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Ton départ… une onde de choc pour tous ceux et celles qui, comme moi, appréciaient ta présence, tes réflexions, tes rires, ton regard sur le Québec d’hier à aujourd’hui et ton immense contribution anthropologique.

Comment te rendre hommage, toi si discrète, qui au fil des années a semé de l’amitié, des idées, des écrits devenus un héritage incontournable dans notre mémoire collective ? Comment te remercier, toi qui as pavé avec rigueur, générosité, sensibilité et intelligence le chemin amérindianiste de l’anthropologie au Québec – que plusieurs d’entre nous ont, par la suite, modestement emprunté ? Les mots ne suffiront pas, alors des pensées chaleureuses et amicales accompagneront ce témoignage tout comme de nombreux souvenirs, tel celui d’un voyage mémorable à Sept-Îles où nous devions donner une formation sur la communication interculturelle à de jeunes gardes forestiers autochtones.

Nous voilà à Sept-Îles après un vol de 3 h 30. Après avoir passé une semaine à réfléchir et à rédiger le contenu de la formation, après avoir lu et relu le document réalisé, déplacé le point 1 au point 3, ramené le point 7 au point 4, recommencé l’introduction pour la troisième fois puis l’avoir placée en conclusion, et la conclusion en introduction… essayant de faire au mieux du mieux, nous sommes arrivées à l’hôtel les mains vides : le document tout biffé était demeuré dans la pochette du siège avant de l’avion. Qu’à cela ne tienne, il est minuit, on retourne à l’aéroport presque désert. Les gars de la maintenance nous invitent dans l’avion pour récupérer le document que l’on connaît pourtant par coeur…

Fébrilement, le lendemain, on débute la formation. Trois minutes plus tard, un participant lève la main : « Est-ce que les ours ont une culture ? » Notre document tant retravaillé ne répondait pas à cette question et il s’est retrouvé dans la corbeille, laissant place aux rires et aux discussions sur les humains et sur les ours. 

Femme engagée sur le terrain comme sur la scène politique et il y en avait peu, tu as porté un regard révélateur et critique sur les relations entre autochtones et non-autochtones. L’image de l’amérindien dans les manuels scolaires (Vincent et Arcand 1979) témoignait de ta préoccupation de dénoncer des préjugés et la représentation tronquée de l’Autre, et par ricochet de Soi. Tu portais sur les relations coloniales un regard scrutateur qui allait profondément remettre en question l’histoire du Québec telle que racontée jusqu’à présent, un regard perçant sur notre identité. Comme tu l’as déjà mentionné si justement dans nos conversations, la visibilité de l’autre dévoile notre propre identité. Il nous place face à nous-même. Mais le paradoxe veut que, d’une part, on tente de se définir en excluant l’autre et que, d’autre part, on ne peut se définir qu’avec ceux à qui l’on s’oppose et avec qui l’on entretient des rapports. Jouant sur la notion et la rencontre du Nous et des Autres, ton questionnement « Comment peut-on être raciste ? » (Vincent 1986) a contribué à mieux cerner et distinguer les rapports d’altérité et à lutter contre le racisme.

Avec ta rigueur, tu m’as adroitement guidée en ordonnant et en donnant un sens aux multiples données ramassées lors d’une étude « de terrain » peu conventionnelle qui nous a immergées dans la littérature romanesque.  Pénétrant le roman comme une anthropologue fait « du terrain », questionnant les protagonistes des récits comme des informateurs, analysant les relations interculturelles sous de multiples angles, nous avons fait équipe pour explorer le semblable et le différent à travers des rapports affectifs, cognitifs et sociaux. Passant Du roman à la réalité, faisant ressortir ce qui ne peut être dit à travers des concepts et de la théorie, nous nous attardions à mettre en lumière le sens caché, la dimension affective et la complexité des relations interculturelles (voir Loslier 1997). Ces dernières au coeur des récits en étaient aussi le moteur. Nous croyions aux dimensions informative et pédagogique du récit littéraire pour mieux comprendre l’altérité incarnée dans le dynamisme de la rencontre.

Je ne peux passer sous silence ta grande écoute au service de la tradition orale qui a permis de mettre en lumière toute la richesse de l’histoire des Innus, toute l’importance des récits autochtones dans la reconquête de l’identité, de la dignité et du territoire. Tout comme les manuels scolaires, les romans, les contes de tout horizon que nous nous plaisions à écouter au Festival interculturel du conte et les récits innus que tu as su si bien recueillir sont des avenues d’une grande richesse pour connaître et jauger de la qualité des relations. Nous te devons tous et toutes une fière chandelle d’avoir emprunté cette voie pour développer des ponts culturels.

Combinant les enquêtes, les recherches et les écrits anthropologiques, permettant leur diffusion par le biais de la revue Recherches amérindiennes au Québec que tu as cofondé et sur laquelle tu as toujours veillé, tu as favorisé le réseautage des sciences humaines et contribué aux réflexions sur le Québec contemporain, notamment l’évolution du Nord dans Baie James et Nord québécois : 10 ans après (Vincent et Bowers 1988). Tes nombreux écrits, rapports et documents témoignent d’une volonté d’informer, de rétablir les faits et d’analyser les rapports politiques réels si bien démontrés dans « La révélation d’une force politique : les Autochtones » (Vincent 1992).  T’insurgeant contre les injustices passées mais aussi contemporaines envers les autochtones, tu as travaillé d’arrache-pied à leur redonner une voix.

Une alliée de toujours pour les autochtones, une anthropologue et chercheure émérite, une mentor et une complice. Nous n’avons pas encore répondu à la question « Si les ours ont une culture ? » mais ta contribution à une meilleure compréhension des relations interculturelles et au développement de l’anthropologie au Québec a fait de moi, et de tant d’autres, une meilleure citoyenne et anthropologue.