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En 2019, l’enquête menée par OpinionWay[1], auprès d’un échantillon représentatif de la population française, révélait « une augmentation mesurée mais régulière du nombre de lecteurs de livres numériques » et mettait au jour que, pour le confort, cette lecture s’opérait davantage sur des ordinateurs portables et tablettes que sur des smartphones ou liseuses. Les supports numériques ont également intégré la classe de français (Becchetti-Bizot et Butlen, 2012; Boublil et Crinon, 2016; Brehm et Beaudry, 2017; Brunel et Quet, 2017) et l’enseignement de la littérature de jeunesse numérique ou/et avec le numérique a donné lieu à des pratiques, si ce n’est novatrices, du moins nouvelles (Acerra, 2019; Florey et Capt, 2018; Perret-Truchot, 2015; Perrin-Doucey et Acerra, 2017, 2018).

Notre recherche se propose d’étudier plus particulièrement la lecture d’applications de littérature de jeunesse sur iPad par les enseignants, dans le cadre de l’enseignement-apprentissage en France, aux cycles 2 et 3 (élèves de 6-11 ans). D’une part, le contexte institutionnel nous y engage. En 2018, le ministère de l’Éducation nationale lance : « le numérique au service de l’école de la confiance[2] » dès les apprentissages fondamentaux et multiplie les incitations à l’utilisation de l’iPad en classe[3]. Les derniers programmes de l’école élémentaire (Ministère de l’Éducation nationale [MEN], 2015, 2018) préconisent l’insertion du numérique dans toutes les composantes (langage oral, lecture, écriture, étude de la langue) de la discipline française. D’autre part, la première génération d’iPad a déjà 10 ans d’existence. On sait que l’utilisation à visée didactique des tablettes numériques demeure rare dans la classe de français et que la collaboration entre professionnels de terrain et chercheurs contribue à en développer l’usage pour l’enseignement de la lecture et de la littérature, notamment au secondaire (Brehm et Beaudry, 2017). Au primaire, les corpus de littérature de jeunesse ont une place de choix (Ahr et Bulten, 2015; Butlen et Joole, 2012), alors que l’offre éditoriale numérique connait un essor certain (Acerra, 2019; Lorant-Jolly, 2012; Vassalo, 2013), l’entrée dans la classe d’applications littéraires pour la jeunesse et ses effets sur les pratiques des enseignants reste à étudier.

Dans ce contexte, il s’est agi de nous interroger sur l’introduction du support iPad avec des applications de littérature de jeunesse auprès d’enseignants, et de questionner l’articulation entre la lecture personnelle et la lecture professionnelle, c’est-à-dire la réception de ces oeuvres lorsqu’elles sont lues pour la classe. Pour répondre à ces questions, dans le cadre d’une recherche exploratoire, notre analyse s’appuie sur un recueil de données, constitué de deux entretiens, réalisés durant l’année scolaire et universitaire 2018-2019, avec deux professeures volontaires pour expérimenter la lecture d’applications littéraires sur iPad : l’une était stagiaire en master 2 MEEF (Métiers de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation) et l’autre en poste depuis une dizaine d’années. Après avoir présenté le cadre conceptuel dans lequel s’inscrit cette recherche, nous détaillons les éléments concernant ce recueil de données. Nous présentons ensuite les applications de littérature de jeunesse choisies par les deux enseignantes, Imagica, l’île du bout du monde(s) et L’ours et la lune[4], puis mettons en évidence comment s’articulent la lecture personnelle de ces oeuvres numériques et les raisons du choix par les enseignantes de tels supports d’apprentissage.

1. Cadre conceptuel

Notre étude s’inscrit dans la continuité des recherches menées par le LIRDEF (Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche en Didactique, Éducation et Formation), à l’Université de Montpellier[5], portant d’une part sur les oeuvres littéraires numériques destinées à la jeunesse, d’autre part, sur la lecture littéraire avec le numérique.

En ce qui concerne les oeuvres, l’exploration du corpus d’applications de littérature de jeunesse par notre équipe (Acerra, 2016, 2019; Louichon et Acerra, 2018) a conduit à l’élaboration d’une typologie en trois catégories : les adaptations, les créations nativement applicatives et les applications épiphyques « qui prévoient l’utilisation conjointe de livres papier et d’applications numériques » (Acerra, 2019, p. 126). Il s’est agi, par ailleurs, de mieux cerner les relations entre le livre papier et les oeuvres numériques afin de montrer en particulier que comme toute oeuvre pour l’enfance, l’application hypermédiatique (Acerra, 2016) à destination de la jeunesse « n’est pas exemptée du double devoir de “plaire et d’instruire” » (Louichon et Acerra, 2018), ce qui fait que son usage pédagogique est envisageable en classe, voire même envisagée dès sa conception. Pour autant, on sait peu de choses sur la présence de ces corpus dans les écoles, car ce sont « des objets encore largement minoritaires » dans le contexte scolaire (Brunel, 2019, p. 13), même si depuis quelques années, certaines expérimentations de lecture avec des élèves d’applications de littérature de jeunesse ont mis en évidence des spécificités liées au support ainsi qu’à la dimension interactive et multimodale de ces oeuvres (Acerra et Louichon, 2018; Manresa et Real, 2015; Perret-Truchot, 2015).

En ce qui concerne l’enseignement de la lecture littéraire avec le numérique, au sein de l’équipe montpelliéraine, le projet LINUM a permis l’analyse de pratiques effectives dans des classes de cycle 3 (élèves de 9-11 ans). En effet, ce programme scientifique de grande ampleur, conduit entre 2014 et 2017, a porté sur la création d’un prototype d’enrichissement didactique et pédagogique de romans, prototype expérimenté par des enseignants de l’école élémentaire (Perrin-Doucey et Acerra, 2017, 2018). LINUM a bien pour point de départ un livre de littérature de jeunesse, mais numérisé et adapté pour l’outil numérique « conçu sur le modèle classique du manuel scolaire » (Perrin-Doucey et Acerra, 2017, p. 202). Un tel projet a permis à notre équipe de didacticiens de la littérature d’éclairer des pratiques en lecture littéraire avec le numérique puisque le prototype permettait la remontée des traces d’activités des élèves et de l’enseignant et de mieux comprendre avec d’autres (Berthet et al., 2019; Iwaszko et al., 2018; Puidoyeux, 2019) l’intérêt de la création et de l’utilisation de livres enrichis à des fins pédagogiques.

Ces différentes analyses ayant été produites, le choix et la lecture des enseignants, en amont de la didactisation, d’oeuvres de littérature de jeunesse numérique, restaient encore à interroger. Comment des enseignants sélectionnent-ils une oeuvre au sein de ce nouveau champ de la production éditoriale pour la jeunesse, ou de ce que Lacelle et Lieuter (2014) appellent ces « nouvelles formes littéraires numériques » ? Quelle lecture en font-ils ? Quelles compétences technologiques et multimodales mettent-ils en jeu ? Cet axe complémentaire de recherche sur la lecture de la littérature de jeunesse numérique pour la classe s’est imposé, car comme le disent Chabanne et al. (2008), « choisir une oeuvre et celles qu’on lui associe apparait comme un geste professionnel majeur, révélateur non seulement d’une conception de l’objet-littérature, mais surtout de ce qu’est l’enseigner » (p. 236-237). De plus, si les relations entre lecture personnelle et lecture professionnelle (Boutevin, 2014; Butlen et al., 2008), entre choix de l’institution scolaire et activité de lecture (Hubert, 2010), dans le cas des enseignants du premier degré, ont donné lieu à diverses analyses, on sait moins ce qu’il en est pour le livre de littérature de jeunesse numérique et sa lecture empirique, même si en contexte scolaire, ces questions ont très récemment été soulevées dans le cas de lecteurs élèves (Acerra, 2019, p. III).

La présente contribution prend donc en compte l’ensemble de ces recherches pour interroger désormais la lecture d’applications littéraires pour la jeunesse par des enseignants. Nous avons formulé deux hypothèses. Premièrement, nous posons que ceux-ci prennent en compte les dimensions multimodales et interactives des oeuvres lors de leur lecture personnelle, tout en s’interrogeant sur l’intérêt de celles-ci pour eux-mêmes et pour la classe. Deuxièmement, nous postulons que le type d’oeuvres littéraires hypermédiatiques retenu détermine le projet didactique, autrement dit, que le choix d’une adaptation ou d’une application nativement créative – nous avons laissé de côté les applications épiphytes encore très minoritaires dans la production de littérature de jeunesse – et les objectifs d’apprentissage sont étroitement liés.

2. Contextes d’expérimentation et recueil des données

Pour répondre à nos questions, nous proposons une étude de cas et analysons des données issues de deux environnements professionnels, l’un en formation, et l’autre en réseau d’éducation prioritaire en zone rurale. En ce qui concerne ces deux contextes, dans une démarche scientifique exploratoire et qualitative, il s’est agi pour nous d’étudier le cas d’enseignantes volontaires pour expérimenter la lecture d’applications littéraires pour la jeunesse en classe, en étroite collaboration avec la recherche. Ces deux professeures n’ont pas eu de formation spécifique ni à la manipulation de l’iPad, ni aux aspects didactiques de la lecture sur écran.

Détaillons l’ensemble. Le premier contexte, celui de la formation en MEEF (Métiers de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation) 1er degré, à la Faculté d’éducation de Montpellier, est abordé en relation avec un questionnement sur la pédagogie scolaire et universitaire laquelle cherche à valoriser le numérique au sein des institutions de l’enseignement supérieur. Dans cette perspective, avec une professeure documentaliste, nous avons répondu à un appel à projet visant la création de ressources pédagogiques en ligne pour former les enseignants, stagiaires ou titulaires expérimentés, à l’usage des applications littéraires numériques destinées à la jeunesse dans leur classe. L’un des axes de ce projet était la réalisation d’un module multimédia, organisé autour d’une séquence didactique, conçue par un professeur stagiaire, accompagné d’un formateur, de capsules vidéo de classe, d’analyses et de commentaires provenant du stagiaire praticien lui-même[6]. À la rentrée universitaire 2018, l’étudiante, prénommée Léa[7], lauréate du concours (CRPE), en stage en alternance, a accepté de participer à ce projet que nous avions initiée en tant que formatrice et chercheuse en didactique de la littérature.

Le second contexte est celui de la pratique de terrain, dans une école rurale à triple niveau, où depuis quelques années, nous avons tissé des liens étroits avec Orianne, en raison d’une proximité géographique et d’une relation amorcée huit ans auparavant, au moment de la préparation du concours du professorat des écoles. Sans visée scientifique au départ, cette collaboration a abouti en 2018 à un questionnement plus étayé sur les usages du numérique dans la classe de français. On peut donc dire qu’une sorte de « recherche collaborative » entre chercheuse et praticienne « pour construire des connaissances liées à la pratique enseignante » (Desgagné, 1997, p. 371) a été engagée. En effet, la curiosité d’Orianne et la pratique intuitive au sein de sa classe des outils numériques l’ont amenée à s’interroger sur l’application littéraire numérique comme objet enseigné et à approfondir notre collaboration initiale sur la base de ce questionnement.

Le recueil de données analysées ici est constitué de deux entretiens semi-directifs, réalisés en janvier 2019, avec chacune des deux enseignantes, d’une durée d’une heure environ. La passation s’est déroulée avant la mise en oeuvre de la lecture des oeuvres numériques en classe. Ces entretiens, ensuite transcrits, avaient un double objectif : tout d’abord mettre en évidence les compétences mobilisées en lecture numérique par des praticiennes; ensuite, comprendre leur choix d’oeuvres numériques pour la classe, c’est-à-dire questionner ce qui est lu dans une perspective didactique (Brunel, 2019, p. 13-14). Ces deux contextes ont permis de recueillir des données sur les enseignantes en tant que lectrices d’oeuvres littéraires numériques pour la jeunesse et comme praticiennes compétentes dans l’enseignement de la lecture. Par ailleurs, même s’il ne s’agissait pas d’entretiens sociologiques, au cours de l’interview, les deux praticiennes ont évoqué leur identité, leur expérience de lectrice, leur rapport personnel à la littérature, un ensemble d’éléments permettant de mieux comprendre leur choix. Avant de proposer l’analyse de leur propos, examinons tout d’abord leur choix au sein de la production de littérature de jeunesse numérique.

3. Deux applications littéraires numériques

Dans le cas de cette étude, il nous semble nécessaire de présenter les deux oeuvres numériques afin de mieux comprendre quels corpus intègrent la classe. De quels objets littéraires s’agit-il ? Il faut souligner qu’en France, ce sont les professionnels du livre et de la lecture pour la jeunesse qui ont commencé à décrire le nouveau paysage éditorial, constitué par les ouvrages numériques à destination des enfants et des adolescents. Dans un dossier publié en 2012, La revue des livres pour enfants propose le panorama d’une offre très hétérogène tant du point de vue des appellations (ebook, applilivre, livre enrichi, livre augmenté…) que des conceptions (adaptation sur écran, création interactive, livre-jeu…). Un an plus tard, Vassalo (2013), bibliothécaire, directrice du Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil, dans un ouvrage de référence, Le dictionnaire du livre de jeunesse, signe la notice « numérique » au seuil de laquelle on peut lire : « Le passage au support numérique affecte le livre pour la jeunesse autant dans les formes de l’écriture et du rapport texte/image, si particulier à cette littérature que dans les pratiques de la lecture » (p. 699). L’apparition du livre numérique est liée à l’essor du répertoire pour la jeunesse sur CD-Rom et DVD-Rom et son développement potentiel grâce aux nouveaux supports (liseuses, smartphones, tablettes) semble être une évidence « tant ces objets ouvrent de nouveaux possibles à la littérature de jeunesse » (Vassalo, 2013, p. 700). Aujourd’hui, cette littérature « compte […] autant des adaptations de textes classiques et contemporains que des créations inédites conçues initialement pour les écrans tactiles » (Acerra, 2016).

Dans ce champ, examinons les deux oeuvres retenues par les enseignantes en commençant par une brève présentation. Imagica : l’île du bout du monde(s) est une création des éditions Via Fabula, publiée en 2016. Il s’agit d’un livre numérique (nous utilisons volontairement ici l’expression générique) qui propose quatre histoires différentes, déclinées en six versions selon l’environnement du lecteur (jour/nuit; beau temps/pluie; semaine/week-end). Ce dernier a ainsi accès en tout à vingt-quatre histoires. L’argument est toujours le même : Louise/Jonas (le lecteur doit choisir le héros ou l’héroïne au début de l’histoire) vit sur une île magique, peuplée d’animaux extraordinaires. Il lui arrive une aventure périlleuse dont le dénouement est heureux. L’histoire retenue pour la classe de CM1 s’intitule « La malédiction de la perle bleue ». Louise/Jonas habite sur une île merveilleuse. Un jour, sur le chemin de l’école, elle/il tombe sur un collier égaré au bord du lac. Alors qu’elle/il s’approche pour ramasser l’objet, celui-ci se transforme en tentacules qui l’expédient au fond de l’eau. Devenu(e) prisonnier(ère) de la Reine des eaux qui a ainsi constitué une armée d’esclaves explorant le fond du lac à la recherche d’une perle bleue, elle/il se noue d’amitié avec le poulpe Ernest. Tous deux montent une supercherie pour offrir à la Reine ce qui est censé être la perle tant désirée. À peine celle-ci tient-elle l’objet entre ses mains qu’elle laisse entrouvrir les chaînes de ses esclaves avant de s’apercevoir de la ruse. Louise/Jonas réussit à s’enfuir avec Ernest, tous deux libérés du joug de la Reine des eaux. De retour sur le chemin de sa maison, elle/il aperçoit une perle au bord du lac qui se révèle être celle que cherchait leur geôlière.

Trois activités sont insérées dans l’histoire et servent à aider le héros/l’héroïne à progresser dans son aventure. Il s’agit premièrement pour le lecteur de creuser dans plusieurs tas de sable afin de déterrer le cartable perdu par Louise/Jonas. Une fois celui-ci retrouvé, il faut par la suite utiliser un feutre de couleur bleue pour fabriquer une fausse perle et participer ainsi au montage de la supercherie. Après, au moment de la fuite, les personnages doivent traverser un labyrinthe pour échapper à la Reine des eaux. Cette dernière activité demande au lecteur de déplacer les héros représentés par une perle bleue jusqu’à la sortie.

La seconde oeuvre, retenue pour la classe de CP-CE1, s’intitule L’ours et la lune, publiée par les éditions Élan vert en 2014. Elle comprend deux parties : un récit illustré et un documentaire sur l’oeuvre d’art : L’ours blanc de François Pompon, une sculpture monumentale, réalisée en 1922. La partie documentaire propose cinq pages d’informations et de questions sur le sculpteur et son oeuvre ainsi que sur la collection d’albums « Pont des arts » à laquelle appartient L’ours et la lune. Le récit, quant à lui, raconte l’histoire d’un ours polaire qui s’ennuie sur la banquise. La nuit, il rêve en regardant la lune. Un soir, ours et lune se rejoignent et partent en voyage découvrir le monde. Ce voyage poétique amène les deux protagonistes près des océans à la rencontre des baleines, des mouettes, des dauphins, dans la forêt tropicale près d’une panthère, dans le désert près des dromadaires. Ils survolent les toits des pigeons, s’émerveillent des bois des grands cerfs, puis reviennent sur la glace. Sur chaque page/écran, la lune peut être animée par un clic.

Ces deux oeuvres sont certes représentatives de l’offre éditoriale pour la jeunesse aujourd’hui qui « hésite […] entre l’e-book enrichi, c’est-à-dire agrémenté de sons, de vidéos, de petites animations, et l’application – ce qu’on appelle les bookapps ou appli-livres –, disponibles sur tablettes et smartphones, et qui mobilisent une lecture tactile et interactive » (Gobbé-Mévellec, 2014, p. 42). À l’instar d’Acerra (2016), on peut affirmer que ce sont deux oeuvres hypermédiatiques « imbriquant dans un même tissu narratif des formes textuelles, des illustrations, des contenus audio et des animations, tous également impliqués dans la constitution de la fable ».

Une analyse plus fine, quoique non exhaustive, permet d’en montrer les ressemblances : ce sont deux productions en littérature de jeunesse pour écran tactile; deux récits littéraires interactifs (Bouchardon, 2008) avec une histoire racontée et des interventions possibles du lecteur dans cette histoire. Dans les deux cas, la narrativité est privilégiée et la linéarité de la lecture est indiquée par des flèches signalant le sens de la lecture de gauche à droite ou par un sommaire avec le numéro des pages en bas de l’écran. La dimension multimodale est réelle : texte avec des effets (couleurs, taille de caractères modifiable, polices variées…), images majoritairement fixes (parfois animées), sons (bruits, musique, voix). En ce qui concerne la lecture, on peut dire qu’elle est dynamique/interactive (Brehm et al., 2018, p. 26-27), mais cette interactivité est limitée et circonscrite : le lecteur peut/doit intervenir ponctuellement seulement. Malgré la présence d’activités dans l’histoire d’Imagica, une seule posture est proposée, celle de lecteur. On trouve : « Je lis tout seul » ou « J’écoute l’histoire » jamais « je lis et je joue ». Ainsi, ces deux applications littéraires pour la jeunesse appartiennent-elles aux « genres » de la littérature numérique (Acerra, 2019, p. 27-38).

Dire cela, ce n’est pas refuser de voir les différences entre une adaptation pour écran tactile et une « création nativement applicative » (Acerra, 2019, p. 114-125). De ce fait, on peut les distinguer : Imagica est une création sans livre, tandis que L’ours et la lune est l’adaptation d’un album contemporain avec lequel elle entretient des relations étroites parce qu’il y a un « livre avant » (Louichon et Acerra, 2018). De plus, cette oeuvre est prévue pour le système scolaire : elle vise les enfants, mais aussi/surtout les enseignants. Il s’agit d’ailleurs d’une coédition avec un réseau institutionnel de ressources pédagogiques pour l’école en France[8]. Un dossier pédagogique est disponible sur le site de l’éditeur. Rien de tel pour Imagica qui vise davantage la famille et développe des produits dérivés en lien avec la création qui mise sur certaines performances technologiques : les illustrations et les histoires, en français et en anglais, changent en fonction de l’environnement météorologique du lecteur – c’est-à-dire que le contenu narratif et iconographique est modifié grâce au numérique selon le temps qu’il fait – ainsi que du choix du héros, et des activités sont proposées au sein de la narration.

Telles sont donc les oeuvres numériques retenues pour intégrer la classe, une application nativement créative et l’adaptation d’un album contemporain. Nous interrogeons désormais la question de ce choix, non pas de manière théorique, ni institutionnelle, mais professionnelle. Nous nous demandons ce qui a déterminé l’entrée de ces livres dans les deux classes concernées et quelle lecture en a été faite pour quel usage potentiel par les enseignantes l’une débutante, la seconde déjà expérimentée. Nous pourrons ainsi répondre aux questions suivantes : qu’est-ce qui a motivé le choix de ces oeuvres ? Comment les enseignantes les ont-elles lues : quelles compétences technologiques et multimodales ont-elles mises en oeuvre ? En quoi ces choix ont-ils déterminé leur approche en classe ?

4. Quelles lectrices ? Quelles lectures ? Quels projets ?

Pour ne pas nuire à la clarté du propos, nous présentons une analyse disjointe de chacun des entretiens en commençant par le profil de la lectrice.

4.1. Léa : une professeure des écoles en formation

Professeure des écoles stagiaire en Master MEEF à la Faculté d’éducation de Montpellier, Léa a en charge une classe de CM1 de 26 élèves (9-10 ans) à l’école de Grabels, une commune située en périphérie de la métropole. Elle est déjà titulaire d’un Master en microbiologie et précise, dans l’entretien, qu’elle n’a pas suivi de scolarisation normale parce qu’elle a voyagé avec ses parents pendant dix ans sur un voilier. Léa se définit comme une grande lectrice de romans d’aventure, de récits de voyage et policiers, y compris en anglais, car elle est bilingue. Son intérêt pour la littérature de jeunesse est réel, mais elle précise qu’elle a découvert ces oeuvres seulement depuis qu’elle a commencé son Master MEEF et qu’elle y porte plutôt un regard professionnel que personnel. Ce n’est pas une lectrice de livres numériques. Elle avoue ouvertement qu’elle s’est même longtemps montrée réfractaire à l’utilisation du numérique surtout pour la lecture. Léa ne lit jamais de livres numériques pour elle-même, n’utilise pas d’ordinateur ni de tablette pour lire de la littérature.

Lors des questions sur Imagica, Léa évoque tout d’abord une lecture non linéaire tactile pour découvrir le fonctionnement de l’application. On peut dire, avec P. Fastrez et d’autres (Brehm et al., 2018, p. 29-30), qu’elle met en oeuvre des compétences de navigation et d’exploration intuitives lorsqu’elle explique :

C’est vrai qu’en tant qu’adulte, j’ai… pourtant je n’ai jamais eu de tablette à la maison, mais c’est vrai que, on a un petit peu ce bagage culturel qu’on a pu acquérir au fil de… de nos études, etc. qui fait que, spontanément, on va savoir comment ça se manipule. Et c’est vrai que, même si je n’ai jamais eu de tablette à la maison, je sais qu’au niveau du numérique, il faut appuyer une seule fois pour… pour accéder aux onglets ou aux différentes modalités. Donc voilà. Après, j’ai vu qu’on pouvait choisir le personnage, donc j’ai trouvé ça sympathique. Tout le monde prenant la fille, moi, j’aime bien prendre le garçon, ça change un peu. Et ensuite, j’ai tout simplement suivi les flèches. J’ai trouvé qu’elle était assez facilement manipulable.

La manipulation spontanée lui permet de découvrir les potentialités de l’application telles que cliquer sur « lire une histoire », pour se rendre compte qu’il y en a plusieurs; retourner au menu; choisir les langues, son personnage; suivre les flèches… Léa exprime également très vite son intérêt pour la performance technologique : « Il est censé pleuvoir à l’extérieur, il pleut dans l’appli […] comme si l’histoire devenait vraie… je trouve ça intéressant ça me plaît le fait qu’il y ait un lien avec la météo, je trouve que c’est vraiment unique ». À ce moment-là de l’entretien, Léa semble comme émerveillée par cet aspect d’Imagica.

Dans un deuxième temps, elle parle d’une lecture linéaire interactive. Son attention s’est plus particulièrement portée sur l’histoire, les personnages, l’univers merveilleux et les valeurs (l’amitié, la solidarité) :

Moi, déjà, j’aime bien tout ce qui est marin, parce que j’ai toujours vécu en mer avec mes parents. Et c’est vrai que l’aspect animaux marins, voilà… Même si là, c’est un lac, c’est quand même un lieu… un lieu marin où il y a des animaux marins. Et c’est vrai que, l’aspect un petit peu fantastique du fait que, les animaux marins se mettent à parler et tout, j’ai trouvé ça assez mignon. Et c’est un petit peu les rêves que je pouvais faire quand j’étais petite, et tout, je m’imaginais plonger dans l’eau, avec les poissons qui me parlent donc je trouvais ça assez sympathique. Il y avait un petit peu de suspens. On se demandait qu’est-ce qu’on allait trouver au fond du lac. Et… puis, la petite amitié entre le poulpe et le… le… le personnage principal me plaît aussi parce que pour moi, le poulpe, à part le chien, c’est le meilleur ami de l’homme. Non mais c’est vrai, les poulpes sont très, très gentils. C’est très bon. C’est sûr. Mais c’est… c’est très gentil le poulpe. Moi, j’ai beaucoup… j’ai eu l’occasion de beaucoup nager avec mon papa, avec des poulpes, ils viennent sur vous. Ils se calent. Ils sont très, très affectueux. Donc ça m’a rappelé des souvenirs, tout simplement. Voilà. J’aime bien. Je trouvais ça mignon.

Dans un troisième temps, Léa aborde l’interactivité essentiellement pour les « petits jeux » :

[…] ils permettent d’accéder à une nouvelle page de l’histoire, ce ne sont pas juste des jeux pour s’amuser. Il y a vraiment un lien à l’histoire. On est vraiment acteurs. Et ce sont des jeux qui sont vraiment pensés pour être en lien avec ce que fait le personnage principal, et pour débloquer une porte, ou pour… pour résoudre un problème, donc ce sont des jeux que j’ai trouvés pertinents, et pas juste posés comme ça pour… pour amuser… pour nous amuser en tant que lecteurs.

La lecture interactive est vécue comme ludique certes, mais sans être uniquement récréative. Les éléments interactifs (choix d’un personnage, jeux pour faire avancer l’histoire) lui paraissent plaisants, car ils impliquent directement la lectrice. On voit peut-être ici en acte la mise en oeuvre du « contrat de lecture-jeu […] qui s’applique lorsque les narrations sont interactives, puisqu’elles invitent le lecteur à être, par moments seulement, dans l’action lui-même » (Brehm et al., 2018, p. 27). Finalement, Léa trouve qu’« il n’y a pas plus d’intérêt à lire sur tablette que sur un livre. C’est juste différent ».

Enfin, ce qui a motivé ce choix d’oeuvres, ce sont les deux niveaux de classes auxquels cette professeure stagiaire allait s’adresser. En effet, lorsque Léa s’est engagée dans la lecture numérique, elle a souhaité mener une réflexion approfondie avec une autre collègue stagiaire, que nous appelons Amélie, dans le cadre de la formation par la recherche et la réalisation d’un mémoire. Sept iPad et une quinzaine d’applications littéraires numériques pour la jeunesse ont été mis à la disposition des deux étudiantes, grâce au projet financé par la Faculté d’éducation et l’Université de Montpellier, mais la sélection proposée les a laissées perplexes : « Les supports iPad à notre disposition, on a bien évidemment regardé le corpus d’applis. Et… et c’est vrai qu’à la base, sans penser forcément à nos classes, Amélie et moi n’avions pas été séduites par beaucoup d’applications ». Prenant pleinement en charge le geste professionnel qui consiste à choisir une oeuvre pour sa classe, alors que le corpus numérique lui était complètement étranger, Léa explique ainsi la collaboration avec sa collègue pour déterminer le support de lecture adéquat :

Il y avait un goût déjà personnel, sans parler de l’aspect professionnel, au niveau de l’histoire, au niveau des couleurs, du graphisme, etc. Et ensuite, elle [Amélie] me l’a proposée. J’ai fait de mon côté la même analyse. Et effectivement je me suis rendu compte que l’application déjà me plaisait personnellement, que je me voyais bien la mettre en application, pour le coup, en classe.

L’entretien permet de vérifier le lien déjà bien éclairé par nos recherches (Boutevin, 2014, p. 403-418) et par d’autres (Butlen et al., 2008, p. 197-226) entre lecture personnelle et lecture professionnelle. Mais, il met également en évidence ce qui intéresse une étudiante en formation. Il s’agit bien pour Léa et Amélie de se saisir d’une proposition inattendue, offerte par l’Université, d’utiliser le numérique comme « un outil didactique en lui-même, et pas simplement une tablette numérique sur laquelle on joue […] ce qui permettait d’avoir une autre approche de la littérature ». Même si l’attrait de la nouveauté de la lecture sur iPad est une motivation réelle pour les stagiaires, il s’agit tout autant de « profiter de l’année de formation pour découvrir quelque chose qui pourra servir dans son métier ».

Même s’il ne faut pas négliger que certains éléments du contexte de l’entretien ont pu influencer le discours puisqu’il s’est déroulé sur le lieu de formation en présence de la formatrice, chercheuse en didactique de la littérature, il semble important d’insister sur le rôle de l’institution et l’articulation entre recherche et formation dans la réalisation de ce projet. En effet, comme le souligne Brunel (2019), dans l’introduction de l’ouvrage de synthèse sur les recherches ayant trait à L’enseignement de la littérature avec le numérique, les oeuvres numériques sont des « objets encore largement minoritaires dans le corpus d’étude […] alors même que la création contemporaine ne cesse d’explorer de nouvelles voies d’expression multimodales, transmodales, liant les différentes expressions artistiques » (p. 14). Mais pour peu que les acteurs de la recherche et de la formation offrent l’opportunité aux stagiaires de s’en saisir, des essais de pratiques peuvent être expérimentés et observés. C’est le pari que nous avons fait à la Faculté d’Éducation de Montpellier, chercheuse et professeure documentaliste réunies. Les propos de Léa nous confortent dans l’engagement que nous avons pris, même si notre choix ne se serait pas porté sur l’application Imagica.

Après la raison liée à la formation, la stagiaire évoque le projet didactique conçu en binôme. La volonté de travailler ensemble et de mutualiser les apprentissages entre deux classes de niveaux très différents a ainsi déterminé l’objectif principal de la lecture numérique : « faire découvrir une application de littérature de jeunesse à des élèves de CM1 [9-10 ans] pour qu’ils la lisent à des élèves de Petite Section [3-4 ans] ». Le choix dépend donc des niveaux de classes hétérogènes et il est au service du projet qui fait l’objet du questionnement pour le mémoire, formulé en ces termes : « Quelles compétences sont sollicitées lors d’une lecture d’application de littérature de jeunesse par des élèves de CM1 à des élèves de PS ? ».

On peut donc dire que le discours de Léa rend saillantes des motivations portant à la fois sur une réflexion liée au mémoire puisqu’elle affirme : « notre sujet, qui était cette relation entre CM1 et Petite Section nous amenait à travailler la médiation », et sur des gestes professionnels et une mise en oeuvre en classe : « il fallait trouver une appli dont le niveau de compréhension était approprié aux deux cycles (cycle 1 et cycle 3) ». La problématique didactique est ainsi clairement résumée par la stagiaire : « quelle médiation ils pourraient mettre en oeuvre lors de la lecture aux petites sections », puisqu’il s’agissait pour les élèves de cycle 3 de « pouvoir lire à haute voix sur tablette l’appli à des enfants de 3 ans ».

Ainsi, si le projet pédagogique, envisagé entre les deux classes de CM et de PS, a déterminé l’oeuvre retenue, c’est aussi l’envie de se former par la recherche qui est à l’origine de ce choix et de la possibilité de mener l’expérimentation en binôme. Donc, les motivations de l’enseignante stagiaire sont très liées au contexte de formation : les étudiants peuvent réaliser un mémoire en binôme et une opportunité a été offerte d’une expérimentation de lecture d’applications sur iPad en classe, dans le cadre d’une unité d’enseignement. Ces motivations relèvent également de relations personnelles préexistantes au projet, qui ont poussé les deux étudiantes à travailler ensemble.

4.2 Orianne : une professeure des écoles expérimentée

Professeure des écoles depuis une douzaine d’années, Orianne exerce à l’école de Commensacq en Nouvelle-Aquitaine (420 habitants) depuis 4 ans. Sa classe compte 19 élèves de 5 à 9 ans, soit trois niveaux, Grande Section, Cours préparatoire et Cours élémentaire 1. Elle est titulaire d’une licence STAPS (sciences et techniques des activités physiques et sportives) et d’un Master MEEF. Orianne se définit comme une lectrice de romans, de récits de vie, de littérature de voyage. Elle apprécie également les ouvrages présentant des contenus philosophiques et évoque diverses lectures en lien avec son métier. Très intéressée par la littérature de jeunesse, surtout par les albums, qu’elle avoue lire pour elle-même autant que pour sa classe, elle fréquente les librairies et écoute des émissions littéraires (radio, TV). Ses choix de lecture sont bien souvent éclectiques et elle a un certain attrait pour les nouveautés. En revanche, elle reconnait volontiers ne pas être une lectrice de livres numériques : « Je ne lis pas de… je ne lis pas de livres sur une tablette. Voilà. C’est vrai que j’aime bien avoir l’objet livre ».

À la question posée sur sa lecture de l’oeuvre L’ours et la lune, Orianne commence par se remémorer la manière dont elle a découvert l’ebook :

Bon d’abord, moi, j’ai lu le… le texte. Alors déjà, dès qu’on fait défiler, il y a la musique de toute manière. Je sais plus, il y a… à chaque fois, il y a d’ailleurs… Non, quand on touche les… Au début, il y a la musique. Ensuite, c’est quand on… Des fois, elle s’active quand on… On touche un élément du livre, et que… En lien avec ce qu’on raconte dans le texte. Oui. Donc moi, j’ai lu… j’ai lu le texte.

Bien qu’il existe un album imprimé publié avant l’ebook, la lecture numérique est première et ce début d’entretien met l’accent sur la dimension textuelle :

Orianne : Je savais que, l’image pouvait bouger, et qu’on pouvait faire bouger des éléments.
Chercheuse : Et tu as recherché ça ?
Orianne : Donc j’ai recherché ça, mais pas avant de lire le texte. Je l’ai fait une fois que j’avais lu le texte. Et pas en même temps, non plus. Je l’ai fait après.

Nous pouvons faire l’hypothèse que cette lecture qui prend en compte d’abord le texte d’une part est très dépendante du support lui-même, un ebook qui présente peu d’interactivité, tout à fait accessoire pour avoir accès à l’ensemble de l’histoire. D’autre part, il s’agit sans doute d’une spécificité de lecture de cette adulte habituée aux albums de littérature de jeunesse, particulièrement sensible aux récits de voyage. Elle privilégie donc la narration linéaire écrite parce que cela est induit par l’adaptation choisie (un eBook), mais aussi parce que c’est le mode d’entrée récurrent des enseignants dans la lecture des albums (Boutevin, 2014; Connan-Pintado, 2009; Leclaire-Halté et al., 2009).

Toutefois, elle évoque très vite la dimension sonore :

Je l’ai lu avec la musique, par contre. Il n’y a pas la voix, mais il y a la musique lorsqu’on le lit. Ou, quand on fait… sur certaines pages… Oui. Pages, il y a la musique qui se met en place dès le début. D’autres fois, c’est lorsqu’on touche un élément interactif du… de l’image, la musique s’active en même temps. […] je pense que ça amène une… ce que je disais avant, une certaine ambiance… voilà… qui… Ça permet de se… Je trouve que ça… On plonge un peu plus dans le livre.

Enfin, elle est également sensible aux illustrations et à l’art du sculpteur François Pompon et de l’illustrateur Antoine Guillopé :

Après bon, il y a les illustrations qui sont assez épurées. Bon ça, je sais, c’est en lien avec… en lien avec l’artiste. En lien avec l’artiste dont s’est inspiré… auquel est rattaché l’ebook, enfin et même le livre papier. Donc Pompon avec l’ours, c’était sa manière de… Moi, je sais que l’illustrateur… parce que j’ai vu sur l’ebook, il y a aussi des informations sur l’illustrateur et l’auteur, comment ils ont créé le livre.

Il apparait donc que l’évocation de cette lecture met l’accent sur les aspects multimodaux d’un album numérique, pensé comme un prolongement de l’album imprimé (Gobbé-Mévellec, 2014, p. 40). Orianne peut lire le texte et regarder les images avec les bruitages et la musique sans activer la voix du comédien, ni effleurer la lune pour l’animer parce que cela n’est pas indispensable. Cette lecture, dynamique malgré tout, puisqu’elle fait défiler les pages et navigue entre la partie narrative et la partie documentaire donne à Orianne « l’impression d’avoir découvert un autre type de lecture, une autre façon de lire ». Elle a donc conscience que la nature même de l’oeuvre modifie l’acte de lire.

Enfin, ce choix est motivé par le cycle auquel elle s’adresse, celui des apprentissages fondamentaux de la lecture. Il faut ici préciser qu’Orianne, depuis 4 ans, amène une fois par mois ses élèves à la médiathèque de Commensacq. Au sein de cette structure, qui appartient au réseau départemental des médiathèques des Landes, elle a eu accès à une tablette Android l’année précédente et a commencé à s’autoformer et à entrer dans une démarche réflexive sur la didactique de la lecture et de la littérature numérique, puisque nous sommes nous-mêmes bénévoles dans cette médiathèque. Ainsi, lorsque nous l’interrogeons sur les motivations du choix de L’ours et la lune, elle revient sur cette expérience :

Je me suis rendu compte quand on a travaillé que… par rapport au travail que l’on a pu déjà mener, donc les enfants, la première fois qu’on leur avait mis une tablette à disposition dans la classe, déjà, dans… on avait demandé, ceux qui en avait à la maison, l’usage qu’ils en faisaient, c’était déjà le jeu. Que la manipulation, les gestes étaient déjà très sommaires. Donc qu’ils en avaient un usage exclusivement ludique, et assez pauvre, en fait. Ils ne connaissaient pas la partie lecture ou littérature numérique […] C’est pour leur donner la possibilité aussi de… d’élargir leur environnement littéraire, je sais pas si on peut le dire comme ça, mais voilà, découvrir une autre pratique, un autre type de lecture.

C’est dans ce contexte social facilitateur que se sont nouées des relations interpersonnelles qui ont amené cette enseignante à découvrir les livres numériques. Par la suite, elle a décidé d’expérimenter seule l’usage de l’iPad, pour la lecture en classe. Son choix est d’abord celui d’un support numérique.

En effet, Orianne est sensibilisée aux discours négatifs sur les tablettes à destination des enfants – dont témoignent d’ailleurs les chercheurs (Brehm et al., 2018, p. 24-25) – et connait la règle « 3-6-9-12 » de S. Tisseron[9] qui donne quelques conseils pour « apprivoiser les écrans et grandir » et fait autorité au sein de l’institution scolaire en France[10]. Ses propos l’attestent :

Orianne : C’est vrai que, moi, l’image que j’en avais, enfin les dernières études qui ont été… les dernières études qui sont à la disposition du grand public, ça a quand même été : attention ! Les tablettes, par rapport aux usages qui en sont faits, avec les enfants, en fait… enfin les usages… l’usage qu’en fait l’enfant de ces outils, voilà, ils disent de faire attention que ça peut… On a insisté surtout sur le côté négatif, voilà, de… de ces outils qui peuvent… Je retrouve plus les mots.
Chercheuse : Dangereux ?
Orianne : Qui… Voilà. Enfin dangereux, et notamment sur le fait que, par rapport à l’attention des enfants, les problèmes d’hyperactivité il y a plein de choses qui… Voilà. Par rapport même au développement de l’imaginaire, même la pensée de l’enfant en fait, ça peut avoir des conséquences négatives là-dessus. Avant cinq ans, enfin jusqu’à trois ans, en tout cas, voilà, les écrans, etc.

Elle a d’ailleurs dû justifier auprès des parents d’élèves et de l’inspection pédagogique les apports d’un tel projet de lecture numérique dans sa classe. Dans l’entretien, elle tient à inscrire son approche didactique dans les apprentissages fondamentaux du cycle 2 (CP et CE1) : il s’agit d’apprendre à lire en mobilisant des compétences déjà là, en lecture et compréhension de l’écrit, pour aller vers des compétences numériques plus spécifiques. C’est ce qui explique qu’elle ait choisi un ebook : son projet partait du support imprimé, la découverte de l’album contemporain illustré pour aller vers l’adaptation « hypermédiatique, très proche du texte et du format de la matrice » (Acerra, 2016), comme c’est pratiquement toujours le cas pour les adaptations contemporaines. Dans le contexte d’un REP (réseau d’éducation prioritaire), Oriane cherche à engager les élèves dans des apprentissages prenant en compte les acquis :

Alors eux, ils sont habitués. Dans la classe, on manipule beaucoup. Le livre a une place assez importante. Je mène plusieurs actions autour du livre, de la culture littéraire, pour leur donner… pour la développer, leur donner le goût, l’envie et de lire. Enfin et d’aller dans un endroit où on peut trouver des livres, etc. Et… donc c’est quelque chose qu’ils connaissent déjà très bien. Et en fait, ils ont déjà un repère par rapport à ça. Donc voilà, c’était pour qu’ils… Ouais. Ils ont… Voilà. Ça, c’est quelque chose qu’ils connaissent bien. Et là, ils vont aller un peu vers l’inconnu.

Elle précise alors son objectif d’enseignement : la comparaison entre le livre traditionnel et l’oeuvre numérique. Parce que, selon elle, et l’on ne saurait le nier, l’ebook est un livre, elle veut inscrire la lecture du numérique dans le développement de la culture littéraire des élèves :

Alors je l’ai choisi d’abord, parce que c’était un ebook. […] parce que c’était un livre qui a été… Ça existe en tant que livre. Et ensuite, une version a été créée pour la tablette. Enfin, une version numérique du livre. Donc je trouvais intéressant qu’il y ait l’objet livre aussi qui existe […] Qu’après, on puisse comparer les deux supports. Et moi, pour voir la lecture, entre la lecture sur, on va dire, les livres traditionnels, et la lecture sur, avec un livre numérique, s’il y a des compétences différentes à construire, et quelles seront ces compétences. Et après, voir comment on peut les construire.

Pour autant, lors de l’entretien, Orianne ne définit pas ces compétences avec précision, mais mentionne ce souci de faire de l’iPad un outil pour apprendre et pas uniquement pour jouer. Or, cet usage lui semble vraiment inédit pour ses élèves. En sélectionnant L’ours et la lune, elle estime que l’apprentissage de la lecture numérique sera plus facile :

On est pas familier au début de la lecture sur ce type de livre, ça permet de rentrer… Ça permet une première approche avec… avec la lecture numérique, qui me semble accessible. Voilà. Parce que les interactions, il y en a, mais elles sont… quand même, c’est… c’est… enfin c’est limité. Après, ce sont des choix. C’est en lien avec le livre qui est aussi, et… Et le thème du livre et l’idée que c’est… Voilà. L’oeuvre d’art aussi, c’était quelque chose d’épuré, etc. Donc je trouve que ça permet de… Oui. C’est une première… Ça permet de rentrer facilement quand même, je pense, dans la lecture numérique.

L’analyse de cet entretien nous permet donc de dire que le choix d’Orianne correspond assez bien à des goûts personnels : un récit de voyage qui interroge la rencontre avec l’Autre sous la forme d’un album. L’adaptation numérique présente peu de fonctionnalités qu’elle explore elle-même prenant en compte, a minima, les dimensions multimodales et interactives. Cependant, cette lecture est conditionnée par ce qui la sous-tend : la perspective de faire lire l’ebook à des élèves de 6-8 ans, habitués à un usage ludique de la tablette, devant apprendre à lire y compris sur écran. Soucieuse de développer en priorité des compétences de compréhension, elle choisit une adaptation d’album contemporain pour ne pas trop déstabiliser les jeunes élèves, répondre également aux exigences institutionnelles liées au numérique et prévenir d’éventuelles objections des parents. Ce réseau de motivations rend complexe le choix d’une application littéraire de jeunesse pour la classe.

Conclusion

Il ressort de cette double analyse plusieurs éléments communs à ces deux enseignantes. Certes, on peut penser qu’elles n’ont pas pris beaucoup de risques avec les deux oeuvres numériques choisies : une application narrative ne proposant que quelques interactions impliquant peu le lecteur dans l’histoire d’une part, et l’adaptation numérique d’un album pour la jeunesse. On a pu observer cependant que, suivant notre première hypothèse, dans le cadre de leur profession, les deux lectrices ont manifesté un réel intérêt pour les textes, les images, le son, l’interactivité des oeuvres et pour le support de l’iPad, les considérant comme de nouveaux objets relativement séduisants. Cela leur offrait aussi la possibilité d’expériences didactiques, certes nouvelles, étant donné le corpus, mais intégrées aux apprentissages de la lecture-compréhension pour Orianne, de la lecture littéraire (compréhension et interprétation) et de la lecture à haute voix pour Léa. En effet, il faut souligner que selon notre seconde hypothèse, le choix d’Imagica comme de L’ours et la lune est parfaitement corrélé à un projet d’enseignement/apprentissage : dans la classe de Léa, il s’agit d’une lecture médiatisée sur iPad par des pairs de cycle 3 à des petits non-lecteurs de cycle 1; dans la classe d’Orianne, d’une comparaison entre un album contemporain et son adaptation hypermédiatique afin de développer la culture du livre des élèves au cycle des apprentissages fondamentaux dans un réseau d’éducation prioritaire. Enfin, quel que soit le contexte, le livre numérique n’est introduit ni pour se substituer au livre imprimé ni pour seulement motiver les élèves à la lecture. Ainsi, d’autres ouvrages de la même collection « Pont des arts » sont-ils mis à disposition dans la classe de Commensacq et diverses applications sont lues, notamment Dans mon rêve de Stéphane Kiehl (e-Toiles éditions, 2012); dans la classe de CM1, à Grabels, un travail d’écriture collaborative est effectué en fin d’année afin d’articuler lecture et écriture numérique.

Mais d’autres motivations sont apparues : la volonté de travailler en binôme, un intérêt pour la nouveauté, le support lui-même. Mais surtout, ces expériences sont, dans les deux cas, rendues possibles grâce à une étroite articulation entre recherche et formation, que celle-ci se déroule dans le cadre du Master ou dans les conditions plus informelles d’une forme de recherche collaborative. Pour les deux enseignantes volontaires, l’expérimentation entre dans un processus de formation institutionnelle pour l’une et d’autoformation pour l’autre : nous avons nous-mêmes soutenu, encouragé et accompagné l’initiative. C’est à cette condition que les deux enseignantes se sont engagées dans la lecture de la littérature numérique. Resterait à étudier en quoi cela est déterminant pour que les corpus d’applications littéraires de jeunesse entrent dans les classes.

Enfin, le questionnement sur les pratiques effectives et la lecture numérique empirique des élèves de ces deux classes demeure. Grâce à des données écrites (les séquences des enseignantes) et audiovisuelles dont nous disposons, nous pourrons éclairer quelles compétences ces enseignantes ont réellement enseigné avec ce support et ces oeuvres.