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D’entrée de jeu la publication nous est présentée comme un projet visant à jeter un nouveau regard sur les photographies du père Franz Van de Velde dit Ataata Vinivi (1909-2002) – membre de la congrégation des Oblats de Marie-Immaculée. Bien placé pour s’engager dans un tel projet, le parcours de Frédéric B. Laugrand, anthropologue et professeur à l’Université catholique de Louvain (Belgique), l’a amené à plusieurs reprises à explorer les données du côté d’archives héritées du travail missionnaire auprès des communautés inuit ainsi qu’à travailler en collaboration avec les ordres cléricaux lors de ses recherches (Laugrand 2002 ; Laugrand et Oosten 2010, 2019, p. ex.). Son étudiant, Emmanuel Luce, doctorant en anthropologie à l’Université Laval (Québec, Canada), possède aussi l’expérience d’une carrière de photographe et une formation de géographe qui s’avèrent d’une richesse incontestable pour le projet dont il s’est chargé auprès de son directeur de recherche.

Avec l’ouvrage Pelly Bay, 1939-1954 : Franz Van de Velde photographic codex, les co-éditeurs se sont en effet donné le défi d’offrir une vue d’ensemble des thèmes émanant de ces clichés photographiques préservés aux Archives Deschâtelets-NDC. Le codex réfère principalement à quatre sources primaires : les récits de l’anthropologue Knud Rasmussen publié en 1931, les sources de Van de Velde (documents démographiques, notes de recherche, collection photographique, articles et témoignages), ainsi que l’histoire orale d’Igloolik et des entrevues semi-dirigées archivées dans des bases de données publiques et privées. À cela s’ajoutent diverses publications portant sur les Netsilik ou Netsilingmiut, soit les Inuit vivant principalement dans les communautés de Kugaaruk et d’Uqsuqtuuq (Gjoa Haven) situées dans la région du Kitikmeot. C’est l’articulation de ces diverses sources qui fait le double intérêt de ce document atypique qui, en lui-même, présente une approche pédagogique et contribue à la littérature scientifique en rendant accessible à tous et chacun des scènes du quotidien capturées à Akviligjuaq/Kugaaruk (Pelly Bay, Nunavut, Canada) dans les années 1950.

L’expérience humaine immortalisée par Ataata Vinivi, d’une part, s’inscrit dans l’anthropologie visuelle et, d’autre part, traduit une interprétation de l’objet à l’étude – discours de l’observateur en superposition à la réalité vécue du sujet. Rappelons à ce propos ce qui a été dit par Roland Barthes : « […] une photographie est un message sans code, les images photographiques peuvent cependant être fabriquées selon des codes qui sont à la fois très nettement concrets et pourtant ambigus, engageant l’intellect et l’imagination sur des voies à la fois contrôlées et incontrôlables » (1977, 1981, paraphrasé dans Macdougall 2004 : 4). Or, ces codes sémiologiques sont extrapolés par Laugrand et Luce tout au long de l’ouvrage en utilisant le visuel photographique et les notes de Van de Velde comme base de champs discursifs. Si les réflexions complexes des co-éditeurs accompagnant les clichés pris par Ataata Vinivi viennent structurer le fondement intime des portraits et scènes du quotidien, c’est le défi intellectuel qu’ils se lancent pour comprendre l’expérience individuelle et collective des objets photographiques qui établit de nouveaux standards d’excellence. Avant de s’avancer sur le terrain glissant de l’interprétation, d’ores et déjà, il est primordial de mentionner que ces champs discursifs ne peuvent être synthétisées, car « [ils] constituent des alternatives, chacun doté de sa propre perspective et mesure de sécurité » (Sapir 1951 [1927] : 544-545, paraphrasé dans Macdougall 2004 : 2). Ainsi, la phénoménologie du souvenir d’Inuit Elders interviewés lors de séjours-terrain[1] au Nunavut couplé avec les notes d’Ataata Vinivi et la recherche documentaire de Laugrand et Luce forment la trame narrative de l’ouvrage.

Cette dernière repose sur l’utilisation du format codex, respectant l’ordre séquentiel et chronologique de clichés issus d’un même album de photographies argentiques. Ce choix esthétique et heuristique témoigne bien de la spécificité intime du livre, aux frontières d’une recherche généalogique inuit et d’un abrégé des relations humaines (interculturelles ou non), ainsi qu’entre humains et non-humains (animaux, esprits, nuna (territoire), etc.) avant et au cours du prosélytisme vigoureux à l’endroit des peuples inuit. Dès la lecture des premières pages, on remarque le découpage entre chaque planchette de photographies monochromes et les annotations du père Van de Velde jointes aux notes descriptives des co-éditeurs.

Ce procédé permet d’assurer non seulement une cohésion dans le discours anthropologique, mais également la mise en perspective de nombreux thèmes par l’entremise de courts récits. Soucieux des dimensions culturelles implicitement et explicitement dévoilées dans les clichés pris entre 1939 et 1954 par l’Oblat, Laugrand et Luce abordent la complexité et la richesse des dynamiques relationnelles et des enjeux sociaux de Kugaaruk. Les pages sont agrémentées de part et d’autre par des allusions, références et descriptions, tantôt de cérémonies, coutumes catholiques ou performées avec l’angakkuq, tantôt des rivalités religieuses, activités de subsistance (chasse, pêche, cueillette) et autres éléments ethnographiques.

Sans doute faut-il préciser qu’en raison d’un travail d’archives enraciné à l’oeuvre d’un oblat, les auteurs semblent extrapoler les répercussions positives du travail missionnaire à des phénomènes qui ont été ailleurs associés à d’autres liens de causalités. À titre d’exemple, en page 11, l’argument indirect des co-éditeurs – relevé dans les propos du père Van de Velde, attribue la diminution des infanticides féminins aux conversions religieuses, semblant ainsi présenter ce point comme un des bons côtés du travail missionnaire. Ce choix de mentionner minimalement une telle pratique porte préjudice à l’ouvrage dans la mesure où cela peut être interprété, certainement à tort, comme une prise de position implicite des auteurs autour des débats sur cette pratique dans la région de Netsilik, qui notons-le a nourri les passions, surtout, dans les années 1960-1970. Cela insinue que l’infanticide des filles est réduit exclusivement à des facteurs religieux alors que plusieurs anthropologues ont tenté de contribuer à élucider cette question[2] et ont établi une corrélation avec la pratique du contrôle de la population, qu’elle soit exercée pour des motifs perçus ou allégués comme étant écologiques, démographiques ou sociaux. Cette pratique a été mise en lien avec nombre de facteurs, que ce soient des préoccupations liées aux famines et privations alimentaires – ce que Balikci (1967) a appelé « extreme ecological pressure » – ou à un taux élevé d’émigration des Netsilingmiut vers d’autres régions (Remie 1985) ou à des « […] intra-domestic or extra-domestic parameters affecting individual families and the community itself (e.g., Jenness 1922 : 166 ; Laughlin 1968 : 242) » (Freeman 1971 : 1015), ou encore à une régulation des naissances reflétant ainsi un taux élevé de fécondité (Damas 1969 ; Freeman 1971) puisque « the Netsilik population has probably remained stable at around 450-500 individuals throughout the last 100 years » (Damas 1969 : 121 paraphrasé dans Freeman 1971 : 1013). Quoi qu’il en soit,

[w]hereas Rasmussen reports several periods of starvation for the western Netjilik area (see: Rasmussen 1931 : 13), Van de Velde could during his 26 year stay in the Pelly Bay area gather data on only one occasion of starvation that had taken place in that area

Remie 1985 : 71

C’est pourquoi il est étonnant que Laugrand et Luce ne se soient pas prononcés sur le phénomène, vraisemblablement lié aux famines, même s’il apparaît clair que ces questions mériteraient qu’on leur consacre un ouvrage. Sans doute la décision de ne pas s’étaler visait-elle justement à éviter l’association à tout discours anti- ou pro-missionnaires.

Bien que cette mise en scène linguistique et discursive prône la prégnance des sources historiques de première main, le lecteur doit, entre autres, être averti de l’économie de leur articulation aux contraintes externes, qui peuvent malencontreusement être confondues avec un jugement de valeur. Il faut alors considérer les contributions de Frédéric Laugrand dans son ensemble et apprécier le travail consacré à un seul ouvrage en regard du poids et des attentes que génère le contexte colonial des sources à l’étude. Ainsi, le lecteur se gardera de voir ce récit sous l’aune d’une évolution de la morale plutôt que comme l’exposition de l’un des vecteurs des répercussions, bonnes et moins bonnes, d’une révolution complète des modes d’existence inuit.

Eu égard à ce qui précède, les risques de cette nature associés au style d’écriture sont largement compensés par le genre littéraire unique dans lequel s’inscrit l’ouvrage de Laugrand et Luce. En effet, le procédé d’écriture des co-auteurs emprunte aux démarches continues de Laugrand, soit son efficacité à rétablir les réalités du temps vécu étant donné la place centrale accordée à l’oralité et, au sens large, à toute manifestation et modalité de transmission de la mémoire sociale et collective inuit dans l’ensemble de ses contributions scientifiques.

Assurément, l’ouvrage saura autant aiguiser la curiosité du bibliophile que se révéler pertinent dans sa présentation et son propos pour l’oeil avisé de l’éminent chercheur ! À travers ces pages, le lecteur fera sans aucun doute l’expérience d’un engouement pour la pensée anthropologique et des sciences humaines. Dans le contexte plus large d’une lecture rafraîchissante de l’histoire a posteriori – qui, ailleurs, peut sembler figée dans une logique anticipée, prédéfinie et subie alors même que l’histoire est faite au gré des expériences et des hasards de la vie –, l’image apporte en outre la richesse de sa profondeur évocatrice. À tous égards, l’expérience des rencontres est ainsi pour les co-auteurs l’occasion de rendre hommage aux Kugaarukmiut (Kugaaruk People), immortalisés par le père Franz Van de Velde, mais également d’honorer l’oeuvre, l’engagement et la mémoire de l’ami et collègue Jarich Gerlof Oosten (1945-2016).