloniaux qui perdurent dans plusieurs autres aspects de la vie politique et économique interne du pays (Ladner et Orsini 2004).

Les racines de l’expansionnisme anglo-saxon plongent dans un imaginaire socioculturel particulier, celui d’une Majesté impériale chrétienne qui prend sous sa tutelle des peuples et leurs terres afin de les introduire dans la grande marche vers la civilisation et le progrès. Au Québec même de la part d’organismes gardiens des droits de la personne et de la tolérance, on voit la mise en oeuvre d’un imaginaire qui associe spontanément les autochtones païens au royaume de Satan. Faute d’interroger cet imaginaire collectif façonné dans un monde chrétien, il anime sans cesse les conflits qui opposent autochtones et allochtones au Canada et au Québec. Afin de dépasser les repères coloniaux hérités du passé, ne nous faut-il pas, à l’intérieur du Canada, comme semblait le suggérer Harold Cardinal, imaginer de nouvelles alliances entre peuples autochtones et allochtones, alliances à tisser progressivement à travers un dialogue interreligieux?