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Il est 8 h 45, un vendredi matin d’automne, à Montréal. J’attends Joséphine Bacon dans un restaurant situé à quelques rues de son logement, en face d’un parc qu’elle aime fréquenter, le parc Molson. Depuis maintenant dix ans, Joséphine Bacon m’accompagne dans la documentation et la valorisation des points de vue innus sur la relocalisation forcée, en 1961, des gens de Pakut-Shipu (Saint-Augustin) vers Unamen-Shipu (La Romaine). Ce projet de déménagement, pensé et appliqué par les autorités politiques et religieuses, a échoué en raison du retour de plusieurs Innus qui ont décidé de retourner à pied et en canot dans leur communauté de Pakut-Shipu, en 1963 (Jérôme 2011). L’anthropologue Rémi Savard a mentionné cette histoire dès 1971 dans un texte peu connu :

L’administration a déjà songé à regrouper ceux-ci avec leurs cousins de La Romaine, à quelque 140 milles à l’ouest le long de la côte. On alla même jusqu’à les y déménager. Mais un matin d’hiver presque tous repartirent à pied vers le grand fiord, leur habitat séculaire.

Savard 1971 : 99

Lors de trois séjours, Joséphine a joué le rôle d’interprète auprès des Innus qui avaient vécu ces événements. L’objectif était de mieux comprendre l’expérience vécue, de recueillir les récits de cette expérience et de participer à la valorisation d’une mémoire historique. Comme le rappelle Anna Panasuk, qui s’est intéressée à cet événement dans le cadre de ses recherches sur les enfants disparus, la relocalisation forcée des Innus de Pakut-Shipu est connue. Ce qui l’est moins, c’est la manière dont elle est perçue par les Innus : 

Le gouvernement fédéral et le missionnaire oblat Alexis Joveneau désiraient regrouper les Innus de la Basse-Côte-Nord en un seul lieu. Ça, je le savais. Dans les années 1960, le gouvernement a entrepris de tous les rassembler dans une seule réserve, Unamen Shipi, comme il avait été décidé de le faire pour les Innus de la Haute-Côte-Nord à Bersimis, et pour les Anishnabek (Algonquins) à Maniwaki. Un vrai délire bureaucratique. Ce que je ne savais pas, c’est que les Innus de Pakua Shipu avaient vécu cela comme une déportation.

Panasuk 2021 : 40

« Ka Atanakaniht » est le terme utilisé en innu-aimun pour faire référence au déménagement, alors que « déportation » est le terme utilisé en français par Joséphine, ainsi que par de nombreux Innus rencontrés pendant cette recherche. L’utilisation du terme « déportation » souligne la violence de l’événement historique et impose d’interroger la manière dont il s’inscrit dans la tradition orale et dans la mémoire collective, ainsi que dans les processus locaux de transmission des savoirs et de l’histoire.

Cela fait plus de deux ans que je n’avais pas partagé avec Joséphine un moment autour d’un café, que nous avions l’habitude de prendre ensemble, de temps à autre, avant la pandémie. Entre notre dernier café et celui que nous allons commander, Rémi Savard, Sylvie Vincent, Serge Bouchard et José Mailhot, quatre grandes figures de l’anthropologie québécoise et de la Revue Recherches amérindiennes au Québec, amis et amies de Joséphine, ont entrepris le grand voyage, emportées par le virus ou d’autres maladies. Joséphine arrive en riant. Rapidement, elle me demande des nouvelles de notre projet, celui qui va nous faire retourner sur la terre de ses ancêtres, dans la communauté de Pakut-Shipu. Notre objectif est de présenter les résultats de nos recherches aux gens de Pakut-Shipu, et de développer éventuellement des projets éducatifs en lien avec cet événement. C’est à Pakut-Shipu, en 2012, que j’ai vu pour la première fois les yeux brillants de Joséphine, regardant « son » territoire, au bord des eaux de la rivière Saint-Augustin, afin de débuter notre travail de documentation de l’histoire de la déportation des Innus de cette communauté.

La Commission royale sur les peuples autochtones (CRPA), qui a rendu son rapport il y a 25 ans, n’a pas documenté cette histoire. Elle a en revanche présenté des expériences et publié de nombreux récits, dans un chapitre spécial (chap. 11, vol. 1), de personnes d’autres communautés ayant vécu des déplacements forcés à travers la Canada : les Inuit de l’île de Baffin, les Micmacs de Nouvelle-Écosse, les Métis de Sainte-Madeleine, les Cheslattas T’en de Colombie-Britannique ou encore les communautés du Yukon.

Dans la version française du rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, c’est le terme « réinstallation » qui a été privilégié (relocation, en anglais) : « Comme dans le cas de la politique des pensionnats, les droits fondamentaux des Canadiens autochtones ont été profondément bafoués lors de nombreuses réinstallations. » (CRPA 1996, vol. 1 : 841)

Le CRPA identifie deux catégories principales de réinstallations : la réinstallation administrative et la réinstallation de développement. La première avait pour objectif de simplifier les choses pour les gouvernements dans la prestation des services publics par la centralisation et le regroupement des populations. La seconde était surtout liée à la dépossession territoriale : il fallait récupérer des territoires pour l’agriculture, le développement urbain ou encore la construction de barrages hydroélectriques. Toutes les raisons étaient valables :

S’ils manquaient de nourriture, on pouvait les réinstaller dans une région plus giboyeuse. S’ils étaient malades, on pouvait les envoyer dans de nouveaux villages où ils pourraient bénéficier de services de santé et de commodités comme les égouts, l’eau et l’électricité. S’ils paraissaient indolents, ces nouveaux villages leur offriraient des services d’éducation et de formation qui permettraient leur intégration dans l’économie de marché. S’ils nuisaient au développement agricole ou s’ils occupaient des terres convoitées pour l’expansion urbaine, on pouvait les transplanter « pour leur propre protection ». Et s’il arrivait que les territoires traditionnels autochtones soient riches en ressources naturelles (minéraux, forêts, rivières offrant des possibilités de barrages), on pouvait les réinstaller ailleurs « dans l’intérêt national ».

CRPA 1996, vol. 1 : 563

La relocalisation des Innus Pakut-Shipu est une histoire à la fois singulière et commune. Les stratégies ont été identiques à celles de beaucoup d’autres projets de déplacements : connivences entre les autorités politiques et religieuses, rencontres avec les membres de la communauté pour les convaincre de partir « pour leur bien », stratégie matrimoniale, organisation d’un transport maritime pour toute la communauté. Comme dans d’autres récits de relocalisation, les « déplacés » ont rapidement compris que les promesses formulées pour les convaincre de quitter leur territoire ne seraient pas tenues : les maisons n’étaient pas prêtes, les conditions matérielles précaires et les Innus d’Unamen Shipu pas préparés à accueillir leurs voisins. Mais les Innus de Pakut-Shipu n’ont pas accepté les nouvelles conditions de vie, sur un territoire qu’ils ne connaissaient pas. En avril 1963, certains d’entre eux ont décidé de rentrer à pied pour réintégrer leur territoire.

Cette histoire a été évoquée par l’anthropologue Rémi Savard, d’abord dans le texte de la revue Interprétation sélectionné pour cette thématique sur la « relocalisation » (Savard 1971), puis dans son ouvrage Le Rire précolombien (Savard 1977). S’il ne s’attarde pas aux récits des Innus qui ont réalisé le voyage en bateau vers Unamen Shipu (La Romaine, la communauté d’accueil), il évoque un autre problème rencontré par les « déportés » dans leur nouveau milieu : celui de l’insertion dans les dynamiques sociales et politiques locales :

Le migration de 1961 devait sûrement elle aussi avoir certaines visées matrimoniales, mais il s’agissait d’un groupe d’émigrés « étrangers », envers lesquels il n’était pas nécessaire d’éprouver de l’hostilité pour ne pas se sentir personnellement obligé d’en prendre charge. Ceci a dû être ressenti de façon toute particulière au moment de la formation des équipes de chasse, avant la dispersion des hommes sur les territoires déjà plus ou moins familiaux de l’arrière pays.

Savard 1975 : 59

Savard montre les bouleversements importants qui ont été vécus au retour des Innus de Pakut-Shipu. Les Innus sont revenus vivre sous la tente, dans leur communauté, sur leur territoire, avec leurs familles, pour intégrer brutalement une nouvelle organisation de vie, soit celle de la vie dans des maisons. Tant au plan de l’organisation sociale que des structures de parenté, l’arrivée des maisons a provoqué une onde de choc. Lors d’une entrevue réalisée à Unamen Shipu en 2012, un aîné innu mentionnait d’ailleurs que les esprits ne pouvaient plus circuler autour de la maison comme ils circulaient autour de la tente lorsqu’il jouait du tambour (Teueikan).

Le texte d’Anne-Marie St-Onge André (1972), également choisi pour évoquer le thème des relocalisations, représente une stratégie possible privilégiée par les peuples autochtones face à ces projets de déplacement : la dénonciation. Cette tirade politique de résistance a d’abord été publiée dans le journal Le Devoir, à une époque où la revue Recherches amérindiennes au Québec était un bulletin d’informations et de réseautage, dont l’objectif était de réunir les chercheurs et les Autochtones intéressés à partager leurs connaissances des réalités des Premières Nations du Québec. La voix de cette jeune Innue, âgée de 28 ans lors de la publication de ce texte, dénonce déjà le caractère répétitif des projets de relocalisations des peuples autochtones à travers le Québec, le Canada et d’autres pays du monde. La stratégie est dans ce cas encore une fois identique. Elle est basée sur un argument à la fois économique et politique : il faut favoriser les regroupements des personnes dans un même endroit pour économiser et mieux contrôler. Mais ici, on notera un argument tout à fait inusité : selon Anne-Marie St-Onge André, la pollution du lac Knob (près de la municipalité de Schefferville) par les Autochtones vivant sur ses berges est la raison avancée par l’agent du ministère des Affaires indiennes pour justifier le projet de déménagement des Innus vers la ville de Schefferville. Les « Indiens » y ont finalement été encabanés dans des « blocs appartements », après des promesses non tenues de construction de maisons.

Les recherches historiques et anthropologiques ont porté attention à ces déplacements forcés. Sous la direction de l’anthropologue Frédéric Laugrand, la revue Recherches amérindiennes au Québec a consacré un numéro à cette thématique (« Relocalisations » et résilience autochtone, 41, 2-3, 2011). L’approche comparative et diachronique privilégiée dans ce numéro permet de mesurer les causes, les impacts et l’ampleur de ces politiques, autant que les réponses des peuples autochtones. Laugrand montre bien le spectre des réactions, qui vont « de la résistance à la résignation » (Laugrand 2011 : 10). Derrière ces deux attitudes se sont déroulés des drames : trajet à fond de cale dans un bateau de marchandises (Pakut-Shipu, 1961) ; près de 4000 morts sur 18 000 déplacés sur le Sentier des Larmes (Trail of Tears, 1838-1839) ; déracinement des Montes Azules du Mexique (voir le texte de Martin Hébert (2010) choisi pour illustrer cette thématique) ; violence des luttes et assassinats des Kayapos d’Amazonie brésilienne (Posey 1996).

Le terme même de relocalisation pose question. D’autres termes ont été utilisés dans la littérature pour qualifier ces projets de déplacements de populations, planifiés par les autorités politiques et réalisés avec l’aide intéressée et zélée des autorités religieuses : relocalisation, déplacement forcé, exils… Par exemple, le mot « déportation », utilisé par de nombreux Innus avec lesquels nous avons pu nous entretenir, a une résonance particulière : il fait écho au terme « génocide » (culturel) utilisé dans le Rapport de la Commission de Vérité et Réconciliation (2015) :

Un génocide culturel est la destruction des structures et des pratiques qui permettent au groupe de continuer à vivre en tant que groupe. Des États qui s’engagent dans un génocide culturel visent à détruire les institutions politiques et sociales du groupe ciblé. Des terres sont expropriées et des populations sont transférées de force et leurs déplacements sont limités. Des langues sont interdites. Des chefs spirituels sont persécutés, des pratiques spirituelles sont interdites et des objets ayant une valeur spirituelle sont confisqués et détruits. Et pour la question qui nous occupe, des familles à qui on a empêché de transmettre leurs valeurs culturelles et leur identité d’une génération à la suivante. Dans ses rapports avec les peuples autochtones, le Canada a fait tout cela.

CVR 2015, vol. 1 : 3

C’est précisément ici que cette histoire des déplacements forcés rejoint celle des écoles résidentielles autochtones. Généralisée, motivée et justifiée par différents arguments (politique, matrimonial, survie groupe, économique), cette politique de la déportation a entraîné de nombreuses ruptures aux niveaux familial, territorial et générationnel. Et tout comme la question des pensionnats, c’est l’imputabilité politique et juridique du gouvernement qui se pose encore aujourd’hui, vingt-sept ans après ce constat formulé dans un rapport spécifique entièrement consacré à la question des déplacements forcés des Inuit de l’Arctique :

La réinstallation était une solution inopportune qui s’est avérée inhumaine dans sa conception et ses effets. Le projet a été conçu, planifié, mis en oeuvre et supervisé d’une manière non conforme aux engagements internationaux auxquels souscrivait alors le Canada en matière de droits de la personne. Finalement, le gouvernement a manqué à ses responsabilités de fiduciaire envers les réinstallés.

CRPA 1994 : 172

Si l’on commence à bien connaître l’histoire et l’ampleur de ces projets de relocalisations, on a très peu entendu les points de vue des personnes qui ont vécu ces événements. Parler de réinstallations, de déplacements forcés, de relocalisations, d’exil, c’est inévitablement inscrire l’expérience des personnes concernées dans une forme de violence symbolique et structurelle que l’on retrouve dans les politiques génocidaires et les expériences de déportation. Nous entendons par « déportation » ces actions coordonnées par le pouvoir politique afin de déplacer un groupe ou une collectivité de force, dans des conditions inappropriées, vers un camp, une communauté ou un autre territoire que ce groupe ou cette collectivité n’a pas choisi. Ce déplacement forcé marque nécessairement un tournant historique, qui peut conduire à l’assimilation ou à la disparition partielle ou complète du groupe déplacé. Dans certains cas, comme dans celui de l’histoire de la déportation des Innus de Pakut-Shipu où une partie du groupe a décidé de réintégrer de force la communauté qu’ils avaient quittée, le projet de déportation peut se transformer en une histoire de résistance conduisant à l’échec du projet gouvernemental. Dans tous les cas, l’épisode de déportation devient un événement historique ancré dans la mémoire collective, comme en témoigne le poème Shimun Tshiueu – Le Grand Retour de Shimun, écrit par de jeunes Innus scolarisés à l’école primaire de Pakut-Shipu, dont voici un extrait en guise de conclusion :

Pimuteuat mamit nimushumat
Ils marchent vers l’est
Nos grands-pères
Pimuteuat Nutshimit
À l’intérieur des terres,
Ils marchent
Sur des centaines de kilomètres
Mon grand-père marche
Ui tshiueu pimteu
Sa terre l’appelle il marche
Shimun pimuteu Nutshimit
Pour retrouver sa vie

Bacon et Morali 2021 : 17-18