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L’anthropologue et ethnohistorienne Sylvie Vincent fait partie de ces pionniers qui ont redéfini la tradition historiographique en mettant de l’avant l’histoire autochtone. Elle a ainsi créé un espace pour les acteurs autochtones dans sa narration de la trame historique pour la Côte-Nord, tout en en défendant la tradition orale comme source historique valable. Dans un numéro de Recherches amérindiennes au Québec paru en 2002 et qui portait sur l’histoire récente des Amérindiens et des Inuits[1] du Québec et du Labrador, elle signait un article faisant le point sur les questions épistémologiques soulevées par ses recherches avec les Innus. Venant de quelqu’un ayant une telle expertise, le titre de l’article avait de quoi étonner : « Compatibilité apparente, incompatibilité réelle des versions autochtones et occidentales de l’histoire » (Vincent 2002).

Dans cet article, Sylvie Vincent expliquait que son exploration de l’histoire autochtone s’appuyait sur son travail auprès d’Innus porteurs de tradition orale de la Moyenne et Basse-Côte-Nord avec lesquels elle s’était entretenue entre 1971 et 1993[2]. En partant de ce corpus, Vincent établissait une comparaison entre ce qu’elle appelait le sens de l’histoire véhiculé par les Innus et ce qu’elle désignait comme étant la version occidentale de l’histoire. Elle observait qu’entre les deux le choix des événements commémorés pouvait différer, mais ne s’en étonnait pas. Ainsi, ses informateurs innus n’avaient aucun récit sur la Conquête, les rébellions de 1837-1838 ou la Loi constitutionnelle de 1867, mais ils avaient en revanche des récits sur leurs allées et venues sur le territoire ou sur l’arrivée de certains missionnaires. Elle notait, en second lieu, que l’interprétation des événements pouvait varier et offrait en exemple un récit sur l’arrivée des Français dans la région de Québec, récit qu’elle comparait au traitement réservé par les historiens allochtones à l’arrivée de Champlain. Là non plus, le constat de différence ne la surprenait guère puisque des interprétations divergentes en histoire sont courantes.

Là où l’incompatibilité devenait réelle, selon elle, et donnait son titre à l’article, c’est lorsque l’on tenait compte du cadre conceptuel innu. Elle observait ainsi des incompatibilités concernant la périodisation : la chronologie exacte des événements avait peu d’importance dans la tradition orale innue et les récits pouvaient difficilement être rattachés à une année de calendrier. Dans certains cas, l’intérêt des récits résidait, non pas dans leur valeur factuelle, mais plutôt dans leur portée symbolique. La tradition orale pouvait aussi comporter des éléments fantastiques, certes pas exempts de certains récits occidentaux, mais néanmoins écartés de la démarche historique professionnelle ou universitaire. Enfin, les narrateurs innus ne cherchaient pas à établir un enchaînement causal de faits, mais choisissaient pour leur narration un récit semblable à la situation présente à l’intérieur du corpus de la tradition orale, établissant ainsi une certaine analogie entre la tradition orale et la situation vécue.

Elle concluait l’article avec une mise en garde :

Les tentatives qui pourraient être faites, et qui seront certainement faites un jour ou l’autre – ne les voit-on pas poindre déjà, ici et là ? –, d’harmoniser les versions autochtones et les versions occidentales de l’histoire ne pourront que mener à la fin de l’histoire telle que racontée par chaque peuple autochtone. Il y a tout lieu de croire, en effet, qu’une telle harmonisation consisterait à forcer les versions autochtones dans le cadre de la version occidentale, les privant automatiquement […] de leur nature même et, par là, de leur sens.

Vincent 2002 : 104

Je partirai des constats effectués par Sylvie Vincent pour tenter de vérifier, vingt ans plus tard, s’il est encore question d’incompatibilité entre une version autochtone et une version occidentale de l’histoire. Cette réflexion aura pour objet l’examen de la production autochtone récente de type historiographique, en se concentrant sur la situation au Québec. Je placerai en premier lieu le texte de Vincent dans le contexte de sa production, puis j’aborderai les nouvelles considérations épistémologiques en matière d’histoire autochtone, la visibilité de l’histoire et du patrimoine autochtones, les nouvelles échelles de leur expression et, enfin, les significations possibles de la décolonisation de l’histoire et les enjeux épistémologiques qu’elles soulèvent.

Dans le cadre de cet article, je fais référence à l’histoire comme un projet intellectuel comprenant trois facettes interreliées : l’histoire comme une enquête réalisée à partir de sources (comprendre ce qui s’est passé), la narration historique (expliquer le passé selon un prisme donné) et la notion d’historicité. À la suite d’Yvon Csonka et de Frédéric Laugrand, qui se sont inspirés, notamment, de Marshall Sahlins, je désigne par cette expression le sens de l’histoire ou la conscience historique, c’est-à-dire l’ensemble des procédés culturels par lesquels une société envisage et explique le passé (Csonka 2005 : 49 ; Laugrand 2002 : 91).

L’effervescence autour du rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones

Au moment où Sylvie Vincent écrivait son texte au début des années 2000, l’univers de l’historiographie canadienne était en effervescence. Quelques années auparavant, la Commission royale sur les peuples autochtones (CRPA), dont la moitié des commissaires étaient autochtones, faisait paraître son rapport final en cinq volumes. Un de ceux-ci était entièrement dédié à l’histoire de la relation entre les Autochtones et les nouveaux arrivants au Canada (Commission royale sur les peuples autochtones 1996). Si ce tome consacrait un court chapitre à une distinction entre l’historicité chez les Autochtones et dans la population eurocanadienne (chap. 3), le reste du volume était ce qu’on pourrait qualifier de narration historique de style universitaire, c’est-à-dire la présentation en ordre chronologique d’une séquence événementielle, appuyée de sources, et organisée et narrée selon un prisme donné.

La parution du Rapport a évidemment suscité des réflexions et des débats. La revue Recherches amérindiennes au Québec consacrait, en 1997, un dossier spécial à l’interprétation de l’histoire faite par la CRPA, dossier auquel participait Sylvie Vincent. Déjà, celle-ci constatait ce qu’elle considérait être une incompatibilité inhérente entre les versions autochtones et occidentales du sens de l’histoire (Vincent 1997). Olive Patricia Dickason, historienne autochtone qui participait au dossier, faisait le même constat (Dickason 1997).

La parution du rapport de la CRPA a également généré des réflexions sur la part faite aux Autochtones et la représentation de ceux-ci dans les narrations historiques déjà existantes. En 2000, la Revue d’histoire de l’Amérique française (RHAF) a consacré un numéro spécial à ce sujet intitulé « L’histoire des Premières Nations : nouvelles lectures et nouveaux problèmes ». Outre quelques évocations (p.ex., Delâge 2000 : 526 ; Desbarats 2000 : 493), l’essentiel des contributions à ce numéro ne portait pas sur l’historicité. Les auteurs faisaient surtout référence à la formidable transformation de la visibilité des Autochtones dans les narrations historiques récentes. Par ailleurs, dans ces versions, généralement rédigées par des historiens allochtones (Grabowski 2000), ceux-ci constataient une présentation des Autochtones selon un prisme désormais plus positif et dynamique, tout en reconnaissant qu’il restait encore du chemin à parcourir (Delâge 2000 : 527 ; P. Trudel 2000 : 530-533).

Deux ans plus tard, la revue Anthropologie et Sociétés publiait un numéro, intitulé « Mémoires du Nord », qui se centrait sur l’exercice de mémoire en faisant référence là aussi aux enjeux soulevés par la CRPA. Comme pour le numéro de Recherches amérindiennes au Québec paru quelques années auparavant, une large place était ici consacrée à la conscience historique autochtone comparée à l’histoire occidentale (F. Trudel 2002).

La même année, Sylvie Vincent signait l’article « Compatibilité apparente, incompatibilité réelle », qui reprenait et développait ses conclusions préliminaires de 1997. Il est intéressant de constater qu’exactement au même moment et de façon tout à fait indépendante, l’ethnohistorienne Toby Morantz parvenait aux mêmes résultats (2001 : 64). Dans deux articles consécutifs, elle exposait les obstacles rencontrés pour faire coexister, dans un même texte, une narration qui réunirait à la fois les objectifs de la tradition orale autochtone et ceux d’un style narratif associé à une démarche historienne universitaire. Elle exposait notamment les difficultés d’établir une séquence temporelle uniforme entre les deux styles historiques, ainsi que la difficile conciliation entre la performance narrative associée à la tradition orale, qui a pour conséquence que les récits sont réactualisés et exprimés dans un contexte dynamique et changeant à chaque élocution, alors que les archives écrites demeurent figées. Elle exposait enfin l’aspect déroutant, pour un chercheur universitaire, lorsque des éléments réputés fantastiques (comme lorsque les animaux ou les esprits s’adressent aux humains) ponctuent les récits de tradition orale (Morantz 2001, 2002a).

De tout cela, je tire deux observations. La première est que, lorsque ces différents intervenants faisaient référence à « l’histoire occidentale », il s’agissait en fait d’un genre historique particulier : une narration historique écrite par des universitaires ou des historiens professionnels et basée sur une démarche empirique. Les participants à ces diverses publications ne semblent donc pas avoir envisagé d’autres formes occidentales d’historicité ou, à tout le moins, ne les ont pas évoquées. En deuxième lieu, on peut observer que le sens de l’histoire attribué aux Autochtones semble être limité, pour sa part, à la tradition orale, ignorant largement là aussi d’autres formes d’historicité possibles. La tradition orale autochtone était ainsi mise en opposition au matériel produit par des universitaires ou historiens professionnels allochtones, créant une sorte de dichotomie entre ces deux formes d’expression.

Développements des vingt dernières années

Un regard plus nuancé sur les historicités autochtones et occidentales

La CRPA a fourni aux chercheurs s’intéressant à l’histoire autochtone l’occasion de marquer un temps de réflexion sur l’épistémologie de l’histoire et sa signification dans un contexte autochtone. La façon dont le débat décrit plus haut a été cadré résulte des premières expériences de rapprochement, issues d’une volonté sincère de revoir la façon dont les Autochtones étaient présentés dans les narrations historiques dominantes et d’une volonté tout aussi sincère de tenir compte des historicités autochtones dans de futures narrations historiques. Les premières tentatives de mise en commun de la tradition orale et d’une démarche historienne universitaire, telles qu’entreprises par Sylvie Vincent et Toby Morantz, étaient celles d’un échec, ce que la suite – et ces mêmes autrices – est venue nuancer.

En effet, dans un article plus récent, Sylvie Vincent revenait sur la tradition orale et y présentait plusieurs nuances. Elle y exposait le fait que, bien que la tradition orale soit certes développée chez les Autochtones, elle ne leur est pas exclusive : on la retrouve également auprès de groupes qui maîtrisent l’écrit depuis longtemps (Vincent 2013 : 76). Le fait d’associer les Autochtones exclusivement avec l’oralité serait d’ailleurs trompeur : Vincent rappelait avec justesse que les Autochtones utilisent un éventail de moyens d’expression, incluant l’écrit, qu’ils se sont approprié (Vincent 2013 : 76). Cet aspect a été développé plus récemment par Jonathan Lainey, historien huron-wendat, qui a montré que certains Autochtones au Québec, dont les Hurons-Wendats, ont une longue tradition documentaire (Lainey 2010 : 95-97). Des observations similaires ont été effectuées par Stéphanie Boutevin pour les Abénakis et les Hurons-Wendats du xixe siècle (Boutevin 2014, 2020). Dans certains cas, Boutevin observait une volonté affirmée de préserver les connaissances collectives par le biais de l’écrit. Ainsi, les mises en contexte détaillées qui émaillaient le journal personnel du chef huron-wendat François-Xavier Picard indiquent une conscience historienne reposant sur l’écrit (Boutevin 2020 : 11-13).

En fait, Sylvie Vincent montrait que la tradition orale autochtone et la démarche historienne universitaire pourraient être moins opposées que perçues initialement. La tradition orale autochtone est peut-être réactualisée à chaque élocution, mais on pourrait en dire autant de la démarche historienne universitaire : cette dernière est aussi en constante réécriture pour répondre aux impératifs, aux préoccupations et aux questionnements du présent (Vincent 2013 : 85-86 ; voir aussi Beaulieu 2009 : 361), aspect sur lequel je reviendrai plus loin. Morantz et Vincent ont aussi rappelé que les Autochtones partagent avec les historiens professionnels le souhait d’expliquer le passé avec précision. En cela, les deux peuvent partager le même objectif d’enquête et se soucient, pour ce faire, de la fiabilité de leurs sources (Morantz 2002b : 11 ; Vincent 2013). La tradition orale algonquienne, par exemple, est souvent divisée entre deux genres narratifs, bien qu’il existe un certain degré de continuité entre eux : les récits de type atanukan, que l’on pourrait qualifier de récits fondateurs survenus dans des temps mythiques et des récits de type tipatshimun, qui portent sur des événements survenus dans des temps historiques (Preston 2002 ; Vincent 2013 : 78-79). Le narrateur d’un récit de type tipatshimun s’efforcera de reproduire le récit le plus fidèlement possible et de fournir précisément ses sources, effectuant en cela une démarche de validation semblable à la démarche historienne promue dans les universités (Morantz 2002b : 11).

Je termine cette réflexion épistémologique en indiquant que, même si la démarche historienne de type universitaire ne répond, en principe, qu’à des faits et des causalités empiriquement vérifiables, il serait inexact de faire valoir qu’il s’agit là de l’unique forme d’historicité manifeste en Occident. Des appels périodiques, par certains, à la représentation de la création divine de l’humanité dans les manuels scolaires montrent qu’il existe, en fait, plusieurs régimes d’historicité en Occident. Une incompatibilité existe, certes, entre des récits sur le passé qui contiennent des éléments réputés fantastiques ou qui dépassent l’expérience ordinaire, mais néanmoins tenus pour véridiques par ceux qui les véhiculent et qui se passent ainsi de validation, et des narrations sur le passé qui visent une reconstitution d’événements et de causalités faisant appel à une démonstration empirique. Les deux types de récits ne poursuivent tout simplement pas les mêmes objectifs et demeurent irréconciliables. Le premier n’est toutefois pas exclusif aux Autochtones et le second n’est pas l’apanage de l’Occident : les deux types de démarches existent de part et d’autre.

Enfin, un effet dommageable – sans doute créé involontairement par la présentation dichotomique entre une histoire autochtone qui serait limitée à sa tradition orale et une histoire occidentale qui serait limitée à une démarche historienne de type universitaire – serait que, par extension, un genre historique exploité par des Autochtones qui prendrait une autre forme que la tradition orale serait… moins autochtone, ce qui est évidemment aberrant. Ayant apprécié la profondeur de la réflexion de Sylvie Vincent, il me semble peu vraisemblable que celle-ci ait souhaité procéder à une telle essentialisation.

Ainsi, s’il semble peu réaliste que l’on puisse produire une narration historique qui réponde aux impératifs d’une démarche historienne empirique en incorporant la tradition orale autochtone sans dénaturer cette dernière, il est également vrai que le même exercice risquerait tout autant de dénaturer la première en tentant d’incorporer des éléments qui se passent d’une démonstration empirique. Cette incompatibilité profonde perdure. Cela ne signifie pas pour autant que l’histoire autochtone est vouée à être, soit dénaturée, soit cantonnée à la tradition orale. C’est justement l’importance inégalée de l’histoire autochtone, dans ses multiples formats d’expression, qui caractérise les vingt dernières années et fait l’objet de la suite de la discussion.

De nouveaux moyens d’expression

Au moment où Sylvie Vincent signait son texte fondateur au tournant du nouveau millénaire, il existait très peu d’Autochtones reconnus comme historiens professionnels ou universitaires au Québec. Par exemple, Gerald Taiaiake Alfred, Kermot Moore et Georges Sioui, respectivement Kanien’kehá:ka (Mohawk), Anicinabek (Algonquin) et Huron-Wendat, avaient déjà publié des ouvrages s’inscrivant dans ce créneau (Alfred 1995 ; Moore 1982 ; Sioui 1997, 1999), mais ils demeuraient nettement minoritaires. Cela reste largement le cas aujourd’hui, même si des percées ont été effectuées depuis vingt ans (voir p. ex. Le Mawiomi Mi’gamwei de Gespe’gewa’gi 2018 ; Société d’histoire atikamekw [Nehirowisiw Kitci Atisokan] 2014). En effet, si certains historiens autochtones comme Susan Miller (2009) proposent que les Autochtones « contre-attaquent[3] » en écrivant leur propre narration historique pour le public général, force est de constater que la production écrite d’une histoire autochtone par un historien autochtone reste un genre peu exploité au Québec (Boutevin 2020 : 2). À ma connaissance, les étudiants autochtones n’ont pas non plus investi massivement les départements d’histoire des universités.

Les Autochtones ont néanmoins été fort actifs pour mettre leur histoire et leur patrimoine de l’avant. L’autobiographie comme genre narratif à caractère historique a ainsi connu un certain développement. Ce genre d’expression était déjà bien développé chez les Inuits (au Québec et au Nunavut, voir Laugrand 2002 : 97-98) et a connu une expansion remarquable récente au Nunavut après la publication, par le Nunavut Arctic College, d’une série d’autobiographies de leaders politiques. Le genre se développe au Québec pour les Inuits ou d’autres groupes autochtones, tant chez des éditeurs universitaires (voir, p. ex., Qumaq 2010), que chez d’autres maisons d’édition (p. ex., Rankin et Tardif 2011). La réédition de l’ouvrage autobiographique d’An Antane Kapesh (2019) ainsi que celle des récits de vie de Mathieu Mestokosho, recueillis par Serge Bouchard (Mestokosho et Bouchard 2004), seraient une illustration du phénomène.

Le changement le plus remarquable des vingt dernières années se situe néanmoins dans l’utilisation de médiums autres que l’écriture. La mise en valeur des traditions autochtones fait partie d’un vaste mouvement d’affirmation identitaire (Gélinas 2009) qui vise en premier lieu leurs propres membres (Bousquet 2006 : 50) mais déborde largement de l’espace communautaire et s’inscrit plus globalement dans un mouvement d’affirmation politique et juridique, sur lequel je reviendrai plus loin. Comme l’a expliqué Annalisa D’Orsi au sujet des Innus, cette affirmation de l’histoire, de la culture et du patrimoine emprunte des canaux de diffusion autres que la transmission familiale traditionnelle. La transmission peut désormais se faire à partir de nouveaux supports (films, sites Web, livres) et emprunter des mécanismes plus formels (stages, formations offertes par des spécialistes en culture, activités scolaires). La pérennisation d’une culture de l’oralité et le rôle de l’école ou d’autres institutions autochtones pour la transmettre peuvent certes générer des débats internes (D’Orsi 2013 : 75-83), il n’empêche qu’il se dégage un consensus sur l’importance de la transmission de l’histoire et du patrimoine à l’intérieur des communautés autochtones, quitte à explorer des moyens non traditionnels pour y parvenir.

Cette affirmation identitaire vise aussi un public élargi, allochtone. Elle s’exprime notamment par le tourisme, où la tradition est au coeur du produit touristique promu (Gélinas et Vachon 2012). Cette visibilité a pu être atteinte en mobilisant plusieurs moyens d’expression et en utilisant des sources de données variées. Par exemple, certaines communautés autochtones utilisent les données archéologiques ou matérielles juxtaposées à d’autres (orales, écrites, etc.) pour présenter leur passé (Denton 2018 ; Gélinas 2009 : 36). L’Institut culturel cri Aanischaaukamikw, inauguré à Oujé-Bougoumou, en 2011, ou l’Hôtel-Musée des Premières Nations, inauguré à Wendake en 2008, font tous deux une place importante à l’objet dans la représentation que les Cris (Eeyouch) et Hurons-Wendats font de leur passé aux visiteurs.

Les Autochtones ont également investi les lieux de mémoire publics. Les Autochtones se sont ainsi assurés que les lieux de commémoration officiels fassent une plus grande place à leur patrimoine. Dans certains cas, ils ont participé activement aux processus décisionnels, comme lors de la mise en oeuvre de l’exposition permanente C’est notre histoire. Premières Nations et Inuit du xxie siècle au Musée de la civilisation de Québec, ouverte aux visiteurs en 2013 après quatre années de travaux de consultation auprès des collectivités autochtones (Desmarais et Jérôme 2018 ; Jérôme 2013). Les Autochtones ont également utilisé les canaux de commémoration du gouvernement fédéral, en faisant reconnaître formellement, à titre de « Lieu historique national du Canada », des lieux fondamentalement autochtones (Bousquet 1999).

Il ne s’agit pas là, bien entendu, d’un inventaire qui se veut exhaustif des démarches entreprises par les Autochtones pour commémorer et présenter leur passé. Ces quelques exemples serviront à illustrer l’importance qu’accordent désormais les Autochtones à la visibilité de leur histoire et de leur patrimoine auprès de leurs membres et sur la place publique, ainsi que la multiplicité des moyens pour y parvenir.

De nouvelles échelles d’historicité

Tout projet de narration historique implique un point focal autour duquel s’articuler. Ainsi, on fait l’histoire d’un objet, d’un événement, de l’occupation d’un territoire, d’un groupe collectif, etc. L’histoire du Québec et du Canada, telle qu’elle est enseignée dans les écoles québécoises par exemple, découle d’une analyse territoriale et débouche sur une histoire nationale. On projette ainsi dans un passé lointain la silhouette d’un tracé géopolitique contemporain (le contour du Québec ou du Canada, selon le cas) à une époque où ce contour n’avait aucun sens pour les gens qui y vivaient. Par la suite, les écoliers apprendront le devenir de l’entité nationale étudiée. L’histoire nationale contemporaine se projette ainsi dans le passé, par le biais d’un prisme géographique sur tous les gens et tout le territoire ainsi délimités. Il est souvent présumé que les Autochtones feront des narrations nationales propres à leur peuple en réponse à cette histoire nationale basée sur une posture territoriale. C’est à cette « contre-attaque » des récits des États-nations qu’invitait l’historienne seminole Susan Miller (2009 : 40).

Or, cette invitation ne va pas de soi, car de telles narrations historiques à l’échelle collective se démarquent assurément de la tradition et de l’histoire orales[4] autochtones, à tout le moins celles qui ont été étudiées par Sylvie Vincent et José Mailhot. La tradition orale innue peut avoir une dimension collective, mais celle-ci ne sert généralement pas de point de départ à la narration. Ainsi, pour reprendre les exemples utilisés par Vincent, lorsqu’il est question des premières rencontres entre Innus et Européens ou du héros Tshakapesh, il s’agit de récits qui concernent les agissements d’individus dans un passé lointain. Ces récits deviennent collectifs parce qu’ils sont partagés par un bassin de locuteurs (Vincent 2013 : 81, 85). En matière d’histoire orale, José Mailhot a observé une formidable capacité des Innus à transmettre de l’information sur l’histoire des familles (Mailhot 1999 : 127, 161). Tradition orale et histoire orale innues ne sont toutefois pas articulées de façon à expliquer le devenir d’une communauté en particulier ou d’une nation : elles répondent tout simplement à d’autres impératifs.

La rédaction de narrations historiques à une échelle collective qui irait au-delà des histoires familiales s’appuie sur une démarche différente : elle a pour point de départ les entités sociales qui existent dans le présent (une communauté ou une nation autochtone), puis cherche à remonter le temps pour expliquer son origine et ensuite son devenir. C’est à la possibilité même d’écrire des narrations historiques de cet ordre que l’on assiste depuis les vingt dernières années. Cette transformation est imputable, d’une part, au passage du temps et à l’empreinte des institutions et, de l’autre, aux impératifs politiques et juridiques. Dans tous les cas, le passage à ces nouvelles échelles d’historicité ne se produit pas sans heurts.

Le poids de l’histoire et des institutions

Pour nombre de communautés contemporaines, notamment celles dont les membres vivaient autrefois un mode de vie nomade, l’existence même des communautés sédentaires ne va pas de soi. Ces dernières sont des formations récentes, issues d’un ensemble de facteurs et ayant pour résultat de réunir en un lieu fixe un groupe de personnes qui ne correspond pas à une structure sociale équivalente avant la sédentarisation, bien qu’un certain chevauchement existe entre les collectivités sédentaires contemporaines et les bandes algonquiennes qui existaient au temps du nomadisme (Bousquet, Hamel-Charest et Cheezo 2019 : 22).

Ce phénomène est encore en transition et génère des adaptations. Les aînés insistent sur leur appartenance au territoire ; les plus jeunes, qui ont toujours vécu dans ces communautés sédentaires développent un sentiment d’appartenance envers elles (Lacasse 2004 : 146 ; Roy 2015 : 53). Cette lente, mais inexorable transformation identitaire se manifeste dans la façon d’écrire l’histoire de ces communautés. En effet, à quelques exceptions près, chacune possède son site Internet qui comporte un onglet intitulé « Notre histoire ». Il y a quelques années, une telle écriture aurait été impensable : on aurait pu écrire l’histoire de l’ensemble des gens qui occupent ces communautés désormais sédentaires, mais pas de la communauté comme structure collective. Avec le temps, la communauté sédentaire acquiert une histoire propre, collective, que l’on peut raconter.

Au-delà de l’histoire de la communauté, la possibilité même d’écrire une histoire nationale soulève plusieurs enjeux. L’expression « nationale » renvoie ici à une structure sociale chapeautant plusieurs sous-groupes. Pour certains peuples autochtones au Québec, il ne semble pas y avoir eu, dans un passé récent, une forme d’organisation politique et sociale nationale reconnue par les Autochtones concernés. Cela serait notamment le cas chez les Algonquiens septentrionaux et chez les Inuits (Gélinas 2000 : 13, 97 ; 2003 : 187-188 ; Inksetter 2017 : 19-23, 27, 96-97 ; Koperqualuk 2009 : 16-17 ; Morantz 1983 : 12-14 ; Poirier 2001 : 100-103 ; Roy 2015 : 52-53). Certains auteurs autochtones adoptent la position que ces entités existaient dans le passé lointain, mais ont été refoulées par les forces coloniales ou alors rendues invisibles par l’incapacité des chercheurs allochtones à les reconnaître (Gehl 2003 ; Lawrence 2012 : 25-29). Raconter une histoire selon une perspective nationale serait donc, selon eux, une action de réappropriation de ce qui a été déstructuré. Un récit national peut ainsi devenir une action d’affirmation politique. Le livre Nta'tugwaqanminens. Notre histoire en serait un exemple, et son incipit, « Ce livre est écrit par nous, les Mi’gmaqs du Gespe’gewa’gi », ne laisse pas de doutes sur les auteurs du livre (Le Mawiomi Mi’gamwei de Gespe’gewa’gi 2018 : 1).

Pour d’autres encore, l’écriture d’une histoire nationale génère des questionnements internes (Bousquet 2005 : 59 ; Gehl 2003 : 65). Comme l’expliquaient Frédéric Laugrand et Lisa Koperqualuk au sujet des Inuits, ce peuple ne se concevait pas en fonction d’une entité nationale et, par conséquent, écrire une histoire collective en fonction d’une telle entité ne fait pas de sens pour nombre d’aînés (Koperqualuk 2009 : 16-17 ; Laugrand 2002 : 93-99, 102). Étonnamment, c’est justement deux groupes qui se reconnaissaient le moins une identité nationale sur le plan de l’organisation sociale traditionnelle qui disposent aujourd’hui des outils politiques et administratifs permettant de la mettre de l’avant. Ainsi, certains ont déjà souligné la mobilisation des Cris et des Inuits qui leur a permis d’agir avec succès dans les espaces politiques et juridiques canadiens et internationaux à partir des années 1970, avec pour résultat la mise en place de structures politiques et administratives communes (Laugrand 2002 : 95 ; Morin 2001 ; Papillon 1999). Ces structures ont rendue possible la diffusion d’une histoire nationale. Ainsi, la Commission scolaire crie a commandé, pour les cours d’histoire du Québec et du Canada dispensés à ses élèves du niveau secondaire, la rédaction d’un manuel d’histoire faisant une large place aux Autochtones et en particulier, aux Cris, contribuant ainsi à la cristallisation d’une conscience nationale crie (Arsenault 2012 ; Faries et Pashagumskum 2002 : 457-458). Il est à noter que ce manuel a été rédigé par deux autrices et chercheuses cries.

Enfin, les Autochtones semblent être réticents à produire des narrations historiques selon une perspective supra nationale, c’est-à-dire une histoire plus vaste qu’une nation donnée. Lorsque la perspective porte sur une entité géographique regroupant plusieurs peuples autochtones (par exemple, le Québec, le Canada ou l’Amérique du Nord), les auteurs autochtones semblent avoir préféré mettre l’accent sur les particularismes, comme certains peuples précis ou des aires culturelles. C’est le procédé utilisé par John Borrows, dans un ouvrage où il vise à reconstruire les traditions juridiques autochtones au Canada et se sert, pour ce faire, d’une série d’exemples de peuples (Inuits, Anicinabeks, etc.) plutôt que de produire une synthèse générale (Borrows 2010 ; voir aussi McMillan et Yellowhorn 2004 pour un traitement similaire). Comme publication disponible en français au Québec, je ne connais que le désormais célèbre ouvrage de Olive Patricia Dickason dans lequel une autrice autochtone rédige une histoire générale des Autochtones dans l’ensemble géographique que constitue le Canada (Dickason 1996), bien qu’on puisse également considérer le rapport de la CRPA comme une contribution en ce sens (P. Trudel 2000 : 533).

Les structures politiques et administratives contemporaines fournissent donc une nouvelle lecture de l’histoire autochtone, même si pour plusieurs cette démarche ne fait pas de sens. Ces mêmes structures peuvent, dans certains cas, offrir de nouvelles options de transmission d’histoire et de patrimoine, en les institutionnalisant (D’Orsi 2013 : 76-83). Le passage du temps comporte néanmoins un risque : projeter la structure contemporaine dans le passé à une époque où elle n’existait pas. Il faut surtout se rappeler, en fait, que les structures sociales et les identités ont aussi leur histoire et, comme tout le reste, ne demeurent jamais inchangées.

Impératifs politiques et juridiques

Cela nous amène à un élément incontournable de toute discussion sur l’histoire autochtone : sa dimension politique et juridique. La situation n’est pas différente depuis vingt ans et, devant l’état latent de la situation, impose plus que jamais une pesante grille de lecture à toute histoire autochtone produite au Québec. En effet, la reconnaissance des droits autochtones dans l’appareil judiciaire canadien s’appuie lourdement sur une démonstration historique. En fait, pour certains types de droits, la reconnaissance ou non de leur existence repose essentiellement sur une démonstration historique et, advenant un traitement de la question devant les tribunaux, c’est sur la validité de la démonstration historique que les juges se prononceront. Même sans prendre un chemin judiciarisé, la reconnaissance politique des droits constitutionnels autochtones – et par conséquent une définition négociée – implique une reconnaissance préliminaire de la validité historique de la prétention à ces droits pour que la négociation puisse s’amorcer. Au Québec, la situation encore irrésolue des droits autochtones a pour conséquence que l’histoire des Autochtones a presque toujours une résonnance politique et juridique ou a toujours le potentiel d’en avoir (Beaulieu 2000, 2009 ; Charest 2009 ; Conseil de la Nation atikamekw 2004 ; Gettler 2016).

Que ce soit pour des historiens allochtones ou autochtones, l’omniprésente question des droits force le discours historique à porter sur un moment charnière : celui de la rencontre entre Autochtones et Européens, moment servant à définir la portée des droits ancestraux (Beaulieu 2009 : 367). Il s’agit, en fait, d’une quête de la situation originelle, telle que les choses étaient avant que les sociétés autochtones soient bousculées par l’arrivée des Européens. Pour de nombreux groupes autochtones au Québec dont les droits demeurent à être définis, la nécessité de démontrer une continuité suffisante avec les pratiques en place au moment du contact avec les Européens invite à un discours de continuité : continuité des pratiques, des identités de groupe, de l’occupation territoriale. Cette exigence force en quelque sorte le discours historique – ou à tout le moins celui qui est mobilisé à des fins politiques et juridiques – à discréditer le changement culturel comme étant exogène ou forcé (Beaulieu 2009 : 367-370). De plus, elle force les entités sociales contemporaines qui s’estiment porteuses de droits à projeter leur existence dans un passé lointain.

Or, les sociétés autochtones, comme toutes les sociétés, se transforment au gré des aléas de l’histoire. Dans un contexte complètement différent, Keith Thor Carlson observait que les Stó:lõs de la vallée de la Fraser, en Colombie-Britannique, ont utilisé et adapté, au gré des circonstances historiques, une panoplie d’options politiques et d’identités qui se reconfiguraient selon les rapports de force internes et externes (Carlson 2010 : 30-31). Reconstituer une version originelle de l’organisation politique des Stó:lõs et présupposer qu’elle serait restée immuable constitue ainsi un défi important (Carlson 2010 : 24).

En fait, pour plusieurs peuples autochtones au Québec, la conception de ce qui est « traditionnel » n’a pas le même point de référence que celui qui est imposé par le droit. Pour les Innus ou les Anicinabeks par exemple, la période de référence pour définir la tradition est celle d’avant la sédentarisation des années 1950, de sorte que cette conception de la tradition peut inclure sans problème des éléments d’origine européenne, en autant qu’ils aient été intégrés et faisaient partie du mode de vie à ce moment, comme le catholicisme ou certains éléments de culture matérielle : la farine servant à faire la banique, le métal servant à faire le couteau croche, les tissus à carreaux, etc. (Bousquet 2012 : 409 ; D’Orsi 2013 : 69-70).

La quête de l’originel, tel que l’impose le droit, n’est pas nouvelle. Elle constituait un des chantiers majeurs de l’anthropologie dite boasienne à la recherche du « primitif originel » avant sa disparition sous le rouleau compresseur de l’acculturation. Il est même possible que cette conception de l’Autochtone originel et atemporel, tellement ancrée dans l’imaginaire collectif, ait influencé les producteurs du droit et explique, à tout le moins en partie, les balises juridiques actuelles. Au Québec, l’anthropologue le plus connu s’inscrivant dans ce courant est sans contredit Frank Speck. On lui doit certaines des premières ethnographies de plusieurs groupes autochtones de la province. On lui doit aussi le postulat selon lequel le régime foncier qu’il observait chez plusieurs groupes algonquiens au début du xxe siècle serait celui qui existait vraisemblablement chez ces populations avant le contact avec les Européens (Speck 1915 ; Speck et Eiseley 1939). Depuis, un débat encore irrésolu subsiste quant à déterminer si l’interprétation préconisée par Speck est exacte ou non. Parmi les reproches qui ont été faits aux travaux de Speck figurent celui d’envisager les groupes autochtones de façon figée, sans tenir compte du changement culturel : Speck aurait projeté le présent ethnographique, tel qu’il était au début du xxe siècle, dans le passé lointain. On lui a aussi reproché ses intentions : préoccupé par les droits autochtones, il aurait cherché à assurer une protection des territoires autochtones en accentuant la notion de propriété privée et le caractère ancestral de ce qu’il observait (Clermont 1998 ; Deschênes 1981 ; Feit 2018 ; Holly 2013 ; Pulla 2011).

Plus de cent ans plus tard, les choses ont-elles changé ? On a déjà reproché à certains historiens d’accentuer les discontinuités historiques dans le but présumé de nier aux Autochtones l’affirmation de leurs droits (Charest 2009 ; Conseil de la nation atikamekw 2004 ; Gettler 2016 : 9-10). Reprochera-t-on désormais à certains d’avoir véhiculé une version de l’histoire qui accentue les continuités afin de satisfaire les exigences du droit ? La question demeure entière.

Cette question était à l’avant-scène lors des fêtes entourant la commémoration de la fondation de la ville de Montréal en 2017. Dans le cadre de ces festivités, on souhaitait mettre de l’avant la participation des Autochtones à l’histoire de la ville (Dudemaine 2019). Très rapidement, un enjeu de taille s’est présenté : quelle communauté autochtone contemporaine pouvait se revendiquer comme la descendante légitime de celle qui occupait le territoire au moment de l’arrivée des Français ? Dans un contexte historique chargé, la réponse à cette question n’est pas simple. De plus, différentes communautés contemporaines avaient des prétentions concurrentes, chacune étant basée sur ses sources propres et chacune mettant de l’avant sa présence originelle sur le lieu (Gates St-Pierre 2019 : 19-20). Sur la scène médiatique, le débat s’est joué autour de la mise en articulation des traditions orales et des sources écrites d’origine allochtone. Ce débat, mille fois repris, est donc discuté ci-dessous.

Décoloniser l’histoire et intégrer les voix (contemporaines) autochtones

Les appels répétés à la redéfinition du rapport entre société majoritaire et Autochtones balayent tous les milieux et domaines de connaissances, ce qui inclut bien évidemment le domaine historique. Ces appels se manifestent de différentes façons, incluant l’emploi de l’expression « décolonisation » comme approche préconisée. Ce terme est rapidement devenu polysémique et a été appliqué à une pluralité de sens. Dans le domaine de l’histoire, il pourrait désigner une approche qui se veut respectueuse, où tous les groupes en présence sont placés sur un pied d’égalité. Cela pourrait signifier, par exemple, une représentation des acteurs autochtones dans la narration historique qui ferait état de leur agentivité et qui, par conséquent, ne les passerait pas sous silence, ne les représenterait pas comme des agents passifs et encore moins sous un prisme négatif (Delâge 2012). Dans le domaine du patrimoine, de l’archéologie et de la muséologie, le terme est souvent accompagné de notions de restitution ou de rapatriement d’artefacts, ainsi que d’une inclusion des discours autochtones sur le savoir dans la mise en valeur d’objets (Desmarais et Jérôme 2018 : 123 ; Gates St-Pierre 2019 : 17-19).

Pour d’autres encore, le renversement des inégalités et des injustices subies par les Autochtones passerait par leur participation accrue dans tous les domaines d’activités. En histoire, cette volonté se manifeste par le souhait que ce soient les historiens autochtones qui présentent l’histoire des Autochtones ou, à tout le moins, qu’une consultation auprès des Autochtones soit effectuée avant de présenter leur histoire (Miller 2009 : 35-38). Le slogan « rien sur nous sans nous[5] » est parfois utilisé pour résumer cette vision. Cette approche repose sur deux inquiétudes. La première est que les historiens allochtones auraient une compréhension imparfaite ou biaisée des sociétés autochtones – compréhension qu’un historien autochtone pourrait contrecarrer en offrant une narration plus adéquate. La seconde résulte du fait que la très grande majorité des archives écrites en contexte colonial est le produit d’une main allochtone et, par conséquent, c’est à travers ces filtres potentiellement déformants que l’histoire des Autochtones a souvent été appréhendée. Pour pallier ces biais (de sources et de narration), les tenants de cette approche préconisent donc d’accorder davantage d’importance à la vision autochtone contemporaine qu’aux sources écrites allochtones (Miller 2009 : 30).

L’historien huron-wendat Georges Sioui est un de ceux qui, au Québec, préconisaient cette approche. Déjà en 1989 il écrivait, en parlant des sciences historiques : « … le chercheur non Autochtone est incapable ou moins capable que le chercheur ou le traditionaliste amérindien d’appréhender les schémas culturels propres aux sociétés amérindiennes. » (Sioui 1999 : 50-51) Selon la définition que l’on accorde à l’expression « décoloniser l’histoire », on pourrait donc en arriver à un problème méthodologique incommensurable : une voix contemporaine est-elle plus légitime pour décrire le passé qu’une voix extraite du passé (c’est-à-dire par le biais des archives) ? Offre-t-elle une narration plus juste ?

Les sociétés autochtones, comme toutes les sociétés, ne sont pas figées. Un membre contemporain d’une société autochtone n’a évidemment pas sur sa société le même regard que celui de son ancêtre, tout simplement parce que sa société a changé avec le temps et, avec lui, les perceptions, les valeurs, les façons de faire. Je ne nie pas ici qu’il y ait des continuités culturelles qui traversent le temps, bien au contraire. Je ne nie pas non plus que les archives allochtones puissent contenir des biais inhérents, des défaillances ou des silences… mais ils peuvent tout autant contenir une mine de renseignements, parfois aujourd’hui perdus ou oubliés. Les écarter d’emblée serait tout simplement contre-productif. En fait, en voulant éviter le biais induit par un chercheur ou des archives allochtones et en préférant à la place une perception contemporaine telle que décrite par des acteurs contemporains autochtones, on risque fort d’introduire un autre biais : le chronocentrisme (aussi appelé présentisme), c’est-à-dire un passé appréhendé à travers le filtre de la situation présente. Il n’est pas clair ainsi si l’un des deux biais corrigerait nécessairement l’autre.

La mouvance de la narration historique en fonction du temps a été peu explorée en histoire autochtone, mais il existe quelques exemples intéressants. Ainsi, l’historien William Wicken[6] a mis en relation une série de déclarations produites par des leaders mi’gmaqs en Nouvelle-Écosse entre la fin du xviiie siècle et le début du xxe siècle. Ces déclarations (des pétitions ou des témoignages lors de procès) faisaient toutes référence aux traités conclus au xviiie siècle et témoignent de l’importance de ces traités dans la tradition orale mi’gmaq. Toutefois, la façon dont ils furent conceptualisés en rétrospective était marquée par les préoccupations de l’époque dans laquelle les énoncés étaient émis. Pour reprendre à titre d’exemple un élément discuté plus haut, Wicken observait qu’après le passage des Mi’gmaqs dans des réserves à la fin du xixe siècle, les traités étaient désormais perçus en référence aux communautés ainsi créées : ces communautés étaient conçues comme les entités porteuses de droits issus de ces traités, ce qui marquait une différence avec les énoncés antérieurs (Wicken 2012 : 98, 233-234). Plus récemment, dans un exercice d’histoire orale effectué auprès de la communauté d’Essipit, le sociologue innu Pierrot Ross-Tremblay examinait l’effet de l’oubli[7], même pour des événements survenus assez récemment, soit dans les années 1980 (Néméh-Nombré et Ross-Tremblay 2020 ; Ross-Tremblay 2019).

En ce qui concerne les sources qui sont à la base de la narration historique, je suis désormais convaincue qu’une opposition formelle entre archives écrites allochtones et tradition orale autochtone ne peut que produire un faux débat. J’aimerais citer deux exemples qui me semblent méthodologiquement innovants pour illustrer mes propos. Le premier exemple est le résultat des recherches de Cecil Chabot, qui se définit comme une personne allochtone ayant grandi à Moose Factory (Chabot 2010 : 258). Pour son mémoire de maîtrise, Chabot s’est intéressé à l’histoire d’un drame survenu au poste de traite de Hannah Bay (Baie James), en 1832. Cette année-là, un chasseur nommé Quappakay, en suivant les directives qui lui auraient été fournies par un mauvais esprit dans une séance de tente tremblante, a perpétré, avec l’aide de ses fils et de son gendre, le massacre de dix personnes qui se trouvaient au poste de traite, incluant le maître de poste allochtone et neuf autres personnes cries. La Compagnie de la Baie d’Hudson (CBH) a alors organisé une expédition punitive composée de membres de son personnel et des Cris des environs, et les meurtriers ont été exécutés peu après.

Le travail de Chabot a consisté à examiner le traitement de cet événement dans le temps. Il a trouvé des écrits rédigés au moment des faits par des commerçants de fourrure allochtones, puis a observé des mentions subséquentes de cet événement marquant. Il a ainsi débusqué une série de mentions historiques consignées par des allochtones, mais dont les informations pouvaient avoir été obtenues oralement auprès d’Autochtones bien après les événements. Il a également effectué une enquête auprès de détenteurs de tradition orale autochtones et allochtones, interrogeant ainsi des informateurs contemporains cris, mais également des Orcadiens, descendants indirects d’une des victimes (Chabot 2002). Ses recherches l’ont mené à rédiger d’autres articles par la suite (Chabot 2008, 2010).

Les résultats de ses travaux montrent qu’il serait inexact de faire une dichotomie entre une version autochtone et une version allochtone de cet événement. Il remarque, en fait, beaucoup plus de correspondances que de différences entre toutes les versions examinées (Chabot 2010 : 247-248). De plus, il constate qu’une division stricte entre des archives écrites allochtones et une tradition orale autochtone ne fait pas de sens ici, puisque certaines archives écrites allochtones se basaient sur des informations obtenues oralement auprès d’Autochtones (Chabot 2010 : 245) et qu’à l’inverse certains informateurs autochtones contemporains utilisaient désormais comme source d’information des documents écrits par des allochtones (Chabot 2010 : 249). Enfin, les informateurs cris contemporains avaient davantage tendance à organiser leur narration de l’événement en fonction de divisions entre les Cris d’Ontario et ceux du Québec, une situation qui reflétait, selon Chabot, des clivages liés à des divisions administratives récentes (Chabot 2010 : 245).

Le second exemple est le produit d’un travail effectué par le Service d’archéologie de l’Administration régionale crie (aujourd’hui Gouvernement de la Nation crie) et la communauté de Wemindji. À partir des histoires connues des aînés de la communauté au sujet de certains lieux, le projet faisait des recherches dans des sources documentaires écrites, ainsi que des travaux archéologiques. Le travail était réalisé grâce à la collaboration étroite entre des aînés autochtones, un coordonnateur culturel autochtone, un archéologue allochtone et des participants aux fouilles, autochtones ou allochtones, ces derniers étant employés par l’Administration régionale crie. Un livret fascinant et d’une grande richesse a ensuite été rédigé et publié. On ne pourrait toutefois y voir une opposition entre la tradition orale contemporaine et les archives écrites. Par ailleurs, la première ne corrigeait pas les travers de la seconde. En fait, plus que des concordances ou des discordances, c’est leur incroyable complémentarité qui ressort à la lecture du livret, chaque source étant prolixe sur les périodes et décrivant des gens ou des sujets fort différents (Denton 2001).

Encore une fois, il ne s’agit pas de faire ici un inventaire exhaustif de ce genre d’initiatives. Je terminerai cette liste en mentionnant mes propres travaux sur le xixe siècle, travaux qui consistaient à utiliser des sources archivistiques allochtones de provenances diverses (commerçants de fourrure, missionnaires, agents gouvernementaux, etc.) et de les parcourir à la lumière des documents ethnologiques produits au début du xxe siècle pour comprendre les changements culturels vécus par les Anicinabeks au siècle précédent. Il est à noter qu’il ne s’agissait pas ici d’un travail faisant appel à la tradition orale qu’on comparerait ensuite avec les archives écrites. Plutôt, il s’agissait de mobiliser deux corpus documentaires rédigés par des auteurs allochtones à deux périodes différentes – les premiers étant des observateurs directs des événements qu’ils décrivaient et les seconds rapportant des propos qui leur avaient été transmis par des informateurs autochtones qui avaient vécu certains de ces événements plus tôt dans leur vie ou en avaient entendu parler. Sur des centaines de documents et des milliers de pages, je n’ai pas trouvé d’incohérences ; au contraire, un corpus éclairait l’autre. On pourrait difficilement parler de biais fondamental dans les archives écrites (Inksetter 2017).

Dans une autre étude réalisée avec Marie-Pierre Bousquet, les deux mêmes corpus étaient mis en relation avec des discours contemporains d’Anicinabeks de différentes générations sur la perception de l’alcool et des chamanes d’autrefois. Les interprétations extraites des corpus documentaires ressemblaient davantage aux interprétations des Anicinabeks les plus âgés, mais divergeaient lorsque l’âge des participants rajeunissait (Inksetter et Bousquet 2018 : 12-13, 16).

Décoloniser l’histoire peut certainement prendre plusieurs dimensions et demeure un chantier à explorer. Je suis toutefois convaincue que d’écarter les archives sur la base qu’elles auraient été écrites d’une main allochtone serait faire fausse route. Cela reviendrait à priver les Autochtones d’un riche bassin d’informations sur certains éléments patrimoniaux, parfois disparus et qu’ils pourraient vouloir connaître, reconnaître et se réapproprier : des chants, des noms de personnes ou de lieux, des pratiques, etc. Plutôt qu’une source de biais inhérente à écarter d’emblée, les archives devraient plutôt être perçues comme un potentiel d’information extraordinaire à considérer avec attention[8]. La perception du passé, quant à elle, varie en fonction de considérations contemporaines, un constat qui n’est certainement pas exclusif aux Autochtones et qui a pour résultat que la narration historique est réactualisée constamment. Le mot de la fin revient à Sylvie Vincent, qui nous rappelait qu’à cet égard, dans le domaine historique, nous peinons tous dans les mêmes sables mouvants (Vincent 2013 : 85-86).

Conclusion

Vingt ans après la parution de l’article de Vincent, il est toujours impossible de faire cohabiter, dans une même narration, des récits de tradition orale et la rédaction d’une histoire qui chercherait à se limiter à des faits et des causalités vérifiables empiriquement, déclinés en ordre chronologique (Arbour et al. 2018 : 32-33 ; Bousquet, Hamel-Charest et Cheezo 2019 : 22-23) et il semble peu vraisemblable que ces formes d’historicité puissent être pleinement réconciliées un jour. En cela, les propos de Sylvie Vincent résonnent encore aujourd’hui avec force.

S’il n’y a toujours pas consensus chez les Autochtones sur le sens à attribuer au mot « histoire » (Koperqualuk 2009 : 16-17), il n’en reste pas moins que, dans les vingt dernières années, des développements importants ont été réalisés en matière de mise en valeur du passé et du patrimoine des Autochtones. Une narration historique écrite semblable à celle qui est promue dans les universités demeure un genre narratif encore minoritaire chez les auteurs autochtones. En revanche, le foisonnement d’autres moyens utilisés pour présenter et mettre en valeur le passé, incluant des expositions, des sites Internet ou des recherches archéologiques, témoigne de l’importance qu’accordent les Autochtones à leur patrimoine et de leur volonté de la présenter eux-mêmes, selon un prisme qui leur est propre. Nous n’assistons donc pas à la lente dénaturation de l’histoire autochtone. Plutôt que d’être cantonnée à la tradition orale, l’historicité autochtone se manifeste désormais par une exploration de moyens pour l’exprimer et témoigne, en fait, d’une vitalité sans précédent. Ce dynamisme contraste avec le portrait qui ressort des démonstrations servant à la reconnaissance des droits ancestraux et qui, mettant l’accent sur la continuité par rapport à une situation originelle, discréditent le changement culturel comme étant exogène et présentent ainsi un portrait forcément statique du passé.