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Cet ouvrage porte sur l’histoire des communautés métisses des Plaines de l’Ouest, alors qu’est instaurée dans cette zone du continent la frontière canado-américaine et que s’accroissent les effets contraignants de cette dernière sur les populations locales au fil du xixe siècle et au début du xxe. Si elle n’est que théorique au départ, la frontière devient, au cours de cette période, une réalité administrative concrète qui amène ces populations à reconfigurer leur usage du territoire et même à modifier leurs appartenances identitaires dans de nouveaux cadres sociopolitiques. Comme l’auteur le rappelle en introduction, l’expression « Medecine Line » est utilisée par les groupes autochtones de l’époque pour désigner cette frontière et son pouvoir d’influence dans leur quotidien. Cet ouvrage propose ainsi une démarche en histoire ethnoculturelle, plaçant les communautés métisses – son objet d’étude – au confluent d’une analyse sur leur relation au territoire et sur leur manière de s’adapter aux cadres taxonomiques qui leur sont imposés par les gouvernements canadien et étasunien. Le spectre géographique de l’analyse s’articule sur la zone territoriale des Plaines qui chevauche le 49e parallèle, depuis la vallée de la rivière Rouge jusqu’aux Rocheuses. Le continuum temporel exploré dans cette étude, quant à lui, débute au tournant du xixe siècle – moment où la frontière est établie – pour se terminer vers 1920.

L’ouvrage de Michel Hogue fait partie de ce courant historiographique qui cherche à apporter un éclairage sur le cheminement identitaire des groupes autochtones, en particulier celui des communautés métisses. Il se penche à la fois sur le processus de formation historique de ces communautés et sur la manière dont celles-ci sont catégorisées officiellement – ou non – par les instances gouvernementales à la fin du xixe siècle et au début du xxe. Au centre de la démonstration se situe l’idée que les Métis demeurent résilients en conservant leur cohésion, malgré l’imposition à leur endroit d’un cadre taxonomique qui ne leur est pas adapté. L’analyse se déroule en cinq chapitres.

Le premier chapitre se penche sur la période allant du tournant du xixe siècle jusqu’au milieu de la décennie 1860, soit l’époque de la formation et de la croissance dans les Plaines des communautés métisses, lesquelles se concentrent principalement dans la vallée de la rivière Rouge et dans la région de Pembina, en plus de graviter dans les prairies adjacentes. Outre la matière contextuelle, ce chapitre revisite les jalons communs de l’historiographie sur les Métis. Il rappelle que les communautés métisses se développent le long de la frontière entre les États-Unis et la terre de Rupert, étant ainsi positionnées de manière avantageuse dans le jeu de concurrence entre les compagnies de fourrures des deux juridictions. À cette époque, est-il souligné, la frontière demeure fortement perméable et les communautés métisses tissent d’étroits réseaux de parenté de part et d’autre de celle-ci.

Le deuxième chapitre explore la période de la fin de la décennie 1860 jusqu’au tout début de la décennie 1870, qui correspond à la fin de l’hégémonie de la traite des fourrures dans cette région du continent. À cette époque, les agents frontaliers tentent de rendre plus étanche la frontière entre les deux pays. Leurs tentatives de contrôle ont des effets toutefois limités, en raison des moyens de coercition encore modestes déployés par les gouvernements auprès des populations locales. Les communautés métisses conservent ainsi une grande mobilité transfrontalière, étant d’ailleurs encouragées dans leurs déplacements par les compagnies de fourrures.

Le troisième chapitre se penche pour sa part sur le coeur de la décennie 1870, alors que les vastes troupeaux de bisons déclinent fortement et que l’économie de la traite des fourrures s’érode rapidement. Aux États-Unis comme au Canada, le territoire est alloué à un nombre grandissant de colons agricoles et la frontière entre les deux pays se rigidifie rapidement par des moyens coercitifs. À ce point, l’ouvrage présente deux études de cas, de manière à illustrer les différents vécus des communautés métisses de part et d’autre de la frontière. La première concerne les familles métisses gravitant autour de la localité de New Fort Belknap, dans le Montana. L’auteur montre que, pour conserver certains aspects de leur mode de vie notamment basé sur la chasse, cette communauté métisse s’implante dans la réserve indienne locale, et ses membres demandent à être reconnus officiellement comme Indiens statués au sens de la loi étasunienne. La seconde étude de cas explore le destin de la parenté canadienne de cette communauté métisse. Cette partie de la communauté métisse entre plutôt en négociation avec les autorités gouvernementales pour se faire reconnaître des droits qui lui sont propres en tant que métisse.

Le quatrième chapitre porte sur la période qui va de 1879 à 1885, alors que s’accentue le contraste caractérisant les situations canadienne et étasunienne. Dans ce chapitre l’auteur démontre que les Métis modulent leurs stratégies identitaires en fonction des contextes politiques qui se cristallisent de part et d’autre de la frontière. Au Canada, la résistance des communautés métisses s’organise face à la pression coloniale, pour culminer avec le soulèvement armé de 1885. Pour y mettre fin, les autorités canadiennes combinent la répression militaire, d’une part, à la mise en place d’un processus de reconnaissance de certains droits autochtones pour les Métis, d’autre part. Plusieurs Métis réclament tout de même d’être enregistrés à titre d’Indiens statués au sens de la loi canadienne, ce qui leur garantit certains droits territoriaux. Parallèlement, aux États-Unis, les Plaines de l’Ouest sont souvent soumises à une pression coercitive plus forte qu’au Canada, et les communautés métisses locales tentent davantage de préserver leurs droits en s’implantant dans les réserves indiennes. Nombre de communautés métisses, à l’image de celles du New Fort Belknap, sont ainsi intégrées administrativement à des populations détenant le statut indien.

Le cinquième chapitre examine ce qui est advenu des communautés métisses canadiennes et étasuniennes durant la période qui va de 1885 à 1920. Le contraste de part et d’autre de la frontière s’accentue. Au Canada, les autorités gouvernementales déploient notamment des commissions spéciales, chargées d’identifier les « half-breeds » – les gens d’origine mixte – afin de leur octroyer des certificats leur donnant droit à un lot de terre ou à une somme d’argent, mais éteignant parallèlement leurs droits autochtones. Une période d’instabilité s’ensuit dans cette région du Canada, alors que certains réclament le statut indien, puis s’en départissent pour demander plutôt un certificat de « half-breed ». Aux États-Unis, les autorités gouvernementales organisent des commissions d’enrôlement, qui ont pour mandat de vérifier les origines des gens qui ont le statut indien ou qui aspirent à en avoir un, de manière à tenter de s’assurer que ce statut ne revienne qu’à ceux qui ont assez de sang autochtone pour leurs critères. Dans certaines bandes, une moitié de sang indien est tolérée. Pris dans un dilemme légal, certains membres des communautés métisses franchissent parfois la frontière, espérant trouver dans le pays voisin une reconnaissance identitaire à laquelle ils n’ont pas accès dans leur pays d’origine. En filigrane de ces événements, l’auteur démontre la résilience de ces communautés, qui conservent en grande partie leurs liens malgré les changements qui leur sont imposés par des États qui les encadrent désormais.

En bref, il s’agit d’un ouvrage pertinent, qui s’inscrit dans l’air du temps en abordant sous le couvert de la discipline historique des questionnements en liens avec les actualités médiatiques et juridiques. Malgré la solidité de son analyse, il présente néanmoins quelques caractéristiques susceptibles d’affaiblir son intérêt auprès de certains lecteurs. Une de ces faiblesses est de faire l’économie d’une revue de la littérature scientifique : sans doute un choix éditorial destiné à alléger la lecture de l’étude. Cette absence fait qu’un lecteur peu informé sur le sujet pourrait ne pas être outillé pour prendre la mesure de l’originalité de cet ouvrage. Par sa dimension comparative, cette étude est d’une grande originalité dans un mouvement de recherche qui tend à étudier – bien souvent dans un contexte uniquement canadien ou uniquement étasunien – le cheminement identitaire des communautés métisses. En procédant à une étude sur un territoire traversé par une frontière qui se solidifie de plus en plus au fil du temps, l’ouvrage met brillamment en relief la différence dans les phénomènes identitaires vécus au Canada et aux États-Unis et, par extension, l’ampleur de l’incidence des actions des autorités gouvernementales sur ces phénomènes.

L’autre lacune de cette étude consiste à ne pas présenter de manière formelle sa méthodologie et ses sources. Après une introduction contextuelle qui résume les questionnements de recherche, le lecteur est plongé dans le récit historique analytique, sans pour autant qu’il n’ait été informé de la manière dont ont été rassemblées les informations qui le composent. Encore une fois, seul le lecteur averti, connaissant le domaine, peut mesurer la qualité du travail à ce niveau, puisant dans les archives de l’administration des affaires indiennes du Canada et des États-Unis. Il s’agit d’un effort méthodologique d’ampleur significative, cependant présenté bien modestement. Dans l’ensemble, ces quelques lacunes ne ternissent pas la qualité globale de l’ouvrage, qui constitue une contribution appréciable au mouvement de recherche sur les communautés métisses.