Témoignages

Sylvie Vincent (1941-2020)Le souci de l’autre au coeur d’une vie d’anthropologue[Record]

  • Gilles Bibeau

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  • Gilles Bibeau
    Professeur émérite, département d’anthropologie, Université de Montréal

Entrer dans le monde de Sylvie Vincent, c’est découvrir une femme généreuse à la modestie tranquille, une fidèle amie des Autochtones du Québec, surtout de ses chers Innus, et une anthropologue qui n’a jamais cessé d’accompagner les Premières Nations dans leur marche vers plus de justice et de liberté. Sans doute parce qu’elle a creusé son propre territoire intérieur dans l’espace du Nutshimit innu, on trouvait en Sylvie comme une odeur d’épinettes de la taïga venue de ses rencontres répétées, pendant plus d’un demi-siècle, avec les communautés innues de la Côte-Nord. Au terme de sa vie, Sylvie portait aussi au-dedans d’elle-même une sorte de douleur, tant elle avait fait siennes les souffrances que la violence destructrice des colonisations française et britannique a infligées aux Autochtones. Au terme d’années d’études consacrées aux relations que les Innus entretiennent avec leur territoire, Sylvie a écrit : « Le Nutshimit est moins le lieu qui permet de se dire Innu que celui où l’on rêve de se réfugier pour comprendre ce que c’est d’être Innu » (2009 : 267). En assimilant le Nutshimit à un refuge où se révèle l’identité, Sylvie me semble avoir entr’ouvert sa réflexion du côté de sa propre intériorité. Tout retour sur la vie de Sylvie doit commencer par reconnaître que son ethnographie s’est constamment appuyée, dans une respectueuse fidélité, sur la parole vive des Innus, femmes et hommes, auprès de qui elle a recueilli contes, récits historiques et histoires de vie, souvent racontés en langue innue. En réponse à ma récente demande d’écrire une préface pour un livre à paraître, Sylvie m’a répondu : « Je me vois davantage comme une technicienne obstinée à recueillir ce que les Innus nous disent d’eux-mêmes – d’une partie de leur identité – qu’à m’élever au-dessus de la mêlée pour réfléchir aux conséquences des relations ambiguës que le Québec entretient avec les Premières Nations ». Ces mots écrits par Sylvie deux mois avant que la mort l’emporte, je les lis aujourd’hui comme une sorte de testament intellectuel dans lequel elle définit son éthique de l’écoute et la position de respect que l’anthropologue doit adopter dans ses relations avec les Autochtones. L’infatigable Sylvie qui a travaillé avec plusieurs dizaines d’aînés à Nutashkuan, Ekuanitshit, Pessamit, Pakut-shipu et Unaman-shipu, Uashat et Mani-utenam me semble avoir voulu exprimer, dans cet ultime message, son refus de se substituer à l’Autochtone en prenant la parole à sa place ; elle disait aussi sa réserve face aux grandes synthèses produites par une certaine anthropologie académique. Avec l’appui linguistique de la poète Joséphine Bacon, Sylvie a dépensé ses forces – elle s’est même physiquement usée – en réalisant des analyses rigoureuses, fines et précises qu’elle a appliquées aux récits, mythes, contes et légendes que ses collaborateurs et collaboratrices innus lui ont transmis. Elle a démontré la richesse d’une approche méthodologique fondée sur une écoute, dans la longue durée, de ce que les Innus disent au sujet de leurs représentations de la vie et de la mort, de leurs relations au territoire et aux animaux qui y vivent, des transformations que la christianisation a fait subir à leur spiritualité chamanique et de la portée de sens de leurs mythes dans le monde d’aujourd’hui. La mise en place de rapports égalitaires avec des « informateurs » que la durée a transformés en amis a permis à Sylvie d’opérer un véritable virage dans la manière de pratiquer l’anthropologie auprès de, et avec, les Autochtones. Son refus d’une histoire aseptisée du passé, toute à la gloire du colonisateur, a fait naître en Sylvie un discours dénonciateur, fort et soutenu, à l’égard de la prévalence absolue …

Appendices