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Robert Flaherty (1884-1951) occupe une place paradoxale dans l’histoire du cinéma. D’une part, il a été désigné comme le father of documentary (Rotha 1934). Mais d’autre part, les effets de fiction que l’on trouve dans ses films ont fait l’objet de nombreuses critiques, au nom de l’idéal normatif de la tradition documentaire qu’il est reconnu avoir contribué à fonder. Si bien que dans Robert Flaherty, une mythologie documentaire, Stéphane Pichelin propose de renouveler d’une façon stimulante le questionnement sur le réalisateur. La question ne sera plus : qu’est-ce qui appartient à la fiction, mais plutôt : qu’y a-t-il de documentaire dans ce cinéma ? En prenant pour appui l’approche sémiopragmatique des études cinématographiques, l’auteur adopte une démarche typologique visant à identifier les modes de lecture à l’oeuvre dans les films de Flaherty. À travers cela, il cherche à dépasser l’opposition stricte entre, d’une part, la « cohérence du récit » et la « consistance diégétique » (28) propres au mode de la fiction, et d’autre part, une conception positiviste de l’empreinte documentaire qui réclame a minima un énonciateur réel, sans toutefois nécessiter ni cohérence ni consistance.

En répondant à cette question par l’analyse de trois oeuvres emblématiques – Nanook of the North (1922), Man of Aran (1934) et Louisiana Story (1948) – l’auteur remet en question, dans un premier temps (partie 1), le mythe du réalisateur Flaherty seul face à son oeuvre, ainsi que celui de l’unicité de cette oeuvre (l’invention du genre documentaire).

Une analyse détaillée des collaborations du cinéaste avec les monteurs et les compositeurs met en effet en lumière des aspects peu connus et essentiels à la réception de ces films, en ce qu’elles permettent d’expliquer leurs différents modes de lecture. Le remontage par Charles Golb de Nanouk of the North pour Pathe Exchange en 1922 aide à comprendre le passage du film d’un montage tout d’abord anomique à un montage dramatique de type « griffithien » (chap. 1). L’intervention de John Goldman, adepte du constructivisme russe, sur le montage de Man of Aran, permet d’identifier la fidélité du film à la théorie du montage organique d’Eisenstein. La faiblesse narrative de Man of Aran est ainsi laissée de côté au profit de sa musicalité (rythmique, tonale, harmonique), construite à la fois par la référence aux chants des Araners dans la musique composée par John Greenwood, et par le montage polyrythmique et les translations entre les thématiques fuguées de l’océan et de la terre, qui forment la « version audiovisuelle d’une rapsodie » (83, chap. 2). Enfin, le montage visuel et sonore de Hélène Van Dongen sur Louisiana Story, replacé dans le contexte des premières expériences de musique concrètes de Pierre Schaeffer, donne lieu à une analyse de la fonction architectonique du son (musique, bruits, voix) palliant la narration visuelle fragmentaire qui rend si difficile la lecture de ce film (chap. 3). Les analyses des montages sonores, et des rapports entre bande-son et bande-image, et leurs nombreuses attentions aux ruptures, aux halètements, au « ballet des lascars » (88) ou aux dissonances, au dodécaphonisme, etc., sont d’une grande finesse et facilité de lecture et encourageront le lecteur à réécouter les films de Flaherty.

Dans un second temps (partie 2), Pichelin déplace la notion de documentaire en cherchant à comprendre comment le réel fait trace sur le récit filmique, selon « une façon très spéciale de documenter, qui rend moins compte de réalités empiriques que de devenirs spirituels et politiques » (163). En se reposant sur le tournant ontologique en anthropologie pour Nanouk, sur la psychanalyse pour Man of Aran et sur la théorie de l’image-temps deleuzienne pour Louisiana Story, l’auteur distingue trois dispositifs différents. Dans Nanouk, film sans enquête préalable, la production du récit est prise en charge par les Itivimiut qui « jouent » le rôle de leurs grands-parents et se situent dans le temps joyeux et sans inquiétudes des ancêtres mythiques. Dans Man of Aran, l’enquête se construit à travers le montage par lequel le réalisateur prend en charge la production du récit du « devenir-fasciste que les Araners ne se reconnaissaient pas eux-mêmes » (154). Dans Louisiana Story, qui repose sur une enquête préalable (The Land, 1942), le réalisateur prend en charge un récit sur le mode fabulisant et elliptique, que Pichelin rapproche de la typologie deleuzienne des « pointes de présent », c’est-à-dire d’une narration qui « cesse d’être véridique, […] pour se faire essentiellement falsifiante […] puissance du faux qui remplace et détrône la forme du vrai, parce qu’elle pose la simultanéité de présents incompossibles » (Deleuze 1985 : 171). Rapproché du néo-réalisme italien, et plus particulièrement d’Allemagne année zéro de Rossellini (1948), Louisiana Story est ainsi compris comme un processus de fabulation morale, non pas tragique toutefois, mais porteuse d’espoir et d’attachement à la terre (163). Flaherty est ici précurseur de Pierre Perrault, à la recherche des contes du Québec pour filmer une mythologie nationale, et mettant pour cela en valeur ce que Deleuze a appelé « la fonction fabulatrice des pauvres » (id. : 194).

Dans un geste théorique audacieux, mais qui ne manque pas de poser quelques problèmes, l’auteur propose en fin d’ouvrage (chap. 6 et conclusion) de repenser ce mode de la fabulation à partir des théories anthropologiques du schème prédateur dans les sociétés animistes, afin d’identifier un « mode prédateur » de la production cinématographique. L’argumentaire part d’une limite de l’application du mode de fabulation à l’ensemble de l’oeuvre flahertienne. Si elle s’applique à la construction elliptique de Louisiana Story, la fonction fabulatrice, comprise comme un outil de décentrement de la pensée, est en contradiction avec la démarche colonialiste et paternaliste de Flaherty envers les Inuit et les Araners (quoique très différemment dans les deux contextes). Dans la théorie deleuzienne, la fonction fabulatrice est celle des personnages dominés qui portent la mémoire populaire oubliée, résistant à la normalisation. Alors pour tenter de penser ensemble la posture coloniale de Flaherty et son identité d’énonciateur affabulateur, Pichelin propose de comprendre la première comme la condition de possibilité de la seconde. Son colonialisme postule une altérité mais en même temps « son Soi de cinéaste n’a pas de substance autre que relationnelle : il lui faut l’Autre comme Autre pour s’actualiser comme Autre de l’Autre. Il lui faut sa fabulation comme signe de la pérennité de l’altérité qu’il s’incorpore en filmant. Cinéma animique, cinéma de la prédation » (168).

Cette idée d’un mode prédateur de lecture me pose un problème, dans la mesure où il défend un amalgame entre des cosmopolitiques autochtones fondées sur des ontologies relationnelles, et la possibilité esthétique du réalisateur de devenir autre à travers le film. À rebours de cet amalgame, on peut évoquer la distinction mise de l’avant par Brasil (2017) entre le hors-champ du cinéma occidental compris comme continuité non visible de l’espace filmé, et le hors-champ du cinéma Tikmũ’ũn (Minas Gerais, Brésil) compris comme une discontinuité ontologique à l’intérieur de la contiguïté phénoménologique entre les différents espaces filmés (Brasil 2017 : 34) Ainsi le cinéma Tikmũ’ũn « constitutes itself as a cosmopolitical dispositive : beyond humanity, it participates in an intensive and relational space, which also shelters spirit-peoples or human-animals, and which is altered by their agencies and subjectivations » (ibid. : 35). Un tel dispositif cosmopolitique est absent du cinéma de Flaherty. Selon Pichelin, l’idée d’une modalité prédatrice de la caméra réalisatrice, analogue à la « sorcellerie du chamane » ou à « l’anthropophagie du guerrier » à (169), place l’énonciateur affabulateur dans un faisceau de repositionnements constants, toujours dépendants d’une connaissance du réel, la culture inuit par exemple, ou araner. À travers cette référence à un même réel saisi selon des différences culturelles, l’analyse semble devenir victime de l’ethnocentrisme de Flaherty. Alors qu’elle a patiemment déconstruit la position de l’auteur documentariste, elle le reconstruit en bout de ligne sous les traits de l’affabulateur-prédateur. Elle manque ainsi le dialogue avec un certain cinéma autochtone, qui se pense comme une « shamanic critic of the political economy of the image (Brasil id.), critique que Raheja avait perçue dans le rire de Nanook à la caméra, « as a tactic of what I call visual sovereignty, to confront the spectator in the often absurd assumptions that circulate around visual representations of Native Americans, while also flagging their involvement and, to some degree, complicity in these often disempowering structures of cinematic dominance and stereotype » (Raheja 2007 : 1160).

En dépit de cette réserve, cet ouvrage parvient à renouveler avec justesse et précision la compréhension du travail de Flaherty et soulève des questionnements très stimulants quant à la relation entre cinéma et anthropologie.