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Il faut distinguer le concept de modernité, écrit Yvan Lamonde dans La modernité au Québec, de celui de modernisation. Alors que le premier renvoie au temps et à un sentiment de rupture avec le passé et la tradition, le second se réfère à une relation nouvelle à l’espace et aux biens[1]. Si la modernité est un état, la modernisation est un processus déclenché par d’importants changements socioéconomiques. On peut avancer que le concept de modernité ne peut être pleinement saisi qu’en examinant les pratiques et les objets résultant de ce processus[2]. Le développement de la photographie comme procédé industriel et l’essor de la presse populaire sont deux éléments cruciaux de cette modernisation, et ont conjointement stimulé une approche et une expérience nouvelles de l’image photographique.

Dans la première moitié du xxe siècle au Québec, le magazine à grand tirage constitue l’un des principaux modes de diffusion de la photographie. Devenu un type de périodique distinct à la fin du xixe siècle aux États-Unis, le genre du magazine à grand tirage est exploité au Canada à partir des années 1920[3]. Parmi les facteurs socioéconomiques qui ont contribué à l’émergence de ces magazines et des médias de masse en général, notons l’industrialisation, l’augmentation fulgurante de la population canadienne et son urbanisation, ainsi que la hausse de l’alphabétisation[4]. Autrement dit, les magazines à grand tirage n’auraient pu prospérer sans la présence d’une classe moyenne et ouvrière appropriée et d’un public majoritairement urbain.

Habituellement de grand format (environ 36 x 27 cm) et coûtant aussi peu que 10 cents le numéro, ces magazines se distinguent par leur contenu varié, la place importante accordée à la littérature populaire[5], le grand nombre de photographies et d’illustrations et la présence de beaucoup de publicités. Comme leur financement dépend uniquement de la publicité, plutôt que d’une partisanerie politique, ces magazines aspirent à joindre le plus de lecteurs possible, pour atteindre ainsi un tirage toujours plus grand[6].

La société montréalaise Poirier, Bessette & Cie Limitée, qui publie La Revue populaire et Le Samedi, deux périodiques de ce type, de même que Le Film, un magazine consacré spécifiquement aux films à l’affiche et à leurs vedettes, exploitera le genre du magazine à grand tirage de façon intensive. Si La Revue populaire est fondée en 1908 et Le Samedi dès 1889, il faudra attendre le milieu des années 1930 pour voir ces publications évoluer et devenir des agents de la modernité visuelle au graphisme sophistiqué. C’est également au milieu des années 1930 que ces magazines commencent à utiliser systématiquement la photographie, qui s’avère un support particulièrement propice à la représentation du rythme effréné de la vie contemporaine.

Un grand nombre des photographies reproduites dans les publications de Poirier, Bessette & Cie proviennent d’agences photographiques comme l’Associated Screen News ou encore d’organisations nationales comme le Canadien Pacifique. De plus, la société fait directement appel à des photographes locaux qui lui fournissent des instantanés sur des sujets d’actualité, des portraits de personnalités ainsi que des scènes urbaines et rurales de la vie quotidienne. Les photographes dont on peut dire de leurs images qu’elles ont grandement contribué à l’émergence d’une esthétique de la modernité au Québec sont Paul-Marc [Mark] Auger, Henri Paul et Conrad Poirier[7]. Le présent article tente de situer l’oeuvre de ces trois photographes – plus ou moins connus – dans le contexte des débuts d’une exploitation concertée de la photographie par un moyen de communication de masse au Québec.

Poirier, Bessette & Cie

Très peu d’informations sont disponibles au sujet de Ferdinand Poirier et Joseph Bessette, agents de journaux et imprimeurs oeuvrant à Montréal au tournant du xxe siècle. Leur association a été documentée pour la première fois en 1884[8]. Ayant créé leur société pour assurer la livraison de journaux, d’annonces, d’avis et d’autres publications du même genre, Poirier et Bessette fondent l’hebdomadaire Le Samedi le 14 juin 1889 dans le but de combler un vide dans le marché du périodique[9]. Le magazine, qui à l’origine ne contient que 16 pages, est de petit format et compte 7000 lecteurs. Quelques années plus tard il gagnera en importance sur la division de l’entreprise consacrée à la distribution[10]. Si le succès s’installe lentement mais sûrement au cours des trois décennies suivantes, Le Samedi, comme le souligne un article publié le 17 juin 1939 dans le numéro du 50e anniversaire, est le seul périodique parmi les 18 journaux et magazines fondés au Québec en 1889 à avoir survécu et prospéré[11].

Après le décès de Bessette en 1905, Poirier demeure seul aux commandes de la société dont les bureaux se trouveront successivement rue Le Royer, rue Craig (aujourd’hui la rue Saint-Antoine), rue Saint-Jacques et boulevard Saint-Laurent. À la mort de Poirier, en 1916, la société est reprise par ses fils Georges et Ferdinand[12]. Sous leur gouverne, l’entreprise connaît une croissance considérable et, en 1939, ses bureaux, situés rue De Bullion depuis 1928, sont agrandis et modernisés en un édifice de style Art moderne de quatre étages[13] (ill. 1). L’auteur Aimé Plamondon, alors correspondant dans la ville de Québec pour l’entreprise, compare le siège social à un « transatlantique filant à toute vapeur sur l’océan » :

Le plancher vibre sous les pieds, un ronronnement de machines qu’on devine énormes, bien huilées et bien rythmées, chante à nos oreilles, des appels indistincts se croisent tout autour de nous, des sonneries variées retentissent, des pas précipités résonnent; jusqu’aux fenêtres dont la forme et la disposition évoquent des hublots authentiques[14].

(ill. 1)

Commercial – Le Samedi, 17 août 1939. BAnQ, Centre d’archives de Montréal, fonds Conrad Poirier (P48, S1, P3545). Photo : Conrad Poirier. Num.

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Selon les chiffres de diffusion publiés en 1939, la société, qui compte alors 118 employés, est effectivement un modèle de prouesse industrielle : ensemble, les deux mensuels et l’hebdomadaire produits par Poirier, Bessette & Cie sont imprimés à plus de 300 000 exemplaires par mois[15].

Les producteurs du Samedi et de La Revue populaire, dirigés respectivement par Fernand de Verneuil et Jean Chauvin, tirent une grande fierté de l’aspect moderne de leurs magazines et du fait que ceux-ci sont produits par et pour des Canadiens français. Les deux magazines sont distribués non seulement partout au Québec, mais également dans d’autres régions francophones du Canada et des États-Unis[16]. Sous-titré « Le magazine national des Canadiens », Le Samedi, en particulier, se veut une publication de grande portée attirant un vaste lectorat uni non par la classe sociale ou le genre, par exemple, mais par la langue (et par conséquent la culture). Évoquant la notoriété acquise par le magazine, De Verneuil écrit sans fausse modestie que « chaque semaine voit augmenter le nombre de ses fidèles et c’est en toute sincérité qu’il peut se dire le magazine de ce genre, en langue française, le plus important de tout le continent américain[17] ».

Le succès du Samedi et de La Revue populaire repose avant tout sur le fait qu’ils exploitent le format du magazine à grand tirage, associé principalement aux périodiques américains, tout en offrant un contenu s’adressant spécialement aux Canadiens français. Autrement dit, pour pouvoir faire concurrence à l’énorme quantité de magazines anglophones attrayants qui envahissent les kiosques à journaux (dont la vaste majorité est importée des États-Unis), les publications de Poirier, Bessette & Cie n’ont d’autre choix que d’imiter un genre établi et de s’y faire une place. Voici à cet égard ce qu’on pouvait lire dans une publicité pour Le Samedi publiée dans le numéro de janvier 1943 de La Revue populaire :

Le Samedi, pour les nôtres, n’offre pas que l’avantage d’être rédigé en leur langue; il répond à un besoin primordial : celui de notre mentalité, de notre psychologie. Le Samedi ne s’est américanisé que dans le sens de la présentation typographique et la conception nouvelle de mise en page. Quant à la matière proprement dite, elle demeure un produit dont la formule s’adapte idéalement à notre façon de voir, de penser et de vivre[18].

Le format du magazine est donc perçu comme « américain », mais relativement neutre également, car il peut servir de toile de fond à une rhétorique nationaliste. Bien qu’aucune allusion explicite n’y soit faite ici, la modernité de la forme ne réside pas seulement dans l’exploitation expérimentale, visuellement parlant, de la typographie et du graphisme, mais aussi dans la combinaison de ces éléments avec l’imagerie photographique.

Il importe de répéter que Poirier, Bessette & Cie, à l’instar d’autres éditeurs de magazines à grand tirage, illustre ses périodiques d’un grand nombre de photographies provenant de sources étrangères. C’est ainsi que dans les pages du Samedi et de La Revue populaire, les images du Québec produites par Mark Auger, Henri Paul et Conrad Poirier ne sont pas présentées isolément, mais entourées d’une panoplie de photographies d’événements, de gens et de lieux, d’ici et d’ailleurs. Plus important encore, la contribution de ces trois photographes s’inscrit dans un discours plus large sur la modernité promulgué par les magazines.

Paul-Marc [Mark] Auger (1903-1976)

Si les informations qu’il est possible de glaner sur la vie et l’oeuvre de Paul-Marc [Mark] Auger sont plutôt rares, il n’en demeure pas moins que les photographies qu’il a publiées dans Le Samedi et La Revue populaire sont d’une qualité esthétique indéniable[19]. Des trois photographes dont il est question dans le présent article, nous pouvons dire qu’il est celui dont la vision artistique est la plus poussée. Nous savons, par exemple, qu’il a participé à plusieurs expositions de photographie amateur, dont le salon de la photographie de l’Exposition nationale canadienne de 1939, à Toronto, en compagnie de photographes canadiens comme Yousuf Karsh et George Nakash (l’oncle de Karsh)[20].

Les photographies d’Auger sont apparues pour la première fois dans Le Samedi et La Revue populaire en 1937, et l’essentiel de son oeuvre pour ces magazines fut publié les deux années suivantes. S’il était originaire de la ville de Québec, et que plusieurs de ses photos sont effectivement des paysages de l’île d’Orléans et de son architecture traditionnelle, il a habité au 970, rue Roy Est, appartement 5, à Montréal, entre 1938 et 1952, et demeurera ensuite à Beaconsfield[21]. En plus de publier ses photographies dans les magazines de Poirier, Bessette & Cie, il a produit quelques images, en 1938, pour La Revue moderne (l’autre magazine francophone à grand tirage publié à Montréal), qui le désigne comme le « photographe expert de la maison Henry Morgan & Co[22] ».

Réalisé dans le but de documenter la marchandise à reproduire dans les catalogues de la maison et autres publications, le travail d’Auger pour Morgan’s était de nature strictement commerciale, quoique faisant preuve d’un sens de l’expérimentation visuelle. Mis à part le portrait mélancolique d’un garçon intitulé « À quoi rêve-t-il? », publié en page couverture du Samedi le 29 mai 1937, la majorité de ses contributions aux revues de Poirier, Bessette & Cie, reproduites surtout en page couverture du Samedi, appartiennent au genre du paysage,urbain et rural.

Le grand sens de la composition photographique d’Auger et son approche expérimentale de celle-ci sont manifestes de prime abord, même dans son traitement de sujets aussi traditionnels que les paysages et l’architecture. Rarement représentés de loin ou dans leur entièreté, ses sujets remplissent plutôt le cadre, donnant l’impression que les objets ou les scènes photographiés sont bidimensionnels, presque des configurations abstraites de lignes et de plans. Ses images les plus « conservatrices » – en ce sens qu’elles ne tentent pas d’esquiver la tridimensionnalité du sujet représenté – sont celles de l’île d’Orléans, mais, là encore, ses choix en matière de composition témoignent d’un oeil aiguisé, attentif à l’effet potentiel de certaines techniques formelles comme la répétition, la superposition et la diagonale[23].

Si la photo d’une vieille maison « habitée par trois générations de Ferland », réalisée pour la page couverture du numéro du 17 juillet 1937 du Samedi, est une simple vue de trois quarts, celle qui figure en couverture du numéro du 16 octobre 1937, illustrant un reposoir pris d’un angle similaire, est traversée diagonalement, dans le tiers supérieur du cadre, par une série de fils électriques (ill. 2). En plus d’introduire un symbole de modernité dans ce qui aurait pu être une image d’un traditionalisme pur, les fils électriques ajoutent une dimension graphique intéressante à la composition.

(ill. 2)

(à gauche) La vieille maison grise, Le Samedi, 17 juillet 1937, page couverture. BAnQ, collections patrimoniales (PER S-400). Photo : Paul-Marc [Mark] Auger.

(à droite) Un reposoir de l’île d’Orléans, Le Samedi, 16 octobre 1937, page couverture. BAnQ, collections patrimoniales (PER S-400). Photo : Paul-Marc [Mark] Auger.

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Parmi les photographies de paysage d’Auger, un autre exemple témoigne de son traitement original d’un sujet conventionnel. Reproduite dans La Revue populaire en juillet 1937, cette image d’un paysage banal (probablement pris également à l’île d’Orléans) représente une clôture en bois longée par un chemin de campagne (ill. 3). La ligne d’horizon du paysage divise l’image – décrite dans la légende comme une « photo d’art » – en deux segments égaux, un foncé et un pâle. La moitié supérieure est dominée par de gros nuages cadrés de près, et de la moitié inférieure jaillit un poteau vertical soutenu par un autre poteau qui traverse obliquement le premier plan. À première vue, ce paysage peut sembler vide, voire désolé, entre autres à cause de la simplicité de la composition. Mais c’est pourtant cette simplicité qui rend l’image visuellement percutante et qui la débarrasse de toute trace de pittoresque.

(ill. 3)

Les « pagées » de clôture de la campagne canadienne, La Revue populaire, juillet 1937, p. 22 (détail). BAnQ, collections patrimoniales (PER R-334). Photo : Paul-Marc [Mark] Auger.

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Les figures, qu’elles soient représentées de profil ou de dos, comptent parmi les photographies les plus saisissantes d’Auger. La photo intitulée « La pêche », figurant en page couverture du numéro du 10 avril 1937 du Samedi, en est un bon exemple. Imprimée à fond perdu, ce qui est inusité, elle représente un groupe de trois hommes assis ou agenouillés en train de pêcher sur un quai (ill. 4). Vus d’en haut, le trio et le quai occupent à peine le tiers de l’image, alors que les deux autres tiers sont remplis par le plan d’eau. Une fois de plus, Auger a eu recours aux lignes diagonales pour créer une théâtralité visuelle : la principale diagonale est dessinée par le bord du quai, répétée par les ombres projetées par les figures, et contrebalancée par l’angle perpendiculaire des lignes à pêche. Rappelant certaines des oeuvres les plus réussies du photographe russe Alexandre Rodtchenko, cette vue en plongée aborde une fois de plus ce qui aurait pu être une scène pittoresque comme une occasion d’expérimentation formelle.

(ill. 4)

[La pêche], Le Samedi, 10 avril 1937, page couverture. BAnQ, collections patrimoniales (PER S-400). Photo : Paul-Marc [Mark] Auger.

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Publiée le 6 mai 1939, la vue du port de Montréal réalisée par Auger est peut-être son image la plus frappante, et peut facilement se comparer aux représentations du port produites par Adrien Hébert dans les années 1920 et au début des années 1930[24] (ill. 5). Dans le premier plan, sombre, de la photographie d’Auger se tiennent deux silhouettes entourées de câbles suspendus aux mâts des navires. Entre les figures, baigné par la lumière du soleil, se dresse l’élévateur à grain no 2, aujourd’hui démoli. Les multiples lignes qui s’entrecroisent rendent la composition moins minimaliste que dans les autres images d’Auger, mais grâce à un jeu d’ombre et de lumière astucieux, le photographe atteint la simplicité en divisant la photo en deux sphères contrastantes.

(ill. 5)

Les premiers navires au port de Montréal, Le Samedi, 6 mai 1939, page couverture (détail). BAnQ, collections patrimoniales (PER S-400). Photo : Paul-Marc [Mark] Auger.

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Le travail d’Auger devra faire l’objet d’une recherche plus poussée avant que l’on puisse évaluer de manière exhaustive son apport à l’histoire de la photographie au Québec[25]. Toutefois, dans le contexte du Samedi, l’un des rares magazines à grand tirage canadiens à présenter des photographies en page couverture (la plupart y reproduisaient des illustrations de jolies filles), il ne fait aucun doute que l’approche esthétique particulière d’Auger a beaucoup ajouté à la modernité du format du magazine.

Henri Paul (1891-1974)

Nous savons d’Henri Paul (un personnage assez obscur) qu’il est né à Paris en 1891 et qu’il a habité au 222, rue Milton, appartement 4, à Montréal, durant les années 1940[26]. C’est également à cette époque qu’il a travaillé pour Poirier, Bessette & Cie, où il a été nommé photographe interne officiel de La Revue populaire. Il a également travaillé pour le Standard de Montréal, l’hebdomadaire illustré, pour ensuite faire sa marque, dans les années 1950 et 1960, comme photographe de théâtre documentant des pièces locales (notamment celles du Théâtre du Nouveau Monde) et réalisant des clichés de comédiens (le plus célèbre étant celui de Gratien Gélinas en Tit-Coq)[27]. Sam Tata, photographe canadien né à Shanghai, a réalisé un portrait de Paul en 1973, un an avant sa mort[28].

Paul était un vrai photojournaliste, en ce sens qu’il avait le talent particulier de savoir saisir les événements « sur le vif », un atout qui lui a sans doute servi dans le cadre de son travail dans le milieu du théâtre. Il fut apparemment l’un des premiers photographes au Canada à utiliser un appareil 35 mm[29]. Les photographies qu’il a réalisées pour La Revue populaire, toujours présentées sous la forme d’essais photographiques[30], représentent invariablement les événements, les lieux et les personnalités en vue de la communauté artistique montréalaise, notamment dans le domaine des arts visuels, mais également dans ceux du design, de la musique et de la littérature. Les images de Paul constituent donc un témoignage documentaire inestimable du monde des arts à Montréal dans les années 1940. Elles ont d’ailleurs été utilisées à l’occasion pour illustrer des textes en histoire de l’art (bien que le nom du photographe ne soit pas toujours indiqué)[31]. Dans le contexte de La Revue populaire, ses photographies ont participé à la promotion d’une image de la modernité du Québec en offrant au vaste lectorat du magazine un regard privilégié sur la vie culturelle dans la métropole.

Un superbe exemple du travail de Paul, publié dans le numéro d’août 1940, représente dans une série de photographies Adrien et Henri Hébert dans leur atelier respectif (ill. 6). Toutes prises à la lumière du jour, les photographies du peintre disposées sur la page de gauche, où par exemple on le voit penché sur son bureau ou allumant une pipe, trouvent un écho sur la page de droite dans les images du sculpteur représenté dans des poses similaires. Une photo dans le centre inférieur de l’essai photographique réunit les deux frères, montrés en train de discuter devant le tableau Les patineurs d’Adrien. De toute évidence, ces images ont été mises en scène : si les artistes semblent occupés, aucun n’est réellement en train de travailler (un fait avéré dans l’image située dans le coin inférieur gauche, où Adrien est prétendument en train de « nettoyer » son portrait de Léo-Pol Morin datant de 1925). Néanmoins, globalement, les images de Paul donnent l’impression de saisir un acte créatif intime.

(ill. 6)

« Adrien Hébert, peintre, Henri Hébert, sculpteur », La Revue populaire, août 1940, p. [6-7]. BAnQ, collections patrimoniales (PER R-334). Photos : Henri Paul.

Prise de vue : Michel Legendre © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013

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Un autre photoreportage représentant l’intérieur d’un atelier d’artiste fut publié dans le numéro d’avril 1942. Regroupées sous le titre « La critique chez Pellan », ces images montrent les critiques d’art et auteurs montréalais Roger Duhamel, Robert Élie, Maurice Gagnon, Émile-Charles Hamel et Marcel Parizeau, entre autres, discutant devant des toiles d’Alfred Pellan[32]. La proximité de l’appareil photo de Paul crée une atmosphère de complicité, donnant l’impression que nous, lecteurs du magazine, faisons partie de ce groupe informel de personnes en pleine conversation. Le fait que ces critiques soient tous identifiés dans les légendes accentue le caractère intime des scènes, car des noms sont associés aux visages de ceux qui ont contribué à forger le discours sur l’art moderne au Québec[33]. L’écart social entre les critiques et leurs lecteurs s’en trouve ici réduit.

Un sentiment délibéré de familiarité se dégage également d’un essai photographique permettant aux lecteurs de suivre une journée dans la vie du journaliste Louis Francoeur. Dans ce photoreportage publié en octobre 1940 (neuf mois avant le décès prématuré de Francoeur), la journée commence à 11 h 45 avec l’arrivée du journaliste dans l’édifice de Radio-Canada situé rue Sainte-Catherine, à Montréal. On le voit ensuite à différents moments de la journée, en train de préparer et d’animer ses émissions de radio du midi et du soir. Il est également représenté attablé en compagnie d’amis (dont Gratien Gélinas et Henry Deyglun et sa première femme, Mimi d’Estée) et travaillant dans son bureau de la rue Peel. Le récit de sa journée se termine après la diffusion de l’émission La situation ce soir, vers 22 h 45, alors qu’il quitte les studios de Radio-Canada et qu’il feuillette l’édition de nuit du journal The Gazette. Manifestement, le photoreportage de Paul met l’accent sur le passage du temps : au moins quatre des photos comprennent une horloge et la plupart des légendes indiquent l’heure précise de la journée. La vie mouvementée de Francoeur, désormais plus qu’une voix désincarnée émanant d’un poste de radio, est documentée pour le plaisir des lecteurs de La Revue populaire, qui ont maintenant une image du journaliste qui remplit son devoir national en leur livrant chaque soir les dernières nouvelles sur la guerre.

Les photographies de Paul illustrant les activités de diverses institutions artistiques offrent un rare coup d’oeil sur les coulisses du monde des arts à Montréal. Un essai photographique sur l’École du meuble, par exemple, publié en mars 1941, entraîne les lecteurs du magazine dans chacune des salles de classe de l’école et leur permet de découvrir bon nombre de ses professeurs et administrateurs, dont Maurice Gagnon, « professeur d’histoire de l’art et conservateur de la bibliothèque », Jean-Marie Gauvreau, « directeur de l’École », et Paul-Émile Borduas, « chargé des cours de dessin à vue, de documentation et de décoration ». Sur la plupart des images, ceux-ci sont en train d’enseigner aux élèves, qui manient des outils ou qui travaillent à leurs projets. Dans l’ensemble, les photographies de Paul véhiculent une impression d’intense productivité et présentent l’école comme un lieu où les mains sont tout sauf inactives.

Une série d’images similaire, consacrée à l’École des beaux-arts et publiée dans le numéro de septembre 1941, offre un contraste intéressant avec la précédente, car si elle met également l’accent sur la productivité, la nature du travail accompli est, bien entendu, moins mécanique (ill. 7). L’absence de machines dans cet essai photographique, qui, au passage, fait également état du grand nombre de femmes inscrites à l’école, attire l’attention sur les produits du travail artistique : les objets réels créés par les étudiants deviennent des personnages additionnels dans le récit. Là encore, les dirigeants de l’école sont identifiés : Charles Maillard, le directeur, par exemple, est représenté dans son bureau (dans le coin supérieur droit) et en train de donner un cours de peinture à une classe d’étudiants de quatrième année (au centre, dans la partie inférieure).

(ill. 7)

« L’École des beaux-arts », La Revue populaire, septembre 1941, p. 10-11. BAnQ, collections patrimoniales (PER R-334). Photos : Henri Paul.

Prise de vue : Michel Legendre © Bibliothèque et Archives nationales du Québec, 2013

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Illustrant invariablement comment les choses se passent derrière des portes closes, les photoreportages de Paul offraient aux lecteurs de La Revue populaire une vision de l’univers contemporain de la création au moment où il prenait forme. Présentées dans le magazine sous la forme d’essais photographiques, ses images ont davantage qu’une fonction documentaire : elles lèvent le voile sur les différentes techniques graphiques et photographiques utilisées pour raconter le présent.

Conrad Poirier (1912-1968)

Des trois photographes dont il est ici question, Conrad Poirier est le plus connu, principalement parce que ses archives personnelles ont été données en 1972 aux Archives nationales du Québec (depuis 2006, Bibliothèque et Archives nationales du Québec) par le cinéaste Guy Côté, qui en avait fait l’acquisition après la mort de Poirier en 1968[34]. Le fonds Conrad Poirier contient le nombre astronomique de 23 460 photographies (dont 22 921 négatifs), de même que les coupures de presse du photographe, assemblées dans des recueils, et des albums personnels d’instantanés. À la fin des années 1980, trois expositions de ses oeuvres ont été présentées à Montréal par les Archives nationales du Québec. Deux petits catalogues regroupant une sélection des images exposées ont été publiés[35]. L’oeuvre de Poirier a aussi fait l’objet d’une recherche universitaire, notamment par Martin Brault, dont les résultats ont été publiés en partie en 1995 dans le recueil Montréal au xxe siècle – Regards de photographes, sous la direction de l’historien de la photographie Michel Lessard[36].

Ayant travaillé non seulement pour les magazines de Poirier, Bessette & Cie, mais également pour des périodiques comme The Standard, The Gazette, The Montrealer, La Patrie, Le Petit Journal et Photo-Journal, Poirier peut fort bien avoir été le photojournaliste québécois le plus prolifique de sa génération[37]. Sa carrière s’étend de 1932 à 1960, après quoi il semble avoir abandonné la photographie. On dit de lui qu’il était un solitaire, voire un excentrique dont la vie personnelle demeure entourée d’un certain mystère[38]. Contrairement à Auger et à Paul, Poirier a laissé de multiples autoportraits, dont une série réalisée en avril 1939. Dans un portrait en particulier, il est représenté coiffé d’un chapeau et tenant ce qui ressemble à un Ihagee Exakta VP A, un appareil photo moyen format fabriqué pour la première fois en 1933[39] (ill. 8). Il est possible que ce portrait ait été réalisé pour Le Samedi, puisqu’il fut publié dans le numéro du 17 juin 1939 dans un photomontage montrant les employés du magazine.

(ill. 8)

Snapshots – Conrad Poirier, 4 avril 1939. BAnQ, Centre d’archives de Montréal, fonds Conrad Poirier (P48, S1, P4310). Photo : Conrad Poirier. Num.

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Photographe officiel du Samedi (bien qu’il ait aussi travaillé pour La Revue populaire), Poirier a produit pour le périodique des photos de nature variée qui ont commencé à être publiées à la fin des années 1930. À l’instar d’Auger, il a créé certaines des pages de couverture du magazine, dont plusieurs portraits d’enfants radieux fort appréciés du public. Parmi les images attribuées à Poirier, celles qui reflètent le mieux son indéniable talent de photographe et qui ont contribué à mettre de l’avant une image de la modernité au Québec portent sur le sport et la culture physique.

Reproduites dans la chronique régulière du Samedi intitulée « Dans le monde sportif », signée par Oscar Major, rédacteur sportif du magazine, les séries d’instantanés documentant les combats de lutte professionnelle au Forum de Montréal témoignent de l’oeil du photographe pour la théâtralité et de sa capacité de saisir l’action à son état pur. Par exemple, les images qu’il a réalisées d’un combat entre Maurice « The French Angel » Tillet et Lou Thesz, publiées le 5 octobre 1940, rendent à la perfection les grimaces exagérées des lutteurs et les prises tortueuses qui, selon la légende, ont poussé la foule à lancer ce cri : « Fais-lé souffert! » (ill. 9). Prises au niveau du tapis, par-dessous ou entre les câbles, ces trois photos donnaient l’impression au lectorat du Samedi d’être au bord du ring.

(ill. 9)

« [Combat entre Maurice Tillet et Lou Thesz] », Le Samedi, 5 octobre 1940, p. 7 (détail). BAnQ, collections patrimoniales (PER S-400). Photo : Conrad Poirier.

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Dans deux autres photographies publiées le 4 novembre 1939, réalisées lors d’un combat entre les lutteurs Yvon Robert et Ernie Dusek, le sentiment d’instantanéité est accentué par le flash qu’utilise Poirier pour immobiliser l’action (ill. 10). Dans la première des deux photos, prises également du point de vue du ring, Dusek fait tourner son adversaire (dont le corps est entièrement soulevé du sol) pour tenter de le projeter dans les câbles. Dans la seconde, on peut voir Robert infligeant à Dusek une douloureuse torsion du pied « sous les yeux indignés de l’habile arbitre Dan Murray ». Avant l’arrivée de la télévision, des images comme celles-ci ajoutaient une dimension visuelle excitante à la radiodiffusion des événements sportifs. Poirier, en particulier, a su bien exploiter la capacité de l’appareil photographique de saisir des moments décisifs et donc d’illustrer, en deux ou trois clichés seulement, les faits saillants d’un événement.

(ill. 10)

« [Combat entre Yvon Robert et Ernie Dusek] », Le Samedi, 4 novembre 1939, p. 9 (détail). BAnQ, collections patrimoniales (PER S-400). Photo : Conrad Poirier.

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S’il y insiste moins sur les moments fugaces que dans ses photoreportages sur les combats de lutte, le photographe documente les spectacles, tournois et festivals locaux en véhiculant une vision, populaire à l’époque, de la culture physique comme étant une activité organisée et rationnelle. Dans ce type d’images, prises à une certaine distance et à vol d’oiseau, Poirier présente souvent de grands groupes d’athlètes s’adonnant à une activité commune. Un tel point de vue crée l’effet d’un motif quasi abstrait obtenu par une masse de corps identiques, où l’individualité fait place à une sensation d’ordre et de régularité. Ainsi, sa photographie publiée le 26 octobre 1940, montrant les élèves de l’École d’aviation durant leur routine d’entraînement matinale, a été prise en plongée[40] (ill. 11). De ce point de vue, on ne peut distinguer les visages ou les expressions, ce qui donne l’impression que les élèves ne forment qu’un seul bloc.

(ill. 11)

[Élèves de l’École d’aviation], Le Samedi, 26 octobre 1940, p. 6 (détail). BAnQ, collections patrimoniales (PER S-400). Photo : Conrad Poirier.

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Poirier a obtenu un résultat semblable dans une photographie du spectacle présenté à l’occasion du Festival des écoliers de Montréal, reproduite dans Le Samedi du 22 juin 1940. Encore une fois, on y voit un vaste groupe d’élèves en train d’effectuer un exercice à l’unisson. La légende offre un contexte à la photographie, dévoilant la philosophie qui anime l’intérêt du magazine pour la culture physique :

Le Samedi et son chroniqueur sportif, Oscar Major, soutiennent depuis cinq ans tous les mouvements favorables à la vulgarisation de la culture physique chez les jeunes gens et jeunes filles. Nous avons publié des centaines d’articles sur ce sujet et Le Samedi a été le premier magazine à donner des cours de culture physique illustrés, destinés au Canadien français et à la Canadienne française. Notre idéal : contribuer à faire de la race canadienne-française une race forte[41].

L’idéal d’une nation en santé – une nation qui, point crucial, sera suffisamment forte pour survivre à la guerre – est donc incarné dans une photographie de la jeunesse canadienne-française faisant montre de son excellente forme physique dans le cadre d’une activité organisée.

Cette philosophie, qui veut qu’on allie les forces physique, morale et politique, est aussi représentée dans un essai photographique intitulé « Faites-en un Canadien vigoureux », publié dans le numéro d’août 1941 de La Revue populaire, où l’on encourage les parents à développer chez leurs enfants l’amour du sport pour leur mieux-être spirituel. Les photographies, toutes de Poirier, rappellent davantage ses images sur la lutte en ce qu’elles montrent principalement des personnes en pleine action. Qu’elles soient en train de courir, d’attraper une balle, de compter un but ou de plonger dans l’eau, toutes semblent figées dans le temps. Poirier, qui a également documenté les diverses activités d’installations sportives montréalaises comme les YMCA, avait le don de saisir et de rendre le rythme effréné de la vie moderne, un talent mis à profit par les magazines pour promouvoir la vision d’une société forte et dynamique.

Ces images ne représentent qu’une fraction de la production de Poirier, mais elles nous permettent néanmoins de comprendre comment ses photographies étaient réellement perçues au moment de leur création. Si la valeur de l’oeuvre de Poirier a été reconnue, on pourra toujours faire davantage pour que sa contribution à l’histoire de la photographie au Québec soit mieux appréciée, car il nous a légué non seulement un témoignage visuel d’une époque et d’un lieu, mais également un corpus photographique dont le caractère esthétique particulier a contribué à façonner les pratiques artistiques des photographes des générations suivantes.

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L’analyse du magazine comme objet de diffusion permet de redécouvrir les acteurs qui ont exercé une influence sur l’histoire de la photographie au Québec. Dans le cas d’Auger, elle offre une occasion de prendre conscience d’une production photographique saisissante. Dans le cas d’Henri Paul et de Conrad Poirier, le magazine nous permet de contextualiser leur oeuvre, de voir comment leurs photographies étaient utilisées et comment elles étaient consommées par le public – non pas un public choisi prédisposé à une appréciation esthétique des images, mais un public pour qui regarder des photographies faisait partie de la vie quotidienne.

Grâce aux publications de Poirier, Bessette & Cie, les tendances internationales dans l’esthétique de la photographie – comme l’expérimentation de la forme abstraite, la combinaison d’images, la représentation d’un moment « candide » et l’expression de l’instantanéité – ont été diffusées auprès d’un vaste public canadien-français. Peut-être plus que tout autre médium, le magazine a contribué à la fois à l’émergence et à la réception de la modernité photographique, et c’est pourquoi il est possible d’affirmer qu’il a joué un rôle déterminant dans l’essor de la modernité culturelle au Québec.