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Art Effects est le plus récent livre de l’anthropologue brésilien Carlos Fausto, qu’on connaît entre autres pour ses recherches comparatives sur la guerre et le chamanisme en Amazonie (2012a) et sur la notion d’entité-maître (2012b). Les travaux de Fausto se situent en continuité avec la théorie perspectiviste de Viveiros de Castro en ce qu’il fait du concept de prédation un opérateur central des cosmologies amazoniennes (voir Fausto 2007). Sans s’inscrire en rupture, Art Effects développe un autre aspect de ses travaux, soit l’anthropologie des rituels. En s’intéressant à l’analyse esthétique et pragmatique de la ritualité amazonienne, l’auteur cherche à comprendre comment des images peuvent engendrer des êtres extraordinaires (15). Le présent livre propose ainsi l’analyse de cinq « artefacts » rituels amazoniens, soit le corps et les trophées, les aérophones, les masques, ainsi que deux classes d’effigies anthropomorphiques. L’analyse de ces artefacts rituels oscille entre la démarche comparative et des descriptions ethnographiques tirées des deux terrains de Fausto, soit les Parakanã de la région interfluviale des rivières Xingu et Tocantins et les Kuikuro du Haut-Xingu. En guise de conclusion, l’auteur compare et met en opposition les traditions esthétiques amérindiennes et chrétiennes.

Dans le premier chapitre, Fausto revisite ses propres données sur les Parakanã pour montrer comment des actes rituels basés sur des pratiques corporelles, comme le chant et la danse, créent un état d’incertitude qui permet de « capturer l’imagination » sans même employer d’artefacts. La deuxième partie de ce chapitre jette un regard comparatif sur les trophées créés à partir des corps des ennemis tués à la guerre, comme les têtes réduites, les scalps, les crânes, les colliers de dents, etc. Dans les deux cas, la danse et les trophées opèrent un rapport indexical avec des identités multiples : « they are subject to figure-ground oscillation, they are duplicated by other ritual figures, and finally, they also establish a perissological resonance between different fields, relations, and circumstances » (71). En effet, le corps et le trophée permettent tous les deux de renvoyer à la condition de l’ennemi en elle-même – dans sa forme collective et indéterminée – plutôt qu’à un ennemi singulier et particulier. Cette multiplication et cette indétermination créent un type particulier de mémoire que Fausto propose de qualifier d’excessive et d’exubérante, en opposition avec la sobriété du type de mémoire créé par les statues de pierre en Occident.

Le deuxième chapitre débute par un regard comparatif sur le complexe rituel des « flûtes sacrées » en Amazonie et se termine sur une description ethnographique de l’utilisation de ces aérophones chez les Kuikuro. Ces instruments sont généralement utilisés pour communiquer et permettre la présence d’esprits non humains. Ils ont comme caractéristique principale de ne pas pouvoir être aperçus par les femmes. Cet interdit est justifié par l’analogie structurante entre le pouvoir reproductif des aérophones et les menstruations (78). Pour Fausto, le pouvoir des flûtes sacrées est à comprendre dans le jeu qu’elles opèrent avec les structures intérieures du corps : « aerophones figure relations by exteriorizing inner tubes in the form of artifacts that produce an amplify an other-voice » (74). À l’instar de Lévi-Strauss (1985), Fausto fait une analogie avec la bouteille de Klein – un objet pour lequel il n’est possible de définir aucun extérieur ni intérieur – pour décrire ce phénomène : « Aesthetically, aerophones draw intensively on the pneumatic dynamic and the interplay between internal and external. These are instruments that externalize, prolong, transform, and amplify breath. » (110) Fausto s’intéresse également aux sons produits par les flûtes, qu’il décrit comme une musicalité sous un mode chromatique, c’est-à-dire ayant comme caractéristique un accent mis sur les petits intervalles mais aussi sur la répétition. Ces caractéristiques permettent aux flûtes sacrées de neutraliser les intervalles et la discontinuité « creating a soundscape in which spacetime dilates and […] «opens up the world» » (121).

Le troisième chapitre porte sur l’utilisation de masques en contexte rituel. Cette section débute par une analyse des masques rituels de la Côte-Ouest américaine et de l’Alaska et se termine sur une analyse du contexte amazonien. Fausto montre comment les masques créent une récursivité du motif contenant-contenu via différents principes esthétiques et ontologiques qui dépassent le motif de base d’une intériorité humaine au sein d’une extériorité non humaine. En effet, les masques, en eux-mêmes, sont des référents multiples en ce qu’ils renvoient simultanément à plusieurs identités. La chaîne récursive se complexifie par d’autres pratiques : le porteur d’un masque est bien souvent obligé d’arborer des peintures corporelles sous son masque, et l’intériorité de ces mêmes porteurs de masques est réputée se transformer en celle d’un « esprit » pour le temps du rituel. La récursivité du contenant et du contenu – et la multiplicité de chacun de leurs référents – brouille les cartes à tous les niveaux. C’est ce qui amène Fausto à affirmer que les masques permettent de manifester l’ambivalence des êtres « extraordinaires » et d’imager la dynamique transformationnelle de leur identité (137).

The goal is to depict extraordinary beings whose extraordinariness is manifested in the multiplication of identities in continuous transformation. The aesthetic question underlying Amazonian ritual art is: how to depict metamorphosis using solid matter? How to destabilize the stability conferred by matter? How to objectify something without halting the flow of forms?

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Le quatrième chapitre propose une analyse de l’effigie anthropomorphique utilisée dans le rituel du Javari. Ce rituel funéraire met en scène plusieurs types d’affrontements entre des hommes de communautés villageoises différentes. Dans la séquence rituelle pour laquelle l’effigie est mobilisée, les hommes se succèdent pour insulter leur rival du groupe opposé – considéré comme un cousin – en s’adressant à l’effigie. Fausto commence par reconnaître, d’abord, que l’effigie ne semble pas détenir de subjectivité mais sert plutôt comme pivot relationnel qui permet l’alternance entre les participants au rituel (192). En effet, l’effigie n’est pas un autre « je » mais plutôt un « autre-que-le-je », soit l’Autre par excellence : le cousin-croisé, l’affin, l’ennemi, etc. Fausto propose ainsi que « The effigy condenses the inner-alterity of the speaker and the outer-alterity of the receiver, allowing speaker and receiver, both present, to distinguish themselves from each other maximally (as ennemies and affines) and to identify themselves with each others (as two figures of exteriority) » (205). L’anthropologue brésilien comprend ainsi le rituel du Javari comme une « pantomime » de la guerre. En effet, la pragmatique du rituel met de l’avant la possibilité que les adversaires se transforment en Autres réels. Pour revenir à l’effigie, Fausto explique sa simplicité esthétique par sa capacité à agir comme un pivot qui articule des identités diverses, notamment en servant de médiation entre des relations incompatibles comme celles entre ennemis, entre affins, entre les vivants et les morts, etc. (213-214).

Le dernier chapitre se concentre quant à lui sur le rituel du Quarup tel qu’observé par Fausto chez les Kuikuro. Ce rituel funéraire des chefs kuikuro mobilise lui aussi une effigie, fabriquée à partir d’un tronc d’arbre qui, cette fois-ci, semble bel et bien « re-présenter » un être humain, soit le chef récemment décédé. Si toute l’histoire de vie du chef « is marked by the production of a jaguar-body » (232) et que sa position de chef est associée à l’ambivalence – « in the eyes of their children, they are protective fathers ; in the eyes of others, they are predatory affines » (233) –, le rituel du Quarup vise à extraire la « partie-ennemie » du corps du chef, de façon à ce qu’il ne soit plus vu comme un affin/ennemi mais plutôt comme un ancêtre. Cette section est l’occasion pour Fausto de poser une réflexion sur la notion d’akua, ce que l’on pourrait traduire par « double » ou « âme ». Bien que cela ne soit pas mentionné explicitement, Fausto propose une compréhension de la notion d’âme kuikoro qui s’approche de la philosophie de Leibniz (voir aussi Deleuze 1988 pour une conception similaire) :

It is replicated, unfolded, and can exist simultaneously in diverse worlds as a part-totality […]. The concept of akua thus indexes the virtual capacity of the living person to be unfolded, to be ex-plicated by someone else’s actions. But these folds are themselves «self-mimesis»

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Dans la conclusion, Fausto cherche à déstabiliser l’opposition entre littéral et figuratif pour complexifier ce que l’expression « prendre sérieusement » – répétée ad nauseam par les tenants du tournant ontologique – veut réellement dire. Pour ce faire, il contraste les régimes esthétiques amazoniens avec les régimes chrétiens. Pour problématiser le régime esthétique amazonien, Fausto part de l’exemple célèbre – et maintes fois commenté – tiré de l’ethnographie des Bororos de Karl von den Steinen, selon lequel les « Bororos sont des aras ». Fausto propose de comprendre cette affirmation comme une identité asymptotique, soit « an identity that could not be submitted to the principle of non-contradiction » et qui représente quelque chose qu’on peut « être » sans jamais l’être totalement et définitivement, l’instabilité étant une de ses caractéristiques principales (271). En somme, l’identité asymptotique est davantage l’effet d’une position relationnelle que d’une essence. Pour Fausto, c’est dans cette logique que l’on doit appréhender des affirmations telles que « les Bororos sont des aras », ou encore « un chef est un jaguar ». Le régime esthétique amazonien est ainsi un régime de la tromperie au sens où les images « are ambiguous and possess multiple referents, nesting within each other and replicating themselves to infinity, producing an equivocal topology and a dynamic figure-ground oscillation » (271). En revanche, le régime esthétique du christianisme diffère en ce qu’il est obsédé par la vérité et la vraisemblance : il s’agit d’un régime qui favorise la correspondance sans équivoque. Ainsi, la question de la similitude entre Dieu et l’humain – Dieu a fait l’Homme à son image – est au coeur des problèmes posés par le régime esthétique chrétien et c’est pourquoi il s’agit, selon Fausto, d’un régime fondamentalement obsédé par l’anthropomorphisme. La problématique de la tradition iconographique amazonienne n’a jamais été la similitude mais plutôt la façon d’imager la transformation elle-même :

The solution to this problem was not to be found in the most exact possible reproduction of natural forms but, on the contrary, in the generation of the most complex and paradoxical images possible, in which identities are nested and the referents are multiple.

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En somme, Art Effects est un livre à la fois dense et complexe qui a le mérite de proposer des solutions originales à plusieurs problèmes récurrents dans l’anthropologie des cosmologies autochtones. On peut se questionner sur l’impact qu’aura ce livre sur la discipline. Il sera sans aucun doute abondamment commenté par les amazonistes mais, au niveau de l’anthropologie du Nord américain, il est difficile d’évaluer sa portée potentielle. Bien que Fausto ait examiné de façon brillante les masques de la Côte-Ouest, son accent sur la prédation en tant qu’opérateur fondamental des cosmologies amazoniennes sème le doute sur le rayonnement que son approche pourrait avoir pour l’Amérique du Nord. Dans un texte antérieur (2007 : 489), Fausto opposait des amazoniens prédateurs à des chasseurs subarctiques habités par la logique du don. Cette dichotomie – et plus particulièrement la réduction de « l’éthos » autochtone du Subarctique au don – me semble infondée en ce que les deux paradigmes semblent être des opérateurs relationnels tout aussi importants pour saisir la logique des cosmologies du Subarctique. Cette réduction aura certainement refroidi plusieurs spécialistes du Subarctique à s’engager avec les travaux de Fausto. Néanmoins, la possibilité d’une discussion entre les différentes communautés d’américanistes – et plus particulièrement avec les travaux de Fausto – ne devrait pas pour autant être balayée du revers de la main. En effet, Art Effects me semble contenir des concepts qui permettent de problématiser différemment nos approches des cosmologies autochtones – pensons à l’idée de chromatisme, d’identité asymptotique, de topologie équivoque, d’âme en tant que pli, etc. – et qui méritent une réelle discussion au-delà du champ amazoniste. Encore faut-il vouloir s’y intéresser : la densité et l’opacité de l’ouvrage constituant certainement un frein à sa compréhension pour un public non initié ou peu porté vers ces questions.