Comptes rendus

La folie arctique, Pierre Deléage. Zones sensibles, Bruxelles, 2017, 102 p.[Record]

  • Émile Duchesne

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  • Émile Duchesne
    Département d’anthropologie, Université de Montréal

Cependant, le présent ouvrage vise moins à prendre la mesure de la contribution scientifique de Petitot que de faire la narration de son passage à la folie. En effet, le missionnaire a été interné en 1882 dans un asile de Montréal. L’ordre des Oblats, voulant cacher ce personnage gênant, le renvoya en France en 1883 et le démit de ses voeux en 1886. Pour raconter ce passage à la folie, l’auteur, Pierre Déléage, chargé de recherche au CNRS et anthropologue affilié au Laboratoire d’anthropologie sociale, a fouillé les archives des Oblats afin de retrouver les écrits et les correspondances de Petitot ainsi que celles de ses collègues. L’examen de ces sources écrites mène Déléage à faire le portrait d’un personnage troublé, s’enfonçant de plus en plus dans des crises délirantes où se confondent messianisme, chamanisme, ambitions scientifiques, fantasmes personnels et machinations paranoïaques. En effet, Déléage explique que « si Émile Petitot a retenu mon attention c’est parce que sa folie proliféra jusqu’à dépasser, et de loin, la simple litanie de ses persécutions plus ou moins imaginaires, atteignant une inventivité fascinante et hors norme » (86). Le passage à la folie de ce personnage se révèle donc une occasion pour l’auteur de « questionner les limites […] historiques, épistémologiques et psychiatriques, du savoir scientifique et de ses institutions autorisées » (88). Comment la folie du père Émile Petitot se caractérise-t-elle ? L’exposé de Déléage commence par certaines remarques sur ce qui a amené Petitot à venir au Canada : « il avait embrassé la vocation de missionnaire beaucoup moins pour convertir et administrer des Païens que pour assouvir ses désirs d’aventures et de lointaines découvertes, désirs qui n’étaient que le revers d’une insatisfaction essentielle – d’ordre sociale, spirituelle, sexuelle » (27). Cette insatisfaction sexuelle le mena d’ailleurs à entretenir des relations homosexuelles avec un jeune Déné, sous le regard suspicieux de ses collègues oblats et les réactions à la fois placides et moqueuses des Dénés. La folie de Petitot se caractérisa, dans un premier temps, par un sentiment de persécution : à ses yeux, toutes les personnes de son entourage lui en voulaient, au point de vouloir le tuer ou l’ensorceler. Les correspondances de ses collègues oblats montrèrent très clairement que ce sentiment de persécution n’était que pure imagination. Au fil de ses rencontres avec les Dénés, Émile Petitot en vint à élaborer une théorie qui alimentera la plupart de ses crises de folie subséquentes : « les Déné […] étaient les descendants des anciens Hébreux, plus précisément “des tribus d’Israël perdues après leur captivité à Babylone” » (40). Pour appuyer sa thèse, le missionnaire faisait des rapprochements entre la langue, la physionomie et la ritualité des Dénés et celles des Hébreux. Ces rapprochements, la plupart du temps tirés par les cheveux, allaient aussi du côté du fantasme. Le père alla jusqu’à imaginer que les Dénés pratiquaient la circoncision et, lors de ses crises de folie, se mutilait fréquemment le prépuce pour ensuite en donner les morceaux en guise d’offrande à certaines femmes dénés, « célébrant ainsi une variété […] pervertie d’eucharistie chamanique » (77). Ses crises de folies s’intensifiant, le missionnaire voyait venir la fin du monde, n’étant jamais sûr s’il était lui-même le Messie ou s’il n’était pas plutôt l’antéchrist. Son délire prenait alors appui « aussi bien sur les persécutions imaginaires que sur la théorie de l’origine hébraïque des Indiens pour les réunir dans un messianisme personnel où, lors de violentes crises de fureur schizoïde, Émile Petitot devint à la fois juif, indien et prophète » (60). Le livre adopte un ton narratif qui laisse une grande place …

Appendices