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La présentation du Plan d’action numérique en éducation et en enseignement supérieur (juin 2018), la multiplication des programmes destinés à un jeune public favorisant la médiation culturelle grâce au numérique[1], de même que la mobilisation d’entreprises oeuvrant dans le domaine du numérique et sensibles aux questions d’éducation[2] témoignent d’une volonté de proposer des contenus adéquats aux enseignants afin de répondre aux besoins de formation au et avec le numérique des élèves. Pourtant, en dépit de la légitimité dont bénéficie désormais la littérature jeunesse à l’école[3] et de la qualité de nombreuses oeuvres numériques[4], destinées aux jeunes lecteurs, ces dernières demeurent encore faiblement utilisées dans les salles de classe. Les causes de cette situation sont multiples si l’on se fie aux résultats de recherches menées au cours des dernières années : faiblesse des arrimages entre la production numérique et les besoins pédagogiques, méconnaissance des compétences et des besoins des jeunes en lecture numérique (Barbagelata et al., 2014; Lacelle et al., 2017), formation insuffisante des enseignants aux spécificités et aux enjeux de la lecture numérique (Becchetti-Bizot, 2012).

Un tel constat n’a rien de réjouissant, d’autant plus que le secteur éducatif est identifié comme l’un des principaux acteurs de la découvrabilité des contenus pour la jeunesse. Cela nous a conduits à examiner conjointement les enjeux relatifs à la production, aux usages scolaires et à la réception des oeuvres numériques (désormais O.N.) par les jeunes lecteurs en contexte scolaire. Nous nous sommes intéressés, plus particulièrement, à la manière dont les concepteurs de contenus numériques et les enseignants envisagent la réception des O.N. par les enfants et les adolescents.

Nous amorçons notre réflexion en présentant les principaux éléments méthodologiques de notre enquête, puis nous rappelons les caractéristiques principales des pratiques de lecture numérique des jeunes, avant d’examiner successivement les représentations des concepteurs de contenus numériques et des enseignants.

1. Considérations méthodologiques

La recherche dont nous rendons compte s’inscrit dans le cadre d’une plus vaste recherche intitulée Soutien au développement de démarches d’édition numérique jeunesse au Québec à partir de pratiques favorables de production, diffusion et réception (FRQSC – AC) et réalisée par Lacelle et ses collaborateurs (2017-2020). Nous y avons mené une double enquête. La première a été faite auprès d’un panel de cinq concepteurs québécois d’O.N. destinées à la jeunesse (Fonfon, Les 400 coups, La Pastèque, Miniminus et Hello, Architekt!) auprès de qui nous avons mené des entretiens semi-dirigés individuels en 2018 et 2019. Les cinq concepteurs étaient tous partenaires de la recherche FRQSC-AC menée. D’emblée, il importe de souligner l’hétérogénéité des profils des concepteurs interrogés, car elle constitue l’une des caractéristiques de ce milieu et permet sans doute de mieux comprendre les problèmes rencontrés. Nos répondants ont des parcours universitaires variés (allant du domaine des arts à celui des technologies numériques), des attentes spécifiques à l’égard de la création de contenus numériques, et des modèles d’affaires distincts. Certains s’occupent particulièrement de la conception, d’autres à la fois de la conception, de l’édition et de la diffusion. Certains concepteurs n’en sont qu’à leurs premières expériences et d’autres comptent une plus longue feuille de route en conception d’O.N. (par exemple, Fonfon). Par ailleurs, à l’exception de Fonfon, aucun répondant n’a déclaré avoir un partenariat ni même entretenir des liens significatifs avec le milieu de l’éducation. Les verbatims des entretiens ont fait l’objet d’une analyse qualitative. Pour des raisons éthiques, nous n’identifions ni les répondants ni leur poste au sein de la maison de production ou d’édition.

Dans la seconde enquête, nous avons sondé, en 2019, 43 enseignants québécois au moyen d’un questionnaire diffusé en ligne. Les données ont fait l’objet d’analyses statistiques descriptives. Sept des répondants exercent au niveau préscolaire, trente au primaire et six au secondaire. Ils détiennent 15 années d’expérience en enseignement en moyenne. La plupart (38/43) travaillent dans des écoles publiques, et plus de la moitié, dans des écoles montréalaises. Une majorité de ces établissements (51 %) se situent en milieu défavorisé, un tiers (33 %) en milieu moyen, et 16 % en milieu favorisé.

2. Quelques caractéristiques des pratiques des élèves en lecture numérique

Les résultats des recherches (peu nombreuses, il faut le rappeler), consacrées à la lecture numérique des jeunes fournissent quelques caractéristiques de leurs pratiques. Barbagelata et al. (2014), qui se sont intéressés à l’attrait du numérique sur des lecteurs adolescents français, observent que ceux qui déclarent « détester » la lecture sont plus enclins à lire sur un support numérique (Barbagelata et al., 2014, p. 29). Cependant, d’une manière générale, ceux qui lisent le plus sur support numérique sont également les « plus gros lecteurs sur papier » (Barbagelata et al., 2014, p. 28). En outre, la lecture numérique (entendue ici au sens de lecture de contenus numériques, quelle qu’en soit la forme et le support) semble à ce point intégrée aux usages des jeunes d’aujourd’hui que l’épithète « numérique » n’est plus nécessairement perçue par ces derniers comme un facteur intrinsèque de nouveauté : « Pour les adolescents interrogés, les fonctionnalités, promesses du support numérique sont si évidentes qu’elles ne peuvent être des éléments déclencheurs » (Barbagelata et al., 2014, p. 35). Ces jeunes lecteurs déclarent d’ailleurs ne pas attribuer de spécificités à la lecture numérique : « lire un livre de fiction procède, pour eux, d’une démarche similaire quel que soit le support » (Barbagelata et al., 2014, p. 34). À cet égard, on peut se demander si l’attractivité de la lecture numérique, en contexte scolaire, ne tient pas surtout au fait que cette pratique est encore marginale dans les classes, dans la mesure où l’intérêt des élèves semble s’émousser assez rapidement (Barbagelata et al., 2014; Brehm et Beaudry, 2016).

Par ailleurs, des recherches comme celles d’Ahr et al. (2012) montrent que le livre papier demeure également « un objet fétiche, un objet de résistance » (Doueihi, 2009) pour les jeunes lecteurs de fictions. L’acte de lecture serait ainsi encore largement associé au support papier (Haquenne, 2015; Lalonde, 2016) pour ces jeunes que l’on dit rivés à leurs écrans : « Je passe déjà beaucoup de temps derrière l’écran de mon ordinateur et je vois parfois la lecture d’un livre papier comme une bonne façon de m’endormir d’une façon plus saine » (Haquenne, 2015). Il convient, cependant, d’être prudent lorsque l’on interprète de tels propos. En effet, témoignent-ils vraiment d’un intérêt persistant pour la lecture papier ou reflètent-ils (également) une défiance persistante à l’égard des écrans qui s’exprime encore aussi bien dans les discours scientifiques que médiatiques (Brehm et al., 2018) ? De même, dans quelle mesure cette valorisation de la lecture papier est-elle redevable de la prégnance d’une représentation sociale, et plus particulièrement scolaire, de l’acte de lecture qui lie étroitement l’objet littéraire au livre (Ahr et al., 2012, p. 67) ?

Les travaux portant plus spécifiquement sur les caractéristiques de la lecture numérique telle que la pratiquent les jeunes font, quant à eux, apparaitre des éléments plus objectifs. Ainsi, plusieurs recherches soulignent la difficulté des élèves à maintenir la capacité d’attention requise en raison des contraintes perceptives, cognitives et ergonomiques inhérentes à la lecture sur les écrans (Belhadjin et al., 2012; Le Deuff, 2010; Saemmer, 2011) : « les textes-écran, souvent multidimensionnels, empêchent les élèves de se concentrer et les incitent moins à lire qu’à explorer ou à jouer. » (Belhadjin et al., 2012, p. 207). De même, les différents « processus » de la lecture numérique sont rarement maîtrisés et mis en oeuvre adéquatement (Lacelle et al., 2017). La dimension multimodale des textes numériques, par exemple, n’est souvent pas prise en compte lors de leur interprétation : « Pour les élèves, les sons ne semblent pas perçus comme des unités narratives, ni comme des matières textuelles à part entière » (Acerra et Louichon, 2018). De même, l’interactivité est souvent « perçue comme ancillaire au développement du récit » (Acerra et Louichon, 2018).

3. La conception d’O.N. pour la jeunesse : innovations et expérimentations

D’emblée, un constat s’impose : la diversité des oeuvres créées par les concepteurs que nous avons interrogés illustre bien la disparité des objets que l’on désigne aujourd’hui par l’appellation « oeuvres numériques », mais aussi la difficulté à nommer clairement ce qui constitue ou non une oeuvre numérique de ce champ éditorial en ébullition. Les supports, les outils technologiques et les expériences de lecture varient, en effet, considérablement. Les 400 coups, par exemple, offre des livres numérisés en PDF, tandis que Minimus a pris le parti de proposer des récits illustrés sur tablette, sans musique, sons ou voix. Fonfon, pour sa part, destine à son jeune public des applications pour tablettes qui combinent un livre interactif, incluant des animations, des effets sonores et la possibilité d’écouter l’histoire, et une plateforme de création narrative. Enfin, Wuxia, le renard, d’Hello Architekt!, se présente comme le couplage d’un album et d’une application pour tablette qui, grâce à un système de reconnaissance vocale, déclenche des séquences filmiques, une trame sonore et des scènes interactives.

Ces concepteurs de contenus numériques partagent, néanmoins, plusieurs préoccupations, ainsi qu’une volonté commune d’innover et de renouveler l’expérience de lecture des jeunes. L’un d’eux, par exemple, souligne à quel point travailler avec et pour les élèves lui apparait essentiel : « Dans une salle de classe, le livre devient une technologie de mise en relation, stimulant le dialogue réflexif et canalisant l’attention. Une expérience de lecture qui génère une expérience collective et immersive. Une expérience de lecture qui n’est pas perçue comme un exercice de lecture, mais plutôt comme un film dont vous êtes le narrateur (très engageant et stimulant). Une expérience qui donne le goût de la lecture aux enfants ».

Toutefois, la plupart de ces concepteurs d’O.N. destinées à la jeunesse ignorent, pour une bonne part, les attentes, les compétences et les usages de leurs futurs lecteurs. En pratique, faute d’un arrimage avec le milieu de la recherche ou celui de l’éducation, les concepteurs d’O.N., que nous avons interrogés, mobilisent principalement des savoirs empiriques et intuitifs : « Je te dirais que je fais des projets pour enfants en ce moment, et c’est de l’intuition pour tout le monde. Ils veulent faire du 3-8 ans… donc, on fait les jeux qu’on pense qui vont les intéresser, basé sur mes compétences, je te dirais de père de famille quasiment plus que ce que j’ai fait dans la vie. » Les propos d’une de ses collègues sont tout aussi éloquents : « C’est des constats et de l’intuition, mais ce n’est pas basé sur des compétences qu’on peut nommer clairement. » Or, bien conscients des limites d’une telle démarche, ils regrettent l’absence d’une liste officielle de recommandations qui leur permettrait justement de produire des contenus répondant à des objectifs pédagogiques déterminés ou, à tout le moins, adaptés aux besoins et compétences des élèves : « Quand tu te lances dans le numérique, c’est difficile d’identifier qui va être l’utilisateur ».

Il existe encore peu de travaux sur les modes de réception des oeuvres numériques pour la jeunesse; il est donc difficile de faire autrement, pour les concepteurs, que de se fier à leurs représentations de « lecteurs modèles » (Eco, 1985) ainsi qu’à leurs intuitions. C’est ainsi, par exemple, que l’interactivité, perçue a priori comme un puissant facteur d’engagement dans l’univers fictionnel, s’est avérée constituer une entrave à la lecture des plus jeunes : « Moi les retours que j’ai eu dernièrement sur Fonfon, c’est qu’il y a trop d’interaction dans le livre, et les jeunes comprennent pas l’histoire. » Elle peut aussi nuire à la narrativité, dès lors qu’elle invite les enfants à ne plus suivre le fil du récit : « J[“] ai vu beaucoup aussi les enfants lire l’histoire, puis jouer plus qu’écouter l’histoire. » Enfin, contrairement au livre papier, l’O.N. demeure soumise à un ensemble de contraintes technologiques et ergonomiques qui confèrent à l’expérience de lecture une part d’imprévisibilité : « j’avais acheté une histoire sur les Trois petits cochons, et tu faisais le loup quand le loup souffle sur les maisons, je me rappelle il soufflait sur l’écran, mais il faut que tu souffles sur le micro. C’est frustrant parce […] qu’[il] faut que tu souffles précisément quelque part, et ça personne ne le sait. »

Cependant, leurs représentations du milieu de la recherche et de l’éducation sont contrastées et témoignent parfois d’une méconnaissance de ses propres contraintes, exigences et objectifs. L’un des répondants exprime, à cet égard, un intérêt réel pour une forme de partenariat qui lui apporterait une légitimité auprès des institutions scolaires et des organismes subventionnaires : « s’arrimer à un programme de recherche, ça peut donner de la crédibilité, et avec un groupe de chercheurs qui regarde tes choses, d’avoir une forme de critical thinking ». Les propos d’un autre concepteur interrogé révèlent, implicitement, une certaine méfiance, vis-à-vis du monde éducatif, motivée par la crainte de perdre certaines de ses prérogatives : « ce milieu-là m’intéresse, mais si c’est eux qui viennent à nous. […] Je pense que si on était pour faire un projet scolaire on serait très heureux, mais y faudrait qu’on ait la même liberté de création. »

Enfin, il est intéressant de relever qu’en dépit de l’intérêt et de l’enthousiasme qu’ils manifestent à l’égard du numérique, ces concepteurs avouent entretenir eux-mêmes un rapport ambivalent à l’égard des O.N., à l’instar des jeunes dont nous avons rapporté les propos plus haut. L’une des répondantes, par exemple, nous confie : « Tu sais ma fille le soir quand elle allume la lumière et qu’elle lit, le bonheur que ça me procure, tu n’as pas idée. Alors que si elle faisait ça avec un iPad, je dirais “ok, mais pas trop longtemps” ». L’un de ses collègues, pour sa part, insiste sur la nécessité sinon d’un contrôle, du moins d’une présence parentale : « c’est pas bon de le lire tout seul sur le iPad, c’est bon de le lire entre [les] parents ».

En somme, le discours des concepteurs interrogés est révélateur de tensions, d’ambiguïtés, mais aussi de représentations parfois fort différentes de la littérature numérique et de ses usages. Il est intéressant de constater que leurs propos illustrent, pour une large part, ce que Tréhondart signalait déjà en 2013 : « [L]e livre numérique enrichi est à la recherche de ses pratiques et de ses formes. Il s’inscrit actuellement dans une dialectique opposant désir de renouvellement et conventions livresques, exploration des possibles technologiques et réticences liées à l’utilisation de l’hypertexte » (Tréhondart, 2013, p. 175). Comme nous le verrons, ces mêmes clivages se manifestent dans le discours des enseignants qui ont participé à notre enquête.

4. Former à la lecture numérique : encore un défi pour les enseignants

S’intéresser à la réception des O.N. en classe requiert de prendre en compte, en premier lieu, les ressources disponibles. En effet, selon Karsenti (2014), l’accès à ces ressources demeure un problème pour une majorité d’enseignants : « il semble, selon les participants interrogés, que plusieurs écoles ne fournissent pas toutes les technologies pour les enseignants à l’école (l’iPad, par exemple). D’autres déplorent aussi que les écoles ne leur permettent pas d’apporter les outils en dehors de l’école. » (Karsenti, 2018, p. 33). De même, l’accès aux O.N. se heurte à plusieurs contraintes aussi bien techniques, que financières et légales (respect des droits d’auteur). Enfin, il est important de prendre en considération les attentes, les représentations et les compétences des élèves et des enseignants. Compte tenu de la perspective de notre recherche, nous nous consacrerons plus particulièrement à ces derniers.

4.1. Les compétences déclarées des enseignants en lecture numérique

Dans l’ensemble, les participants à notre enquête manifestent un faible sentiment de compétence pour former leurs élèves à la lecture numérique : 23 s’estiment « peu compétents » et 8 déclarent se sentir « pas du tout compétents ». Moins d’un quart (10/43) considèrent « être compétents ». Deux raisons peuvent être avancées pour expliquer cette situation : la première est l’absence de formation (initiale ou continue) des enseignants. Parmi les besoins exprimés par les participants à l’enquête de Karsenti (2018), la formation aux outils numériques arrive justement au second rang (p. 33). De fait, 12 des 43 enseignants que nous avons interrogés ont mentionné n’avoir reçu aucune formation en lecture numérique. La seconde raison tient à la méconnaissance des O.N. : un peu moins de la moitié des répondants disent en lire dans leur vie personnelle. L’enquête de Karsenti (2018) fait apparaitre que le manque de temps est le problème jugé le plus important par les enseignants. Sans doute s’agit-il d’un facteur déterminant. Cependant, on peut également se demander si certains participants à notre enquête n’adhèrent pas, eux aussi, aux représentations négatives de la lecture à l’écran (telles que celles évoquées plus haut), ce qui contribuerait à leur désintérêt ou à leurs réticences à enseigner des O.N.

4.2. La pertinence de l’enseignement des O.N.

Sur les 43 enseignants que nous avons interrogés, un peu moins d’un tiers se montrent peu enclins à l’idée d’enseigner des O.N. à leurs élèves : 14 jugent « peu pertinent » de le faire, tandis qu’un autre déclare que cela lui semble « pas du tout pertinent ».

Les raisons les plus fréquemment évoquées reposent précisément sur une comparaison avec le livre papier, qui est implicitement présenté comme plus favorable aux apprentissages. L’un des participants, par exemple, affirme qu’il « ne voi[t] pas l’avantage par rapport aux oeuvres en format papier ». Deux autres invoquent plutôt le point de vue supposé de leurs élèves, sans qu’il soit vraiment possible de démêler ce qui relève du constat objectif et de la projection (inconsciente ?) des résistances de l’enseignant : « J’ai beaucoup de beaux livres et mes élèves aiment mieux cela », ou bien : « Mes élèves sont trop jeunes, ils aiment toucher les livres, se les approprier ». On retrouve aussi, dans le discours de certains répondants, des préoccupations partagées par les concepteurs de contenus numériques pour justifier le refus d’introduire des O.N. dans les classes : « Les élèves passent déjà beaucoup de temps sur un écran ». Enfin, deux enseignants n’hésitent pas à invoquer leurs goûts personnels pour justifier leur réticence à enseigner des O.N. L’un d’eux explique que « ça ne fait pas partie de [s]a culture présentement »; l’autre affirme simplement qu’il « aime beaucoup le papier ».

Il est intéressant d’observer que les arguments mentionnés par leurs collègues qui se montrent, au contraire, enthousiastes à l’idée d’enseigner des O.N. sont fondés sur des raisons semblables. Celui qui revient le plus souvent est, en effet, d’ordre didactique : proposer aux élèves des O.N. est susceptible de contribuer à de nouveaux et de meilleurs apprentissages, dans la mesure où cela permet de « varier les médiums », « varier les lectures », « faire vivre des expériences de lecture diverses », « faire découvrir d’autres dimensions de la lecture », ou promouvoir « une nouvelle approche de la littérature jeunesse ». De même, quelques enseignants invoquent les pratiques extrascolaires de leurs élèves et l’attrait qu’exerce le numérique sur ces derniers, mais pour en valoriser l’usage en classe. Selon l’un d’eux, « les élèves sont déjà passés à l’ère numérique, il faut leur donner la possibilité de mieux s’outiller », tandis que d’autres font explicitement référence à « l’intérêt des élèves » ou à l’« ère numérique » dans laquelle nous sommes désormais de plain-pied.

Notons, enfin, que quatre enseignants qui jugent « pertinent » d’enseigner des O.N. n’en font néanmoins pas lire par sentiment d’incompétence ou par attachement exclusif au livre papier. Au contraire, deux autres enseignants qui s’estiment incompétents pour former leurs élèves à la lecture d’O.N. en mettent quand même au programme. Ainsi, sur les 43 enseignants de notre échantillon, une majorité (26) fait lire des O.N.

4.3. Les finalités de l’enseignement des O.N. et les effets perçus sur les élèves

Les enseignants qui considèrent pertinent d’enseigner des O.N déclarent viser principalement quatre finalités. Pour 25 répondants, mettre au programme des O.N. permet aux élèves de découvrir d’autres manières de lire et d’autres types de textes. Deux autres objectifs, assez différents l’un de l’autre, sont mentionnés par 24 participants : accroître l’engagement en lecture et favoriser des interactions entre différentes activités, telles que la lecture, l’écriture et la création vidéo ou sonore. Enfin, le désir d’amener les élèves à développer de nouvelles compétences en lecture est évoqué à 23 reprises.

Ces résultats révèlent que la plupart des enseignants favorables à l’idée de faire lire en classe des O.N. poursuivent des objectifs variés et complémentaires. L’accent mis sur l’intérêt et la motivation des élèves est conforme à ce que dévoilent également d’autres recherches (Karsenti et Collin, 2013; Livingston, 2012). De ce fait, pour 20 participants de notre enquête, les élèves sont plus investis dans les tâches de lecture lorsqu’ils lisent des oeuvres numériques en classe (« tout à fait » : 8; « un peu » : 12; « pas du tout » : 6). De même, les élèves ont moins l’impression d’accomplir une tâche scolaire en lisant une O.N. selon 18 répondants (« tout à fait » : 8; « un peu » : 10; « pas du tout » : 8). Cependant, comme nous l’avons vu plus haut, les trois autres objectifs sont plutôt motivés par un désir de renouvellement ou d’élargissement des pratiques et compétences des élèves. À cet égard, 26 participants déclarent que leurs élèves développent effectivement de nouvelles compétences grâce à la lecture des O.N. (« tout à fait » : 15; « un peu » : 11). Bien que notre échantillon soit restreint, les résultats de notre enquête font écho à ceux d’autres travaux récents. Les tâches fondées sur l’interaction de plusieurs médias et supports, par exemple, participent de « l’apprentissage hybride », c’est-à-dire « l’usage par l’élève et, de manière combinée à l’enseignement offert par son enseignant et sous sa guidance, de technologies ou de ressources numériques à diverses fins » (Cefrio, 2014, p. 12). De même, proposer des O.N. à de jeunes lecteurs constitue un moyen privilégié de leur faire découvrir « la valeur heuristique de la littérature numérique » (Bouchardon, 2014). Enfin, amener l’élève à adopter une posture de créateur, et non seulement de récepteur, est inhérent à la découverte de nouvelles textualités numériques (Lacelle et Lebrun, 2016).

5. Des résultats à relativiser…

Nous avons mentionné, plus haut, la variété d’O.N. offertes par les concepteurs québécois que nous avons interrogés (du livre numérisé en PDF jusqu’au récit interactif couplé à une application de création narrative). Cette disparité reflète la difficulté à proposer une définition univoque et stable de la littérature numérique. Pour certains théoriciens, cependant, ce vocable exclut les textes numérisés, par exemple, qui « demeurent totalement appréhendables avec les méthodes littéraires classiques et ne questionnent ni les modalités d’écriture, ni celles de la lecture » (Bootz, 2011, p. 206).

Or, la part de textes en PDF parmi les O.N. que nos répondants enseignants font lire à leurs élèves est prépondérante : sur les 26 enseignants qui déclarent mettre des O.N. au programme, seuls 8 proposent « parfois » des oeuvres hypertextuelles et 6 des oeuvres enrichies ou augmentées. Aucun répondant n’a répondu « souvent ». En revanche, tous choisissent des textes numérisés (« parfois » : 21, « souvent » : 5).

Ces résultats nous interpellent dans la mesure où ils manifestent une contradiction entre les intentions et les pratiques déclarées. Comment, par exemple, amener l’élève à développer de nouvelles compétences en lecture numérique si on ne lui propose que des textes numérisés ? Plusieurs réponses des enseignants interrogés nous invitent à penser que la plupart d’entre eux conçoivent l’usage des outils numériques dans une perspective pédagogique plus que didactique. L’usage des O.N. en classe est, par exemple, destiné à réaliser une lecture interactive ou une lecture collective, pour projeter le texte sur un grand écran, afin de « s’assurer que les enfants voient bien les images et participent aux discussions lors de la lecture d’une histoire ». Cet usage, cependant, est lui-même déterminé par les ressources disponibles en classe, à commencer par le tableau numérique interactif. Dès lors, on comprend que le numérique soit, dans la plupart des cas, un outil favorisant une nouvelle approche des textes plutôt qu’une approche d’une nouvelle forme de textes.

Conclusion

Au regard des réponses fournies par les concepteurs de contenus numériques pour la jeunesse qui ont participé à notre enquête, force est de constater que « la recherche de formes éditoriales pluri-sémiotiques reste expérimentale et [que] ces livres augmentés font souvent figures de “vitrines technologiques” » (Tréhondart, 2014, p. 23). On ne peut, à ce propos, manquer de souligner la persistance d’une tension entre, d’une part, un attrait indéniable du numérique et, d’autre part, un attachement au papier même chez plusieurs concepteurs d’O.N. De même, les enseignants interrogés se montrent partagés, une courte majorité d’entre eux, seulement, déclarant donner à lire des O.N. à leurs élèves. Cela tient sans doute au fait qu’aujourd’hui encore, « [n]on seulement la lecture de livres représente l’expérience prototypique de la lecture, mais [que] le livre constitue, pour la majorité des lecteurs, la forme la plus élaborée qu’ils connaissent du texte écrit » (Van Cuyck et Bélisle, 2004, p. 142). Il ne faut néanmoins pas perdre de vue que cette défiance est accrue parce que les O.N., dont il est question, sont destinées à des enfants et des adolescents (Barbagelata et al., 2014).

La vaste majorité des participants à notre enquête font également part de leur méconnaissance des spécificités de la lecture numérique et des modes de réception des jeunes. Les concepteurs d’O.N. reconnaissent, d’une manière générale, se fier à leurs intuitions, s’appuyer sur les commentaires des utilisateurs et modéliser un lecteur modèle en observant les pratiques de lecture des jeunes de leur entourage. Par ailleurs, s’ils se montrent ouverts à l’idée d’un maillage plus serré avec le milieu éducatif, leur discours n’est pas dénué de réserves et d’ambiguïtés. Les enseignants, quant à eux, déclarent majoritairement n’avoir aucune formation à la lecture numérique et ceux qui indiquent mettre des O.N. au programme choisissent essentiellement des textes numérisés au format PDF.

Ce constat nous amène à suggérer quelques pistes de réflexion. La première concerne le nécessaire décloisonnement entre le milieu de la conception et celui de la recherche/enseignement, afin de favoriser un transfert et un partage des savoirs. Multiplier les projets de type « recherche-action » en impliquant conjointement des chercheurs, des concepteurs ainsi que des diffuseurs d’oeuvres numériques pourrait favoriser un meilleur arrimage entre ces deux milieux. Il nous apparait également nécessaire de mener des recherches sur les pratiques de lecture d’O.N. natives en classe, mais aussi en dehors de l’école. Une meilleure connaissance des modes de réception des jeunes s’avérerait utile aussi bien pour les concepteurs que pour les enseignants. Ces derniers devraient, par ailleurs, être formés aux différentes oeuvres numériques disponibles, à leur variété (oeuvre enrichie, numérisée…), aux supports utilisés et aux exploitations possibles en classe. L’élaboration d’un Cadre de référence de la compétence numérique (Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement Supérieur, 2019) répond partiellement à ce besoin si l’on considère que certaines des 12 dimensions de la compétence numérique (« Exploiter le potentiel du numérique pour l’apprentissage » ou « Produire du contenu avec le numérique », par exemple) peuvent être développées dans la classe de français. Notre enquête n’en fait pas moins ressortir la nécessité pour les enseignants d’un accompagnement dans la découverte des oeuvres numériques, afin qu’ils puissent mieux saisir les potentialités des O.N. selon des supports utilisés. Les cours de littérature et de didactique offerts dans les programmes en enseignement (aussi bien en formation initiale qu’en formation continue) pourraient devenir des lieux privilégiés pour présenter des oeuvres numériques variées, valoriser leur dimension esthétique et leur potentiel didactique, et en proposer des usages possibles en classe.