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Contributions à l’étude des systèmes juridiques autochtones et coutumiers est un ouvrage collectif dirigé par Ghislain Otis, professeur de droit civil à l’Université d’Ottawa et directeur scientifique de la Chaire de recherche du Canada sur la diversité juridique et les peuples autochtones. À partir d’une démarche critique, ancrée à la fois dans les études postcoloniales et le pluralisme juridique, les auteurs et auteures entendent remettre en question le récit par lequel l’hégémonie du droit étatique perdure aujourd’hui encore, à savoir celui du déclin, de la disparition ou de l’incommensurabilité des cultures juridiques autochtones. Que le projet colonial ait visé la marginalisation ou la suppression de ces cultures est une donnée historique hors de doute et largement documentée. En revanche, que le succès de cette entreprise ait été relatif et que des systèmes juridiques autochtones appartiennent encore au droit vivant, et non pas seulement à l’ethnohistoire, est une réalité encore trop peu étudiée.

En réaction à l’hégémonie du récit colonial, cet ouvrage collectif entreprend donc de s’appuyer sur des récits et des pratiques autochtones pour documenter l’actualité de certaines traditions juridiques ainsi que leurs interactions, dialogues, conflits ou hybridations, avec le droit étatique. L’objectif poursuivi est à la fois modeste et ambitieux, puisque l’ouvrage est conçu comme une synthèse de recherche à partir de laquelle se construit, dans un second temps, une tentative de systématisation des fondamentaux des systèmes juridiques autochtones.

Cette méthodologie inductive est la réponse à un double défi, méthodologique et épistémologique, auquel sont consacrées l’introduction et la première partie de l’ouvrage. Tout d’abord, les cultures juridiques autochtones sont généralement moins formalistes que le modèle positiviste étatique. Ensuite, si l’on tient compte de leur démantèlement par l’entreprise coloniale, elles sont devenues invisibles dans bien des contextes. Les questions du mode de manifestation du droit autochtone et de sa traduction sont par conséquent de première importance, comme l’a reconnu depuis longtemps l’anthropologie juridique. Les auteurs et auteures proposent d’en identifier trois sources : le droit spontané, le commandement et l’enseignement.

La notion de droit spontané réfère à des pratiques sociales (comportements, pratiques d’évitements, modes de délibération, distribution de la parole, etc) qui sont porteuses de normativité, sans l’intervention d’une autorité apte à énoncer et imposer un règlement. La notion de commandement désigne la parole, orale ou écrite, qui énonce formellement la règle et suppose donc l’émergence d’une autorité capable de dire le droit. La notion d’enseignement enfin fait référence au rôle des récits fondateurs (mythes, légendes, histoire locale, chants) comme source de « connaissance juridique » que les auteurs et auteures choisissent d’assimiler, à la suite de Napoleon et Friedland (2016), au procédé de la common law : les récits jouant le rôle pragmatique de « précédents » et étant intégrés à un processus de recontextualisation (créativité sociale). On peut regretter le fait que, au fil des différentes comparaisons thématiques que l’ouvrage propose, ces différentes sources de juridicité soient utilisées aléatoirement, sans explicitation.

Mais la reconnaissance de cette pluralité de source mérite d’être soulignée comme une contribution importante à la décolonisation de l’étude des cultures juridiques. En revanche, la démarche générale de l’ouvrage consistant à extraire de pratiques et de récits des généralisations systématiques peut apparaître problématique. Le geste même de systématisation n’est pas suffisamment interrogé : quelles différences par exemple entre une recherche locale de systématisation dans un but de revitalisation, comme en témoigne le rapport Renforcer la gouvernance atikamekw, et l’effort de systématisation par les chercheurs eux-mêmes, à partir d’une comparaison entre les études anthropologiques du mariage coutumier en Afrique du Sud et en Zambie ?

Cela soulève par conséquent la question de la méthode comparative qui est au coeur de l’ouvrage. Le travail de synthèse repose sur l’utilisation de vingt et un rapports d’intégration issus du projet de recherche international État et cultures juridiques autochtones : un droit en quête de légitimité qui, de 2012 à 2018, sous la direction du professeur Otis, a documenté l’état actuel de plusieurs traditions juridiques autochtones et coutumières au Canada (dans les nations innue, atikamekw, crie, coast salish, secwepemc), en Europe centrale (Roms), en Afrique (Afrique du Sud, Zambie, région de la Nawa en Côte d’Ivoire, Burundi) et dans le Pacifique Sud (îles Salomon, Yaté). Ses rapports sont synthétisés à travers trois axes transversaux : la famille, le territoire et la régulation des conflits. Pour chacun de ses axes, les termes de la comparaison sont spécifiés : principes, valeurs, règles, et acteurs.

À travers ces trois axes, les auteurs et auteures évaluent les différentes configurations de la coexistence du droit étatique et du droit coutumier vivant (distingué du droit coutumier étatique) Deux oppositions schématiques servent de cadre de comparaison : (1) entre l’éthique individualiste du droit étatique, fondé sur une philosophie contractualiste, et l’éthique communautariste du droit autochtone, fondé sur une philosophie de la solidarité. Cette opposition permet d’identifier les difficultés de coexistence, pour la gestion du divorce par exemple, entre la conception contractualiste de la famille nucléaire et la dimension communautaire du mariage en droit autochtone, ou encore, pour la question de l’adoption, entre la conception individualiste des droits de l’enfant et la conception communautaire du transfert coutumier comme principe de solidarité.

Par ailleurs, les auteurs et auteures proposent une opposition (2), entre l’universalité de principe de l’application du droit étatique, fondée sur la valeur de l’égalité, et la plasticité de principe de l’application du droit autochtone, fondée sur la valeur de l’adaptation aux situations changeantes. Cette opposition permet de cerner l’inadéquation de l’application formelle de règles juridiques par des intervenantes et intervenants étatiques extérieurs aux communautés. Mais elle rend également visible le potentiel de régénération du droit autochtone face aux défis du changement historique : sédentarisation, diffusion des valeurs individualistes, etc.

En revanche, les différents axes mentionnés ne sont pas traités avec la même extension : six rapports servent à la synthèse sur la famille, trois à la synthèse sur le territoire et cinq à la synthèse sur le traitement des conflits. Par ailleurs, on se demande quelle peut être la valeur pour la recherche de la comparaison entre des situations qui n’ont aucun rapport entre elles, si ce n’est qu’elles fournissent la matière nécessaire à une recherche de généralisation ? Par exemple, la comparaison entre l’institution rom du stabor (ou kriss) et les valeurs juridiques extraites de la tradition orale atikamekw aboutit au constat selon lequel on trouve dans les deux contextes une cohabitation entre un idéal de justice réparatrice et une possibilité, selon la gravité des contextes, d’une justice punitive (165). Mais à un dernier niveau de généralisation, on trouve l’idée vidée de son contexte ethnographique selon laquelle la culture accusatoire du droit occidental est étrangère à l’idéal de réconciliation qui irrigue le droit autochtone (183). Au terme de l’étude, cette démarche de généralisation aboutit à trois « fondamentaux » des traditions juridiques autochtones et roms qui apparaissent vidés de substance : (1) la centralité du groupe, (2) qui laisse toutefois une place à l’autonomie et la responsabilité individuelle, et (3) la dimension processuelle et pragmatique du droit autochtone.

Il me semble que ce grand degré de généralité est atteint en raison d’une prémisse de l’ouvrage qui est de contribuer, non pas seulement à l’étude des traditions juridiques autochtones, mais aussi et surtout à la coexistence harmonieuse, ou plutôt pacifique, des traditions légales étatiques et autochtones. Cet objectif de société post-coloniale, qui est éminemment souhaitable, ne doit toutefois pas conduire à faire tenir les traditions légales autochtones dans un lit de Procuste. La « plasticité » que certaines traditions légales autochtones développent en réponse aux conflits, qu’ils soient de sources internes ou externes, ne peut pas aller de pair avec leur décontextualisation. L’ouvrage confond en ce sens les différents visages que peuvent prendre les pratiques de délibération à l’échelle intra-communautaire et la recherche de consensus qui constitue l’architecture idéal-typique des espaces de délibération démocratiques.

L’intérêt de l’ouvrage sera donc de chercher dans les étapes antérieures de ce processus de généralisation, précisément dans les problèmes de recherche qu’il soulève, les questions de la traduction et des limites de la transposition des concepts légaux autochtones dans le vocabulaire et les structures légales étatiques. L’attention à ces questions centrales doit mener à un emploi critique des notions utilisées dans toute étude anthropologique ou juridique du droit autochtone. Un exemple de l’ouvrage illustre particulièrement ce point : l’utilisation de la notion de « transfert coutumier » qui recouvre un ensemble de pratiques que n’inclut pas le vocabulaire juridique de l’adoption (68). Cet ouvrage s’adresse donc aux acteurs du dialogue entre traditions légales autochtones et étatiques (chercheurs, juristes et décideurs politiques, autochtones et allochtones) qui souhaitent se familiariser avec les défis méthodologiques et épistémologiques de ce dialogue. Plus particulièrement, ils trouveront, dans les lignes de comparaison offertes avec des modèles actuellement viables de gouvernance autochtone, des outils plus que nécessaires pour travailler à ériger une société postcoloniale structurée par des exigences de justice sociale, de reconnaissance et de réconciliation. À condition que celles-ci ne soient pas conçues comme des politiques d’accommodation au sein desquelles « les termes de la reconnaissance sont susceptibles d’être définis par ceux qui ont le pouvoir de l’octroyer » (Coulthard 2018 : 75).