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Frères, n’est-ce pas étrange ? Cette terre nous appartenait et, voyez, elle n’est plus à nous. Que nous ont donné en échange ces porteurs d’Évangile et de rhum ? Un seul de vous a-t-il jamais reçu un dollar, un malheureux dollar comme prix de cette terre ? Pourtant elle est bien à eux et, pour comble, ils nous invitent à cultiver la terre, leur terre, ils s’approprient le fruit de nos efforts. Jadis, nous vivions heureux et sans travailler. De surcroît, quand nous sommes malades, ces Blancs nous enlèvent notre liberté.

Jack London, Koolau le lépreux, 1909, traduction de Louis Postif

Cette note de recherche propose un tour d’horizon sur les connaissances concernant la condition des Kanaka Maoli, les autochtones de Hawai’i. L’objectif est d’identifier des éléments clés de la situation sociale par une recension idiosyncrasique de travaux récents et, au premier chef, ceux de collègues universitaires kanaka. Ce texte est le fruit initial d’un séjour de quatre mois au cours duquel j’ai procédé au repérage et à l’analyse de la documentation – particulièrement les monographies, dans les bibliothèques des campus de l’Université de Hawai’i, dans les musées et les librairies spécialisées – ainsi que de la répartition géographique contemporaine de la population kanaka maoli, des campements de personnes itinérantes et des caractéristiques de leur voisinage. J’ai également mené des entretiens avec des activistes, des fonctionnaires, des membres du personnel politique, et participé à des groupes de travail et des réunions communautaires ainsi qu’à de nombreuses discussions avec des collègues.

La présente recherche n’est nullement exhaustive. Elle vise plutôt à orienter le regard, le mien sans doute, mais aussi celui de la nouvelle garde en recherche autochtone dont les rangs sont nombreux, vers des éléments révélateurs de la condition kanaka ; dans une perspective comparatiste, elle vise également à favoriser une mise en contraste, une distanciation, en somme, de la condition autochtone telle que j’ai pu l’observer jusqu’ici dans d’autres contextes, afin de la mieux comprendre.

La marginalisation des Kanaka Maoli

La marginalisation des Kanaka Maoli est de grande ampleur. D’abord, les Kanaka forment aujourd’hui 20 % de la population, une minorité par rapport à l’ensemble des résidents. Il y a presque autant d’Hawaïens aux États-Unis continentaux qu’il y en a dans l’archipel ; cela autorise à parler d’une diaspora (Aikau 2010 ; Anon. 2017c ; Kauanui 2007). Ensuite, leurs conditions de vie matérielle sont statistiquement plus défavorables que celles de l’ensemble de la population de Hawai’i (Pomaika’i McGregor 2015) : niveau d’éducation plus faible (Benham 2006), bilan de santé plus lourd (Braun et al. 2015 ; Browne, Mokuau et Braun 2009 ; Mokuau et Kau 1992 ; Moy, Sallis et David 2010), revenu familial plus faible, surreprésentation dans les emplois les moins rémunérés, plus forte proportion de locataires, plus forte proportion du revenu consacré au logement (Anon. 2017c), surreprésentation dans la population itinérante (Anon. 2017c ; Kehaulani Watson 2010).

Communes aux peuples colonisés et autres marginaux, ces inégalités systémiques sont justifiées par la responsabilité individuelle des victimes (Okamura 2008) dans la logique des idéologies dominantes dont les plus récentes incarnations sont le néolibéralisme et le globalisme (Steger 2009). En réalité, la marginalisation s’explique par l’histoire coloniale. Rien d’inconnu ici : les dates et les noms des acteurs diffèrent, mais il s’agit des mêmes processus qui bouleversèrent les pays conquis par l’épée, la croix et la monnaie. À Hawai’i se sont succédé les baleiniers, les planteurs de canne à sucre et d’ananas et les barons du tourisme ; la cosmologie et le mode de vie des premiers habitants firent place aux religions monothéistes, à la propriété privée, au capitalisme et à la monarchie constitutionnelle instaurée sur le modèle de l’Angleterre. L’indépendance du Royaume de Hawai’i, reconnue en 1843 par les empires britannique et français laissait une vaste marge de manoeuvre aux parlementaires majoritairement américains. La reine Lili’uokalani, qui tenta de juguler ces pouvoirs, fut déposée, et la monarchie fut abolie par un coup d’État armé en 1893. Du reste, la convergence des institutions coloniales pourrait difficilement être mieux illustrée qu’ici : les familles descendant des missionnaires dominaient la vie spirituelle et possédaient les plantations en plus de contrôler le gouvernement (Coffman 2003 ; Coffman 2016 ; MacLennan 2014).

L’une des réalités les plus déterminantes de la marginalisation des Kanaka Maoli, et l’une des métaphores les plus puissantes pour illustrer celle-ci, est la définition même de la qualité « Native Hawaiians ». Décimés par les maladies contagieuses dans les années suivant la cartographie de l’archipel par James Cook, chassés des terres dont ils tiraient les ressources nécessaires à leur vie matérielle et la cohérence de leur système symbolique, les Kanaka Maoli étaient déjà sur la voie de l’extinction démographique lors du coup d’État armé, puis, de l’annexion par les États-Unis en 1906 (Coffman 2003 ; Juvik et Juvik [1998] 1973 ; Liliuokalani 1990 [1898] ; Perkins 2015 ; Pomaika’i McGregor 2015 ; Tanaka 2009). Le gouvernement fédéral américain adopta ensuite, en 1921, une politique devant permettre de réinstaller les Hawaïens survivants sur des terres (plutôt que de retourner les terres aux Hawaïens, comme on le soulignera plus tard non sans ironie [Kauanui 2008a]). Cette politique décrétait que les Hawaïens indigènes étaient les personnes portant 50 % de sang pur (Kauanui 2008a ; Kauanui 2008b ; Tamiko Halualani 2002). Dans le contexte démographique, il s’agissait d’une décision génocidaire puisqu’elle programmait leur mort légale (Kauanui 2008a). Mais la marginalisation ne s’arrêtait pas là, les survivants continuant d’être soumis au processus colonial. Le mode de vie coutumier, fondé sur l’indissociabilité de la communauté et de son environnement, ne pouvait pas être reproduit sur des lopins de terre ; les limites à cette exploitation parcellisée entraînaient un recours forcé aux transactions monétaires (Andrade 2008). La dévalorisation de l’organisation sociale et de l’économie coutumière, et l’interdiction même de la culture autochtone dans plusieurs de ses dimensions fondamentales, achèveraient le versant culturel du génocide (Beyer 2012 ; Beyer 2014 ; Morgan 2014 ; Trask 1999 [1993]).

Or, à cette américanisation des Hawaïens correspondit une indigénisation, une hawaïenisation des colonisateurs. Elle s’effectua – et s’effectue encore – en gommant la profondeur symbolique des pratiques coutumières les plus éclatantes, les réduisant à leurs seules dimensions esthétiques, en pervertissant cette esthétique même pour qu’elle corresponde aux normes et aux goûts américains (de la beauté, de la sexualité, de la musique, du sport, de la nourriture, etc.), enfin en s’appropriant ces pratiques pour les transformer en biens et services de consommation. Au début du xxe siècle, c’est ce filon qu’exploitèrent les industries naissantes du tourisme et du cinéma, l’une nourrissant l’autre. « En tant qu’actif commercial, terrain de jeu national et clé pour la paix dans le Pacifique, Hawai’i revêt une importance capitale », pouvait-on lire dans une revue de l’époque publiée sur le continent (Noyes 2003). Les Américains se sentirent chez eux au paradis. C’est encore le cas.

La fierté collective

À l’ampleur persistante de la marginalisation correspond l’ampleur des accomplissements des Kanaka Maoli au cours des récentes décennies et, plus encore, l’ampleur de la fierté dont ils témoignent face à ces accomplissements. Au tournant des années 1970, l’origine commune du peuplement des îles polynésiennes était admise. Mais il n’était pas certain que la navigation ayant permis ces migrations avait été accidentelle ou contrôlée par un savoir vernaculaire capable d’assurer, par exemple, des contacts délibérés entre des îles très éloignées les unes des autres (Kirch 2000 ; Thompson 2019). La longue pirogue aux deux coques parallèles et aux deux voiles triangulaires inversées fut reconstituée et construite avec des matériaux locaux et des procédés manuels (Low 2013 ; Naupaka Andrade et Kaheau’ilani Bell 2011). Et puis, en portant attention aux connaissances héritées encore utilisées par les navigateurs polynésiens, fut mise au jour une science de la navigation hauturière reposant sur l’observation séculaire de la nature, étoiles, nuages, courants marins et aériens, etc., et sur la formidable mémoire humaine restituée et transmise par des pratiques, des récits et des dessins (Genz 2016 ; Lewis 1972). Tout cela fut mis à l’épreuve par cette entreprise d’« archéologie expérimentale » que constituèrent la construction et les voyages de la pirogue Hokule’a (Kirch 2000). Les sillons de Hokule’a, tracés de 1976 à 1987 entre Hawai’i, Tahiti, Aotearoa (Nouvelle-Zélande) et Samoa, permirent de démontrer l’efficacité de la navigation sans autre instrument que ceux du génie polynésien. Mais ce n’est pas tout. Hokule’a participa à intégrer les racines polynésiennes, ainsi que le voyage et la maîtrise du voyage au coeur de l’identité kanaka ; ce « voyage de la redécouverte », puissant symbole de la maîtrise de son destin, annonça la résurgence hawaïenne (Finney 1994).

La vague ainsi soulevée toucha tous les rivages de l’archipel de Hawai’i. Les valeurs et la langue vernaculaires sortirent du domaine domestique pour être réhabilitées à l’école et dans les médias, et des notions centrales, le « aloha » par exemple, retrouvèrent une légitimité et une effectivité publiques, à côté de leur interprétation coloniale et de leur usage commercial (McCarty 2003 ; Naupaka Andrade et Kaheau’ilani Bell 2011). Il en aurait été de même des autres types de savoir coutumier : la danse « hula » et le chant « mele », le tatouage, la culture du taro, l’élevage en viviers, et ainsi de suite (Allen 2005 ; Emerson 1998 [1909] ; Kawelo 2014 ; Naupaka Andrade et Kaheau’ilani Bell 2011). La réussite de Hokule’a a démontré l’efficacité du savoir vernaculaire. Elle a symbolisé sa pertinence et sa légitimité, après cent cinquante ans de dévalorisation. La pêche n’a jamais cessé d’être pratiquée dans tout l’archipel. Partout sur les côtes agitées de Miloli’i, de Kahului ou de Kapa’a, l’on rencontre des pêcheurs qui jettent des lignes plombées au-delà des vagues déferlantes ou qui scrutent la surface turquoise à la recherche du banc de poissons, lancent le filet qui se déploie et ramènent d’abondantes captures. Les Kanaka Maoli tirent de la pêche près de 40 % de leur diète (Anon. 2017b). Mais ces pratiques n’avaient rien à faire dans la gestion de la pêche, gouvernée par le savoir scientifique. Il aura fallu plus de vingt ans de travaux, de représentation et de discussion pour que l’État de Hawai’i accepte en 2016-2017 de créer des zones de pêche de subsistance basée sur les connaissances de la communauté (Anon. 2017b). Cette résurgence constitue la source des revendications pour la réaffirmation du savoir hawaïen.

L’arc-en-ciel politique

Au-dessus de l’université, à Manoa, des arcs-en-ciel se forment le matin lorsque l’intense rayonnement solaire condense l’humidité des flancs de la chaîne volcanique où niche le campus. Ils évoquent la diversité du mouvement politique hawaïen. Le récit commence par le silence, car la résistance a longtemps été étouffée dans le brouhaha américain (Noyes 2003). Les Hawaïens ont abondamment et pacifiquement protesté contre l’occupation, comme l’a montré Noenoe Silva (Silva 2004), tout en adaptant les institutions exogènes susceptibles d’améliorer les conditions de vie de leurs congénères (Beamer 2014). Mais le cadre du récit étant défini par l’occupant, les protestations eurent peu d’écoute et encore moins de résonnance : durant un siècle, la souveraineté était un sujet de chuchotement (Noyes 2003).

Puis un jour de 1976, un petit groupe kanaka occupe Kaho’olawe, île gisant au sud-ouest de Maui, réquisitionnée par l’armée américaine pour servir de cible d’entraînement après l’attaque de Pearl Harbor, trente ans plus tôt (Carr et Kekaula 2012). Les manifestants réclamaient l’arrêt des bombardements, la restauration de l’île et sa rétrocession aux habitants qui en avaient été chassés. En mars 1977, George Helm et Kimo Mitchell, deux leaders de cette résistance pacifique, disparurent, sans que leur mort soit élucidée (Noyes 2003 ; Pomaika’i McGregor 2007). Ce jour marqua la reconnaissance de l’expression publique des doléances kanaka. La polémique qui s’ensuivit dura vingt ans, et la tranquille ténacité autochtone vint à bout de l’armée américaine : les bombardements cessèrent en 1990 sur ordre de George W. Bush, les derniers chars amphibies quittèrent le terrain en 1993, et l’île fut rétrocédée à l’État de Hawai’i en 1995 (Pomaika’i McGregor 2007).

La victoire de Kaho’olawe fit plus que cela (Coffman 2003 ; Coffman 2016). Elle devint un symbole, celui de la sagesse et de la légitimité des revendications des Kanaka Maoli, celui de leur capacité à maîtriser leur destin, enfin celui de l’efficacité de la non-violence. Elle fit une brèche dans le système autoréférentiel américain et démontra que l’histoire peut être changée par l’usage de la parole légitime. La victoire de Kaho’olawe, additionnée à la réussite d’Hokule’a puis à toutes celles qui suivirent jusqu’à maintenant, élucide un tant soit peu la fierté hawaïenne (Goodyear-Ka’opua, Hussey et Kahunawaika’al Wright 2014 ; Minerbi 1994 ; Yamashiro et Goodyear-Ka’opua 2014). Ensemble, elles permirent l’expression d’un renouveau dans tous les domaines, porté par une nouvelle génération de leaders. La dénomination de « Native Hawaiian » fut contestée, à bon droit, comme étant raciste et imposée par la puissance coloniale, et on voulut lui substituer l’expression vernaculaire de Kanaka Maoli, parmi d’autres (Goodyear-Ka’opua, Hussey et Kahunawaika’al Wright 2014). Il devint légitime de faire de la recherche sur le coup d’État de 1893, ce qui auparavant était frappé d’interdit ; le coup devint aussi objet de littérature (Tanaka 2009) et d’analyse pour en démontrer l’illégalité (Naupaka Andrade et Kaheau’ilani Bell 2011) ; la résistance hawaïenne à l’annexion fut documentée, elle qui avait été négligée par l’historiographie (Beamer 2014 ; Silva 2004). Cent ans après le renversement du royaume, les États-Unis présentèrent des excuses officielles au peuple hawaïen par une loi conjointe du Sénat et de la Chambre des représentants (U.S. Public Law 103-150 [107 Stat. 1510]).

Aujourd’hui, plusieurs organisations militent pour la cause hawaïenne, que chacune définit à sa manière. Le spectre des objectifs politiques est large puisqu’il comprend, entre autres, la recherche de l’indépendance totale, le rétablissement d’un gouvernement des autochtones hawaïens ou de la monarchie (Pomaika’i McGregor 2015). Dans cette joute idéologique, les organisations représentants les Kanaka Maoli se sont entendues sur des objectifs communs : leur reconnaissance comme peuple autochtone, la reconnaissance et l’exercice de leur droit à l’autodétermination, la réparation des pertes subies et la restitution de leurs terres (Naupaka Andrade et Kaheau’ilani Bell 2011 ; Pomaika’i McGregor 2015 ; Rohrer 2010 ; Trask 1993 ; Trask 1999 [1993]). La fierté des accomplissements passés nourrit la ténacité dont ils doivent faire preuve pour réaliser leurs objectifs. Mais déjà, il est possible et utile d’en tirer des leçons pour éclairer la destinée des peuples autochtones.

L’éclipse et la résurgence

Le système social coutumier des fermes familiales « ahupua’a ‘ohana » a déjà été décrit : en s’installant dans les multiples vallées forgées par l’érosion des cônes volcaniques, chaque groupe menait des activités qui, intégrées de la montagne à la mer, assuraient la reproduction matérielle du groupe et fondaient la cohérence symbolique du monde (Carr et Kekaula 2012 ; Naupaka Andrade et Kaheau’ilani Bell 2011). Mais ce système ne pouvait survivre à la spoliation des terres organisée par les grands planteurs à leur profit et grâce à leur influence auprès des souverains – qu’ils finirent du reste par détrôner en 1893 sous la menace des armes, comme il a été dit. La petite collection « Images of America » éditée en Caroline du Sud témoigne de la disparition des Kanaka, du moins dans une certaine historiographie. Dans ces petites monographies reproduisant par des dessins et photos d’époque l’histoire de chacune des communautés, la structure est, grosso modo, toujours la même : quelques dessins illustrent des aspects du mode de vie à l’arrivée de Cook, dépeignent l’unification de l’archipel, l’établissement de la monarchie sur le modèle institutionnel et culturel de l’Angleterre et l’arrivée des plantations. Et puis, il n’est plus possible de voir la présence des Kanaka Maoli : à l’exclusion des images de carte postale, ils deviennent des sujets invisibles (Cozad 2008 ; Hulsman et al. 2015 ; Valentine 2014). Que sont-ils devenus ? Quels sont les processus de leur disparition ? Et disparurent-ils véritablement, ou bien furent-ils ignorés ?

Le formidable déclin démographique, qui s’est produit au tournant du xixe siècle, ne peut tout expliquer. Les Kanaka auraient été forcés de se replier dans les endroits sans valeur pour les planteurs ; mais ils leur auraient été de plus en plus difficile de maintenir les pratiques coutumières à cause de la dispersion, de l’accès toujours plus restreint à la terre, à l’eau d’irrigation détournée vers les plantations et à la mer (Grant, Hymer et Archives 2000). Pour gagner de l’argent, ils auraient travaillé dans les plantations et les ranchs à la construction des routes et des ponts (Stauffer 2004). Et tandis qu’à la campagne apparaissait ainsi la pauvreté, elle qui vient avec la monétisation de l’économie, ceux qui le pouvaient auraient migré en ville, ou encore ils auraient quitté Hawai’i pour former cette importante diaspora. L’invisibilité a été soulignée par Elizabeth Kapu’uwailani Lindsey Buyers dans son film Then There Were None :

La guerre a apporté des dizaines de milliers de soldats et de marins. Elle a également apporté la prospérité, et elle a fait venir des photographes, des écrivains, des reporters et des cinéastes. Soudain, le monde entier savait où se trouvait Hawai’i. Mais nous, le peuple hawaïen, n’étions pas dans les récits, les photos ou les films. C’était comme si nous étions invisibles, sauf en tant que danseurs de hula et joueurs de ukulele pour divertir les troupes en permission.

Noyes 2003

Pourtant, cette éclipse s’acheva. Car le savoir kanaka survécut et fut mis en évidence par le renouveau de l’histoire hawaïenne en puisant aux archives et à l’oralité. Sa restitution permet de comprendre des mécanismes que l’histoire officielle ne pouvait ni voir ni révéler, des incompréhensions fondamentales comme les mots erronément imposés sur les réalités hawaïennes, à la source des rapports de domination (Andrade 2008 ; Beamer 2014 ; Goodyear-Ka’opua, Hussey et Kahunawaika’al Wright 2014 ; Pomaika’i McGregor 2007 ; Stauffer 2004 ; Yamashiro et Goodyear-Ka’opua 2014). Le livre de Davianna Pōmaika’i McGregor Na Kua’aina. Living Hawaiian Culture (2007) constitue un bel exemple de cela. Il lève précisément le voile sur la préservation de la culture hawaïenne dans l’arrière-pays qui lui servit de refuge et il démontre l’efficacité du savoir hérité pour projeter l’identité kanaka dans la réalité contemporaine. L’auteure est elle-même associée à ce renouveau. La création des programmes d’études hawaïennes, à laquelle elle fut liée, a permis l’expression de ce savoir étouffé par le brouhaha des trains charriant la canne à sucre, des armées en alerte, de la horde des touristes, et les difficultés pour mettre en place ces programmes constituèrent de nouvelles illustrations de la marginalisation (Tavares 2008 ; Trask 1999 [1993]).

Malgré les accomplissements, cette marginalisation systémique des Kanaka Maoli n’a pas disparu, comme le montrent les quelques statistiques mentionnées. Leurs conditions seraient globalement plus proches de celle des minorités ethniques de l’archipel plutôt que de celles des Haole, comme on nomme les Blancs, et ces inégalités tendraient à s’accroître (Okamura 2008 ; Page et Halliday 2014). La situation des sans-abri constitue une seconde métaphore de la marginalité. Elle est liée à la crise endémique du logement, documentée depuis 1970 au moins (Aoudé 1994), à la rareté et à la cherté alimentées par la spéculation foncière et à l’insuffisance des aides gouvernementales. Les Kanaka sont surreprésentés dans la population itinérante : ils en composent le tiers ; la proportion des femmes kanaka n’est pas connue, puisque les données des recensements éclairs annuels ne sont pas croisées selon l’ethnie et le genre (Anon. 2017a ; Anon. 2017c ; Ito 1993 ; Kehaulani Watson 2010 ; Trask 1999 [1993]). Mais l’itinérance est également liée à la spoliation des terres et à la faillite des plans successifs de redistribution depuis au-delà d’un siècle, laissant des dizaines de milliers de Kanaka Maoli survivants sur des listes d’attente (Kauanui 2008a), à l’exception déplorable de ceux qui se virent rétrocéder des terres composées de champs de lave, comme on en voit au pied du volcan Kilauea sur l’île d’Hawai’i. Pendant ce temps, écrit le Groupe de travail sur la question, « le manque de logements abordables a créé un grand nombre d’autochtones hawaïens sans-abri, ou à risque de devenir sans-abri » (Hawaii Kai Homeless Task Force 2017). Et l’on repère tous les matins des individus isolés dormant sous les frangipaniers de la promenade d’Ali Wai, enveloppés par l’odeur lourde du canal balisant l’ostentation de Waikiki, épicentre du tourisme de masse ; l’on aperçoit aussi des campements de bric-à-brac sous les viaducs de l’autoroute H1 surplombant le boulevard Nimitz, à deux pas de l’aéroport où transitent trois millions de touristes souriants, et d’autres campements plus imposants encore, bâches aboutées le long de la rue Iwilei, tout près de l’imposant Costco, où vivotent des individus et des familles démunis.

Les retours et les convergences

En juin 2017, Hokule’a boucla le tour du monde, commencé trois ans plus tôt, dans une atmosphère de triomphe. Son amarrage à Honolulu remplit les plages avoisinantes d’une foule imposante et émue, et les parcs ombragés échappent des odeurs de grillade composant les longs repas commensaux, partagés sous les canopées dressées côte à côte. Le sentiment de fierté était exalté par le succès international du long-métrage Moana, sorti quelques mois plus tôt des studios d’animation Disney, qui réinterprète la résurgence des sciences polynésiennes de la construction navale, de la navigation et du voyage au long cours. La combinaison de ces événements porte une charge symbolique paradoxale : l’utilisation commerciale de savoirs ancestraux et de leur résurgence elle-même, reproduisant l’américanisation de la terre conquise, la puissance de la représentation alimentant l’affirmation de l’identité héritée, enfouie sous le poids de l’histoire coloniale sans disparaître, et refaisant surface avec éclat.

En 2018, un collectif réuni autour de l’Université de Hawai’i et de l’Université de Victoria publièrent le recueil Everyday Acts of Resurgence (Corntassel et al. 2018). En une centaine de pages, les réflexions formelles agencées aux témoignages personnels validaient l’idée qu’il s’agirait bien d’une résurgence, c’est-à-dire d’une réapparition de ce qui n’aurait pas cessé d’exister, bien que dissimulé à la vue ; car des pratiques et des valeurs furent conservées et transmises dans les communautés déplacées, comme l’avait documenté Davianna Pomaika’i McGregor (2007, 2015). Additionnées aux pratiques et aux valeurs qui étaient perdues, éradiquées, mais qui sont redécouvertes par l’étude des témoignages anciens et remises au goût du jour, elles serviraient de fondement aux Kanaka pour se projeter dans le monde aujourd’hui.

Du retour au pays, je relatai ce que j’avais vu aux gens des communautés avec lesquelles je travaille depuis longtemps : à une collaboratrice qui, un peu plus tôt, s’était résolue à quitter sa communauté pour assurer la scolarisation de son cadet et pour reprendre elle-même des études postsecondaires afin de revenir mieux outillée pour faire face aux formidables défis qu’imposent le régime politique aux autochtones du Canada ; à ce dirigeant d’une association de chasseurs qui poursuit avec persévérance, malgré son asymétrie, le dialogue avec les autorités gouvernementales pour les convaincre de la valeur des connaissances vernaculaires en matière de gestion de la chasse au morse ou au béluga ; à cette jeune femme qui m’annonce son inscription aux études doctorales, étonnée des avancées des Kanaka, de leur capacité à réécrire l’histoire en faisant réapparaître la parole étouffée. À chaque occasion, nous évoquions les accomplissements dont les autochtones au Canada pouvaient s’enorgueillir dans la sphère politique, judiciaire, scientifique ou artistique : la reconnaissance du savoir et de la pratique des sages-femmes et la compétence réappropriée dans la protection de l’enfance où la perspective autochtone se distancie fortement de la logique étatique ; l’amorce de l’oeuvre colossale de réécrire l’histoire et de réanalyser les rapports de domination à l’instar de Glen Sean Coulthard ou d’Audra Simpson (Coulthard 2018 ; Simpson 2007 ; Simpson 2014 ; Simpson et Smith 2014) ; l’accroissement phénoménal de la visibilité de l’expression artistique à la suite de pionnières comme Alanis Obomsawin, Buffy Sainte-Marie ou Rita Mestokosho dans les domaines du cinéma, de la chanson, de la littérature ou du théâtre ; et, ressenti dans un nombre grandissant de communautés, le pouvoir multiforme d’une chanson dans la langue du pays, celui de la rythmique du tambour qui rallie les coeurs et les générations, ravive la fierté et l’espoir.

C’est aussi ce qu’illustre l’émouvant recueil cosigné par des autochtones de Hawai’i et du Canada : la pertinence de croiser les expériences. Jusqu’ici enfermée par la réduction de la condition autochtone, la conscience de partager un génie commun – le profond passé polynésien des Kanaka, les liens multiples entre les nations autochtones de l’Ouest canadien – renforce la possibilité d’émancipation. Dans cette perspective, les revers et les accomplissements deviennent ainsi des sources mutuelles d’enseignement, d’inspiration, d’innovation, de courage et de persistance pour les peuples autochtones partageant les mêmes conditions et les mêmes aspirations, autant d’atouts pour renverser la marginalité.