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Introduction

L’objectif général de cet article est de mettre en évidence comment le récit de vie offre un éclairage complémentaire aux recherches sur le parcours d’intégration socioprofessionnelle des personnes immigrantes au Québec. La réflexion est posée à partir d’une étude réalisée dans les Laurentides. Cette localité au nord de Montréal se situe au 5e rang des principales régions de résidence des personnes immigrantes. En 2019, 30 705 habitants issus de la diversité y ont été recensés (Ministère de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration [MIFI], 2020). Le nombre d’immigrants européens reste stable, tandis que celui des personnes provenant du reste de l’Amérique (Haïti, Cuba et Mexique) et de l’Afrique (Algérie, Tunisie et Maroc) est en pleine croissance (MIFI, 2020). Sans pour autant nier les difficultés qu’ils vivent dans leur processus d’intégration, l’usage des récits de vie permet de changer de paradigme et de rompre avec des conceptions univoques ou des approches déterministes qui prédominent dans les recherches québécoises sur le sujet. En effet, le récit de vie permet de comprendre le point de vue d’acteurs sociaux sur leur situation (Piron, 2019) et d’examiner une pluralité de parcours et de démarches.

Dans le cadre de cette étude, ce dispositif méthodologique a d’abord permis de souligner les expériences des personnes immigrantes en ce qui a trait à leur processus d’intégration au Québec. Ensuite, il a mis en évidence des actions individuelles et stratégiques, et le pouvoir d’agir de ces individus, à travers trois trajectoires dans la situation migratoire : le retour aux études, l’entrepreneuriat et l’emploi salarié. Enfin, il révèle leur évaluation positive du processus d’intégration et leur sentiment de satisfaction.

L’article est subdivisé en cinq parties : la première fait sommairement état des recherches québécoises sur le processus d’intégration des personnes immigrantes et des méthodes de recherche utilisées. La deuxième définit le récit de vie comme une voie méthodologique crédible à ce type d’études, voire nécessaire, puisqu’il mène à des aspects sous-analysés. La troisième partie présente les caractéristiques de la recherche empirique et le cadre d’analyse. La quatrième expose les aspects dévoilés par le récit de vie, tels l’expérience, le pouvoir d’agir et le jugement des personnes rencontrées. Enfin, la dernière partie offre une discussion sur la production plausible de sens et de savoirs.

Une recension des écrits sous l’angle méthodologique

La politique migratoire québécoise repose sur une immigration temporaire ou permanente (MIFI, 2020). L’immigration permanente sous-tend l’arrivée de candidats souhaitant s’installer au Québec pour le travail (immigrants économiques), pour rejoindre un membre de la famille (personnes parrainées à travers le regroupement familial) ou pour fuir des situations périlleuses dans le pays d’origine (réfugiés). Les travaux de recherche qui se sont intéressés à leur intégration socioprofessionnelle dans la province québécoise mettent en évidence plusieurs obstacles. Ces derniers sont d’abord systémiques (Lenoir-Achdjian et al., 2009; Zietsma, 2010), tels la non-reconnaissance des diplômes étrangers ou l’accès restreint aux permis pour exercer une profession réglementée. Ils touchent aussi aux conditions d’emploi jugées difficiles, telle l’occupation d’emplois à faible scolarité (Galarneau & Morissette, 2008) ou de faible qualité en termes de rémunération, de statut ou de protection sociale (Malambwe, 2017). Il s’agit également de taux d’emploi et de salaires inférieurs à ceux des natifs, ainsi que de taux de chômage plus élevé que la moyenne provinciale (Cousineau & Boudarbat, 2009; Malambwe, 2017; MIDI, 2015). Les personnes immigrantes vivent aussi une déqualification professionnelle (Chicha, 2009; Zietsma, 2010). Ces études quantitatives ont toute leur légitimité, mais elles informent peu sur le vécu de ces personnes.

En ce qui a trait aux recherches qualitatives, les problèmes d’intégration soulignés sont entre autres liés à de la discrimination. Et en ce sens, les travaux montrent que l’origine nationale, le genre ou la couleur de peau (Namululi et al., 2018; Piché & Renaud, 2018) influencent le processus d’intégration, les immigrants du Maghreb et de l’Asie de l’Est étant les plus discriminés. Ces études qualitatives se basent sur des entrevues semi-dirigées, où les questions, même ouvertes, peuvent orienter le propos des répondants sur les difficultés et moins sur les manières dont elles ont été résolues. De plus, les vécus présentés sont généralisés et révèlent fréquemment des personnes victimes, passives et insatisfaites du processus d’immigration au Québec. Dès lors, ces travaux ne mettent pas en évidence les aspects assumés, voire positifs, du parcours et le sentiment de satisfaction qui peut en résulter.

Toutes ces insuffisances relevées avec les méthodes quantitatives et qualitatives sont également constatées dans les études québécoises menées hors des grands centres. Là encore, des obstacles d’intégration sont soulignés par plusieurs auteurs (Dioh & Racine, 2017; Gallant et al., 2007; Vatz Laaroussi et al., 2010, 2015). Ils sont liés à des conditions socioéconomiques défavorables, à des emplois déqualifiés, à l’absence de réseaux ethniques et religieux, au manque de services adéquats ou encore, à la non-participation à la vie citoyenne – le tout rendant difficile l’intégration socioprofessionnelle des personnes immigrantes en région. Par ailleurs, il faut noter que ces recherches régionales montrent des dynamiques spécifiques par rapport à celles observées dans la métropole montréalaise (Guilbert et al., 2016; Vatz Laaroussi et al., 2012). De plus, certaines familles immigrantes, de plus en plus nombreuses à s’y établir, sont sous-étudiées. C’est notamment le cas dans les Laurentides (Blain, 2005; Labrosse et al., 2015). Pourtant, la politique de régionalisation (Pronovost & Vatz Laaroussi, 2010), faisant partie des orientations gouvernementales depuis 1993, et qui a pour but de freiner le vieillissement de la population et la dévitalisation de certaines localités, amène de plus en plus de personnes immigrantes à quitter la métropole pour s’installer en région.

Le récit de vie pour documenter autrement le processus d’intégration

Sans pour autant nier les résultats de recherche exposés, les méthodes et autres éléments d’enquête qui y sont rattachés portent pour la plupart sur un jugement objectif des conditions de vie des personnes immigrantes, à travers l’appréciation de politiques publiques ou le recours à des indicateurs socioéconomiques agrégés comme les taux d’emploi ou de chômage. De plus, même quand elles sont qualitatives, les études ne reflètent pas suffisamment leur évaluation subjective et réflexive, leur capacité de résilience ou d’action. Le récit de vie devient alors une nécessité méthodologique pour étudier le processus d’intégration sans les cadrer dans des voies balisées de manière déterministe.

Selon Bertaux, le récit de vie est « une description sous une forme narrative d’un fragment de l’expérience vécue » (2016, p. 9). La personne est conviée à raconter son histoire et à livrer les significations et les interprétations qu’elle attribue à des événements vécus (Balleux, 2007; Bévir, 2013; Gagnon et al., 2020; Guilbert, 2009). Desmarais (2009) dira que le récit de vie est porteur d’éléments descriptifs et réflexifs reliés à une situation telle qu’elle est perçue et vécue sur le moment par un ensemble d’individus. Le récit permet de recueillir leur narration et les sentiments qui y sont associés (De Ryckel & Delvigne, 2010; Desmarais & Grell, 1986; Piron, 2019). Il devient alors une avenue pour décrire un autre aspect du réel (Van der Maren, 2007), en s’intéressant aux acteurs et à leurs discours (Vincent-Ponroy & Chevalier, 2018). Il a aussi le mérite de repositionner le parcours de vie dans une chronologie (Burrick, 2010) historique, sociale, économique, etc., tout en enracinant les histoires dans les contextes spécifiques au cours desquels elles se sont produites. Il met alors en évidence l’influence que les événements ont sur le cours de la vie et sur les groupes d’appartenance ou de référence.

Par conséquent, à travers le récit, les personnes immigrantes peuvent mobiliser leurs savoirs expérientiels pour justifier des choix fondamentaux dans leur vie (Desmarais & Simon, 2007, Gagnon et al., 2020; Piron, 2019) ou pour défendre une identité (Bernier & Perrault, 1987). À travers la description de leurs expériences, le récit souligne les trajectoires, les changements, les transitions, les bouleversements, les progressions (Guay, 2015) et la nature des événements vécus.

De la même manière, le récit de vie permet de mettre en exergue leur pouvoir d’agir (Bandura, 2001; Dioh, 2020; Dioh et al., 2020; Gagnon et al., 2020; Piron, 2019; Radar & Le Pichon, 2019) et les comportements adoptés, telles les stratégies d’intégration (Dioh, 2014). Il favorise une prise de conscience des ressources construites tout au long de leur trajectoire, des avantages qui sont alors mobilisés dans la réalisation du projet. Par ailleurs, il mène à une compréhension plus approfondie des mécanismes de résilience (Gagnon et al., 2020; Guilbert, 2009), en mettant en évidence leur engagement et leur capacité de résistance (Capdevielle-Mougnibas & De Léonardis, 2010; Guay, 2015; Laberge et al., 2000).

Enfin, le récit de vie offre une occasion aux personnes immigrantes d’exercer un jugement sur leur parcours, puisqu’il leur permet de mobiliser une réflexivité (Desmarais & Simon, 2007; Gagnon et al., 2020; Gaudet, 2013; Kaufmann, 2001; Mucchielli, 1996). À cet effet, il révèle la poursuite d’un projet de vie global, au-delà du seul aspect professionnel (Dioh et al., 2020), des projets pouvant inclure des ambitions plus familiales et des plans transitoires. Cette quête peut alors mener à un sentiment de satisfaction, même si certains aspects du parcours sont décevants (Dioh et al., 2020).

C’est donc dire qu’à travers ce dispositif méthodologique, il devient possible de sortir d’une logique de normalisation des difficultés et des insatisfactions considérées comme inhérentes à tout projet migratoire. Un raisonnement où les personnes immigrantes sont présentées comme ayant peu de marge de manoeuvre ou étant déterminées par des structures contraignantes qui limitent leur développement. Le récit de vie permet alors de mettre en exergue le processus d’objectivation de ces embûches et de révéler des trajectoires ascendantes (Chaxel et al., 2014).

En se concentrant sur le sens que les personnes immigrantes donnent à leurs expériences, au jugement qu’elles portent sur le contexte et à la nature intentionnelle de leurs actions, le paradigme adopté est compréhensif et interprétatif (Bévir, 2013; Charmillot & Dayer, 2007; Dilthey & Rickman, 1976; Ricoeur, 1976). Il amène à les considérer comme des interprètes proposant une réalité vécue. Mais cette intentionnalité concerne aussi le chercheur et son objet d’étude, car il étudie aussi le récit en le situant dans un ordre empiriquement généralisé et théoriquement situé. Le paradigme interprétatif implique donc une interaction dans laquelle le chercheur réagit aux analyses des acteurs qu’il étudie. Cette interaction avec leurs croyances induit toujours de possibles répercussions sur ses propres interprétations (Bévir, 2013). Tout récit s’inscrit donc nécessairement dans une lecture (Balleux, 2007; Bévir, 2013; Dilthey & Rickman, 1976; Ricoeur, 1976). Mais la narration d’expériences est considérée comme expression en soi et élément du réel (Gagnon et al., 2020; Mekdjian & Olmedo, 2016). Selon Lainé, la scientificité du récit de vie se situe dans cette authenticité. En effet, l’auteur affirme que si la vérité constitue une conformité au réel, l’authenticité représente une véracité pour soi, un « souci de fidélité descriptive » (2007, p. 143). Ce dispositif méthodologique permet alors une interaction signifiante, créatrice de sens et de savoirs (Desmarais & Simon, 2007; Gagnon et al., 2020; Piron, 2019). Enfin, la fidélité des événements structurants assure la viabilité du récit (Bertaux, 2016), même si sa fiabilité peut être remise en cause du fait des ajouts ou des omissions.

En donnant la parole aux personnes immigrantes, le cadre théorique (Charmillot & Dayer, 2007) mobilisé et appartenant au paradigme compréhensif et interprétatif est l’interactionnisme symbolique. Il permet de mettre en évidence que les conceptions du monde social sont issues de l’expérience humaine et des interactions entre les individus et leurs environnements (Charon, 2003; Long, 1992). L’interactionnisme symbolique s’intéresse à l’expérience de terrain et au contexte où celle-ci se déroule. Cette approche n’adopte pas une posture objective venant expliquer les données, mais elle tente de faire émerger la compréhension des significations, en allant au-devant des individus pour interroger et saisir à des fins de description. Sur le plan technique (Charmillot & Dayer, 2007), elle privilégie des méthodes comme le récit de vie, favorisant ainsi le contact et la relation immédiate avec les personnes.

Les caractéristiques de l’étude et le cadre d’analyse

L’étude qui permet de développer une réflexion méthodologique autour du récit de vie a été réalisée auprès de personnes immigrantes établies dans plusieurs villes des Laurentides. Elle a été financée par le fonds de démarrage des professeurs en début de carrière de l’Université du Québec en Outaouais.

Le but de cette recherche était de combler l’insuffisance des travaux réalisés en région pour comprendre le processus d’intégration des personnes immigrantes au Québec, et de leur donner la parole pour qu’elles en définissent elles-mêmes les contours. Les personnes rencontrées provenaient d’Afrique du Nord, de l’Ouest et de l’Est, d’Europe de l’Ouest et de l’Est, et d’Amérique latine. Elles sont arrivées au Québec depuis 8 années environ et la moyenne d’âge au moment des entrevues était de 42 ans. Les relations ont été facilitées par les organismes communautaires de la région, des structures financées en bonne partie par le gouvernement québécois pour soutenir leur intégration. Les personnes immigrantes ont été informées de l’étude au moyen d’affiches déposées en ces lieux et elles ont pris contact avec le chercheur lorsqu’elles souhaitaient participer. Les critères d’admissibilité impliquaient qu’elles soient arrivées sur le sol québécois avec le statut permanent de travailleurs qualifiés, de personnes parrainées par le conjoint ou la conjointe déjà sur place, ou de personnes réfugiées. Les rencontres se sont tenues entre mai 2018 et avril 2019 à la suite d’une approbation éthique. Les répondants ont accepté, de manière libre et éclairée, de participer à l’étude. Ils ont signé un formulaire de consentement, mais demeuraient libres de se retirer de la recherche en tout temps.

Puisque les récits pouvaient générer des souvenirs douloureux et raviver des blessures psychologiques (Mekdjian & Olmedo, 2016), les coordonnées des organisations publiques ou communautaires assurant des services sociaux dans la région étaient remises à chaque participant. Par ailleurs, bien que les méthodes qualitatives, dont le récit de vie, soient critiquées du fait des rapports sociaux hiérarchiques et asymétriques qu’elles peuvent induire entre le chercheur et le narrateur (Mekdjian & Olmedo, 2016), dans ce cas précis, les personnes rencontrées étaient instruites et en contrôle de leurs conditions de vie. On pouvait donc penser qu’elles ne se sentaient pas en situation d’infériorité en présence de l’assistante de recherche qui a mené les entretiens. Après chaque rencontre, elles ont évalué leur expérience de recherche. En effet, un espace de parole leur était offert pour s’exprimer librement sur le sujet et leurs évaluations étaient toujours positives.

Les récits de vie favorisent un climat d’échange entre le chercheur et le répondant. À la différence des entrevues semi-dirigées, le temps n’est jamais déterminé, la parole est libre et la relation est intersubjective dans le langage et les intentions (Burrick, 2010). Cet échange permet au chercheur de recueillir le sens donné aux actes, de stimuler la cognition du répondant, de l’accompagner dans l’analyse de ses actions, ses choix, et ses relations sociales, dans une logique de co-construction de sens et d’interprétations négociées (Chaxel et al., 2014). À l’aide d’une grille d’entretien servant de canevas, une question ouverte est posée offrant au répondant l’occasion de raconter son histoire et des questions de relance suivent pour compléter les propos entendus. En tout, 25 récits de vie ont été réalisés, d’une durée moyenne de 90 minutes. Les répondants sont revenus sur le parcours de vie hors Québec, les raisons de l’immigration, le choix de la région, le processus d’intégration socioprofessionnelle, les contraintes et opportunités rencontrées, et l’évaluation globale du projet migratoire. À la fin des entretiens, des données sociodémographiques ont été recueillies (voir l’Appendice 1).

Les récits ont été retranscrits en verbatim, que les répondants ont ensuite validés. Par la suite, le matériel a été soumis à différentes analyses. L’analyse verticale (Dioh, 2020; Pilote & Garneau, 2011) offrait la possibilité de souligner les étapes marquantes du parcours pour chaque personne rencontrée. L’analyse thématique (Gilbert, 2009; Laberge et al., 2000) a porté sur le contenu des récits et leurs énoncés. Les sujets documentés sont alors devenus des indicateurs. Par la suite, l’analyse séquentielle (Brunelle et al., 2002) a permis de catégoriser les récits en trois lignes biographiques traitant de l’histoire de vie générale des répondants : situations prémigratoire, migratoire et post-migratoire. Les différentes narrations mises en relation (Veith, 2004) visaient à apporter un niveau de cohérence transversale, à l’échelle du corpus. Cette cohérence, pour qu’elle puisse être établie, supposait donc une comparaison et une mise en évidence des constantes qui traversaient la diversité géographique, culturelle et socioéconomique des participants.

Les différents sujets se recoupant dans les récits permettaient d’abord de construire des repères pour souligner le sens (Bernier & Perrault, 1987) du processus d’intégration pour les personnes immigrantes. La notion de sens est fondée à partir de leur expertise et de leur expérience. Des connaissances contextualisées sont ainsi développées (Balleux, 2007; Desmarais & Simon, 2007; Guay, 2015; Piron, 2019). Ensuite, tout ce travail de lecture et de relecture transversale, de découpage et de mise en commun a fait émerger en cours d’analyse une récurrence autour d’actions, de réactions et de projets entrepris en contexte d’immigration, ainsi que des interactions sociales en jeu. Il a permis de souligner des démarches entreprises pour contourner les difficultés, ce qui témoigne d’un pouvoir d’agir selon trois trajectoires à l’étape de la situation migratoire : le retour aux études, l’entrepreneuriat et l’emploi salarié. Le pouvoir d’agir réfère aux théories sur l’agentivité (Bandura, 2001). Étudier l’agentivité revient à s’intéresser aux actions que posent les individus face aux contraintes, tout en reconnaissant qu’ils ont une réelle capacité à agir sur le monde et à le transformer. Être un agent, c’est faire bouger les choses par des interventions pour donner un sens et une direction satisfaisants à leur vie (Bandura, 2001; Dioh, 2020). L’agentivité est donc cette capacité à agir au-delà des déterminismes, à se conformer certes, mais également à résister, à jouer et déjouer, à transformer (Haicault, 2012). Enfin, le travail d’analyse transversale a permis de mettre en évidence l’appréciation du projet migratoire et le sentiment de satisfaction qui en émerge. Dans les recherches sur ce sujet, cette dernière notion repose sur des indicateurs qualitatifs comme le sentiment de compétence (Brodard et al., 2018), le sentiment de sécurité (Camelis et al., 2013), ou encore la capacité à anticiper la vie future (Le Flanchec et al., 2017).

Les résultats présentés dans la prochaine section permettent d’illustrer les éléments que le dispositif méthodologique a fait émerger, autrement dit la mise en exergue de la capacité des personnes rencontrées à produire du sens à travers leurs expériences, à mobiliser leur pouvoir d’agir et à évaluer le processus d’intégration. Il ne s’agit que d’une partie des résultats obtenus dans le cadre de cette recherche. Ceux-ci ont été présentés dans leur entièreté aux différents participants et aux acteurs travaillant à l’intégration des personnes immigrantes dans la région des Laurentides. En effet, des midis-discussions et des séminaires ont été organisés et les membres des tables de concertation et des conseils d’administration où siège le chercheur principal ont aussi été invités. Ces présentations ont permis une validation des données avant la diffusion des résultats.

L’émergence de nouvelles connaissances grâce aux récits de vie

Les expériences relatées par les personnes rencontrées soulignent des obstacles à l’intégration. Ils sont d’abord liés à l’obtention d’un emploi avec les compétences acquises hors Québec. De leur point de vue, l’emploi se fait rare en région et les employeurs hésitent à reconnaître leurs qualifications antérieures : « C’est sûr qu’en région il n’y a pas trop d’emplois et j’ai eu du mal à en trouver » (participant 20). Une autre participante affirme : « Les employeurs n’admettent pas les diplômes de chez nous et pourtant on est vraiment très qualifiés » (participante 15). Les répondants mobilisent alors un pouvoir d’agir pour contourner les problèmes. Aussi, selon trois trajectoires identifiées (le retour aux études, l’entrepreneuriat et l’emploi salarié), ils témoignent d’une démarche engagée à travers laquelle des stratégies sont mises en place.

Dans le premier cas de figure, certains ont contourné les obstacles en décidant de suivre une nouvelle formation, consentant de surcroît à une déqualification :

J’ai regardé plusieurs programmes, mais je voulais juste faire quelque chose d’un an pour intégrer le travail. Quand j’ai vu que j’avais une équivalence [évaluation comparative des études effectuées hors du Québec] qui était juste un DEC [diplôme d’études collégiales] et que mon parcours universitaire n’était pas reconnu, ça ne me tentait plus de faire beaucoup d’études

participante 2

Ces actions entreprises ne sont pas garantes de succès, mais ils ne baissent pas les bras : « J’ai deux formations québécoises [de niveau collégial], mais je n’ai jamais travaillé avec. J’ai déposé plus de cent demandes d’emploi, je n’ai jamais reçu de réponse! » (participant 18). Certains autres efforts ont donné de meilleurs résultats : « Si je n’avais pas fait un diplôme québécois, je serais toujours dans la manufacture [travail manuel en chaîne de montage], avec la jobine [de petits boulots]. Il a fallu [aller] chercher un diplôme pour pouvoir évoluer » (participant 25)

Dans le deuxième cas de figure, les personnes rencontrées ont réagi en se lançant dans un projet entrepreneurial :

Du travail qualifié dans les Laurentides, il n’y en a pas! Ce sont des jobines [petits boulots] ou des PME qui n’ont pas besoin de se développer. Par contre, la région a une capacité d’attrait et un potentiel économique qui est formidable. Alors, il faut créer soi-même son emploi

participant 23

Mais là encore, elles relatent d’autres difficultés. Pourtant, elles continuent de persévérer :

Quand j’ai repris la garderie [la crèche], les rumeurs ont commencé comme quoi qu’un immigrant avait pris le relais. La garderie s’est alors vidée de 50 %. Pis ça a été vraiment difficile. Mais aujourd’hui la garderie est pleine et des parents veulent encore s’inscrire

participant 17

Dans le dernier cas de figure, les répondants ont accepté de réajuster leurs attentes et d’envisager des emplois déqualifiés pour insérer le marché du travail :

J’ai fait affaire avec une agente d’emploi [dans un organisme de soutien à l’emploi]. Elle m’a dit de ne plus mettre sur mon CV que j’avais un baccalauréat [diplôme universitaire de 1er cycle]. « Enlève ça, dis que tu as un DEC. Et peut-être que tu vas accéder au poste »

participante 2

Mais même en emploi, les difficultés sont toujours présentes, notamment dans les relations de travail : « À Montréal, tout le monde est représenté et il n’y a pas de jugement. Mais dans les Laurentides en général, il y a du favoritisme même là où je travaille présentement » (participant 18)

Les répondants s’inscrivent donc dans une recherche planifiée d’issues. Ils sont plongés dans un environnement où ils essaient de comprendre les rouages et d’avancer leurs projets. Hormis les obstacles professionnels, les expériences relatées soulignent d’autres problématiques, telles que la discrimination en emploi ou le choc culturel dans une nouvelle société d’accueil, des réalités avec lesquelles ils doivent aussi négocier :

C’est un choc! Quand on vient en vacances, c’est génial. Les gens vous disent « bienvenus », « avec plaisir ». On pense alors qu’il y a une empathie, une bienveillance naturelle, mais c’est simplement des politesses culturelles. Quand on vit avec eux, là il y a un écart

participante 22

Face à ces diverses situations vécues, les personnes rencontrées mettent en place d’autres stratégies pour déjouer les contraintes. Des actions qui témoignent encore une fois de leur pouvoir d’agir. Des ressources sont mobilisées, tels les organismes d’aide à l’intégration : « Je savais qu’il y avait des organismes qui aidaient à l’intégration, à la recherche d’emploi ou à l’orientation : moi j’ai eu recours à ça » (participant 13). Dans d’autres situations, elles ont suivi des cours de francisation [programme d’apprentissage du français subventionné par le MIFI] et de perfectionnement de l’anglais : « Je suis entré dans la francisation à temps plein. Pis j’ai réussi tous les niveaux. Après je me suis inscrit au cégep [établissement d’enseignement collégial] pour approfondir l’anglais » (participant 17). Les répondants tentent aussi de créer un réseau social à travers des activités de bénévolat : « Dans notre ville, on est actifs au niveau de l’école des enfants. C’est un moyen qui m’a permis de percer un autre milieu » (participante 9). Ils envisagent des projets d’avenir tel le retour aux études : « J’aime mon emploi et j’ai comme projet d’aller chercher plus en retournant aux études » (participante 9), ou encore la création d’entreprise : « J’ai de nouveaux projets, en fait je veux monter une agence, un réseau d’agences de communication. Et justement faire le pont entre les deux continents » (Participant 4). Ils sont dès lors actifs, réactifs, voire proactifs, dans leurs démarches d’intégration.

Quand ils évaluent le projet global d’immigration, un sentiment de satisfaction émerge. Celui-ci est d’abord lié aux occasions professionnelles et d’affaires, qui sont jugées bonnes :

Au Québec, je suis libre de créer mon école [d’art], des possibilités que je n’aurais jamais en France. D’un point de vue professionnel, il y a un potentiel pour se réaliser qui est plus grand parce qu’il y a moins d’entraves

participante 24

Le sentiment de satisfaction vient aussi du fait que le projet d’immigration va au-delà du seul aspect professionnel. C’est aussi un projet d’éducation pour les enfants : « Nous donnons la chance à notre enfant d’avoir ce qu’on n’a pas eu. La possibilité d’étudier dans de grandes écoles [grandes universités] » (participante 3). C’est la recherche d’une meilleure qualité de vie : « C’est une qualité de vie qu’on recherchait avant tout autre chose » (participante 10). C’est aussi la quête d’une vie plus sécuritaire : « J’ai fui la guerre parce qu’il y avait des problèmes ethniques […]. Je recherchais une stabilité politique et une sécurité » (participant 14)

Une production de sens et de savoirs

Comprendre le processus d’intégration des personnes immigrantes au Québec a d’abord mené à leur donner la parole pour que, de manière réflexive, elles racontent comment elles agissent face à des conditionnements structurels, institutionnels et sociaux. Cette production de sens (Balleux, 2007; Bévir, 2013; Gagnon et al., 2020; Guilbert, 2009) représente le premier aspect de la richesse méthodologique. En effet, à travers les expériences relatées, le récit de vie donne accès à l’individu comme sujet, à son identité ou son vécu. Il révèle alors deux dimensions : la subjectivité et la réflexivité. La subjectivité est un espace qui permet une représentation de soi. Elle est le lieu de sa prise de conscience des représentations et de sa relation au monde (Bertucci, 2012). La réflexivité (Desmarais & Simon, 2007; Gagnon et al., 2020; Gaudet, 2013; Kaufmann, 2001; Mucchielli, 1996) lui permet de se situer dans un espace social et contextualisé (Veith, 2004). Kaufmann dira que « l’individu pense avec le collectif dans lequel il s’engage, selon des modalités définies avec précision par le contexte » (2001, p. 209). Les personnes immigrantes déploient donc leur capacité à réfléchir et à comprendre leur vie, à donner du sens à leur histoire et à l’embrasser dans un mouvement qui va du passé à un avenir perçu comme ouvert (De Ryckel & Delvigne, 2010).

Le deuxième aspect de la richesse méthodologique réside dans la mise en évidence des stratégies déployées par les personnes immigrantes et de leur pouvoir d’agir (Bandura, 2001; Dioh, 2020; Dioh et al., 2020; Gagnon et al., 2020; Piron, 2019; Radar & Le Pichon, 2019), à travers leur engagement constant dans le processus d’intégration. Cette capacité d’action les amène à réajuster leurs attentes et leurs projets, à intervenir et à se réinventer dans d’autres sphères en considérant le contexte institutionnel. Une croyance d’auto-efficacité leur permet de déterminer les efforts qu’elles déploieront, de faire preuve de persévérance, mais aussi d’anticiper les conséquences probables et plausibles de leurs démarches. La réflexivité qui s’y rattache offre la possibilité de montrer l’enchevêtrement de différentes actions, d’expériences positives et d’événements significatifs (Desmarais & Simon, 2007; Gagnon et al., 2020; Laberge et al., 2000). Par le fait même, elle mène à comprendre l’intégration comme correspondant à de multiples scénarios où les facteurs décisifs et les issues peuvent être variables (Laberge et al., 2000). Le récit permet de faire ressortir les actions qui sont susceptibles d’être communes et les points de divergence (des analyses qui ne sont pas présentées dans cet article) dans les trajectoires, en évitant le jugement de valeur (Veith, 2004) et la normalisation des difficultés et des insatisfactions.

Enfin, la troisième richesse méthodologique est de mettre en évidence l’appréciation du projet migratoire par les personnes rencontrées et le sentiment de satisfaction qu’elles rapportent. En effet, en croyant en leur capacité à avoir le contrôle sur leur vie, elles perçoivent et anticipent plusieurs autres opportunités et arrivent à se projeter. Leur sentiment de satisfaction repose alors sur la croyance en leurs compétences (Brodard et al., 2018) et sur leur capacité à anticiper la vie future (Le Flanchec et al., 2017). Il découle aussi du fait qu’elles tendent vers des réalisations au-delà du seul aspect professionnel, telles que l’aboutissement d’un projet familial, l’acquisition d’une meilleure qualité de vie et le développement d’un sentiment de sécurité (Camelis et al., 2013).

Le récit de vie met en exergue ce qui est de l’ordre de la reproduction des trajectoires et des dynamiques de transformation. Il a permis de mettre en rapport plusieurs cas particuliers pour produire des connaissances (Bévir, 2013; Dilthey & Rickman, 1976; Ricoeur, 1976). En mettant en exergue les faits considérés comme tels par les sujets, en les replaçant dans leur logique diachronique, mais aussi en en soulignant les caractères descriptif ou explicatif (Bertaux, 2016) qu’ils proposent, le récit a servi à faire ressortir les récurrences (Vincent-Ponroy & Chevalier, 2018), mais aussi les concepts porteurs et révélateurs (Bertaux, 2016; Roekens, 2013). L’intérêt a autant été dans le contenu des faits relatés, dans les actions qui se dégageaient de cette réflexivité (Desmarais & Simon, 2007; Gagnon et al., 2020; Gaudet, 2013; Kaufmann, 2001; Mucchielli, 1996), que dans le jugement porté par les acteurs.

Conclusion

Dans cet article, la perception que les personnes immigrantes ont de leur processus d’intégration varie de ce qui est usuellement présenté dans les recherches sur le sujet. En effet, les épreuves sont abordées en dressant le bilan de façon positive. De plus, les mécanismes de résilience et le pouvoir d’agir révélés montrent que ces personnes sont capables de faire face aux défis rencontrés, de poser des actions anticipées ou non, ou encore de réajuster leurs attentes premières. Ces dernières tiennent compte de facteurs contextuels, comme le soutien des organismes, l’apprentissage du français, le contrôle étatique dans le domaine des affaires, les interactions sociales, etc. L’appréciation portée sur le projet migratoire traduit un sentiment de satisfaction. Le récit de vie offre donc l’opportunité d’un changement social en faisant entendre les voix (Chaxel et al., 2014; Piron, 2019) des personnes immigrantes sur une autre tonalité.

Le portrait présenté dans cet article ne met pas en évidence les parcours personnalisés de chacun des individus ni l’analyse verticale qui s’y rattache. L’analyse transversale a été privilégiée pour donner priorité à la comparaison et à la compréhension globale. Pour des recherches futures, le travail pourrait s’étendre à un échantillon plus large et donner lieu à des analyses plus approfondies auprès d’autres groupes d’immigrants, qu’ils soient temporaires ou permanents. De nouvelles études pourraient aussi être menées dans d’autres régions québécoises, dans le reste du Canada et ailleurs dans le monde.

La conclusion de Bertucci (2012) est de propos pour terminer cet article :

[L]’intérêt d’une réflexion sur le récit de vie comme processus de production des savoirs fait émerger une mémoire, notamment celle de l’immigration, qui permet à la fois de changer le regard sur les migrants et d’éviter l’obstacle de l’enfermement dans les récits mémoriels et les assignations identitaires, lesquels sont autant de freins à l’intégration

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Ainsi, les résultats rapportés mettent en évidence de nouvelles connaissances. Ils favorisent la reconnaissance de la complexité des trajectoires et le pouvoir d’agir déployé par les personnes concernées. Ils leur donnent l’occasion de se sentir considérées et respectées dans les parcours accomplis (Gagnon et al., 2020), tout en leur offrant la possibilité d’évaluer favorablement leurs expériences d’immigration.