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[…] Je vois des hommes qui […] voudront punir en moi et décourager à jamais cette classe de jeunes gens qui, nés dans un ordre inférieur […] [ont] l’audace de se mêler à ce que l’orgueil des gens riches appelle la société. Voilà mon crime, messieurs, et il sera puni avec d’autant plus de sévérité, que, dans le fait, je ne suis point jugé par mes pairs […], mais uniquement [par] des bourgeois indignés.

Stendhal, 1831, p. 441

Les morts sont des vivants mêlés à nos combats […]

Nous les croyons absents, ils sont présents.

Hugo, 1872, p. 166

Nous sommes tous des juifs allemands.

s. n., 1968, p. 4

« Ne laisse personne d’autre te définir, bébé », a-t-elle toujours dit, connaissant le pouvoir qui se cache dans la définition de soi : sans connaître de mots politiques sophistiqués tels que « décolonisation », notre mère a intuitivement compris qu’elle travaillait consciemment à instiller une attitude positive. L’estime chez les enfants noirs était une nécessité absolue.

hooks, 2001, p. 76, citée dans Petitt, 2009, p. 634, traduction libre[1]

1. Position du problème

Les 27, 28 et 29 octobre 1988, la Société d’histoire du théâtre du Québec a organisé un colloque à l’UQAM qui soudait les thèmes de la mémoire et de l’appropriation culturelle. À l’occasion d’une table ronde dont les interventions sont transcrites dans un collectif (Godin, Chaurette, Kwaterko, Lemahieu et Tremblay, 1988), le célèbre dramaturge montréalais Michel Tremblay – et d’autres orateurs qui citaient entre autres Ariane Mnouchkine – appelait de ses voeux l’appropriation culturelle : le répertoire théâtral québécois devait s’emparer du théâtre classique ou des marchandises commerciales étrangères et les rendre québécois, mais aussi faire siennes la culture et la langue populaires « autochtones » :

[…] l’appropriation culturelle est quelque chose de très simple; elle m’apparaît possible et souhaitable et devient un besoin à partir du moment où l’on pense, où l’on est convaincu que la culture appartient à quelqu’un d’autre et que l’on a envie de se l’approprier. Je pense que l’appropriation culturelle est tout simplement un putsch culturel.

Godin et al., 1988, p. 42

En interprétant ce texte plus de 30 ans plus tard, le lecteur doit se souvenir que, dans ce contexte, le terme « autochtones » qualifiait la culture et la langue « canadiennes-françaises » (et non celles des Premières Nations) et que « s’approprier » ne signifiait pas se donner injustement la propriété (collective ou privée) d’une chose qui appartient en toute légitimité à autrui (ou à tous), en la lui confisquant, en s’en arrogeant symboliquement l’origine ou en captant les retombées pécuniaires. S’approprier la culture avait alors au moins quatre autres significations, pour une personne d’une classe dont la culture était dénigrée (comme celle des ouvriers francophones du Québec) : souhaiter se familiariser avec la culture universelle (qui est en fait la culture spécifique d’une élite donnée se l’accaparant pour se distinguer de ceux qui en sont exclus et se légitimer); adapter des éléments culturels locaux ou étrangers pour qu’ils lui ressemblent, plutôt que de se soumettre à un aliénant régime de consommation culturelle métropolitaine (parisienne ou étatsunienne); s’ouvrir à la diversité de filiations et d’interactions qui permettent une compréhension d’une autre culture à travers sa propre culture; pour un artiste, se servir d’une culture dominante comme véhicule pour enrayer l’invisibilisation de la sienne et en assurer la survie. En somme, l’appropriation culturelle représentait une mesure d’action affirmative conférant – aux créations des personnes dont les cultures sont dominées (comme celle des Québécois descendants des colons français) – la reconnaissance d’une universalité niée par les « cultures puissantes ». (Godin et al., 1988, p. 86)

Ce rappel paraît nécessaire depuis qu’une pièce musicale historique suscita des protestations qui popularisèrent au Québec l’expression « appropriation culturelle » en 2018. Intitulé SLĀV, une odyssée théâtrale à travers les chants d’esclaves, le spectacle avait pour matériaux le racisme, l’oppression, la migration et l’incarcération de masse, de même que les chants qu’avaient inspirés ces conditions aux Afro-Américains qui, entre autres, les subissaient et y résistaient (Carter, 2018). La pièce généra maints commentaires politiques dans les médias de masse, en divers modes sémantiques et sur divers supports allant de la télévision aux journaux en passant par les réseaux sociaux.

La base de données Eureka recense 3 271 textes comportant le mot SLĀV du 1er juin au 31 décembre 2018. Dupuis-Déri (2018) dénombre par exemple 21 articles et 42 chroniques en 30 jours dans le Journal de Montréal, ainsi que 25 textes d’opinion, 21 lettres de lecteurs, 14 articles, 9 chroniques et 2 éditoriaux dans Le Devoir, durant la même période, dont une majorité daubait sur les protestataires.

Les opinions diffusées au Québec se décomposaient en nuances variées formant un large spectre, mais deux types de propos antagonistes se démarquaient à première vue. Les uns dénonçaient l’appropriation culturelle perpétrée contre les descendants d’esclaves africains en Amérique et imputaient celle-ci au producteur (la compagnie Ex Machina) ou à la troupe de chanteuses, comédiennes et danseuses, tandis que les autres déniaient l’existence du racisme systémique ou fustigeaient et persifflaient ses détracteurs qui, déclaraient-ils, condamnaient par bigoterie multiculturelle les artistes d’origine québécoise et attentaient à la liberté d’expression. Dans le premier cas, le syntagme d’appropriation culturelle ne référait plus à l’autonomisation et à la dissidence des subalternes, mais à son contraire : un acte d’exploitation et d’oppression commis par des dominants. Dans les autres discours, la dénonciation de l’appropriation culturelle ne relevait pas de la lutte pour l’égalité et l’émancipation, mais de la censure ou de la concurrence mémorielle, voire de la cupidité ou d’un complot communautariste, postmoderne et relativiste. La seule chose sur laquelle les deux partis de 2018 semblaient s’entendre est que le concept d’appropriation culturelle désigne une action d’usurpation (réelle et dommageable, selon les uns, mais imaginaire et inoffensive, selon les autres) menée à l’encontre d’un groupe minoritaire, et non plus une action de désaliénation de la part d’un groupe opprimé.

Cet emploi prévaut aussi dans les recherches qui s’intéressent à l’agentivité et aux rapports sociaux de racisation, comme en témoignent les références multiples à la définition de Young (2005) ou de Ziff et Rao (1997) – les auteurs les plus cités en matière d’appropriation culturelle dans le champ de la recherche sur la culture. Ainsi, dans l’ouvrage collectif qu’ils dirigent, les seconds rangent sous cette étiquette les actions par lesquelles une personne (ou un groupe) « s’accapare la propriété intellectuelle, des expressions, des artéfacts, l’histoire ou des modes de connaissance provenant d’une culture [subalterne] qui n’est pas la sienne » (Ziff et Rao, 1997, p. 1, traduction libre), contre le gré des membres de cette culture, lesquels perdent la jouissance de celle-ci ou de ses fruits en raison de cette appropriation, voire perdent leur culture elle-même.

Certes, deux objets différents peuvent porter la même étiquette et divers noms ayant des connotations différentes peuvent se référer à un même objet. Mais comment un tel renversement de sens du concept d’appropriation culturelle s’est-il opéré, à 30 ans d’intervalle ? Car l’appropriation culturelle, alors vue comme un outil de « visibilisation », est maintenant synonyme d’invisibilisation, ce processus de « pillage des idées d’autrui » et de « déni d’antériorité », pour prendre à notre compte les mots de Heinich (2018).

Quand l’emploi de cette locution pour signifier la négation (le parasitage, la relégation, etc.) de l’autre – ou son contraire (une fumisterie liberticide intéressée) – a-t-il été substitué aux usages des années 1980, qui véhiculaient le sens d’affirmation collective de soi ? Que dit la transposition médiatique de ce concept à propos de la réception qui lui a été réservée ? Dans le débat, à quoi cette expression servait-elle, dans la bouche des uns et des autres ? Que désignent les mots « nous » ou « Québécois », dans ces discours clivés ?

Nous, les auteurs de cet article, avions conclu d’une première analyse de ce débat que les opposants à l’appropriation culturelle prônaient la censure et l’essentialisation des identités. Une collègue avec qui nous en avons discuté nous a montré que la vision que nous avions minorait les arguments des personnes qui, dans ce débat, préconisaient une réflexion de société sur les questions reliées à l’appropriation culturelle et aux rapports de pouvoir inégalitaires (y compris le racisme systémique), et non une censure pure et simple. La liberté d’expression comme résultat et moyen de lutte contre l’injustice et pour l’égalité nous semblant un élément central du débat, cette perspective nous a fait réfléchir. Sur diverses tribunes (manifestations, réseaux sociaux, etc.), les protestataires soulignaient en effet l’importance d’entendre des témoignages et interprétations d’agents issus de groupes historiquement constitués et opprimés qui sont souvent encore réduits au silence, ce que l’une d’elles, Marilou Craft, exprime dans une entrevue :

Il y a un problème de sous-représentation des personnes racisées au théâtre et dans les productions culturelles au Québec. Mais lorsque les personnes racisées en parlent, ça devient très difficile de dialoguer […] Le débat a été personnalisé. On m’a attaquée, on a tenté de me discréditer en me traitant de fasciste, d’inculte, d’ignorante. […] On me dépeignait dans les médias comme quelqu’un qui est contre la liberté d’expression. C’est faux ! Je pense que Robert Lepage aurait pu faire un spectacle sur l’esclavage en évitant certains pièges et en faisant preuve d’une plus grande sensibilité. […] J’ai eu l’impression qu’on me disait qu’il était préférable que je me taise. Et que c’était tout à fait acceptable, dans notre société, que des gens comme moi ou qui me ressemblent ne parlent plus, ne se questionnent plus et ne s’expriment plus […] Mais je crois que c’est important de percevoir le contexte dans lequel […] sont émises [les condamnations de la sous-représentation des personnes racisées dans les médias]. [Celle-ci] entretient certains préjugés. Il y a des répercussions ensuite quand on se promène dans la rue, quand on a des interactions avec des policiers. On a plus de difficulté à avoir des emplois, par exemple. […] Le racisme [systémique], ce n’est pas seulement une personne qui déteste de façon consciente ou commet volontairement des actes haineux envers une autre personne. C’est aussi un système qui fait en sorte que certaines personnes sont moins favorisées que d’autres. Quand on dit que quelque chose est raciste, ce n’est pas une attaque à la moralité de quelqu’un. On ne doute pas de ses qualités ni de ses intentions, mais on met en lumière un contexte qui fait émerger certains comportements

Cassivi, 2018

La censure n’est certainement pas plus dans l’intérêt des travailleurs racisés que dans celui des autres exploités et opprimés, bien au contraire, alors que l’accès le plus large possible à la culture, de tous les temps et de toutes civilisations l’est évidemment. Mais comment appliquer ce principe à un cas particulier ? Et quand l’expression d’un désaccord est-elle une forme de censure, de violence ? Ce débat met en exergue l’acuité et la diversité des enjeux politiques de la lutte sociale pour l’égalité, la complexité de la création culturelle, ainsi que le caractère dynamique et socialement situé de la culture. Nous considérons que notre incompréhension pointe en direction du problème plus théorique qui se pose et avons décidé d’explorer ici la pragmatique de ces discours médiatiques sous l’angle de l’un des enjeux fondamentaux de l’enseignement de l’histoire : les rapports entre l’altérité, l’empathie et l’identité qui s’exprime dans les usages du concept d’appropriation culturelle. L’importance de cette question tient à ce que le monde scolaire (la classe d’histoire, par exemple) comme le monde profane (la salle de spectacle, par exemple) ont souvent servi, non à exercer les participants à la pensée réflexive, mais à éloigner les unes des autres des personnes qui gagneraient à être solidaires autant qu’à faire se rapprocher des gens que leurs intérêts sociaux opposent, mais qui partagent des qualités accessoires servant de prétextes pour les diviser, les exclure, les exploiter, les opprimer, les ségréguer... diversement.

Dans le but de fournir des éléments de réflexion à ce propos, de nous familiariser avec les faits et de formuler des questions pour préparer des recherches sur ce phénomène, cet article présentera d’abord le contexte du débat, puis précisera le sens qu’il accorde au concept d’appropriation culturelle, avant de présenter la méthode mise en oeuvre pour réaliser une analyse exploratoire du débat médiatique et les résultats de cette analyse, puis certaines retombées que cela nous inspire pour une recherche plus ambitieuse.

2. Contexte

Le 4 juillet 2018, après seulement trois séances – à guichet fermé – au Théâtre du Nouveau Monde (TNM), L’Équipe Spectra a annulé les 14 représentations restantes (y compris 11 supplémentaires) de SLĀV, dont plus de 8 000 billets avaient déjà été achetés (Dunlevy, 2018a, 2018b). En apparence étonnante d’un point de vue commercial, la décision d’annuler le spectacle le plus populaire du 39e Festival international de jazz de Montréal (FIJM) faisait suite au tollé suscité par la pièce et répercuté jusque dans la presse internationale. En effet, une pétition signée par 1 500 personnes et des rassemblements publics devant le TNM regroupant des dizaines de manifestants réclamaient depuis le 26 juin l’annulation de SLĀV ou l’embauche de descendants d’esclaves africains dans sa distribution – tous les manifestants ne posaient toutefois pas l’annulation comme alternative à l’embauche. Certains ont d’ailleurs douté que les pétitions aient provoqué cette annulation (ou d’autres) :

Les institutions qui prennent la décision d’annuler un spectacle, de retirer une chanson des ondes ou de céder à la pression de quelques détracteurs sont-elles réellement à l’écoute des critiques qui leur sont adressées ? Ont-elles à coeur le bien commun, ou abandonnent-elles une discussion qui leur apparaît trop complexe, jouant le jeu de ceux qui se plaisent à croire qu’on ne peut plus rien dire ?

Lussier, 2018, p. 16

Il faut noter que l’institution qui gère le FIJM est une filiale d’une société de portefeuille (le Groupe CH, propriété de la famille Molson) qui détient de grandes parts du marché culturel au Canada (production de spectacles, gestion de salle, etc.) et dont les décisions d’annuler ou de soutenir quelque production que ce soit dépendent sans doute avant tout de ses effets probables, aux yeux de ses gestionnaires, sur la colonne des pertes et profits de l’entreprise.

Certains porte-paroles des protestataires avaient en outre taxé de racisme la conceptrice et interprète principale (Bettina Bonifassi) de SLĀV, ainsi que son producteur (Robert Lepage). Ils dénonçaient également l’appropriation de l’histoire et de la souffrance des Noirs par des artistes dont une majorité avait une peau de couleur « blanche, ce qui limitait “l’expression des personnes directement affectées par les propos des voix dominantes, mais ne bénéficiant pas de la même visibilité” » (Craft, 2018), « alors que les descendants d’esclaves [noirs] sont encore au bas de l’échelle des sociétés dans lesquelles ils ont été intégrés, qu’ils sont emprisonnés et tués dans des proportions injustes » (Sumney, cité dans Bourgault-Côté, 2018, s. p.). Marilou Craft (2018) relevait aussi des erreurs historiques, des raccourcis et un humour à tout le moins maladroit qui banalisaient l’oppression des Noirs et déchargeaient sur les individus qui la subissaient la responsabilité de leur asservissement. Certaines des pancartes des manifestants signalaient le prix élevé des billets du TNM et accusaient les spectateurs d’être des privilégiés complices de la spoliation et du recel qu’auraient perpétré Bonifassi et Lepage avec le soutien des grands conseils de financement des arts.

Par la suite, la créatrice a condamné la censure que le FIJM exercerait contre son oeuvre en annulant la présentation de celle-ci et a soutenu que le spectacle, loin de « chauler » (« whitewash », selon Charmaine Nelson, citée dans Wente, 2018) l’histoire des Noirs, de dénaturer leur culture, de procéder d’une démarche ponctuelle et vénale ou de relever du divertissement industriel aliénant et discriminatoire, était au contraire mû de longue date par des visées antiracistes et de conscientisation (Dunlevy, 2018b).

Dans la foulée, une autre pièce du prolifique Lepage, Kanata, a failli être annulée, en raison du retrait de bailleurs de fonds, vraisemblablement rebutés par les risques financiers accrus (Boulanger, 2018). Prenant l’affiche comme prévu le 15 décembre 2018, à Paris, Kanata « décrit la colonisation du Canada par les Européens et ses effets destructeurs sur les populations autochtones. Elle contient aussi des passages sur l’oppression des peuples autochtones aujourd’hui » (Carter, 2018, s. p.). La pièce évoque notamment l’internement de 150 000 enfants autochtones du Canada dans des pensionnats (où plusieurs furent victimes de châtiments et de viols, mais où chacun était condamné à l’oubli de sa langue et à l’assimilation culturelle) et l’endémie actuelle des problèmes d’assuétude aux psychotropes toxiques, de pauvreté, de prostitution et de violence, y compris envers les femmes, dont plus de 1 200 femmes portées disparues entre 1974 et 2014 (Miller, 2018). Des membres des Premières Nations avaient déploré l’absence d’acteurs et d’auteurs de ces nations au sein de cette production et avaient réclamé un dialogue constructif à ce propos avec les artistes et producteurs (« Encore une fois », 2018). Cette rencontre a eu lieu, mais le résultat a frustré leurs espoirs (Boutros, 2018). Les producteurs affirmèrent que le synopsis de la pièce avait été modifié pour tenir compte de la polémique, mais sans que cela se traduise sur scène par une embauche d’artistes de leurs différentes nations. Les critiques ont en outre rapporté que de la déception se mêlait à l’optimisme de certains membres des Premières Nations (Laurence, 2018), comme la réalisatrice abénakise Kim O’Bomsawin, qui avaient assisté à la première. Leur désappointement concernait entre autres l’absence de consultation (Behrer, 2018) et l’occultation des luttes des femmes des Premières Nations contre la violence faite aux femmes autochtones (Décoloniser les arts, 2018; Maga, 2018).

Plusieurs chroniqueurs – dont certains affichent avec ostentation leur conservatisme – réagirent avec véhémence aux protestations des membres du collectif SLĀV-Résistance (puis à l’annonce de l’annulation – qui ne s’est pas concrétisée – de Kanata), leur reprochant de verser dans le « dogmatisme » et le « fanatisme » (Petrowski, 2018), « l’impérialisme anglophile », « l’intimidation », « le racisme » et « la haine antiblanche » (Bock-Côté, 2018), voire de promouvoir « l’apartheid » et le « lynchage » (Rioux, 2018) et appelèrent à un durcissement des positions. Tandis que ces commentateurs de droite ne mentionnaient pas les rapports de pouvoir inégalitaires ou les niaient, caricaturaient les propos de leurs adversaires et évitaient de présenter les positions plus nuancées, un journaliste de Voir, un périodique culturel gratuit basé à Montréal, résumait plutôt le problème en ces termes : « Est-ce un crime de s’inclure dans une histoire qui nous a façonnés, même si nous n’y avons pas joué le beau rôle et malgré le fait que nous le reconnaissons ? » (Couture, 2018). Le journaliste ne décline pas l’identité des personnes à qui renvoie le pronom personnel « nous » qu’il emploie trois fois. Cela montre bien, à notre avis, la nécessité de mener une analyse de contenu élargie, car cet usage du « nous » et du concept d’appropriation culturelle, le cas échéant, est sans doute révélateur de représentations sociales.

Sur cette controverse ou d’autres du même type, les discours à analyser ne manquent pas et d’autres manifestations artistiques auraient pu connaître la réception réservée aux pièces de théâtre SLĀV et Kanata au Québec[2] : les écrits savants sur le concept montrent que de nombreuses oeuvres d’art ou de fiction (bédés, chansons, films, romans, séries télévisées, danses, etc.) influencées par ou figurant des évènements et phénomènes du passé (continus, revenus ou révolus) partagent des caractéristiques similaires aux pièces susmentionnées, qu’elles soulèvent des questions aussi vives socialement et sèment des controverses d’une nature et d’une intensité comparables (Coutts Smith, 2002; Spickard, 2018; Young, 2005; Ziff et Rao, 1997).

Cette disparité et cette fréquence des emplois du syntagme « appropriation culturelle » dans le débat laissent croire en une hétérogénéité de définitions qui nous convainc de nous tourner vers les écrits savants afin d’en extraire les caractéristiques et de cerner au moins l’usage savant majoritaire de nos jours.

3. Contexte théorique

Démêler cet écheveau nécessite en effet de répondre au préalable à plusieurs questions conceptuelles fondamentales. Deux d’entre elles nous viennent spontanément à l’esprit. Qu’est-ce que l’appropriation culturelle, d’après ceux qui ont inventé ce concept tel qu’il est utilisé dans les études culturelles ? À quels attributs (et indicateurs) ce concept se reconnaît-il, dans ce champ universitaire ?

JSTOR, le système d’archivage et de partage en ligne de publications universitaires et scientifiques qui regroupe un très grand nombre de revues savantes en sciences humaines et sociales, répertorie 56 204 articles de recherche et 1 784 chapitres publiés jusqu’au 31 décembre 2018 comportant les termes cultural appropriation. De ce nombre, toutefois, seuls 55 articles de recherche comportent le syntagme dans leur titre ou dans leur résumé, soit 8 de 1991 à 1997 (1,1 par année), 13 de 1998 à 2005 (1,6 par année) et 34 de 2006 à 2018 (2,6 par année). Un tri par pertinence fait ressortir au premier rang un article, souvent cité, de Young (2005); dans cet article, l’auteur reprend le propos de l’un de ses livres sur la question (eux aussi largement cités) dans lequel il distingue et définit au moins trois types d’appropriations culturelles dans les arts, qu’ils soient offensants ou non, préjudiciables ou non aux yeux de leurs créateurs ou de leurs descendants et quels que soient les intentions des protagonistes : 1) l’appropriation de contenu – « quand […] un artiste utilise les produits culturels d’une autre culture pour produire son propre art » comme des « [m]usiciens qui interprètent les chansons d’une culture qui n’est pas la leur […] »; 2) l’appropriation de sujets – quand, par exemple, des artistes dépeignent dans leurs oeuvres des agents (ou des auxiliaires) s’associant à une autre culture; 3) l’appropriation d’objets d’art (statues, amulettes, etc.) ou de biens culturels – quand, par exemple, ils sont destinés à être collectionnés ou exposés de manière publique ou privée (p. 136, traduction libre). Le cas de SLĀV concerne les formes d’appropriation 1) et 2), selon cette typologie.

Le concept subsume par conséquent un large éventail de revendications, de causes, de luttes, etc., contre la récupération ou l’usurpation de l’histoire des colonisés et l’étouffement ou la folklorisation de leur voix, dans un contexte de partage des ressources du globe au profit de la poignée de familles propriétaires des monopoles transnationaux métropolitains; du reste, la fréquence de l’emploi du concept d’appropriation culturelle dans les écrits savants est corrélée au développement de théories postcoloniales, postmodernes, « décoloniales » ou antihégémoniques[3] (Kofsky, 1970; Lefrançois, Éthier et Demers, 2014; Novack, 1976; Spivak, 1990).

Bien que l’auteur n’utilise pas cette étiquette, les attributs du concept « appropriation culturelle » sont dégagés dans l’un des articles canoniques de Coutts Smith paru en 1976 : Some general observations on the problems of cultural colonialism, que cite à ce propos Oxford Reference (Drabble, Stringer et Hahn, 2013). L’auteur réfute l’essentialisme culturel : nul besoin de recourir à une définition des cultures en termes de conditions nécessaires et suffisantes et de les concevoir comme hors de l’histoire[4]. Le concept d’appropriation culturelle repose plutôt sur l’existence de rapports de force contextualisés historiquement, entre des groupes sociaux majoritaires et minoritaires en termes de pouvoir et d’agentivité (par opposition à l’auxiliarité). Parce qu’ils font face aux concentrations culturelle, économique, politique et sociale, ces groupes sociaux se perçoivent comme « minoritaires » sur ces plans, qu’ils soient numériquement supérieurs ou inférieurs aux « majoritaires ».

Dans les études culturelles postcoloniales, le concept désigne le plus souvent le pillage, le transport, le trafic, etc. d’artéfacts, de vestiges archéologiques, de patrimoines matériels, d’oeuvres d’art, etc. dont certains groupes sociaux furent victimes lors de l’expansion coloniale de régimes impérialistes. Outre ces objets de la culture matérielle, le concept est aussi employé quand il s’agit de s’opposer au détournement (misappropriation), aux attaques contre l’intégrité d’éléments culturels immatériels et à leur décontextualisation.

La Declaration of war against exploiters of Lakota spirituality, adoptée au 5e Sommet Lakota (1993), réunissant 500 représentants des Nations Lakota, Dakota et Nakota, illustre bien cette objection. La résolution pourfend toute expropriation ou banalisation d’éléments culturels complexes (traditions sacrées, pratiques spirituelles, etc.) qu’engendre le manque de contextualisation de ces éléments dans le temps, l’espace et le social qui est nécessaire pour faire preuve d’empathie et en comprendre les racines, les sens et les expériences :

Nous appelons nos frères et soeurs des peuples Lakota, Dakota et Nakota, dans les réserves et communautés traditionnelles des États-Unis et du Canada, à s’opposer activement à cette prise de contrôle alarmante et à la destruction systématique de nos traditions sacrées

The People, s. d., traduction libre

Compte tenu de ces considérations liminaires, l’appropriation culturelle se présente comme un concept servant à problématiser des pratiques sociales sous certaines conditions : des membres d’un groupe social majoritaire sélectionnent et adoptent des éléments de culture, produits de l’histoire d’un groupe minoritaire qui perçoit un « déséquilibre » sur le plan des rapports de pouvoir et d’agentivité (bien que ce groupe ne forme pas de bloc monolithique et que des dissensions puissent exister en son sein à divers degrés) – le plus souvent associé à des formes de colonialisme ou de domination ainsi qu’à des injustices passées qui se reproduisent dans le présent au bénéfice d’un groupe majoritaire. Bien entendu, le concept ne recouvre pas tous les cas d’emprunt, lorsque des membres d’un groupe social sélectionnent et adoptent en fonction de leurs intérêts des éléments de culture, produits de l’histoire d’un autre groupe social – ce qui peut être réciproque, servir la création artistique, inspirer ou reposer sur un échange culturel symétrique. Plusieurs auteurs mettent d’ailleurs l’accent sur les histoires de colonialisme, ainsi que de relations de pouvoir et de conditions de travail et de vie injustes héritées de ce passé (Coombe, 1992, 1998; Fals-Borda et Mora-Osejo, 2003), mais aussi sur la résistance marquée par la saisie culturelle populaire d’un texte culturel de l’élite (Kulchyski, 1997; Lo et Gilbert, 2002).

Des indices de ce « déséquilibre » sont nombreux (Éthier et Lefrançois, 2019), mais l’un des plus criants touche le système judiciaire : aux États-Unis, en 2016, « les Afro-Américains non hispaniques (599 sur 100 000 résidents afro-américains) étaient incarcérés en prison à un taux 3,5 fois supérieur à celui des Caucasiens non hispaniques (171 sur 100 000 résidents caucasiens) » (Zeng, 2018, traduction libre); les jeunes Autochtones représentent 46 % de toutes les inscriptions de mineures et mineurs dans les services correctionnels au Canada (Malone, 2018). Dans le domaine culturel, une étude californienne de l’Institute for Research on Labor and Employment (IRLE, 2018) analyse un échantillon de 200 films étatsuniens projetés en 2016 et de 1 251 émissions de télévision en 2015-2016.

En 2016, les Caucasiens étaient surreprésentés dans les rôles de films à succès, représentant 78,1 % de ces rôles, mais ne constituant que 61,3 % de la population étatsunienne. Constituant 13,3 % de la population, les Afroaméricains frôlaient la représentation proportionnelle, représentant 12,5 % de ces rôles. Tous les autres groupes minoritaires étaient nettement sous-représentés.

p. 21, traduction libre

Aux États-Unis, le pourcentage d’acteurs « noirs » correspond à leur poids démographique, mais la sous-représentation des « minorités » demeure, entre autres, dans les professions influentes de l’industrie. Les créateurs « blancs » de séries de télévision sont, entre autres, cinq fois plus nombreux que celles et ceux issus de « minorités ethniques » – représentant 40 % de la population du pays (Dekonink, 2018; Levin, 2018). Bref, les femmes et les individus issus de ces groupes minoritaires, exception faite des hommes afrodescendants, demeuraient sous-représentés dans le bassin d’actrices et d’acteurs des films (2016) et des émissions de télévision (2015-2016) (IRLE, 2018). Au Canada, Sonia Bonspille-Boileau observe que les acteurs autochtones n’occupent pas l’écran (Lefrançois et Éthier, 2018).

Le statu quo, c’est-à-dire les partis pris passés des arrangements sociaux, sert en général les exploiteurs et les oppresseurs en fixant des inégalités les favorisant. Ceux-ci ont donc avantage à maintenir ces arrangements, tandis que les groupes minoritaires ont tendance à lutter contre cette présomption en faveur des pratiques et des distributions existantes et à exiger des mesures de réparation de ces inégalités sociohistoriques et systémiques les défavorisant. Notons que ces groupes minoritaires et majoritaires sont souvent des emboîtements intersectionnels de multiples construits, comme le genre, le phénotype, etc., et que ces groupes contingents sont eux-mêmes divers socialement (malgré parfois une longue histoire d’oppression et de résistance) : il n’y a pas de communautés « haïtienne » ou « femme » en soi, mais seulement en contexte, et ces « communautés » regroupent des personnes aux positions et intérêts sociaux opposés[5].

Dans ces conditions, il faut vérifier quelles valeurs (définition) la variable « appropriation culturelle » occupe dans les débats, notamment pour tenter de voir si ceux qui utilisent ces différents concepts ont des points communs dont dépendraient ces usages.

4. Méthode

À l’aide de l’outil de recherche Eureka, nous avons recensé tous les articles sur la thématique de cette analyse ayant été publiés au Canada dans des périodiques de langue française, avec comme seul mot-clé « SLĀV », dans le titre ou le texte. De juin à décembre 2018, près de 1 000 articles contenant ce mot-clé furent publiés (incluant les doublons). Pour réduire ce nombre, après avoir fait une lecture flottante de l’ensemble des articles (Baribeau, 2009, p. 139), nous avons spécifié quelques critères de sélection.

Nous avons examiné les périodes de publication en vue de déterminer les plus occupées. Il y a eu quantité de publications en juin-juillet 2018 (début 23 juin), lors de la présentation de la pièce à Montréal. En excluant les doublons, 460 articles (et courriers des lecteurs) québécois mentionnaient SLĀV dans leur contenu ou dans leur titre. Ce nombre a diminué dans les mois suivants : 163 en août-septembre, 37 en octobre-novembre, 86 en décembre[6].

Nous avons appliqué des critères de sélection aux 460 articles (juin-juillet 2018) :

  • Avoir été publiés dans un quotidien;

  • Avoir été publiés en français;

  • Avoir été publiés à Montréal;

  • Avoir un auteur (excluant l’Agence QMI, Radio-Canada, etc.);

  • Ne pas être des doublons.

Par exemple, si un article a été publié dans Le Journal de Québec, nous l’avons exclu de l’échantillon. Cependant, si un texte a été publié à la fois dans Le Journal de Québec et Le Journal de Montréal, nous avons retenu une des versions, ce qui explique la présence de ces vases communicants dans le corpus (tableau 1). L’échantillon est donc passé de 460 à 273 titres.

Comme stratégie de réduction des données textuelles, nous avons échantillonné 18 articles (chroniques, éditoriaux, reportages, etc.) parmi ceux écrits par les 42 auteurs ayant publié plus d’un titre durant les mois de juin et de juillet 2018. Pour ce faire, nous avons d’abord tiré au sort 18 auteurs; lorsqu’il y avait plus d’un article de ces auteurs, nous avons ensuite tiré le titre au sort.

L’échantillon final représentait plus de 40 % des articles rédigés durant la période visée par les auteurs les plus présents dans la presse écrite sur la thématique : les discours publics portant sur la réception du spectacle de théâtre musical SLĀV et la controverse sociopolitique que cet évènement a suscitée. Nous avons pu apprécier une constance et une répétition d’éléments de discours et de contenu après avoir réalisé une lecture flottante des 42 articles; lors de notre relecture approfondie du sous-échantillon de 18 titres, la saillance et la représentativité de ces éléments demeuraient.

Les articles tirés au sort proviennent de La Presse (LP), Le Journal de Montréal (JM), Le Journal de Québec (JQ), Le Devoir (LD). Tous les articles datent de juin et juillet 2018.[7]

Le corpus d’analyse final comprend 18 articles tirés au sort; nous les énumérons dans le tableau 1, en ordre chronologique de publication. Les références complètes des articles du corpus se trouvent dans ce tableau.

Tableau 1

Le corpus

Le corpus

Tableau 1 (continuation)

Le corpus

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5. Résultats

Nous avons éliminé 2 des 18 articles (Renaud, 2018 – une critique musicale; Rouleau, 2018 – ciblant moins SLĀV que Kanata). Malgré leur apparente pertinence, ils s’éloignaient du noyau thématique de cette étude : la réception publique et politique de la pièce SLĀV. Les 16 autres articles – tous rédigés par une ou un journaliste/éditorialiste – consacraient leurs contenus à la thématique, tout en se prêtant parfois à des rapprochements avec la controverse sur la création Kanata. Treize articles ont été signés par des « Blancs ». Cette proportion reflète la composition des quelque mille articles de départ. Le syntagme « appropriation culturelle » a été relevé dans 10 articles sur 16. Dans cette partie, nous analyserons ces articles sous trois angles : la définition de l’appropriation culturelle qui ressort de ce corpus; la critique qui est faite du concept et de ses messagers; la polarisation des avis énoncés.

5.1. La définition de l’appropriation culturelle

Nous n’avons dénombré que deux articles offrant soit une définition composée au minimum d’une unité sémantique, soit des éléments explicites de définition analytique du concept. Le premier cite un extrait de l’entrée « appropriation culturelle » de Wikipédia, alors que le deuxième reprenait un court passage du Dictionnaire Oxford.

Le site Wikipédia propose les éléments de définition suivants : « L’appropriation culturelle est un concept né aux États-Unis selon lequel l’adoption ou l’utilisation d’éléments d’une culture par les membres d’une culture dominante serait irrespectueuse et constituerait une forme d’oppression et de spoliation. La culture “minoritaire” se trouverait ainsi dépouillée de son identité, ou réduite à une simple caricature raciste » [...] « L’appropriation culturelle intègre dans sa définition l’appropriation d’éléments matériels et immatériels tels que des symboles, des objets, des idées et/ou différent aspect d’une ou plusieurs cultures par un tiers. »

Fortin, 2018

Il existe plusieurs définitions de l’appropriation culturelle. Le Dictionnaire Oxford la décrit comme « l’absence de reconnaissance ou l’adoption inappropriée de coutumes, pratiques, idées, etc. d’un peuple par des membres d’une autre communauté, typiquement plus dominante ».

Rousseau, 2018

Le même article contenait quelques éléments de définition attribués à la coprésidente de Diversité artistique Montréal (DAM). En effet, la journaliste transcrit les propos de Mme Ania Ursulet, en les structurant sous la forme de jeu-questionnaire : « Qu’est-ce que l’appropriation culturelle ? ».

[Il existe] quelques critères à respecter pour quiconque souhaite s’assurer de ne pas faire d’appropriation culturelle : « Il y a la relation de pouvoir, quand un dominant se permet l’exploitation culturelle d’une minorité; l’exploitation économique, lorsqu’on commercialise un élément culturel d’une minorité sans que ça lui profite; la dénaturation, quand on s’exprime sur une culture sans la consulter ou la faire participer. »

Rousseau, 2018

Plusieurs discours des articles recensés ne reconnaissent toutefois pas de lien conceptuellement nécessaire entre appropriation culturelle et relation de pouvoir inégale ou s’approchaient du paralogisme de la pente fatale ou de celui de l’analogie douteuse. Les journalistes citent des propos des protagonistes. Si ce discours (direct ou rapporté) a un autre statut énonciatif que le discours des auteurs (Bock-Côté, 2018; Fortin, 2018; Lauzon, 2018) eux-mêmes, il n’en demeure pas moins révélateur d’une définition de l’appropriation culturelle en porte-à-faux avec celle de Coutts-Smith, Riff et Rao ou Young :

« C’est quoi, je n’ai pas le droit de faire une tragédie grecque, parce que je ne suis pas grecque ? poursuit-elle [Betty Bonifassi]. L’appropriation culturelle avait un sens en 1940 quand elle a été décrétée. En 1940, on se moquait des minorités aux États-Unis, qu’on spoliait et qu’on humiliait sur la place publique. Aujourd’hui, on n’est plus dans le même monde. On est dans un monde où j’ai des amis qui viennent de partout. »

Gendron-Martin, 2018

Rémy Girard et Gilbert Sicotte se rangent dans le camp de Robert Lepage, dont les pièces SLAV et Kanata sont visées par des accusations d’appropriation culturelle. Ils estiment que s’approprier la vie des autres constitue le fondement du travail d’acteur.

Bélanger, 2018

« À un moment donné, ça dérape ces choses-là, a poursuivi Gilbert Sicotte. On se demande si on peut dire ceci ou cela. Or, ça appartient à l’espace théâtral et au cinéma de pouvoir prendre tout ce qui est dans la vie et d’en faire quelque chose. Sinon, on ne fera plus rien. »

Bélanger, 2018

5.2. La critique qui est faite du concept et de ses messagers

L’un des auteurs (Bock-Côté, 2018) soutenait déterrer les racines politiques et sociohistoriques du concept, le qualifiant de manifestement antifrancophone, racialisé et attentatoire à l’identité québécoise, laquelle serait la victime d’une extrême gauche importée et néocoloniale avec qui les élites culturelles au Québec se seraient acoquinées. Né aux États-Unis dans un contexte très différent et un climat hautement raciste, le concept aurait été essentiellement employé contre les Blancs. Il s’agirait d’un produit de l’impérialisme étatsunien visant à « racialiser » les rapports sociaux.

Un des signes les plus nets de l’américanisation mentale de la société québécoise se trouve dans l’importation chez nous d’un antiracisme débile et paranoïaque.

Bock-Côté, 2018

Des militants se réclamant du mouvement Black Lives Matter, qui s’est constitué à l’origine pour dénoncer la violence policière contre les Noirs aux États-Unis, les [Bonifassi et Lepage] ont été accusés ainsi de faire usage de leur « privilège blanc » et de se rendre coupables « d’appropriation culturelle ».

Bock-Côté, 2018

Ils reprenaient le jargon de l’extrême gauche académique pour justifier leur haine des « Blancs ».

Bock-Côté, 2018

Cependant, ce scripteur ne présentant aucune source, nous ne pouvons établir quels auteurs ou militants il dénonce. Le discours de Bock-Côté peut en effet viser des auteurs aussi différents que Raymond Williams, un chercheur des études culturelles ayant adopté une approche de type matérialiste culturel dans son classique Culture and society publié en 1958, que Edward Said ou d’autres adeptes des courants postmodernistes, tiers-mondistes ou postcoloniaux. Cet amalgame permet à l’auteur de commenter l’action des « autres » sans que les lecteurs sachent qui sont les « autres »; cela rend son discours difficilement vérifiable. Il ajoute :

L’importation, depuis quelques années, d’une haine raciale antiblanc qui est le fruit de l’histoire pourrie des relations interraciales aux États-Unis. Il faut le dire et le redire : ce racisme-là n’est pas plus honorable qu’un autre.

Bock-Côté, 2018

Pourtant, les données de la sociologie contemporaine montrent que le racisme systémique à l’endroit des hommes blancs ne prévaut pas en Amérique du Nord, malgré ce qu’affirme l’auteur.

5.3. La polarisation des avis énoncés à propos de l’appropriation culturelle et de la censure : deux « nous » distincts

Deux « nous » s’expriment dans les textes et s’excluent de façon réciproque.

Le premier « nous » manifeste est celui d’un groupe sociohistoriquement opprimé en raison de motifs différents de la langue et de l’appartenance nationale.

C’est plus que de l’appropriation culturelle, ajoute son amie Sophia Sahrane. C’est de revivre une violence. Oui, la musique est à tout le monde. Mais cette musique-là est née en tournant des êtres humains en propriété. Il y a eu de la violence sexuelle, psychologique et physique. C’est un traumatisme qui est générationnel. Et là, on l’utilise et on le « whitewash ».

Lauzon, 2018

C’est ça qui fait mal. […] « À l’intérieur de ce théâtre, en ce moment, ils prennent nos souffrances, notre histoire et l’héritage de notre résilience pour un billet qui coûte entre 60 et 90 $. Honte à vous ! »

Lauzon, 2018

Le deuxième « nous » s’identifie aux Québécois descendants de colons français. Deux articles s’attaquent au racisme, qu’ils imputent aux manifestants antiSLĀV. Selon les auteurs, les opposants à l’appropriation culturelle se seraient fourvoyés dans leurs revendications, et ce, à cause de leur ignorance des caractéristiques de l’identité québécoise et de leur méconnaissance de l’histoire du Québec et du Canada, qui serait l’histoire d’un « nous » canadien-français en lutte contre une oppression nationale. Ce faisant, les auteurs opposent les victimes canadiennes-françaises et « autres ».

On pourrait aussi leur offrir un cours d’histoire du Québec. Et de rappeler à ces gens qui jugent le Québec sans même prendre la peine de le connaître minimalement qu’ils pratiquent le « racisme » anti-québécois.

Bock-Côté, 2018

[L]’identité « canadienne » ne repose-t-elle pas sur l’appropriation culturelle ? On a beaucoup écrit là-dessus dans le passé.

Fortin, 2018

Rapt national donc, si bien réussi, que le véritable Canadien n’aura d’autres ressources que de se créer une identité toute fictive : celle de Québécois; nom emprunté d’ailleurs de Québec, désignation administrative dont les Anglais nous affublèrent après la Conquête.

Fortin, 2018

Ceux qui s’intéressent tant à « l’appropriation culturelle » devraient peut-être commencer par se renseigner sur la construction de l’identité du Canada.

Fortin, 2018

Pour Bock-Côté et Fortin, le concept d’appropriation culturelle est anglosaxon, d’une part, et le Canada anglais se serait approprié dans le passé des éléments culturels canadiens-français pour se construire une identité « usurpée », d’autre part. Dans ce contexte, ces locuteurs considèrent offensant le fait que des Anglosaxons utilisent le concept d’appropriation culturelle pour sermonner des créateurs québécois. Notons que les sources sont, encore une fois, absentes du discours.

De même, dans l’ensemble du corpus, la définition du concept est variable. Tantôt, il n’est pas défini de façon explicite, tantôt son sens est assimilable à des éléments de contenu insistant avant tout sur les effets pervers de son emploi dans les débats publics ou par des groupes de la société civile : la censure artistique et l’atteinte à la liberté d’expression. À l’encontre de nos anticipations de départ, nous n’avons cependant repéré aucun lexème « censure » en cooccurrence avec le syntagme « liberté d’expression ».

Cinq des articles de l’échantillon étudié consacrent une part importante à l’annulation de la pièce, imputée aux contestations militantes antiSLĀV et présentée comme une expérience de prohibition de la parole et de la liberté artistiques. Ces discours expliquent que l’annulation avait été rendue possible par la « mollesse » des Québécois et la préférence qu’ils auraient accordée au consensus désengagé plutôt qu’à la délibération publique émancipée de la rectitude politique.

Elle [l’une des comédiennes noires de la pièce] a dit, dans ses échanges avec Le Devoir, être en train d’absorber le choc d’avoir été « censurée ».

Caillou, 2018

« Je ne crois pas à la violence ni à la censure, je crois au respect et au dialogue. Les discours haineux ne font rien avancer », avait commenté une autre comédienne de la pièce.

Caillou, 2018

[O]n vit aujourd’hui dans un monde où personne n’ose défendre une position impopulaire de peur de déplaire ou de devoir se tenir debout pour faire valoir son opinion.

Doyon, 2018

Rémy Girard a paru agacé par la levée de boucliers contre les oeuvres de Lepage. « Il y a tout ce côté politiquement correct qui me fatigue un peu. Je trouve que ça va loin. »

Bélanger, 2018

Comme plus haut, ces citations contiennent encore des insertions de discours rapportés de participants, ce qui crée une distorsion énonciative. Ces discours dans le discours, où l’un est censé légitimer l’autre, peuvent servir aux auteurs à promouvoir une opinion.

Néanmoins, ce qui ressort le plus est que les accusations de censure n’ont visé que très peu le diffuseur du spectacle, lequel l’aurait retiré de sa programmation festivalière pour des motifs de « sécurité publique » et par crainte de « débordement » plus ou moins violent (Groguhé, 2018; Roy, 2018). D’ailleurs, le discours dominant dresse un portrait anomique des manifestants antiSLĀV, la police devant notamment les contenir, tandis que les artistes sont davantage dépeints comme des personnes ouvertes d’esprit, donnant le choix au public de voir et d’aimer (ou pas) leurs oeuvres (Lauzon, 2018).

Cinq articles (Bélanger, 2018; Caillou, 2018; Doyon, 2018; Gendron-Martin, 2018; Lauzon, 2018) ont présenté l’opposition binaire, dans la controverse, entre l’« appropriation culturelle » de registres culturel, symbolique et douloureux d’un groupe social minoritaire et la « liberté d’expression » dans les arts jouissant d’une immunité créative.

En outre, deux articles de nature éditoriale (Houda-Pépin, 2018; Villeneuve, 2018) dénoncent l’impasse dialogique liée à cette dichotomie « Vous êtes avec nous ou contre nous… » sans intermédiaire :

Au moment d’aborder n’importe quel débat public, on devrait toujours privilégier la posture de la curiosité, plutôt que celle de la certitude.

Villeneuve, 2018

D’un côté, des gens qui pensent qu’il n’y a aucun intérêt à écouter ceux qui dénoncent l’appropriation culturelle. De l’autre, des personnes qui pensent que c’est intelligent de traiter de raciste quelqu’un d’assez ouvert d’esprit pour aller voir un spectacle sur les chants d’esclaves. Tout ce beau monde qui se traite mutuellement de fascistes ou de nazis.

Villeneuve, 2018

[O]n s’empresse de choisir son camp au lieu d’être à l’écoute du point de vue de l’autre.

Houda-Pépin, 2018

L’idée de dualité apparaît sous une autre forme dans les discours de certains articles promouvant la vertu antiessentialiste de métissage face aux opposants de l’appropriation culturelle portés vers l’essentialisme culturel (Doyon, 2018; Gendron-Martin, 2018; Lauzon, 2018; Pradier, 2018).

Oui, l’histoire de l’esclavage sous ses multiples formes appartient d’abord à ceux et celles qui l’ont subi, et à tous ceux qui en ont hérité. Mais cette histoire a été écrite par les oppresseurs autant que par les opprimés, par des blancs aussi bien que par des noirs. Et il faut en témoigner, d’abord pour qu’elle soit connue, mais aussi pour éviter qu’elle ne se perpétue (extrait de la déclaration Lepage/Bonifassi).

Lauzon, 2018

Les manifestants qui ont protesté contre la création de « SLĀV » par Robert Lepage et Betty Bonifassi, se sont vraisemblablement trompés de cible. […] « SLĀV » est avant tout un hymne à la diversité, à la mixité sociale, aux mélanges des peuples et à l’espoir.

Pradier, 2018

Ces discours axés sur des aspirations stoïciennes de cosmopolitisme se confrontent toutefois à la critique d’insensibilité des élites culturelles quant à la reproduction sociale de la place auxiliaire des oppressés dans l’histoire, ce que Dominique Fils-Aimé, Didier Lucien et d’autres ont souligné au cours de la controverse.

[Betty Bonifassi et Robert Lepage] ont fait preuve d’un manque de sensibilité étonnant en négligeant de recourir à des artistes noirs pour interpréter le chant des esclaves. Il est regrettable que l’avis de l’artiste hip-hop et historien Webster qui en a fait la suggestion n’ait pas été écouté. Mais un spectacle est une oeuvre évolutive. Il n’est peut-être pas trop tard pour corriger le tir. Du moins, je le souhaite. Il en va de la crédibilité de l’oeuvre, de l’authenticité de son interprétation visuelle et de l’équité à l’égard des artistes des communautés noires qui sont dramatiquement sous-représentés dans le milieu artistique et culturel québécois.

Houda-Pépin, 2018

Des extraits cités insistent sur le principe voulant que des motifs de discrimination (à l’emploi, par exemple), bien que contingents, puissent se cristalliser dans le temps et l’espace et maintenir des privilèges hérités qui entraînent des inégalités de traitement au bénéfice des plus favorisés. Toutefois, aucun article ne soutient l’idée que le statu quo, c’est-à-dire une sous-représentation de groupes minoritaires dans les arts de la scène, est susceptible de porter atteinte à la liberté d’expression, à la liberté comme non-domination. Aucun article ne défend des mesures d’action affirmative ou l’idée que certains groupes sociaux minorisés sont en droit d’exiger que soient rectifiées des injustices sociohistoriques. Aucun article ne mentionne que les opposants à la présentation de la pièce ont fait usage de cette liberté d’expression en se réunissant dans la rue comme arme critique pour des opprimés ou forme de conscientisation par la praxis.

Nous avons été étonnés de voir que les pôles politiques « gauche droite » ne sont évoqués qu’une fois (en cela, le corpus ne nous paraît pas représentatif de l’ensemble des écrits concernés), mais nous n’avons pas été surpris qu’ils le soient davantage pour invectiver une gauche « prise à son propre piège »; autrement dit, les élites culturelles se nourrissant de la « mauvaise conscience occidentale » ont été les artisans de leur propre malheur, victimes de groupes plus radicaux qu’elles (Bock-Côté, 2018).

L’action des manifestantes et manifestants antiSLĀV est interprétée de façon polarisée. Ou bien comme le miroir d’un phénomène sociopolitique de sous-représentation de groupes sociaux en contexte de diversité culturelle :

Alors que certains ont crié au racisme, le comédien [Didier Lucien] estime qu’il s’agit plutôt d’une preuve du manque de diversité culturelle au sein de la colonie artistique québécoise.

Étienne et Lapointe, 2018

[Les] artistes des communautés noires […] sont dramatiquement sous-représentés dans le milieu artistique et culturel québécois.

Houda-Pépin, 2018

Je sais que M. Lepage s’intéresse à la question autochtone et je suis certaine que si jamais il se lance dans une production abordant ce sujet, les apprentissages qu’il aura réalisés grâce aux critiques sur le spectacle SLĀV lui seront bénéfiques.

Champagne, 2018

Quand un peuple ou un sexe est opprimé par une classe dominante pendant des siècles, la moindre chose à faire aujourd’hui est de l’écouter, de l’entendre, de rester humble et de changer.

Champagne, 2018

Ou bien comme un mouvement spontané initié par des citoyens anomiques, majoritairement anglophones (Lauzon, 2018), mal informés et ignorants :

Depuis les derniers jours, que d’accusations idiotes et mal placées de la part d’un groupuscule qui n’a certainement pas vu la pièce ou compris le message.

Rodriguez, 2018

Si on en croit les détracteurs de SLĀV, seuls les noirs peuvent parler de l’histoire des noirs et critiquer un projet qui traite des noirs (qu’ils aient vu le spectacle ou non, d’ailleurs).

Doyon, 2018

[N]i moi ni quelque autre blanc ne peut avoir une opinion sur ce débat, à moins de joindre notre voix à celle des pourfendeurs de la pièce.

Doyon, 2018

En somme, la plupart des contenus de l’échantillon expriment une position tranchée en faveur ou en défaveur des opposants (assimilés aux manifestants postés devant l’entrée du théâtre accueillant le spectacle) à la présentation de la pièce. Toutefois, dans huit articles, cette position n’est pas celle de la ou du journaliste, mais de personnes citées ou interviewées. Huit articles d’opinion défendent des points de vue appartenant à l’auteur : un article antiSLĀV et cinq proSLĀV, plus un qui se réjouit des débats et dénonce toutes les formes d’oppression et un autre qui souhaite arbitrer la mêlée et déconsidérer le radicalisme des deux parties.

6. Conclusion

Malgré les limites inhérentes à un échantillon restreint de textes et circonscrit à certains échanges médiatiques de la presse écrite, il ressort de ce coup de sonde que le traitement de l’appropriation culturelle et d’autres concepts, tel que présenté dans le corpus, reflète la teneur des messages contradictoires qui circulaient à l’occasion du débat sur la pièce SLĀV.

À la suite de cette modeste recherche documentaire exploratoire, nous avons constaté que, dans ce débat, les protagonistes énoncent surtout des avis ou propositions politiques polarisés, fondent leurs argumentaires sur des concepts déformés ou indéfinis et s’engagent rapidement dans une impasse dialogique. La plupart du temps, l’appropriation culturelle est définie comme un échange culturel entre égaux et sans préjudice. Cela rend incompréhensible la perspective des protestataires. Il s’ensuit que les utilisateurs du concept sont dépeints comme des capricieux, des censeurs, des diffamateurs, des vétillards. Évidemment, dans ces circonstances, les avis des deux camps sont inconciliables, ce qui entraîne un dialogue de sourds. Sciemment ou non, les débatteurs agissent alors comme si l’aporie engendrée par la conduite parallèle de leurs monologues assurait l’efficacité de leurs interventions, comme si discréditer leurs adversaires les aidait à convaincre des tiers d’adhérer à leurs thèses, c’est-à-dire comme si les visées réelles et formelles du débat divergeaient. Pour ce faire, les sophismes et autres entraves au dialogue ne manquaient pas. Analyser un corpus constitué d’une proportion plus significative de textes et provenant d’autres médias permettrait de vérifier s’il s’agit d’une norme et de trouver quelles caractéristiques font varier ces discours.

L’enjeu de cette polémique a néanmoins rapport avec le sens des définitions implicites respectives du « nous » et du « eux », c’est-à-dire de l’identité (ce qui forme le soi) et de son contraire, l’altérité. Cela renvoie à des questions anciennes et complexes. Existe-t-il un « nous » incluant tous les exploités et les opprimés ou le « nous » concerne-t-il diverses catégories ? L’empathie et la solidarité sont-elles possibles entre personnes qui vivent l’exploitation et l’oppression à des degrés divers ou en raison de prétextes différents, mais que d’autres caractéristiques distinguent ? Comment conjuguer les altérités et identités multiples ? Lesquelles ont préséance ? Comment peuvent s’incorporer à la lutte contre une oppression spécifique les alliés de ces groupes qui ne la subissent pas directement, mais qui (comme Lepage et Bonifassi ou les auteurs de cet article) veulent en témoigner, afin qu’elle soit connue et afin qu’elle cesse ? Comment inclure tels ou tels groupes d’opprimés et leurs luttes spécifiques dans un combat global et systémique ? Comment cela se conjugue-t-il concrètement avec la discussion productive et tolérante de l’opportunité ou non de certaines tactiques ou de revendications intermédiaires des opprimés et qui peut en débattre ? Comment empêcher des exploiteurs et des oppresseurs de censurer et diviser des exploités et opprimés en usant du prétexte de l’appropriation culturelle ?

Certes, nous n’avions pas l’ambition ni la prétention d’éclairer ici ces vastes questions, mais parce qu’elles demeurent entières, nous devrons bien y revenir et affirmons déjà que le détournement des syntagmes « appropriation culturelle » et « liberté d’expression » dans l’espace public plaide pour l’apprentissage de la problématisation et de l’analyse des productions médiatiques s’autorisant du passé pour créer ou conforter des identités et appeler à l’action.

Bien que l’exploration de cette piste, prometteuse à cet égard, déborde l’art et l’école, les mondes profane et scolaire, il est en effet difficile de délibérer sans prendre un pas de recul – d’autant que ni prendre de la distance ni analyser avec méthode ne va de soi, ne vient par instinct. La présence de l’histoire (comme produit du travail des historiens) dans les médias, dans les productions artistiques, dans les débats socialement vifs, de même que dans les discours politiques souligne la responsabilité du cours d’histoire (comme d’autres instances) de combler ce besoin de développer une méthode critique pour analyser ces discours appelant à l’action en se justifiant par le passé, en instrumentalisant le passé. Or, si nous croyons que l’arme de la critique peut servir aux opprimés qui subissent ces discours aliénants à les déconstruire, nous nous demandons s’il ne faut pas être en lutte pour la fourbir et si la forme scolaire offre (voire peut offrir) les conditions de pratique permettant cette conscientisation que Dewey ou Freire appelaient de leurs voeux. Ce travail émancipateur doit-il alors plutôt se mener hors du monde scolaire ? Probablement. Entre-temps, la confrontation avec les représentations sociales mal fondées des élèves du primaire et du secondaire peut aider à créer des dispositifs qui peuvent rendre pertinents et signifiants, à leurs yeux, les outils mentaux qui leur permettront de gagner en autonomie intellectuelle (Barton et McCully, 2007; Dalongeville, 2001; Seixas et Clark, 2007), plus, du moins, que la seule présentation d’un opinion qui se veut correcte ou que la suppression d’une perspective qui semble fautive.