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Il ne fait aucun doute que le site Crowfield est unique dans l’inventaire des sites du Paléoindien ancien. Ce n’est pas tant l’idée d’une cache que celle d’un geste rituel qui rend ce site si particulier, sans compter sa richesse en outils. Les auteurs de cet ouvrage ont fouillé le site il y a trente ans, et c’est une enquête longue et bien murie qui est présentée aux lecteurs (voir Deller et Ellis 1984 ; Deller, Ellis et Keron 2009). D’entrée de jeu, cet ouvrage s’adresse avant tout aux spécialistes. Plusieurs sections sont très techniques, ce qui intéressera ceux qui veulent en savoir plus sur la séquence de réduction et les différentes stratégies de taille pour réaliser les divers outils ramassés lors des fouilles. Le bagage de connaissances accumulées par ces deux chercheurs sur de nombreux sites paléoindiens du Sud-Ouest ontarien fait qu’ils peuvent élaborer leurs modèles explicatifs en se basant sur les données pertinentes provenant des autres sites étudiés. Leur familiarité avec les matériaux exploités par les Paléoindiens anciens est impressionnante, en particulier le chert Collingwood (aussi nommé Fossil Hill) et le chert Onondaga.

Le site Crowfield se trouve dans une plaine sablonneuse du canton de Caradoc dans le Sud-Ouest ontarien, et le site se trouve sur une butte dans un secteur labouré. L’intégrité du site dans ses vingt premiers centimètres n’est pas évidente. En outre, les auteurs mentionnent qu’au début des fouilles la partie centrale de la structure #1 fut vandalisée. Des efforts louables seront consacrés pour comprendre l’effet de cette intrusion, étant donné que la perte de données dans cette zone favorise la division du contenu en une partie Nord et une partie Sud.

Tout en voulant présenter de façon exhaustive les données du site, l’emphase de ce livre porte sur la structure #1. Une deuxième structure, moins bien comprise, est présentée dans la dernière partie de l’ouvrage. Les contributions majeures de cet ouvrage se rapportent essentiellement à une étude approfondie de la structure #1.

La structure #1, considérée comme une cache d’outils, est une fosse plus ou moins semi-circulaire au diamètre évalué à 1,5 mètre ; sa profondeur atteint près de 45 cm sous la surface actuelle. Après une description détaillée de l’ensemble des catégories d’outils et une analyse de la distribution horizontale du contenu, en tenant compte des matériaux et des divers types et classes d’objets, les auteurs s’attaquent à la signification de cette concentration exceptionnelle d’outils totalisant 182 spécimens. La richesse descriptive et analytique des outils est évidemment aussi importante que les interprétations, mais il faut admettre que la lecture et la digestion de cette description détaillée est plus ardue. Néanmoins, ces efforts analytiques soutenus constituent à mon avis une sérieuse contribution à l’archéologie de la période paléoindienne. De cette description minutieuse, les auteurs retireront des propositions et débattront de la valeur de plusieurs hypothèses. L’enquête suivra plusieurs pistes pour appuyer la relative intégrité du contenu et de la structure. Même si les auteurs aimeraient reprendre la fouille, maintenant qu’ils savent toute l’importance de ce dépôt, la qualité de la fouille a toutefois permis d’enregistrer la position de 1142 témoins lithiques, et le travail minutieux en laboratoire a permis de faire des remontages pour 42 outils.

De ces remontages et de la distribution spatiale de ces regroupements et de l’ensemble des outils, les auteurs proposent une validation indirecte de leurs types et classes d’outils, contribuant ainsi au débat sur la valeur étique et possiblement émique des catégories d’outils établies non pas sur l’analyse fonctionnelle, à l’aide de la tracéologie, mais plutôt sur des critères technologiques et morphologiques. Les auteurs avancent que leur classification a un sens indéniable dans le débat sur la relation entre la forme et la fonction. Les analyses réalisées sur l’outillage du site Crowfield seront certainement au centre de futurs débats et elles ne pourront pas être ignorées.

Le chapitre sur la signification de la structure #1 est certes l’aboutissement de longues années de réflexion. Ce chapitre est une suite logique de questions sur le sens à donner à cette concentration d’objets lithiques. Les quatre premières conclusions sont : 1) les outils de la concentration ont été brûlés là où ils ont été trouvés et non le contraire, à savoir qu’ils auraient été brûlés ailleurs et transportés ensuite dans la structure ; 2) les outils représentent une cache d’outils déposés délibérément avant d’avoir épuisé leur utilité fonctionnelle et ils ne constituent pas des déchets ; 3) les outils récupérés sont des objets utilitaires du quotidien et ils n’ont pas été façonnés spécialement pour des raisons rituelles ou sociales ; 4) le contenu de la cache a été volontairement brûlé et non pas accidentellement détruit par le feu, et l’explication la plus vraisemblable est celle voulant que les objets aient été sacrifiés dans le cadre d’activités rituelles sacrées (p. 125).

Les auteurs ajoutent que la cache est singulière puisqu’elle contient uniquement des outils et que les rares éléments de débitage sont des supports potentiels pour aménager des outils. En plus de faire valoir la quantité et la diversité des outils, une autre conclusion à débattre est celle affirmant que l’assemblage de la cache représente un « tool kit of active gear », selon Binford, à savoir un coffre à outils composés d’éléments utilisés, recyclés, réaffûtés et d’autres prêts à être modifiés, ce qui s’oppose à un coffre à outils « passif » dont les éléments n’auraient pas été utilisés et laissés à cet endroit comme réserve d’outils à récupérer. La relative homogénéité du contenu indique aussi qu’il est le résultat du travail d’un seul individu et non pas d’offrandes apportées par divers membres d’une communauté.

En résumé, les outils ont été brûlés sur place, de façon intentionnelle, et l’accident naturel doit être écarté. En outre, les nombreux outils constituent une cache dans le sens d’un dépôt intentionnel d’objets qui avaient encore une valeur utilitaire ; ils n’étaient pas épuisés et leur intégrité était très bonne au moment de leur enfouissement. Concernant la nature même des objets, les auteurs décident sans hésitation qu’il s’agit d’une cache d’objets utilitaires et non pas de biens cérémoniels.

Les auteurs affirment que la structure #1 de Crowfield est le meilleur candidat pour illustrer une cache constituée d’un coffre à outils actif et utilitaire. Leurs arguments sont assez convaincants : 1) les outils de la cache exhibent suffisamment de traces d’utilisation, de recyclage et de réaffûtage ; 2) l’assemblage est très varié en termes technologiques, avec des bifaces, des unifaces (racloirs et éclats utilisés) et des préformes ; 3) les 182 spécimens constituent un corpus relativement important ; 4) un équilibre est assez évident entre les outils prêts à être utilisés et les ébauches pouvant être transformées.

L’ensemble des outils a été soumis à une forte chaleur, laissant de très nombreuses traces, en particulier des cupules de feu. Les auteurs affirment que la destruction de cet imposant assemblage, plus de 180 spécimens, dont la source se trouve à plus de 100 km, ne peut pas être un geste économique et qu’une explication rituelle s’impose. À ce jour, la cache de Crowfield est la seule connue pour la période du Paléoindien ancien où les objets ont été fracturés systématiquement par le feu. Ce comportement est cependant connu au Paléoindien récent, comme le mentionnent les auteurs.

Si les auteurs perçoivent la structure #1 comme étant une cache à connotation rituelle, et non une cache séculière, elle se démarque des autres caches sacrées (voir Kilby 2011 pour un survol de caches Clovis). Tout en assurant le caractère unique de Crowfield dans la catégorie des caches rituelles, les auteurs concluent aussi que le contenu de la cache appartenait à un seul individu même s’ils avouent que cette conclusion est difficile à évaluer. Ils mentionnent la possibilité que le poids du contenu estimé à plus de 4,5 kg est trop pesant à transporter par un seul individu et que la variabilité des pointes à cannelure ne s’accorde pas à la production du même tailleur. Ils réfutent ces deux points de vue en favorisant l’hypothèse que le contenu de la cache appartenait à un seul individu.

Le chapitre 8 est une étude de l’organisation technologique du contenu de la cache appuyée sur l’idée que l’assemblage était utilitaire avant d’être soumis au feu dans un contexte rituel et qu’il correspondait au coffre à outils d’un seul individu. Les outils de la cache représentent des produits ayant été transportés sur de longues distances et non pas l’accumulation d’outils brisés et inutilisables. En utilisant le degré de finition des outils et leur complexité technologique, Ellis, qui signe seul ce chapitre, veut comprendre la nature de cet assemblage. Il reconnaît la flexibilité et la portabilité des principales catégories constituant la cache ainsi que le caractère non épuisé de l’assemblage, sans proposer que le renouvellement de l’outillage à la source fût très récent. Pour expliquer l’absence des grattoirs dans la cache, Ellis propose sans grande conviction qu’elle pourrait être liée à la division sexuelle des tâches, impliquant un rôle moindre des femmes à Crowfield.

La dernière partie du bouquin porte sur les autres indices culturels trouvés sur le site Crowfield. Une description des témoins culturels non brûlés et attribués au Paléoindien est suivie par la présentation du contenu d’une deuxième structure définie par une concentration dans la couche minérale. Cette structure #2 est beaucoup moins riche que la première, et la distribution spatiale demeure plus floue. Les auteurs y ont placé tous les éléments chauffés par le feu qui n’appartenaient pas à la structure #1 et dont la position horizontale se confondait au coin nord-ouest de l’aire fouillée. Les bifaces sont plus rares dans la structure #2, et une seule pointe, incomplète, appartient néanmoins à la même phase Crowfield. L’interprétation générale de cette structure, à savoir si les objets ont été brûlés délibérément, divise Deller et Ellis, et il est malheureux que cette structure n’ait pas été complètement exposée. Pour Ellis, la structure #2 n’aurait pas une signification rituelle et les quelques objets chauffés seraient tombés accidentellement dans un foyer. Cet auteur insiste aussi sur les différences entre les deux structures, plus ou moins contemporaines, associées à des utilisations différentes du site. Pour Deller, il est difficile de rejeter le caractère sacré de cette deuxième structure au contenu plus limité en nombre d’outils et dont plusieurs semblent épuisés.

Le dernier chapitre résume les principales conclusions de cet imposant ouvrage, et il est suivi de trois appendices décrivant sous forme de tableaux les données morphométriques sur les unifaces, les ébauches, sur les bifaces avec cannelure et sur les autres bifaces. L’ouvrage est complété par les références bibliographiques et nous notons l’absence d’un index. Cette enquête démontre sans l’ombre d’un doute l’unicité du site Crowfield et de sa structure #1. Les auteurs sont conscients qu’ils n’ont pas les données pour appuyer vigoureusement leur hypothèse originale qui stipulait que les 182 outils trouvés dans la dépression accompagnaient un individu et qu’il s’agissait d’une fosse crématoire. Ils répondent aux principales critiques, réaffirmant leur position tout en souhaitant de nouvelles découvertes.

En conclusion

Je me dois de terminer ce compte rendu en faisant valoir la pertinence de ce site exceptionnel sur un contexte québécois. En effet, une cache au site Nepress datant du Sylvicole inférieur trouvé au Méganticois ressemble sur plusieurs points à celle de Crowfield (Provençal et al. 2010). Les deux caches se comparent avantageusement si l’on considère que : 1) la majorité de l’outillage est chauffé et fracturé ; 2) la même diversité des outils s’y retrouve ; 3) il y a un équilibre semblable entre les outils finis et non finis et entre les outils bifaciaux et unifaciaux. La grande différence réside dans l’intégrité des assemblages, celui du site Nepress étant plus faible, ce qui a incité les auteurs à favoriser l’idée que le contenu a été brûlé ailleurs et transporté dans la cache, expliquant la perte lors du transport de nombreux fragments. À l’instar de la cache du site Crowfield, celle de Nepress serait de nature rituelle et elle impliquerait le dépôt du coffre à outils actif d’un individu sans pouvoir affirmer qu’il s’agit d’une crémation.

En terminant, je recommande fortement l’achat de ce bouquin, indispensable dans la bibliothèque de tout chercheur qui s’intéresse au Paléoindien ancien ainsi qu’à la technologie lithique. La richesse de cette monographie sur Crowfield repose sur la complexité de l’enquête, l’apport de toutes les données pour produire des réponses appuyées ainsi que sur la démarche transparente des auteurs qui veulent comprendre et qui reconnaissent la difficulté de faire parler les cailloux.