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Le thème de la survie des peuples autochtones a le vent en poupe. Depuis les associations de soutien (Cultural Survival et Survival International, pour ne citer qu’elles) jusqu’aux discours identitaires des chasseurs algonquiens, la survie est omniprésente. Et là où la pensée anthropologique, influencée par les théories de Marx, Sahlins et Maslow, a toujours développé une approche matérialiste et hiérarchique de la survie, les autochtones semblent en déployer une définition hétérogène et multivocale. En effet, ancrée tout autant dans des revendications identitaires que dans le vécu quotidien, la survie apparaît aujourd’hui comme un élément central et transversal chez les groupes algonquiens. Du camp de chasse à la ville, de la rivière au monde virtuel, la survie traduit pour ces peuples une manière d’être au monde, un schème d’appréhension de la réalité, d’hier à aujourd’hui. Autrement dit, il ne s’agit en aucun cas de présenter les modes de vie traditionnel et contemporain des Algonquiens comme des formes de « survie », une remarque qui nous replongerait dans une vision passéiste de ces sociétés, mais d’interroger l’omniprésence de cette notion dans les discours identitaires contemporains.

Cet article vise donc à éclairer la compréhension des sociétés algonquiennes du Canada à l’aune du concept de survie[1]. Nous postulerons dans cette optique précise que la majorité des communautés algonquiennes utilise ce terme d’une manière analogiquement ou fonctionnellement similaire (voir Morrison 2002). Bien entendu, il ne s’agit pas de céder à un universalisme culturel, mais de faire droit à une homologie de fonction du concept de survie, sans toutefois réduire la complexité et la spécificité des contextes locaux.

Mais, au préalable, précisons les éléments méthodologiques – au nombre de deux – qui guident notre exposé. Premièrement, il est important de signaler que le point de départ de cet article s’inscrit dans une interrogation face aux propos de nos divers informateurs. Comment expliquer la prévalence du concept de survie dans le contexte actuel et dans des lieux si diversifiés ? En cela, ce texte prend sa source dans une perception et un discours émiques (dans le sens donné par Jean-Pierre Olivier de Sardan, 1998), c’est-à-dire issus des discours mêmes des acteurs du terrain. Et si l’argumentaire ensuite déployé fait davantage appel à une théorisation anthropologique (et donc étique) qui nous est propre, l’intérêt originel pour cette thématique provient avant tout de la rhétorique du terrain et de la façon dont nos informateurs respectifs mettent en avant cet argumentaire complexe.

Deuxièmement, il est important de préciser que ce travail repose, comme cela vient d’être expliqué, sur des discours, sur l’expression identitaire qui accompagne des activités variées. Loin de nous, donc, l’idée de limiter l’ensemble des pratiques ici détaillées à des actes de survie. En effet, s’il est évident que, dans ces actes, il s’agit avant tout de « vivre » et de pratiquer sa culture au quotidien, les discours contemporains, qui accompagnent et témoignent de ces pratiques, investissent un argumentaire tourné vers la survie (matérielle évidemment, mais aussi identitaire et politique). C’est par cette porte d’entrée essentiellement discursive, rhétorique, que l’importance du concept de survie est analysée ici.

Pour terminer, si cet article aborde la question de la survie, c’est, dans les discours autochtones, toujours affirmée en lien avec le territoire. En effet, ces deux dimensions, territoire et survie, entrent en résonance à la fois dans les discours des autochtones ici concernés mais aussi dans le contexte politique contemporain des autochtones du Canada. Quatre moments guideront notre propos. En guise de contextualisation, nous aborderons brièvement la manière dont la pensée occidentale (et principalement l’anthropologie) a conceptualisé la survie. Nous verrons ainsi que la grille d’analyse déployée pour comprendre les « peuples de la survie » a principalement porté sur l’aspect matériel de cette dernière. Ensuite, trois analyses de cas se succèderont, chacun questionnant l’articulation survie et territoire de manière particulière. Le cas des rites de portage innus sur la rivière Moisie servira d’entrée en matière. Nous analyserons ensuite cette problématique à partir du territoire menacé, un territoire ancestral en voie de disparition (noyé aujourd’hui dans le réservoir hydroélectrique de la rivière Eastmain, à la Baie James). Enfin, nous étudierons le concept de survie en lien avec de nouveaux territoires, à savoir les centres urbains investis aujourd’hui par les autochtones.

La survie et la pensée occidentale

Pour commencer, examinons donc le sens donné au concept de survie par la tradition des sciences sociales. Dans ce domaine, la mise en avant de la notion de survie doit beaucoup à Marx. Dans sa théorie sur l’économie primitive, Karl Marx avance que c’est l’infrastructure (la production, les ressources et leurs détenteurs) qui détermine la superstructure (l’organisation de la société, caractérisée par la lutte des classes). Ce conflit naît justement de l’invention de la production. Pour Marx, à l’origine, les sociétés primitives ne connaissent pas la production. Leurs conditions de vie sont difficiles, elles luttent pour leur survie. Implicitement, donc, Marx oppose société de survie à société de production (Marx 1945). Dans son essai sur l’économie des sociétés primitives, Marshall Sahlins sera le premier à véritablement systématiser une critique de Marx sur une base de terrains empiriques (Sahlins 1976). Pour lui, si les sociétés de chasseurs-cueilleurs ne produisent pas et n’accumulent pas, c’est avant tout parce qu’elles n’en ressentent pas le besoin. Il ne serait donc pas nécessaire d’adopter un mode d’économie productiviste pour être dans l’abondance, il suffit de désirer peu. En d’autres mots, la survie ne dépend pas des capacités de production mais des conceptions qui sous-tendent ou non le désir de production et d’accumulation. Le symbolique prime d’une certaine manière sur le matériel. Sahlins inverse donc Marx pour les sociétés qu’il étudie. Ce faisant, Sahlins reste dans la logique d’argumentation de Marx, la survie demeure ancrée dans une conception matérielle du réel. Cette place primordiale accordée à la hiérarchisation des besoins est symptomatique d’une conception ethnocentrique de la survie.

Dans la continuité de la hiérarchisation marxiste, mais dans un autre registre, le psychologue Abraham Maslow a été un acteur majeur dans la valorisation de l’approche hiérarchique de la survie en anthropologie et dans la pensée occidentale en général. Dans ses travaux sur la motivation humaine (Maslow 1943), il développe une approche des besoins aujourd’hui célèbre pour sa conceptualisation en forme de pyramide. Dans cette perspective, il instaure une distinction principale entre les besoins physiologiques et les autres besoins humains – sécurité, socialisation, estime, accomplissement. Ce faisant, il contribue à construire une conception exclusiviste des besoins, reléguant la survie au seul niveau physiologique.

Face à cette perspective, au fond intrinsèquement évolutionniste, nos terrains respectifs nous conduisent à complexifier cette approche de la survie et à la nuancer. En effet, les données récoltées dans des groupes et des contextes variés indiquent que la survie peut être pensée au-delà de la distinction théorique de Maslow, pour recouvrir un schème d’intelligibilité du réel.

Survie et territoire : un cas innu

Comme nous l’avons signalé en introduction, notre questionnement de départ prend source dans une curiosité première face à l’usage de l’argumentaire de la survie, qui est aujourd’hui abondamment mobilisé par plusieurs groupes autochtones algonquiens. Si nous ne nous prononçons pas sur l’aspect précolonial de cet argumentaire, on peut s’interroger sur son importance dans le contexte actuel. En effet, alors que, pour la majorité des Algonquiens, il n’y a plus de risques directs liés à la survie (dans son sens premier), paradoxalement, la sémantique demeure. Elle occupe même, aujourd’hui, une place centrale dans leur définition identitaire.

Un cas empirique contemporain va nous permettre de comprendre cette étrangeté apparente. Les rites de portage sur la rivière Moisie chez les Innus de Uashat-Maliotenam illustrent en effet adéquatement les enjeux que peut impliquer le discours de la survie.

Lorsque des Innus parlent de la Mishta Shipu, plusieurs d’entre eux commencent leur récit en évoquant le portage. « La rivière c’est pour accéder au territoire. » Pour un informateur, la Mishta Shipu et la Tshishemanipishtuk[2] « sont des voies d’entrée sur le territoire et un moyen de subsistance. C’est la chasse, la pêche et le campement ».

Traditionnellement, comme chez bien des Algonquiens, le portage est la pratique qui consiste à porter le matériel lorsque, sur la rivière empruntée pour accéder au territoire, il y a des zones infranchissables. La rivière Moisie, Mishta Shipu pour les Innus, est la voie d’accès, la porte d’entrée qui mène à la terre des ancêtres. Elle n’est pas navigable sur tout son parcours. S’il est désormais possible d’atteindre rapidement le territoire traditionnel de chasse ou de pêche grâce au chemin de fer, chaque année, des membres de la communauté décident néanmoins de parcourir les chemins de portage qu’empruntaient leurs ancêtres pour se rendre aux campements de chasse. En famille, ils suivent la Mishta Shipu à partir de son embouchure et remontent parfois jusqu’aux sources de la rivière. Pour plusieurs d’entre eux, refaire les portages représente souvent une occasion d’apprendre la vie dans le bois mais aussi l’histoire de leur famille et celle de la communauté. « C’est une opportunité de transmettre le savoir. » Sur le chemin, des histoires se racontent, on apprend les noms des lieux et la façon de s’orienter par rapport à ces repères.

Il existe également d’autres formes de transmission du savoir et d’initiation à la vie dans le bois. En septembre 2006, une dizaine de jeunes, accompagnés de leurs aînés, ont passé neuf jours d’initiation au « mile 40 » qui est le nom donné à un campement innu situé au bord de la rivière. Ce programme, appelé le kupaniesh[3], cherche à transmettre des savoirs traditionnels liés à la vie dans le bois. Au fur et à mesure des entretiens, les raisons qui amènent ces Innus à recourir au portage et aux autres types d’initiations révèlent la particularité de ces événements dans la vie de ceux qui y recourent. Nombre des informateurs insistent sur le rôle que les activités traditionnelles jouent dans la vie des Innus de la localité. Selon eux, la transmission des savoirs et des savoir-faire liés à la survie dans le bois peut avoir un effet bénéfique par rapport aux difficultés rencontrées par certains membres de la communauté, en particulier chez les jeunes. Ils affirment que les initiations à la culture traditionnelle, a fortiori la fréquentation du bois, peuvent les aider à guérir. « Cela fait du bien aux jeunes car il y a des problèmes… et ça, ça les remotive. » « Les formations des jeunes dans le bois, ça sauve des vies. » Ainsi, on peut remarquer que le fait de renouer avec les pratiques de survie ancestrales, fondamentalement liées à la vie dans le bois, apparaît dans les discours comme moyen de survie sociale et identitaire face à la vie dans les réserves et aux difficultés contemporaines.

L’expérience du portage lorsqu’il s’agit de la première fois, apparaît comme une prise de conscience de l’appartenance à la culture innue. Un homme confiait à ce propos : « C’est mon premier vrai contact avec ma culture. Je voulais le vivre personnellement. » Une Innue déclarait qu’elle a ressenti un besoin de retourner dans sa culture, de comprendre qui elle était. Cette démarche l’a conduite à apprendre l’histoire des Innus et, plus tard, à s’engager activement dans les activités de la communauté, particulièrement en ce qui concerne la transmission de la culture et des valeurs innues. En effet, la connaissance liée à la fréquentation du bois et des chemins de portage permet aux participants de retrouver un système de valeurs propres à la communauté et par là, crée les conditions de transmission d’une culture innue.

C’est surtout au niveau des valeurs que c’est important. Les gestes, ils s’apprennent, c’est technique de monter une tente, de porter un canot… ce qui est primordial, c’est les valeurs. Le respect, c’est la valeur de base qui a permis aux Innus de survivre. C’est par les gestes des aînés que ça se transmet.

Le bois et la réserve apparaissent comme deux espaces complémentaires. Le mode de vie dans la réserve appelle le retour à la forêt et au portage. Contraints à quitter le bois et la vie nomade, au vingtième siècle, les Innus de la communauté y retournent aujourd’hui pour répondre aux difficultés rencontrées dans la réserve ou dans la ville. Le territoire devient un lieu de valorisation et de « guérison ». Et à travers les discours, l’élément clé de cette continuité semble être la transmission de la culture de la survie dans le territoire traditionnel par des initiations en réponse aux problématiques de changement social qu’ils vivent. Dans les témoignages, l’articulation entre activités culturelles innues et pratiques de survie n’apparaît pas comme une nécessité pour répondre à un besoin physique mais plutôt comme un besoin culturel pour la survie identitaire. Selon J.-P. Lacasse (2004), les jeunes Innus sont en perte de repères car ils sont partagés entre deux cultures. Dominique Collin, quant à lui, met en évidence que les jeunes sont déstabilisés par des questions d’identité culturelle parce qu’« il n’y a pas de travail pour eux et qu’ils ne maîtrisent pas la nouvelle culture » (Collin, cité par Lacasse 2004 : 140). La vie dans le bois et la vie dans la réserve ou à Sept-Îles sont donc en interrelation constante. Les initiations et les portages générés dans ce contexte apparaissent comme des processus qui réunissent en eux-mêmes vie « traditionnelle » et vie « moderne ». Ils répondent par la transmission de la culture de la survie à des problématiques nouvelles. Ce type de pratique peut être vu comme un principe de médiation entre le bois et la ville qui rétablit un équilibre identitaire et culturel et rend compte d’une des manières innues d’être moderne selon une « modernité alternative » (Martin 2003 : 6). Ce processus dévoile une manière d’aborder des réalités modernes n’opposant pas tradition et modernité mais envisageant la possibilité que chaque nouvelle articulation de ces éléments soit une proposition inédite de modernité possible.

Le contexte dans lequel ces discours sur la survie apparaissent est aussi celui de revendications territoriales où l’affirmation de la pérennité de ces pratiques et du lien avec le territoire traditionnel constitue un enjeu politique primordial.

Survie et territoire menacé : l’adieu à la rivière Eastmain chez les Cris de la Baie James

L’étude du cas innu illustre un intéressant ajustement entre pratiques de survie, territoires ancestraux et construction identitaire. Dans ce premier cas de figure, le territoire, en l’occurrence ici la rivière, est encore bien présent. Cependant, il advient de plus en plus couramment que ce territoire ancestral, lieu de transmission et d’apprentissage des gestes et de la ritualité de la survie, soit radicalement transformé voire disparaisse sous l’action de l’homme. Les ruptures que constituent ces mutations profondes du lieu même de la tradition sont logiquement vécues comme des événements existentiels. Elles touchent le fondement même de l’histoire et donc de l’identité amérindienne. C’est pourquoi ces périodes de crise sont souvent des moments particulièrement propices pour comprendre l’expression culturelle et identitaire d’un groupe autochtone. Les problématiques de la survie et de sa ritualisation contemporaine y apparaissent inévitablement par leur fonction de gestion des crises.

Parmi les cas illustrant cette situation, celui des Cris de la Baie James lors de la mise en eau du barrage EM-1[4] nous semble emblématique. C’est dans ce contexte que nous avons pu suivre un groupe de chasse familial, originaire de Nemaska, dans ses activités au bord de la rivière Eastmain. Il s’agissait pour cette famille de se retrouver pour la dernière fois dans un camp d’été aujourd’hui sous eau[5]. Les semaines qui ont précédé la date de la mise en eau du barrage furent donc l’occasion pour le groupe au complet d’entretenir sa relation avec le territoire par la pratique du mode de vie traditionnel. Cérémonie des premiers pas, pratiques de piégeage et de pêche, festins, éducation à la vie en camp de chasse pour les jeunes au contact des aînés, etc. Toutes sortes d’activités furent déployées afin de permettre à chacun de vivre au quotidien la tradition et l’identité cries. Or, c’est à travers ces diverses activités rituelles, mais principalement quotidiennes, que le discours sur la survie s’est révélé omniprésent comme élément central de leur identité. Au lieu de nous concentrer sur un seul de ces événements, nous avons, en conséquence, choisi d’en analyser les aspects récurrents qui, dans les discours accompagnant ces pratiques, permettent de penser la survie comme le coeur d’un argumentaire transversal.

Nous sommes des Indiens parce que nous sommes capables de survivre dans le bois

Il est toujours intrigant, pour un ethnologue qui découvre la vie en camp de chasse, de remarquer à quel point la rhétorique de la survie est omniprésente alors même que l’évolution matérielle permet aujourd’hui aux Cris de ne plus vivre dans les difficiles conditions de vie qui étaient celles de leurs ancêtres. Comme l’expliquait déjà Adrian Tanner face aux pratiques de chasse des Cris dans les années soixante-dix, « la magie quotidienne est toujours pratiquée, en parallèle avec l’usage d’estimations empiriques quotidiennes, même si les risques quotidiens ont disparu » (Tanner 1979 : 27). En effet, l’insertion des Cris dans la société de marché et dans le monde du travail a modifié grandement leur vie dans le bois. D’ailleurs, dans les familles cries les plus aisées, on peut observer une importante amélioration du confort dans le camp de chasse : congélateurs, fours électriques, génératrices, ainsi qu’une quantité importante de nourriture importée facilitent les conditions de vie de chacun. Et pourtant, ce serait grandement se méprendre que de conclure que cette absence de risques quotidiens relègue la survie au rang des artifices culturels. Bien au contraire, cela semble encore aujourd’hui constituer l’élément central de leur identité. Comme l’exprimait le maître de trappage local :

Les Cris ne sont pas des Indiens à plumes et à tambours. Ce sont des vrais Indiens parce qu’ils sont capables de survivre dans le bois. Les autres, ils font seulement du spectacle, ils ne parviendraient pas à survivre dans le bois.

Ainsi, on voit à quel point il faut radicalement rompre avec une précompréhension occidentale du concept de survie. Il ressort du terrain que tout acte de survie chez les Cris recouvre différentes dimensions : survie matérielle, identitaire et politique. Si, dans les discours, c’est la capacité de survivre matériellement qui est mise en exergue, c’est à la fois (et même principalement) la survie identitaire qui est en jeu. Ronald Niezen fait très justement remarquer qu’« au-delà de l’importance du gibier dans leur régime alimentaire, la chasse semble être pour les Cris une source de contact avec leur tradition de base, un univers dans lequel ils développent un sentiment de supériorité culturelle et de dignité » (Niezen 1993 : 516).

Parallèlement, on peut observer un troisième glissement sémantique qui sera exprimé par un autre membre de la famille :

J’ai fait partie des gens qui ont négocié la Convention de la Baie James. À cette époque, j’étais un défenseur de cet accord. Aujourd’hui, je ne suis plus si sûr. Peut-être aurions-nous dû refuser. […] Mais nous ne pouvions pas savoir ce que le futur serait… nous étions seulement 5 000 en 1975, aujourd’hui nous sommes 14 000 ! Les choses sont différentes maintenant. Les jeunes ont besoin de travail. Nous devons accepter les nouveaux projets. C’est cela qui est important aujourd’hui, l’important c’est de survivre en tant que peuple.

On voit donc que, pour certains Cris, dans le contexte actuel, survivre signifie également faire des compromis. Ces compromis sont nécessaires dans le jeu politique afin de permettre à leur peuple et à leur culture de perdurer. Là où la pensée occidentale voit un paradoxe, les Cris expriment un continuum dans leur manière d’appréhender le monde et font de la survie un concept hétérogène qui s’accorde avec les multiples dimensions de leur contemporanéité.

On remarque de la sorte trois aspects sémantiques qui se chevauchent sans s’exclure et qui permettent d’appréhender la multiplicité de la rhétorique de la survie. De ce point de vue, tout acte de survie revendiqué par les Cris recouvre trois dimensions. Premièrement, l’aspect matériel parce que chasser, « trapper », c’est être capable de nourrir les siens (d’une nourriture saine et valorisée). L’aspect identitaire, ensuite, parce que la vie dans le bois, c’est le coeur de l’identité crie. En effet, alors qu’avec le temps et les différentes influences euro-canadiennes certains aspects – principalement symboliques – ont disparu, la capacité de survivre dans leur environnement reste le propre des Cris, ce qui les distingue et les valorise. Comme le dit Catherine James,

le bois occupe une place prééminente à la fois dans la vie spirituelle et dans la vie matérielle de la plupart des informateurs. […] Cette importance du bois dans la culture crie soulève la question de savoir s’il s’agit d’un aspect « essentiel », une chose de laquelle dépend la survie des Cris. (James 2001 : 328)

La dernière dimension émergeant des discours est la dimension politique. Après trente ans de développement hydroélectrique sur leur territoire, les Cris ont très bien compris que leur survie dépendait également de leur capacité à se placer sur l’échiquier politique des Blancs. Si pendant longtemps la survie était assurée par l’opposition à l’homme blanc, la « Paix des Braves[6] » a modifié la donne. En effet, aujourd’hui, le compromis avec les développeurs est promulgué et est un garant de la survie du peuple cri. Cette dernière étape semble ouvrir une brèche qui permettrait de sortir d’une définition essentialiste de la culture crie (selon laquelle être cri, c’est être capable de survivre dans le bois). En effet, on pourrait imaginer des Cris qui ne pratiquent plus le mode de vie traditionnel – ce qui est parfois déjà le cas – mais qui maintiennent leur identité par leur capacité à survivre[7]. Dans une telle perspective, ce ne serait donc plus le bois mais la survie qui constituerait l’essence de la culture crie – complexe bien plus hétérogène et qui permet davantage de réajustements face aux modifications majeures que connaissent les communautés cries d’aujourd’hui. On le perçoit rapidement, cette grille d’analyse fonctionne probablement plus largement pour d’autres peuples algonquiens partageant du moins la même conception originelle du bois, de la chasse et de la survie.

Survie et nouveau territoire : Le cas des Amérindiens urbains

Comme on peut le voir dans les exemples précédents, une des qualités favorisant la survie du chasseur est son adaptabilité. Les territoires de chasse changent, mais les attitudes demeurent ou s’adaptent. Ainsi, derrière ce concept très variable se dissimule avant tout l’aptitude à transposer dans tout contexte les stratégies de (sur)vie du monde de la chasse. Dans cette perspective, utiliser à dessein les procédés de survie dans d’autres environnements sociaux – comme celui de la ville – peut être considéré comme une des capacités majeures du survivor autochtone.

Concernant les peuples autochtones vivant en milieu urbain, le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones (Canada 1996) décrit cette évolution :

Quelque temps après la Seconde Guerre mondiale, les Autochtones ont commencé à faire partie de ce que certaines personnes ont appelé la « première vague » de migrants vers les centres urbains. Le premier mouvement migratoire d’envergure des Autochtones à partir de leurs réserves et établissements a culminé au milieu des années 60.

Au cours des dernières décennies, les recensements canadiens ont constamment témoigné d’une présence autochtone majeure dans les villes. Selon les enquêtes, la population autochtone urbaine varie entre 40 % et 60 % de la population autochtone totale. Il existe donc bien un phénomène de séjour urbain prolongé chez les autochtones, concluent les chercheurs (Newhouse et Peters 2001). Et de rajouter : « Ces citadins sont en train de former une culture qui est, d’une certaine façon, typiquement urbaine tout en étant typiquement autochtone. » Et le constat ne s’arrête pas là. Les Amérindiens investissent la ville individuellement ou en famille et se joignent à des communautés. Même s’ils n’habitent pas nécessairement un quartier ethnique, un esprit de collectivité existe dans bien des lieux. Et d’aucuns de souligner : « Le concept de communauté autochtone urbaine a été délaissé par les chercheurs. » De fait, avant 2001 (Newhouse et Peters 2001 : 264), pour l’essentiel, l’expérience des autochtones urbains avait été étudiée sous l’angle de considérations sociologiques assez classiques :

  1. La perspective du continuum du folklore urbain, où l’urbanité est distincte de la ruralité : on est soit urbain, soit rural. On observe que les autochtones qui abandonnent leurs communautés pour des environnements urbains s’assimilent inévitablement.

  2. La perspective de l’éclatement, qui entraîne une déstructuration sociale et une déculturation provoquées par le choc de la tradition rurale et de la modernité urbaine. Ce télescopage se traduit essentiellement par la solitude, le désespoir, l’anomie, le racisme qui, eux, mènent à l’alcoolisme et à la pauvreté.

  3. La perspective de la culture, et précisément la culture de la pauvreté : les autochtones sont pauvres et le seront toujours parce qu’ils sont nés dans la pauvreté, sont éduqués dans la pauvreté, vivent dans la pauvreté, et dès lors développent une culture basée sur cet horizon, et la transmettent à leurs enfants.

Face à ces interprétations clairement négatives, Newhouse propose une nouvelle voie. Il constate que

l’idée selon laquelle des Autochtones qui vivent en ville, soit par choix, soit en raison de politiques, et qui aiment leur expérience, était difficile à saisir pour bien des gens. Le concept d’aboriginalité urbaine positive, vu par beaucoup comme une anomalie, est marqué des stigmates de la honte et de la défaite (ibid.. : 264)

Sur cette base, il entreprend d’étudier ces nouvelles communautés d’Amérindiens urbains. Ses travaux s’orientent soit vers l’analyse de communautés autochtones proprement urbaines, soit vers les stratégies urbaines des communautés autochtones rurales. Ce point de vue, bien que novateur, s’ancre toutefois encore dans une perspective classique : le modèle de la conversion des différents collectifs autochtones à une vision du monde urbaine (occidentale), notamment par l’incapacité de transplanter en ville une vision du monde proprement autochtone. Selon un intellectuel autochtone fataliste que nous avons interviewé, « L’animisme n’est pas portatif. L’Indien deviendra nécessairement blanc ». On retrouve dans cette vision des oppositions courantes comme celle entre modernistes (jeunes) et traditionalistes (anciens).

Nos récentes recherches auprès des Algonquiens des villes s’inscrivent dans ce débat. Elles donnent à penser qu’à côté de (ou avant) ce déploiement communautaire, il existe aussi en abondance des trajectoires particulières d’Amérindiens urbains. En amont des dynamiques collectives, ce sont d’abord des stratégies individuelles qui caractérisent l’autochtonie des villes. Dans ce contexte, il semblerait que les attitudes de survie évoquées plus haut, loin d’être oubliées, soient réinvesties en monde urbain. Au lieu de s’assimiler à la ville, les Amérindiens examinés ici, vivent la ville non comme un lieu d’identité mais comme un territoire rempli de ressources à débusquer. Par extension, on peut presque affirmer que la ville devient pour eux un nouveau territoire de chasse. Et de fait, on s’y rend avant tout pour ramener des revenus à sa famille, à sa communauté, à sa nation. On n’y investit pas affectivement, mais on vit avant tout pour un rapport économique. Et cette Amérindienne interviewée d’affirmer :

Quand je quitte la communauté pour la ville, c’est souvent parce que j’ai une bonne occasion de Business… Mais quand en ville ça devient trop long, quand le bois me manque… alors parfois je laisse tout tomber et je retourne au village.

C’est un peu comme si la ville devenait un nouvel univers de chasse dans lequel l’Amérindien doit survivre ponctuellement mais pas vivre constamment. La vraie communauté demeure ailleurs, dans la réserve. Dans ce contexte émergent, les savoirs et les pratiques de survie sont réinvestis en situation radicalement nouvelle. Les Algonquiens étudiés vivent la ville comme des chasseurs solitaires ou des réseaux de chasseurs-cueilleurs. Ils y chassent des business, des formations, de l’argent, des relations. En apparence occidentalisés, ils perçoivent autrement ce monde urbain. La différence réside dans l’horizon de leurs actions, chasser, apprendre, partager. En bons chasseurs, ils s’adaptent au mode de vie de leurs proies, jouent de la ruse et du réseau des alliances. Mais ils ne fusionnent pas avec elles. Aucun des personnages approchés n’investit en ville. On n’achète pas de maison en ville : « Non ma vraie patrie, c’est la communauté, c’est Ma terre là-bas, c’est Notre terre. » On n’y développe pas plus d’ancrage religieux. À notre étonnement de ne pas voir cette autochtone mère de famille fréquenter une église, alors qu’elle est une des leaders catholiques de sa communauté, la réponse fut cinglante : « Le catholicisme, moi je le vis au village. Sans ma communauté, ça n’a pas le même sens… »

À ce titre, la trajectoire d’un autochtone que nous fréquentions en 2004 est éloquente. Étudiant à l’université, après trois mois – sur un coup de tête –, il retourne à la communauté à 800 km de là ; trois semaines plus tard, retour pour un petit travail. Le travail est abandonné après deux semaines pour un travail dans une autre communauté. Après un mois, retour à la ville où il cherche à reprendre ses études, mais les démarches n’aboutissent pas ; retour à la communauté, etc. Avec, systématiquement, la réserve comme lieu de ressourcement et de solidarité – bref, le lieu de la vie véritable –, la ville demeure, pour ces Amérindiens-là, de manière assez évidente, le lieu de l’Autre. C’est une réactivation de l’identité de survie mais dans l’ultra-modernité.

Dans cette perspective, les coupures entre leurs trois espaces espaces identitaire-modes de vie (bois, réserve, ville) situent la vie occidentale urbaine à une autre place, non pas celle d’un mode de vie, d’une vision du monde et d’une identité potentiellement exclusiviste, mais d’un moment particulier du social, articulé à une logique traditionnelle, celle de la chasse. Les attitudes de survie n’ont pas disparu avec la modernité urbaine, elles se sont réaménagées dans un espace morphologiquement nouveau. Dans cette hypothèse interprétative, il n’y a donc pas passage d’une identité rurale de chasse et de survie à une identité urbaine de business et de consommation mais intégration de nouveaux territoires de chasse : aux bois ancestraux s’ajoute la forêt touffue des buildings cosmopolites.

Conclusion

En définitive, il demeure que le premier lieu de la survie, celui à partir duquel elle s’exprime le plus fortement et le plus clairement, est celui de la tradition et de la vie dans le bois. Et c’est avant tout sur ce plan que les Algonquiens, Innus, Cris ou Ojibwas cherchent à maintenir, malgré la modernité de leur monde, leurs pratiques traditionnelles. La capacité à survivre dans le bois, à être un bon chasseur et à nourrir leurs proches reste profondément le lieu de leur identité et de leur force, le lieu où les capacités et la sagesse héritées de leurs ancêtres s’expriment. Qui plus est, la vie en camp de chasse est avant tout le terreau d’une manière d’appréhender le monde qui a perduré malgré les modifications majeures de leurs conditions de vie matérielle. Dans cette optique, la rhétorique de la survie permet d’une certaine façon de déplacer ce terreau (au moins en partie) pour s’exprimer dans des lieux et des situations diverses. On passe alors de la survie de la tradition (toujours très chère aux communautés algonquiennes actuelles) à la survie comme tradition, comme schème d’appréhension du monde à partir duquel l’identité algonquienne se perpétue. Plus besoin dès lors de se situer en territoire ancestral pour pratiquer. Les attitudes de chasse, redéfinies dans une symbolique de la survie, sont réinvesties ailleurs. Par elles, d’autres espaces acquièrent de facto le statut de territoires de chasse, même si les gibiers recherchés sont sensiblement différents. Structurés par cette sémantique particulière, ces comportements spécifiques deviennent dès lors des caractéristiques identitaires centrales. La survie accède ainsi au statut de schème d’intelligibilité et ne se limite en rien à la survie matérielle.

La survie apparaît de la sorte comme un concept hétérogène qui permet de rencontrer à la fois la complexité des sociétés algonquiennes actuelles et les diverses pressions (internes et externes) qu’elles subissent. Elle incarne une figure centrale de leur identité et de ce que signifie, à leurs yeux, être autochtone aujourd’hui. Elle trouve aussi une partie de son succès en tant que réaction aux discours des non-autochtones qui tendent à nier la continuité des traditions amérindiennes. En somme, elle est peut-être l’expression de peuples en quête, assaillis par le doute et supportant difficilement les incertitudes de l’avenir. La complexité de cette réalité les conduit à établir des compromis. La survie s’avère une lutte pour eux-mêmes, une conciliation difficile entre leur identité et les exigences de la société de consommation dans laquelle ils se trouvent plongés. Ce vocable et les différentes réalités qu’il recouvre semblent en définitive le produit d’une forme de raison rusée, leur permettant de ne pas s’égarer dans le jeu complexe de leur contemporanéité et les autorisant à conserver l’élément central de leur culture tout en le redéfinissant perpétuellement.