Article body

Introduction

Si l’on en sait beaucoup sur l’engagement des militants au cours des années 68 des points de vue structurel (les conditions macrosociologiques de l’effervescence de l’époque) et organisationnel (les groupes en présence), de même que sur les conséquences professionnelles et politiques que cela a entrainé pour les militants, ce n’est pas le cas en ce qui concerne leur carrière affective. En effet, celle-ci reste globalement méconnue sur une période réputée être celle de la politisation de la sphère privée, et ce, dans un contexte scientifique pourtant marqué depuis une vingtaine d’années par un emotional ou affective turn (Jasper, 2018). La saisir présente des difficultés très supérieures à celle des autres carrières, en raison d’abord du caractère novateur de l’entreprise (Traïni, 2010a), des contours flous sur ce qu’elle revêt, mais surtout des difficultés méthodologiques venant des résistances de la part de l’enquêteur comme de l’enquêté à l’aborder, résistances qui, en soi, méritent une analyse dans la mesure où elles posent la question de la relation d’enquête et de la variabilité du registre privé, dont le caractère audible et dicible est inégalement distribué selon l’âge, le genre, la classe et le type d’engagement, ces variables étant par ailleurs accentuées par leur caractère cumulatif. C’est ce qui ressort du premier traitement d’un matériau inédit constitué lors d’une recherche collective sur la carrière de militants ordinaires des années 1968 (syndicalistes, « gauchistes » et féministes), dont la trajectoire affective en lien avec les autres, professionnelle et bien sûr militante. Grâce au récit de vie et au calendrier de vie, il a été possible de traiter quantitativement ce matériau qualitatif dans la suite des travaux d’Andrew Abbott (Fillieule et al., 2018). L’association de ces méthodes autorise à la fois une prosopographie (Delpu, 2015) sur un groupe aux contours évanescents et permet de travailler le jeu d’échelles entre temps biographique et temps social. Elle reste cependant incomplète pour envisager la carrière affective des militants des années 1968 dans son intégralité, des ressorts de l’engagement et du désengagement à ses conséquences biographiques sur le long terme sur le plan strictement personnel. L’enjeu empirique est double. Faute de pouvoir conduire une enquête ethnographique au long cours pour faire émerger des « paroles privées » (Schwartz, 1990), le parti pris théorique a d’abord été de soumettre le matériau biographique existant à une grille d’interprétation focalisée sur les états affectifs, dans ses différentes facettes – des émotions stricto sensu aux sentiments – puis d’envisager, à titre programmatique, d’autres techniques de passation et d’analyse des entretiens. Compte tenu toutefois des mutations significatives que connaissent au cours de la période l’équilibre entre la sphère privée et la sphère publique ainsi que les moeurs et les rapports de sexe, d’autres sources, archivistiques, sont nécessaires pour essayer de démêler autant que faire se peut la part des idiosyncrasies, des effets de l’engagement, de période et de génération, et des changements culturels à l’oeuvre.

Récits de vie et analyse de carrière

Le matériau de départ sur lequel porte cet article provient de l’enquête Sombrero (Sociologie du militantisme, biographies, réseaux, organisations), financée par l’Agence nationale de la recherche entre 2013 et 2018. Première enquête conduite en France sur les conséquences biographiques de l’engagement d’une population significative de « soixante-huitards » ordinaires, elle a procédé à une analyse de carrière au moyen, notamment, de récits de vie. Mais comme d’autres avant elle, la sphère privée a été moins traitée que les sphères militante et professionnelle.

L’analyse de carrière et l’approche affectuelle

Par son ancrage théorique et sa principale méthode, l’analyse de carrière, cette recherche s’inscrit dans l’approche typiquement française des mouvements sociaux depuis son renouveau à l’aube du nouveau millénaire. Délaissant toute démarche étiologique et la recherche de lois générales au profit d’une approche processuelle et configurationnelle, elle articule l’engagement aux différentes sphères de vie de l’individu et l’inscrit dans la durée par la prise en compte concomitante du temps social, du temps institutionnel de l’organisation et du temps biographique. Ses apports sont indéniables en particulier sur la question des sociabilités, de la socialisation organisationnelle, du désengagement et, plus récemment, des conséquences biographiques de l’engagement (Fillieule et al., 2018; Pagis, 2014), lesquelles avaient auparavant été appréhendées par des outils autres que l’analyse de carrière, mais dans les deux cas, de part et d’autre de l’Atlantique, sur les activistes des années 1960-70. Le portrait qui ressort de l’ensemble de ces enquêtes est étonnamment convergent, avec un positionnement maintenu à la gauche de l’échiquier politique, des vies professionnelle et affective plus accidentées que celles du groupe de contrôle (lorsqu’il existe, ce qui n’est pas le plus fréquent). Mais les incidences d’ordre privé y font souvent figure de parent pauvre. Y compris dans l’oeuvre princeps de McAdam (2012; voir aussi McAdam, 1989) sur les participants du Freedom Summer au cours de l’été 1964, la question est réduite à une portion congrue, que ce soit en termes de variables prises en compte (le seul fait d’être marié ou pas) ou de pages consacrées à cet aspect des conséquences biographiques de l’engagement[1]. Sauf exception liée à l’objet même des recherches[2], l’approche processuelle de l’engagement souffre du même défaut avec 1) une négligence pour ses incidences dans la sphère privée, réduite par ailleurs à la conjugalité et à la parentalité; 2) une sous-exploitation du registre du « for intérieur » lorsqu’il advient, peut-être par autocensure sur ce qui est considéré comme relevant du « psychologique », ou par désarroi quant aux conditions de son exploitation.

Il me semble que ces difficultés peuvent en partie être jugulées par le recours à la sociologie des émotions qui, en sociologie des mouvements sociaux, est née d’une insatisfaction identique à l’égard des perspectives structurales alors dominantes (Goodwin et al., 2001; Traïni & Siméant, 2009; pour une revue de la littérature, voir Sommier, 2010). Cette sociologie des émotions s’est également nourrie de l’interactionnisme symbolique et du cultural turn, surtout d’empreinte européenne, qui s’est développé à la charnière entre la fin des années 1970 et le début de 1980 en portant une attention particulière aux processus, notamment symboliques, de construction d’une identité collective (Klandermans, 1997; Melucci, 1989). Après vingt ans de développement, cette approche issue de l’emotional ou affective turn est aujourd’hui confrontée selon moi à trois enjeux majeurs.

Premièrement, une clarification conceptuelle compte tenu de la polysémie du terme émotion, supérieure encore en anglais – en témoigne d’ailleurs l’instabilité sémantique entre emotional ou affective turn – puisqu’il désigne aussi bien les émotions au sens strict que les sentiments (feelings), les humeurs (moods), les affects, voire les sensibilités, c’est-à-dire l’ensemble des états affectifs ou l’« affectivité » (Akoun & Ansart, 1999). Plutôt que d’affectivité, je préfère parler de dimensionaffectuelle, à la fois pour prévenir une réception psychologique du terme et en raison de l’efficacité évocatrice de ce mot-valise contractant affect et émotionnel (Sommier, 2010), en écho également à l’action affektuelle de Max Weber, mais sans adhérer à l’opposition qu’il établit avec la rationalité.

Deuxièmement, il est temps aujourd’hui de ré-investir l’attention portée à l’économie affectuelle des militants, dans la mesure où l’approche par les émotions a tendanciellement privilégié les émotions stricto sensu favorisant le processus d’engagement avec, en particulier, la notion de choc moral producteur d’indignation (Jasper & Poulsen, 1995) ou celle de dispositifs de sensibilisation (Traïni, 2009) déployés par les entrepreneurs de cause. Un ré-investissement donc des sentiments, des affects, voire des « tempéraments » et des « sensibilités » dont les principaux promoteurs de l’entreprise ont pris acte dans leurs récentes recherches (Jasper, 2011; Traïni, 2010, 2011) avec une prise de risque évidente compte tenu de leur discipline d’appartenance, la sociologie ou la science politique.

Ces questions d’ordre théorique ne relèvent pas du pur plaisir à la joute conceptuelle. Elles ont, troisièmement, des implications méthodologiques considérables, car on ne peut pas saisir l’ensemble des états affectifs avec les mêmes outils empiriques. Ils se distinguent en effet selon une triple dimension : 1) d’échelle (individuelle, par exemple pour les affects, ou collective, comme les passions); 2) de durée (éphémère pour les émotions ou durable pour les sentiments); 3) d’intensité (faible ou forte) (pour des développements, voir Sommier, 2010). Au terme d’une dizaine d’années de recherches consacrées à la cause animale, Traïni a élaboré un protocole complet de saisie des états affectifs. Le recours à la sociohistoire, nécessaire pour ne pas les essentialiser, lui permet d’une part de dégager trois registres émotionnels successifs – le « registre démopédique », le « registre de l’attendrissement » et celui du « dévoilement » (2011). Il propose d’autre part des démarches spécifiques pour appréhender les sentiments et les émotions (2010a) suivant une distinction inspirée de celle de William Reddy entre les « emotions » (les expériences subjectives éprouvées par les individus) et les « emotives » (les conventions collectives par lesquelles elles sont verbalisées à destination d’autrui). Les émotions, soit les états affectifs exprimés, relèvent d’une conscience réfléchie et requièrent une perspective sémiologique tandis que les sentiments, soit les états affectifs éprouvés, relèvent d’une conscience phénoménale, ce qui oblige à la « prise de risque interprétative » du paradigme indiciaire tracé en 1989 par Ginzburg. Des pistes fécondes dont je m’inspire ici.

L’outil biographique

Le matériau de l’enquête Sombrero règle l’une des difficultés majeures soulevées par toute étude sur la population évanescente des « soixante-huitards », à savoir la constitution d’un panel si ce n’est représentatif du moins raisonné et significatif qui a souvent conduit les chercheurs à prendre la partie pour le tout en raisonnant à partir du devenir des leaders réels ou supposés[3], à privilégier les militants d’un groupe précis[4] ou des individus ayant connu une expérience très spécifique[5].

Pour battre en brèche le lieu commun faisant des « soixante-huitards » des étudiants gauchistes du Quartier latin, le choix avait été fait de porter l’enquête sur cinq métropoles régionales (Lille, Lyon, Marseille, Nantes et Rennes) et trois familles de mouvements : les syndicats de salariés (CGT et CFDT[6]), les gauches alternatives (soit l’extrême gauche et le PSU) et la nébuleuse féministe. Au terme d’une cartographie des espaces militants de chacune des villes, près de 4000 noms de militants ont été identifiés, parmi lesquels ont été sélectionnés les 366 enquêtés sur la base de critères propres à chaque famille avec pour objectif de couvrir toutes les situations envisagées et dans des proportions correspondant à leur poids réel, estimé à partir des archives et des premiers entretiens (Fillieule et al., 2018).

Avant de connaître bien des vicissitudes jusqu’à sa réhabilitation partielle[7], la méthode biographique était une démarche comme une autre qui n’avait rien d’iconoclaste ni de suspect. Une démarche classique, en somme, et même doublement classique dans la mesure où non seulement elle figure parmi les outils de recherche préconisés par les pères fondateurs (par exemple Marcel Mauss dans son Manuel d’ethnographie [1947]), mais aussi prolonge les techniques d’entretien plus qu’elle s’en distingue. C’est aussi la méthode privilégiée par l’École de Chicago depuis le classique Polish Peasant (Thomas & Znaniecki, 1998) qui ne se réduit en aucun cas à une stricte microsociologie de l’acteur. Le recours à la biographie, si tant est qu’une vie soit envisagée comme la rencontre entre un habitus et un ou des champs, est un outil particulièrement heuristique pour mettre en valeur les interdépendances et les interactions qui relient un individu singulier à des groupes plus larges, eux-mêmes en interdépendance avec d’autres, et la marge d’action en découlant pour lui. Certains spécialistes de la biographie plaident explicitement en faveur de la méthode par ce jeu qu’elle autorise entre échelles d’analyse[8]. D’une certaine manière, comme le souligne de son côté Peneff, « le sujet de la méthode biographique est toujours un collectif (et non un individu mis en vedette et singularisé) » (1994, p. 29).

Sur la question de l’engagement, l’approche de type biographique peut permettre d’échapper au réductionnisme opéré par la théorie de la mobilisation des ressources en raison de sa vision exagérément instrumentale de l’action. Elle s’impose d’autant plus que le chercheur s’intéresse certes aux faits et pratiques d’un individu, mais aussi à l’ensemble des valeurs, des visions du monde et des loyautés qui ont guidé sa trajectoire. Elle requiert une mise en confiance et une écoute qui appellent nécessairement du temps et engagent le chercheur et son interlocuteur dans un échange complexe que le registre du privé ne fait qu’accentuer[9]. Aussi permet-elle d’interroger celui-ci, du point de vue de l’enquêté comme de l’enquêteur. De quoi s’agit-il? Qui en parle (ou pas) : dans un sens restrictif (vie privée, conjugale) ou élargi aux amis, à la vie sexuelle, aux enfants, aux souvenirs d’enfance? Comment : de façon détachée ou affectée pour reprendre, de façon détournée, la fameuse formule de Jeanne Favret-Saada[10]? Il apparaît clairement que la compréhension de ce registre obéit à des variables de genre, de classe, mais aussi de familles militantes… et des spécialités des chercheurs censés l’interroger.

Une méthode et ses résistances de la part de l’enquêteur comme de l’enquêté

La consigne de départ donnée aux enquêteurs invitait à un déroulé chronologique pour évoquer aussi bien la vie familiale et amoureuse (enfance, parents, relations) que la vie scolaire et professionnelle (succession des emplois occupés et la vie militante, qu’il s’agisse d’engagements associatifs, politiques ou syndicaux ou d’événements politiques marquants).

Bien qu’elle n’indiquât pas le point de départ de ce déroulé – ce qui est tant mieux dans la mesure où la compréhension du « point de départ » de son engagement par l’enquêté est en soi significative –, elle fut entendue par beaucoup des enquêteurs comme une invite à commencer par l’enfance. La consigne s’accompagnait d’une quadruple recommandation d’ordre général :

  1. Être attentif à la datation des expériences. De manière assez précise. En effet, malgré le calendrier de vie, une analyse en termes de carrière des trajectoires nécessite une datation assez précise des expériences puisqu’une des préoccupations est de comprendre comment lesdites expériences se combinent, s’enchaînent et se succèdent.

  2. Être attentif à tout ce qui dans le fil du récit peut indiquer des moments de rupture plus ou moins forts permettant de distinguer des séquences/phases distinctes dans la carrière. Ces « ruptures » sont souvent des moments où, de manière simultanée ou enchaînée, des choses se passent dans différentes sphères de vie. Par rupture, on n’entend pas seulement les « ruptures institutionnalisées » (passage à la retraite, entrée dans la vie professionnelle, rupture amoureuse, naissance d’un enfant, etc.), par ailleurs facilement identifiables, mais aussi tout ce qui peut renvoyer à des ruptures biographiques, qu’elles soient pensées comme telles par les interviewés ou masquées par des formes classiques de « mise en cohérence ». Ce qui est aussi un moyen d’approfondir les liens entre les sphères de vie.

  3. S’interdire autant que faire se peut de poser, lorsqu’on en pose, des questions d’opinion, ayant trait aux valeurs et aux représentations. Toujours s’efforcer de poser des questions sur les pratiques, le faire. Et avec qui.

  4. Intervenir le moins possible dans l’entretien pour laisser la personne dérouler la mise en récit de sa biographie comme elle l’entend.

Conformément aux principes mêmes du récit de vie, il avait été demandé aux enquêteurs comme aux enquêtés d’envisager les conséquences biographiques de l’engagement dans l’ensemble de leurs aspects (politique, professionnel, privé). Aux premiers avait été fourni un vade mecum sur la conduite générale d’un récit de vie et les différents thèmes à aborder ou à relancer. Aux seconds devait être rappelé qu’ils ne devaient se censurer sur aucun thème, que « tout nous intéressait », et ils avaient souvent été invités, si besoin, à commencer par les souvenirs d’enfance, les plus personnels, pour donner le ton. L’invite a été efficace et l’on dispose de très beaux récits sur la socialisation primaire, familiale en particulier. Mais il faut l’avouer, pour beaucoup, le ton intimiste n’a pas été donné par la suite de l’entretien et l’on ne peut que constater une tendance fréquente à négliger la carrière affective au profit des carrières militantes et professionnelles ou à dériver vers l’entretien semi-directif pour explorer exclusivement ces dernières. Comment l’expliquer?

Techniquement, le récit de vie est (ou devrait être – Peneff, 1990) un entretien non directif dont l’origine et in fine le modèle viennent de la psychologie rogerienne et de l’entretien thérapeutique (Michelat, 1975). Son transfert et sa maîtrise ne vont pas de soi – c’est un euphémisme – chez les sociologues a fortiori français en raison de l’héritage durkheimien qui est de plus durci par une certaine lecture de la dénonciation bourdieusienne de l’« illusion biographique ». Plus généralement, il faut reconnaître qu’à l’inverse des méthodes quantitatives, la technicité des enquêtes qualitatives n’est pas toujours prise avec suffisamment de sérieux. Pour le dire autrement, la démarche biographique requiert une formation au même titre que la maîtrise de tel ou tel logiciel statistique, ce qui n’était pas le cas de l’ensemble des enquêteurs, a fortiori des plus jeunes qui découvraient sur le tas la technique[11]. La disposition à aborder des questions d’ordre privé varie ainsi selon l’enquêteur (son intérêt, son appétence, le sentiment d’être légitime à l’aborder) tout autant que selon l’enquêté et selon la relation d’enquête elle-même telle qu’elle s’établit entre deux individus.

À cette difficulté s’est ajouté l’effet délétère, de ce point de vue, de la recherche sur projet – c’est-à-dire de politiques de recherche grevant depuis une décennie les budgets récurrents des laboratoires – impliquant des financements limités à quatre ans tout au plus pour des enquêtes impliquant essentiellement en sciences humaines et sociales des doctorants et des enseignants-chercheurs pour lesquels le temps pouvant être dévolu à la recherche s’est en France réduit comme une peau de chagrin au fil des dernières décennies sous l’effet de la troisième massification universitaire et de l’accroissement des charges administratives. Concrètement, avant de passer à la phase stratégique du projet, il fallait faire une cartographie des espaces militants dans chaque ville et, à cette fin, des entretiens exploratoires à visée informative. La pression du temps a sans aucun doute conduit à ce qu’un certain nombre de récits de vie dérive vers l’entretien semi-directif pour obtenir des données contextuelles. Dire cela ne revient pas à distribuer de bons ou mauvais points aux enquêteurs, mais à poser en sociologie une réflexivité habituelle aux anthropologues sur les conditions d’enquête, matérielles comme humaines. Autre contrainte temporelle, celle de l’éditeur avec l’horizon du cinquantenaire de 68 qui a conduit à privilégier les conséquences militantes et professionnelles de l’engagement au détriment des conséquences affectives, plus délicates à cerner.

Du côté de ceux qui sont enquêtés, on sait que la disposition à parler de questions privées est inégalement distribuée selon l’âge, le genre, la classe et le type d’engagement, ces variables étant par ailleurs accentuées par leur caractère cumulatif. Or un syndicaliste est plus volontiers un homme âgé d’origine populaire qu’une femme féministe de la cohorte 1951-1959. En somme, la plus ou moins grande prévalence à aborder ces questions est inextricablement mêlée et, elle est même inextricable. D’où, on y reviendra, l’intérêt d’opérer une analyse séquentielle permise par les calendriers de vie. Ainsi, la faible proportion des syndicalistes à parler de leur vie privée est-elle due aux données objectives évoquées ou à la stricte autocensure de se livrer à ces « confidences » face à un inconnu? Le surgissement des paroles privées, voire intimes, tout autant que l’expression des sentiments dans un entretien portant sur des questions présentées ou perçues comme « politiques » sont plus fréquents chez les femmes, ce qui témoignerait chez elles d’un « surinvestissement affectif des enjeux de politisation au sein du cercle des proches » (Muxel, 2015, p. 743). De même avons-nous pu constater le caractère genré des témoignages de détachement vis-à-vis de leur organisation et finalement de désengagement, les militantes se montrant plus sujettes à exprimer une souffrance à la première personne – versus sur un mode plus volontiers collectif, voire politique, chez leurs congénères masculins – et sur le mode de l’intimité (Fillieule & Sommier, 2018). Toujours est-il que le caractère à la fois audible et dicible sur ce registre privé explique une conception très différente de ce qu’il revêt opposant deux pôles : celui des syndicalistes l’associant strictement à la conjugalité (sauf exception), voire à la parentalité, sur un mode très classique; celui des « gauchistes » et des féministes (souvent issues des gauches alternatives), plus jeunes et d’origine sociale plus élevée, l’élargissant plus volontiers à la sexualité et, pour les secondes, aux relations lesbiennes. Le constat renforce la thèse de Schwartz sur le « familialisme ouvrier » (1990) et le caractère heuristique de son interrogation sur ce qu’est le « privé » : c’est à la fois ce qui est intime et caché; un lieu de propriété; un « lieu de l’autonomie », un « espace propre »; un carrefour et une malléabilité qui autorisent différentes déclinaisons sur ses frontières, en fonction des origines sociales (donc de la socialisation familiale au premier chef), de la pente de la trajectoire et de la socialisation institutionnelle opérée par le militantisme.

La nécessaire triangulation des méthodes qualitatives

Les récits de vie étaient adossés à des calendriers de vie permettant un portrait de famille proche de la prosopographie ou de la biographie collective développées par les historiens. Les calendriers se prêtent cependant moins bien pour suivre les carrières affectives au sens large (et non pas réduites à la carrière conjugale et parentale), lesquelles requièrent des protocoles spécifiques d’investigation.

Les calendriers de vie ou le quantitatif en appui du qualitatif

Aux entretiens biographiques se sont ajoutés 285 calendriers de vie – soit 78 % du panel – organisés en tableau chronologique répertoriant depuis la naissance les parcours résidentiel, affectif, de formation, professionnel et bien sûr militant, c’est-à-dire à la fois les appartenances à des groupes et la participation à des événements mobilisateurs. L’utilisation, inédite en sociologie de l’engagement, de cette méthode inventée par Abbott (2009) présente d’abord le mérite de faciliter le travail de la mémoire, l’idée générale étant que la description d’un événement ou d’une situation dans un domaine donné puisse permettre à la personne de se remémorer un autre événement n’appartenant pas nécessairement au même domaine de vie. Par exemple, un événement professionnel ou une séparation peuvent être reliés à un déménagement. Cette méthode répond surtout empiriquement à l’enjeu de la prise en compte du temps et rend possible une analyse de séquence non exploitée à ce jour sur le volet affectif (du fait des défis méthodologiques qu’elle posait) au profit d’une analyse à correspondance multiple (ACM)[12]. L’exploitation statistique des calendriers de vie rend beaucoup plus solide le choix des récits de vie et leur interprétation car elle va permettre un double passage du singulier au général : par la comparaison du devenir des enquêtés avec le groupe de contrôle constitué des enquêtes statistiques en population générale sur les mêmes cohortes; par leur mise en correspondance avec les origines sociales, les parcours militants et les parcours de vie.

La passation du calendrier de vie pose deux questions d’ordre stratégique. La première, ou plutôt la plus simple à régler, est celle des modalités de sa passation : est-ce à l’enquêté de le remplir seul (auto-administration) ou à l’enquêteur? Sa complexité plaide très clairement pour la seconde solution. La deuxième question est celle du moment le plus propice pour le remplir : avant, après ou pendant l’entretien. Sur ce point, les avis divergent et j’ai personnellement essayé l’ensemble des modalités en abandonnant toutefois assez rapidement la première. Il est vrai que poser ainsi des dates facilite le travail de mémoire. Mais il est déjà assez délicat de demander à une personne de livrer sa vie à un inconnu; or commencer l’échange par ce tableau de format A3 est, au mieux, repoussoir, car effrayant, au pire suscite des réactions très négatives par sa forme interrogatoire et intrusive. Il faut par ailleurs compter un minimum de 45 minutes pour le remplir, ce qui grève un temps parfois hélas compté pour l’enquêté avec lequel il avait déjà souvent fallu négocier d’arrache-pied un minimum de trois heures de rencontre[13]. Si contrainte de temps il y avait, je remplissais le calendrier de vie en même temps que je conduisais l’entretien, quitte à revenir à la fin sur les informations manquantes, mais l’exercice n’est pas facile et risque de freiner les confidences. La meilleure solution de mon point de vue fut de l’administrer après – ou, mieux, lors du deuxième entretien, si par chance l’enquêté acceptait le principe –, une fois la confiance et la détente acquises, un avantage supplémentaire étant d’offrir l’occasion soit de revenir sur des points obscurs soit d’en aborder de nouveaux.

L’analyse de séquence permet de suivre la nature des différentes positions dans le temps, leur ordre et leur durée en dégageant les séquences et les événements qui les composent par l’optimal matching analysis ou l’analyse d’appariement optimal. À partir des calendriers de vie, elle permet de comprendre quelles sont les sphères de vie les plus imbriquées et leur contribution aux bifurcations biographiques (Bessin et al., 2009), de construire des séquences types à partir desquelles dégager des trajectoires types et d’en identifier les parangons. Elle a d’ores et déjà permis de beaux résultats sur les carrières professionnelle et militante (Fillieule, 2018). Mais il ne faut toutefois pas en attendre beaucoup pour saisir la carrière affective stricto sensu. Sur sept rubriques, deux y étaient explicitement consacrées : relation de couple (partenaires et durée de la relation, changements d’état civil, éventuel décès du partenaire) et famille (naissance ou adoption). Elles s’affinaient avec celle du type de résidence : avec la famille d’origine, avec enfant à charge, seul, avec le ou la partenaire, dans une communauté (religieuse ou post 68), avec un ou des amis en colocation, autre (institution, armée, internat…).

Le groupe de contrôle provient en partie du volet familial de l’enquête européenne Share dont les données françaises ont été extraites et distribuées selon quatre cohortes recoupant la population de « soixante-huitards » (1922-39; 1940-46; 1947-50; 1951-59). Hélas, les données sont limitées (nombre et âge des mariages, divorces et parentalité), à la différence de celles disponibles pour la carrière professionnelle, obtenues grâce à l’enquête Formation et qualification professionnelle de 1993[14] de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) – les données pour le groupe de contrôle ont été extraites des cohortes 1942-1957. Dans l’attente de l’analyse séquentielle, la comparaison des donnnées entre, d’une part, les trois familles de mouvements et, d’autres part, la population générale donne déjà des résultats intéressants sur la destinée affective des militants par rapport à celle des mêmes cohortes en population générale établie par l’enquête Share[15]. On ne peut qu’être frappé par la distance qui les sépare, corroborant ainsi les conclusions d’enquêtes relativement comparables sur les conséquences biographiques de l’engagement au cours de ces années, à commencer par celle de McAdam (1989). Ils sont plus d’un quart à ne s’être jamais mariés contre moins d’un sur dix en population générale; que ce soit par choix ou par contrainte, la différence est plus marquée pour les femmes (27,4 % contre 8,6 %) que pour les hommes (25,5 % contre 8 %). Il croît aussi dans les cohortes les plus jeunes avec un bond de 10 % pour les baby-boomers bien que dans tous les cas, les mêmes écarts se vérifient. Moins mariés (73,7 %) qu’en population générale (91,7 %), les militants forment des couples plus fragiles, avec plus d’un quart de divorces contre 16 % pour la population générale. La fécondité des couples en revanche est assez proche, sauf aux deux extrémités avec des militants qui privilégient plus l’enfant unique (19,25 % comparativement à 16,75 % dans la population générale) et limitent les familles nombreuses (11,2 % d’entre eux ont quatre enfants ou plus contre 15 % dans la population générale). Le célibat touche plus les féministes que les syndicalistes (27,6 % contre 23,8 %) tandis que les divorces sont plus nombreux parmi les « gauchistes » que les syndicalistes (30,6 % contre 24,5 %). Ces derniers s’affirment comme les couples les plus traditionnels ou légitimistes – ce que notait déjà Schwartz (1990) – et les plus féconds (36,8 % ont trois enfants et plus contre 26,7 % des féministes). Cette singularité s’explique par le croisement de différences de genre, d’âge et de catégories socioprofessionnelles. Il s’agit de la famille la plus masculine et la plus âgée, avec un tiers d’entre eux né avant-guerre, aux comportements distinctifs de ceux nés après-guerre. Les syndicalistesse sont plus mariés (78 % contre 73 %), ont formé des couples plus stables (32 % ont eu au moins deux conjoints cohabitants contre 45 %) et ont eu une famille plus nombreuse (47 % ont eu trois enfants ou plus contre 30 %). Si l’on regarde enfin le nombre de partenaires par famille militante, force est de constater la libéralité plus grande des féministes et des « gauchistes », dont plus d’un quart ont eu trois partenaires ou plus, et le légitimisme des syndicalistes dont la moitié n’en auraient eu qu’un seul. Mais, sans doute, le chiffre le plus éclairant réside dans le fait que plus de 5 % d’entre eux en aient été totalement privés, soit plus du double des deux autres groupes, ce qui peut renvoyer à un engagement plus total et coûteux ou à un choix d’ascétisme plus grand. Intéressants, ces résultats factuels sont loin d’épuiser la question du privé à moins de la réduire, comme il a été dit plus avant, à la conjugalité et à la parentalité. Il faut donc en revenir aux récits de vie.

Techniques d’entretien sur la carrière affective

En dehors des récits d’enfance généralement riches et bien développés par la dynamique chronologique prise par la plupart des récits de vie, la carrière affective – à l’inverse des autres, souvent déployées en détail, voire « dans l’ordre » – ne se dessine souvent qu’en creux, en filigrane et par morceaux épars, voire par des matériaux non verbaux et des silences qui ne sont jamais « vides », mais pleins ou tendus pour reprendre la distinction de Dominique Legras (cité dans Duchesne, 2000). Pour traquer ces éléments diffus dans l’ensemble des entretiens déjà réalisés et ceux à venir, j’ai construit un codage spécifique (sous logiciel MaxQDA) aux différents objets (au sens psychologique) d’affects : la famille (parents, mais aussi fratrie et aïeux, le cas échéant), les pairs (amis et camarades), la « famille d’adoption[16] » que constitue pour beaucoup le groupe militant, les partenaires et le couple, les enfants. S’agissant des émotions stricto sensu, j’ai élaboré un codage expérimental à partir de la classification du psychologue Paul Ekman (Ekman et al., 1972) sur six émotions de base[17] dans l’objectif de comprendre quand surgit une émotion dans le récit, à quel type d’expérience (individuelle ou collective) elle est reliée par l’enquêté et quelle tendance à l’action elle induit : fuite (évitement, repli sur soi détaillé par une rubrique relative au « malheur »), attaque-affrontement, « être avec »/partager. Une dernière piste pourrait s’avérer heuristique bien qu’elle n’ait été que peu suivie par les enquêteurs. Dans le cadre d’un partenariat avec les psychosociologues de l’équipe suisse Lives, spécialistes des parcours de vie et des vulnérabilités sociales, il nous avait été suggéré de demander aux enquêtés de souligner sur les calendriers de vie les années « heureuses » et celles « malheureuses ». Il est ainsi possible de voir à quel type d’événement (privé ou public, dans quelles sphères) cette évaluation subjective est corrélée. Comment s’exprime-t-elle, verbalement et non verbalement? Que peut-on en déduire des relations entre les événements factuels et la perception subjective?

Seuls les récits de vie que j’ai personnellement conduits peuvent faire l’objet d’une analyse qualitative pour accéder à « la signification latente du discours » (Duchesne, 2000) sur l’intime, notamment par celle de la communication non verbale. L’analyse de contenu s’inspire de la méthode d’analyse des marqueurs verbaux et non verbaux élaborée par le sociologue américain spécialiste des émotions Scheff (1994). Il en distingue quatre types : les marqueurs verbaux stricto sensu autorisant une analyse lexicale à partir d’une série de mots propres à l’émotion étudiée (pour lui, la honte et la colère); les « autres marqueurs verbaux » que sont, par exemple, les interruptions de propos, les prises à partie de l’intervieweur, etc.; les « marqueurs paralinguistiques » (longue pause, silence prolongé, accélération ou ralentissement du rythme, marmonnement, désorganisation de la pensée, etc.); les « marqueurs visuels », c’est-à-dire les réactions corporelles et physiques produites par l’émotion. Les entretiens réalisés ne permettent d’analyser véritablement que les premiers et, de façon plus aléatoire, les seconds, voire les troisièmes[18]. J’entends en conduire de nouveaux, non directifs, répétés et exclusivement axés sur la dimension affectuelle, avec une double focale : 1) en portant l’attention autant sur la dimension affective – trop souvent oubliée – que la dimension cognitive de la socialisation (primaire et surtout secondaire) afin de comprendre le processus de politisation par et de l’intime comme point de jonction du privé et du public pour reprendre Muxel (2014); 2) en travaillant sur les turning points, ces « changements courts [qui] opèrent la ré-orientation d’un processus » (Abbott, 2009, p. 207), des moments d’entropie révélés graphiquement dans les calendriers de vie, pour étudier l’imbrication des sphères de vie.

Comment toutefois échapper à l’hégémonie du textuel en sociologie déplorée par Naville quand il soulignait que « tout part de textes et aboutit à des textes » (1966, p. 163)? Ainsi que le souligne Moualek, filmer l’entretien « permet de saisir et de préserver tout ce qui forme le “paratexte”, la manière de parler et de se conduire » (Moualek, 2018, p. 250) quoique la situation conduit les enquêtés à « présenter d’eux-mêmes un “moi acceptable” » (p. 250). L’enregistrement vidéo des entretiens serait certes précieux pour recueillir la part non verbale (postures, expressions faciales, regards, gestes et mouvements corporels), mais aussi pour limiter le côté subjectif des entretiens sur l’intime et le risque interprétatif qui en découle. Pour le moment toutefois, il est exclu, par crainte de bloquer la parole intime. En revanche, j’envisage de recourir à la photo-élicitation (entretien avec appui d’images) qui offre en plus l’avantage de susciter des émotions et sentiments. Déjà utilisée en France par Lavabre (1994) dans son étude sur la mémoire communiste, inspirée de Halbwachs et appelée de ses voeux par Becker (1974), la méthode a été explicitée par le fondateur de la revue Visual Studies, Harper (2002). Il s’agirait, ici, de faire réagir les interviewés à des articles de presse de « scandales de moeurs » et de mobilisations de l’époque, d’affiches et de tracts militants. Mais ils le feront à distance de décennies et à l’épreuve du temps biologique, les jeunes adultes d’alors étant désormais des personnes âgées.

À la recherche d’archives

L’analyse de carrière par l’exploitation conjointe des récits et calendriers de vie met par définition le temps biographique au coeur de son projet et la focalisation sur la dimension affectuelle renseigne sur la construction des sensibilités. Mais celles-ci ne sont pas hors sol; elles s’inscrivent dans une historicité débordant la période des années 68, comme en témoignent trois enquêtes portant sur les comportements sexuels réalisées en 1970, 1992, 2006 et de nombreux sondages scandant la période qui permettent de suivre la libéralisation des moeurs sur la population générale. Un reproche fréquemment adressé non sans raison à la sociologie des mouvements sociaux est son développement en vase clos, c’est-à-dire autocentré et ahistorique (Fillieule et al., 2010; Sawicki & Siméant, 2009), ce qui est impossible à tenir ici par l’approche affectuelle adoptée et sur une période (voire aussi sur des générations) marquée par de profondes transformations des sensibilités. Comment, dans les parcours de ces militants et leur évolution sur un demi-siècle, faire la part des idiosyncrasies, des effets de l’engagement, de période et de génération, et des changements culturels de longue haleine sur la période des années 1950 à nos jours? Un dialogue avec l’histoire culturelle s’impose et, sur le plan méthodologique, se pose la question des archives. Car comment saisir les effets du temps social sur les trajectoires? Idéalement par une étude longitudinale permettant d’en suivre le cours au fil des changements impactant les trois sphères de vie (privée, professionnelle, militante). À défaut, car c’est impossible ici vu le sujet, deux stratégies sont envisageables :

  1. À courte portée, et a minima, voir par le courrier des lecteurs de quelques journaux militants de l’époque ou les débats politiques si le recours au « je » dans la parole militante connaît une inflexion et si les paroles privées s’y frayent un chemin, le risque étant toutefois qu’ils ne franchissent pas la censure ou plutôt qu’ils ne soient que partiellement rendus publics pour des raisons politiques. Salles (2005) a commencé ce travail sur la Ligue communiste révolutionnaire, suivi par Johsua (2015). Dans une publication issue de l’enquête Sombrero, un collègue et moi avons pu montrer combien la tension, constitutive de l’engagement, entre le « je » et le « nous », variait d’une organisation d’extrême gauche à une autre tout comme son caractère dicible en leur sein (Lechaux & Sommier, 2018). Ces jalons, pour le moment réservés à une seule des trois familles étudiées, doivent être poursuivis et systématisés pour les deux autres.

  2. Des archives privées permettant de mesurer (ou pas) l’évolution du désarroi militant quant à l’équilibre du « je » et du « nous » au fil du temps biographique, militant, social, ainsi que la politisation des questions intimes. Sur la période considérée, il est douteux de trouver des archives publiques telles que les archives judiciaires dépouillées par Sohn (1996) pour rendre compte de l’évolution des moeurs sur la période 1850-1950. Il pourrait être utile de sonder le fonds de l’Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique, utilisé par Rebreyend (2007) pour son travail de thèse sur l’histoire de l’intime de 1920 à 1975, qui lui recueille les récits, les journaux et la correspondance d’individus ordinaires. L’enjeu étant, pour ne pas s’y noyer, de voir s’il est possible d’extraire de la masse de documents ceux émanant d’individus engagés d’une manière ou d’une autre dans la libération de la parole survenue dans les années 68. Là encore, l’idéal serait de disposer des journaux intimes rédigés par les enquêtés au fil de leur expérience militante pour à la fois mesurer l’évaluation rétrospective des entretiens conduits des décennies après et suivre, le cas échéant, le processus de politisation des questions privées au fil du temps biographique, militant, social, ainsi que la politisation. Il est toutefois à craindre que compte tenu de la période d’effervescence militante, peu d'entre eux aient tenu un journal intime, lequel par ailleurs renvoie à un rapport à l’écrit très variable selon les catégories socioprofessionnelles.

Conclusion

Comme on le voit, la complexité de la question affectuelle dans ses différents états, temporalités et échelles d’analyse nécessite des protocoles empiriques diversifiés dépassant les compétences ou à tout le moins les routines d’une seule discipline. Elle concerne à la fois les sociologues, les anthropologues, les historiens et les psychosociologues. Le défi autant théorique que méthodologique est immense et la recherche française n’est pas la mieux armée pour le relever compte tenu d’une organisation du monde académique particulièrement cloisonnée et de l’étanchéité de la psychologie et de la sociologie depuis la fondation de cette dernière. À la différence d’autres pays, il n’existe pas d’équipe de recherche spécialisée sur l’histoire des émotions, et en particulier sur l’histoire de l’amour, très prolifique ailleurs, notamment en Europe[19]. La question des affects est étudiée collectivement sous le seul prisme de la sexualité et du genre[20]. Et curieusement, malgré la faveur du thème des émotions et du genre en sociologie de l’engagement, aucun des travaux individuels n’a jusqu’à ce jour trouvé à converger dans une dynamique collective pérenne et multilatérale. Un vaste chantier reste à ouvrir et l’on est bien conscient que cet article à visée programmatique ouvre à ce stade plus d’interrogations qu’il ne livre de réponses. Il pointe aussi d’autres enjeux, théoriques cette fois, sur les frontières des états affectifs et du privé.