Article body

Introduction

La recherche-action (RA) repose sur des paradigmes pragmatiques regroupant théorie et action, mis en oeuvre par des personnes issues du domaine de la recherche et de la pratique. Elles s’engagent ensemble dans un processus de résolution de problème à partir d’une approche de démocratisation des savoirs, de conscientisation des personnes, de transformation sociale (Morrissette, 2013). Au Québec, la RA est en plus fortement associée à un processus de changement social et à ses différentes composantes : détermination d’un problème, suivi, évaluation de l’impact (Fradet et al., 2015; René et al., 2014). Elle est pratiquée tant dans le cadre de programmes de services publics s’appuyant sur la participation communautaire que dans le contexte de l’action communautaire autonome (Alexander, 2015; Mayer et al., 2000).

La RA est par définition participative (Whyte, 1991) puisqu’elle vise un changement concret et durable de la praxis, mais est-elle forcément émancipatrice? Si l’on constate un engouement pour cette méthode de recherche, on peut se demander si sa mise en application respecte toujours ses principes essentiels (Bourgeois, 2016; Morrissette, 2013), parmi lesquels se retrouvent le partage des connaissances et du pouvoir ainsi que l’autonomisation des participantes et participants.

Dans cet article, nous analysons un processus de RA mis en oeuvre pour l’évaluation et la pérennisation du projet « Service aux jeunes » (SAJ). Depuis 2014, le SAJ s’adresse aux jeunes à risque ou affiliés aux gangs de rue à Laval. Il regroupe des organismes communautaires (hébergement, travail de rue, maisons de jeunes, etc.) et des acteurs institutionnels (protection de la jeunesse, commission scolaire, Centre intégré de santé et services sociaux [CISSS], ville, service de police, etc.).

À partir de l’étude d’une activité précise de recherche, cet article vise à analyser notre démarche à travers le rôle qu’ont joué les différentes personnes et instances impliquées afin de comprendre dans quelle mesure cette démarche a été émancipatrice pour elles. Nous faisons référence ici plus particulièrement aux rôles du comité aviseur mis en place spécialement pour la RA (intervenants et intervenantes, directions, jeune, parent), du comité directeur du SAJ, entité responsable du projet d’intervention et des décisions à prendre pour la pérennisation (directions des organismes communautaires et acteurs institutionnels partenaires), des instances de coordination du SAJ (coordinatrice clinique, coordinatrice des communications et agent de développement) et de notre équipe de recherche chargée d’organiser et d’accompagner le processus (chercheures et chercheurs en sciences humaines). Nous abordons certains enjeux méthodologiques ayant trait à la faisabilité d’une démarche de RA dans une logique émancipatrice (tensions entre des critères de scientificité) et certains enjeux épistémologiques qui se rapportent notamment au partage de connaissances et de pouvoir de même qu’aux rapports entre les personnes participant à la recherche.

Esquisses théoriques de la recherche-action

L’engouement pour la RA en travail social et dans le contexte de l’intervention communautaire a donné lieu à de multiples approches qui décortiquent la RA de façon plus ou moins similaire. Il n’en reste pas moins certaines particularités notamment en termes de principes et de critères de validité.

Fondements et particularités de la RA

Dans l’ensemble, les travaux ont tendance à souligner les particularités de la RA à partir d’une comparaison avec la recherche dite classique (voir, par exemple, Bourgeois, 2016; Mayer et al., 2000) et dans le cadre d’une critique du mode de production de connaissances normatives (Reason & Bradbury, 2001). En général, alors que ce mode est décrit comme relevant d’une posture épistémologique dans laquelle le rapport entre le chercheur ou la chercheure et la communauté étudiée est du type sujet-objet (ce qui accorde un rôle plutôt passif à la communauté), la RA est présentée comme une approche et une démarche dialogique du type sujet-sujet. Cette interaction dialogique ou « relation symétrique », selon Morrissette (2013), est censée se dérouler sous la forme d’une participation active et réelle de la communauté aux différentes étapes de la recherche et de la mobilisation des résultats.

Outre cette dimension de participation effective de la communauté, les visées transformatives de la RA la caractérisent et ont souvent été associées à ses origines. En ce sens, plusieurs auteurs s’entendent pour mentionner deux sources principales : la philosophie pragmatique nord-américaine (Dewey, Lewin) et la recherche-action latino-américaine (Freire, Borda) (voir Anadón & Savoie-Zajc, 2007; Morrissette, 2013). De la première, on souligne son intérêt envers la pratique dans le processus de production de connaissances, surtout pour la communauté concernée par la démarche. De la deuxième, on insiste sur l’importance que cette approche et cette démarche accordent à la dimension politique de toutes formes de savoirs et à l’importance de les produire et de les mobiliser dans une dynamique de lutte contre l’oppression : démocratiser le savoir académique autant que valoriser le savoir expérientiel. Dans le cas du Québec, une autre source d’inspiration non négligeable est celle des principes de l’action sociale catholique (voir, juger, agir)[1], qui a influencé d’une manière importante l’évolution de l’action communautaire (Jetté, 2017).

La dimension communautaire de la RA se différencie du processus de recherche classique par l’ajout de deux étapes supplémentaires : le partage de savoirs (les résultats de la recherche) et l’intervention. L’étape de partage des résultats est souvent décrite comme un processus d’éducation populaire menant à une sorte de conscientisation de la communauté par rapport au problème social identifié (Morrissette, 2013). L’étape de l’intervention, quant à elle, est celle dans laquelle le changement social recherché est entrepris (Fradet et al., 2015). Notons que, dans la perspective de la RA, des activités de recherche sont censées accompagner ce processus d’intervention sous la forme d’activités de suivi ou d’évaluation (Lavoie & Panet-Raymond, 2014).

En somme, la RA s’inspire d’un ensemble de principes qui fondent son approche et d’étapes qui forment une démarche de recherche particulière. L’ensemble est ainsi traversé par une logique d’émancipation personnelle et collective (Savoie-Zajc, 2001) selon laquelle les personnes sont engagées et accompagnées vers le changement, à travers un processus d’action-réflexion. Selon Morrissette (2013), les protocoles de RA aux méthodologies participatives et aux objectifs d’émancipation ont en commun : l’amélioration des pratiques, l’engagement des acteurs et actrices en tant que communauté d’apprentissage tournée vers le changement et une démarche cyclique de planification, d’observation, de réflexion et d’action.

Principes et critères de validité de la RA

Entre théorie et pratique, démocratisation des savoirs et conscientisation des personnes, la RA vise à la fois une transformation du mode de production des connaissances et un changement social à des degrés variables (Gélineau et al., 2012). Les buts de la RA sont traversés par des dimensions ontologiques, épistémologiques, politiques et éthiques, parfois subversives, qui bousculent les modes classiques de production du savoir en les remettant aux mains des acteurs (Zuniga, 1981). En plus de compétences théoriques, la RA requiert donc des compétences émotionnelles et des habiletés démocratiques de partage du pouvoir (Heron & Reason, 1997).

La RA implique la production d’un savoir valide (composante « savoir »), le partage équitable du pouvoir dans le respect des valeurs et des principes démocratiques (composante « pouvoir »), ainsi que la volonté d’agir pour un changement durable (composante « vouloir ») (Bourgeois, 2016). La RA doit certes se conformer aux critères méthodologiques et relationnels de la recherche dite classique, tout en ayant plusieurs spécificités (Bourgeois, 2016). Tout d’abord, des critères démocratiques sont à respecter. Il s’agit notamment d’une éthique des procédures se voulant inclusives. On retrouve aussi des critères spécifiques de faisabilité : la transparence des biais des participants et participantes, la pertinence du projet pour le groupe concerné et la viabilité du changement proposé et mis en action. En découle un autre critère, dit d’appropriation, qui appelle le développement du pouvoir d’agir avec des moyens concrets mis à la disposition du groupe concerné par la RA. Enfin, notons le critère de cohérence systémique, c’est-à-dire la cohérence de l’ensemble de la démarche au regard d’objectifs à la fois clairs, communs et réalistes.

Dans une approche similaire à celle de Bourgeois et reprenant les critères de scientificité de Reason et Bradbury (2001), les auteures Flynn et al. (2015) identifient les critères de validité de la RA de la façon suivante : validité de résultat (résolution d’un problème vécu); validité démocratique (participation et engagement au changement); validité de processus (développement de la capacité réflexive de tous); validité catalytique (changement); et validité dialogique (dialogue critique). Nous reviendrons plus tard dans notre analyse sur ces différents critères.

Malgré cet ensemble de principes et de critères, les exemples de modélisation de processus de RA sont aussi divers que variés en termes d’approches, de degrés des rôles et des places des personnes qui participent à la production des connaissances, et en termes de résultats (Gélineau et al., 2012; Renaud, 2020). Dans ce contexte, il apparaît important de se questionner sur différentes dimensions du processus de recherche. Les pratiques sont-elles vraiment participatives? Et sinon, comment peuvent-elles l’être? Le processus de RA peut-il favoriser des changements à petite ou grande échelle? Comment, au-delà de la participation au processus de RA, est-il possible de susciter l’émancipation des personnes rejointes? À quels obstacles est confrontée cette démarche d’émancipation? Ce sont là différentes questions abordées dans cet article. Nous proposons d’analyser une démarche de RA entreprise avec le SAJ où trois instances, avec des mandats et des objectifs différents, ont travaillé ensemble pour co-créer des scénarios en regard de l’avenir du projet : le comité aviseur de la RA, le comité directeur du SAJ et l’équipe de recherche.

Présentation de la RA entreprise avec les acteurs du SAJ[2]

Notre démarche de RA s’est appuyée sur la logique partenariale du SAJ pour répondre aux besoins du comité directeur. Elle a ainsi mobilisé de nombreux acteurs au sein de différentes instances.

Le SAJ : un projet partenarial

En réponse à une montée importante du taux de criminalité et de violence chez les jeunes à Laval en 2007, le Service de police de la ville a décidé de créer, en 2008, la Table gangs de rue de Laval (TGDRL). Cette dernière regroupe des organisations concernées par la problématique et qui sont intéressées à réaliser des actions de soutien, de promotion et de prévention. Après une grande consultation menée en 2010 et une première expérience de prévention réalisée par les maisons de jeunes lavalloises, la TGDRL a mis sur pied, en 2014, le projet « Service aux jeunes » (SAJ) grâce à un financement de 5 ans (2014/2019) du Centre national de prévention du crime (CNPC). Cette ressource d’intervention s’adresse aux jeunes de 12 à 24 ans à risque ou affiliés aux gangs de rue ayant « commis des actes délinquants ou des incivilités » (TGDRL, 2015) et ne bénéficiant d’aucune prise en charge pour ces faits. Elle est basée sur l’approche Gang Reduction Pprogram (GRP)[3], axée sur la lutte contre la criminalité et la violence liées aux gangs de rue, elle-même inspirée de l’approche globale de réduction de la violence exercée par les gangs, élaborée par Spergel dans les années 1990.

Le but du SAJ est de réduire la criminalité et la violence liées aux gangs de rue à Laval. Des services et du soutien personnalisés sont offerts suite à une évaluation des besoins par et pour les jeunes. Ainsi, les services auprès des jeunes s’articulent autour de trois composantes : 1) la prévention; 2) l’intervention; 3) la réinsertion. Le SAJ repose sur le partenariat entre des organismes communautaires et des acteurs institutionnels : travail de rue, service d’hébergement pour jeunes en difficulté, protection de la jeunesse, CISSS, municipalité, commission scolaire, entre autres.

Le contexte, les mandats et l’approche de recherche

En 2017, des partenaires du SAJ ont contacté certaines auteures de cet article pour les inviter à répondre à l’appel d’offres lancé par le comité directeur. Certaines chercheures avaient effectivement développé des liens avec des membres du comité directeur, notamment dans le cadre d’expériences de RA pour d’autres projets d’intervention à Laval.

Étant donné que la subvention octroyée par le CNPC prenait fin le 31 mars 2019 et impliquait un volet d’évaluation et de pérennisation, les responsables du programme étaient activement à la recherche d’une équipe pour la réalisation de ce mandat. Deux premières équipes avaient, à des moments différents, accepté ce travail et plus tard démissionné[4].

Selon l’appel d’offres, le mandat comportait deux volets : 1) le transfert de connaissances et d’évaluation visant à documenter les trois axes de travail que sont la gouvernance et le partenariat, les outils cliniques et les trajectoires des jeunes et 2) une démarche de pérennisation du SAJ, tant du point de vue financier que de celui de la gouvernance.

Malgré des contraintes évidentes de temps, un protocole fondé sur les principes de la RA a été proposé au comité directeur du SAJ pendant l’été et validé en septembre 2017. Le but était de créer un espace de co-construction afin que tous les acteurs du SAJ puissent voir un intérêt à participer à l’évaluation et trouver une place dans le processus de pérennisation à mettre en oeuvre. Si le choix de ce type de recherche a rapidement fait consensus, les détails de sa mise en oeuvre ont quant à eux été longuement négociés avec le comité directeur et plus particulièrement avec le fiduciaire du SAJ, reportant le début de notre travail en janvier 2018, après l’obtention d’un certificat d’éthique de l’Université de Montréal[5]. En collaboration avec le comité directeur, nous avons opté pour une démarche appliquée, inductive, intégrée et collective, liant des connaissances et des savoirs expérientiels en vue d’une transformation de la réalité par l’expérimentation (Reason & Bradbury, 2001).

Tout au long de la démarche et à travers les activités de recherche inspirée de la « spirale de cycles » de Morrissette (2013), notre équipe a veillé à créer un flux circulatoire des connaissances pour alimenter la réflexion et permettre la mise en oeuvre d’actions nécessaires pour favoriser la pérennisation du SAJ. Ce flux circulatoire a été porté par le comité directeur, mais aussi par le comité aviseur et les acteurs du SAJ.

Les acteurs impliqués dans la RA

Nous avons proposé de créer un « comité aviseur » en souhaitant mobiliser les acteurs du SAJ autour de la démarche et alimenter la réflexion et les prises de décisions du comité directeur et de notre équipe de recherche. Ce comité avait pour fonction de poser un regard transversal et multidisciplinaire sur la recherche. Il regroupait, comme mentionné précédemment, des personnes inscrites à différents niveaux du SAJ. Il s’est réuni à cinq reprises.

Le comité directeur, déjà présent dans la structure du SAJ, devait suivre l’avancement des travaux et faciliter notre intégration sur le terrain. Sa fonction a toutefois varié durant le processus. Comme nous le verrons, le comité directeur a pris plus de place au plan décisionnel à mesure que le projet avançait. En tout, il s’est réuni quatre fois pour la RA et a participé à deux groupes de discussion.

La coordination, étant impliquée dans l’animation de toutes les instances du SAJ, a joué un rôle central dans la RA, par l’entremise de nombreux contacts formels et informels. Elle s’est également investie dans la prise de décision pour la pérennisation[6].

Pour sa part, notre équipe de recherche était composée de personnes aux traditions universitaires et aux domaines d’expertises différents : travail social, criminologie et évaluation de programmes. En misant sur nos compétences complémentaires, nous nous sommes donné pour rôle d’accompagner le SAJ afin de l’amener à prendre des décisions éclairées et démocratiques, fondées sur le sens que les personnes donnent collectivement à leurs actions, à leurs rôles et à l’avenir de leur projet.

Les activités d’évaluation

En ce qui concerne les activités d’évaluation en concertation avec les comités directeur et aviseur, trois axes de réflexion ont été explorés : 1) la gouvernance et le partenariat; 2) les outils cliniques et les trajectoires des jeunes; 3) le financement. Afin de documenter ces axes, tous les acteurs du SAJ ont été invités à participer soit à un groupe de discussion, soit à une entrevue individuelle[7]. En plus, l’équipe de recherche a effectué une analyse thématique des documents produits par le SAJ au sujet de la conception, de la mise en oeuvre, du déploiement et de l’évaluation du projet. Enfin, la recension d’écrits thématiques est venue appuyer les constats et recommandations qui ont découlé de l’analyse des données empiriques. Ces activités de mobilisation des connaissances ont finalement débouché sur la création d’une trousse d’intervention. Cet outil technique, clinique et opérationnel de transfert des connaissances portait notamment sur l’approche du SAJ, les composantes importantes de la gouvernance du projet et les possibilités de refinancement.

Les activités de pérennisation

Les activités de pérennisation ont commencé à partir de septembre 2018 suite à la présentation des premiers résultats issus des activités d’évaluation aux comités aviseur et directeur. Elles avaient pour but de produire ultimement un « plan de pérennisation »[8] utile à la prise de décision du comité directeur. Un plan évolutif a été co-construit par l’équipe de recherche et les comités aviseur et directeur. Ce plan comportait la diffusion d’un questionnaire, une demi-journée de réflexion, l’élaboration de scénarios de pérennisation et un symposium.

Le questionnaire visait à évaluer la participation des acteurs lavallois au SAJ et à redéfinir le profil des jeunes à référer, la problématique centrale du SAJ et les contours du partenariat. Il a été rempli par 45 personnes de 25 organisations différentes. L’analyse des réponses a permis la préparation d’une activité de mobilisation de connaissances intitulée « Réflexion collective sur l’avenir du projet SAJ : Un service adapté pour la jeunesse lavalloise ». Cette demi-journée de réflexion a regroupé une trentaine de personnes issues d’organismes communautaires ou de programmes institutionnels. Elle comprenait deux volets : 1) une discussion collective autour des résultats de l’évaluation du SAJ; 2) un atelier de co-construction d’une prospective du SAJ en sous-groupe.

Alors que les activités d’évaluation et de pérennisation avaient lieu, le comité directeur souhaitait ardemment que l’équipe de recherche produise des données factuelles lui permettant de prendre des décisions éclairées, justes et rapides quant à l’avenir du SAJ à la fin du financement du CNPC. En réponse à cette demande, trois scénarios de pérennisation ont été co-construits à la suite d’une démarche processuelle s’appuyant sur les données issues des activités de recherche.

La dernière activité de pérennisation, le symposium, a regroupé plus de 45 participants et participantes. Cet événement a été l’occasion de présenter les grandes lignes du bilan de la recherche et de lancer la trousse d’intervention. Notons que des acteurs du SAJ ont participé activement à cette activité en se chargeant notamment du mot d’introduction et en présentant un bilan du SAJ, des activités ainsi qu’une marche à suivre lors de la période de transition vers un nouveau financement.

La Figure 1 reprend l’ensemble des démarches réalisées par notre équipe de recherche.

La suite de cet article porte spécifiquement sur le processus de co-construction des scénarios de pérennisation. L’analyse met l’accent, tout d’abord, sur la description du processus de préparation des scénarios. Ensuite, un regard réflexif est porté sur les enjeux épistémologiques et méthodologiques de la RA ainsi que sur les visées émancipatrices de celle-ci.

La RA en action : l’élaboration du plan de pérennisation

L’idée d’élaborer plusieurs scénarios de pérennisation s’est progressivement imposée comme un moyen de soutenir la réflexion du comité directeur, engagé à devoir se prononcer sur l’avenir du SAJ. Face à la complexité d’un tel projet, en vertu de notre mandat et selon notre idée de la démarche cyclique de la RA (Morrissette, 2013), il semblait opportun de déployer des activités d’évaluation et de mobilisation des connaissances avant de produire un plan de pérennisation. Or, devant l’urgence d’agir en raison de la fin imminente du financement initial et face à certaines contraintes d’opérationnalisation de la démarche de RA, il a été nécessaire d’ajuster notre rythme, notre posture et notre manière de mobiliser les connaissances. Si cela peut sembler contradictoire avec la cohérence interne de la démarche, cela répond toutefois au critère de faisabilité qui appelle à adapter la RA au terrain, aux besoins et aux situations qui surviennent en cours de processus (Bourgeois, 2016). D’ailleurs, il nous a fallu sans cesse composer sur cette ligne de crête pour favoriser une démarche émancipatrice tournée vers l’amélioration des pratiques et l’engagement des personnes (Morrissette, 2013).

Comme mentionné plus haut, la première partie de la démarche consistait à nous ancrer dans les données d’évaluation du projet. Or, des divergences entre le fiduciaire, le comité directeur, le bailleur de fonds et l’équipe de recherche sur les données à recueillir pour l’évaluation nous ont demandé de changer notre approche. Ces divergences concernaient principalement l’accès à certaines données produites par les équipes de recherche précédentes portant sur les trajectoires de service et les profils des jeunes. Les jeunes rejoints par le SAJ avaient été interrogés sans que l’analyse de données ait été finalisée. Pour certains acteurs, il n’était pas souhaitable de recommencer cette démarche d’évaluation ou d’accéder aux données brutes (verbatim ou dossiers). Conséquemment, nous avons adapté notre protocole afin de recueillir des données sur les trajectoires de service et les effets de l’intervention sur les jeunes, notamment par l’entremise de récits de pratique des intervenants et intervenantes ainsi que de la coordonnatrice clinique et d’un questionnaire. De cette façon, nous avons à la fois cherché à nous adapter à la situation et à privilégier une démarche de co-production des connaissances. Toutefois, aucune évaluation mesurant par exemple l’impact du projet sur les jeunes n’a pu être effectuée. Pourtant, nous considérions au départ que ceci contrevenait au critère de cohérence systémique et compliquait notre démarche de réflexion sur la pérennisation, car nous manquions ainsi de données tangibles sur les effets réels du projet et sur l’atteinte des objectifs d’intervention, critères déterminants pour la pérennisation.

Figure 1

Les activités réalisées par l’équipe de recherche durant le processus du RA

Les activités réalisées par l’équipe de recherche durant le processus du RA

-> See the list of figures

À l’issue des premières démarches d’évaluation, nous avons été en mesure de discuter de notre analyse avec le comité aviseur, puis avec le comité directeur, à des fins de validation et de préparation de la demi-journée de réflexion de transfert des connaissances et de pérennisation. Cette activité, pensée au préalable comme des discussions focalisées, devait, toujours dans l’esprit du critère de cohérence systémique, nous permettre de valider avec tous les acteurs du SAJ certains éléments et d’en approfondir d’autres, notamment ceux en lien avec la pérennisation du projet. En effet, il était question de se pencher sur les composantes essentielles à pérenniser et les moyens pour le faire. Cette activité représentait aussi pour nous un gage d’engagement dans la démarche de RA.

Nous avons souhaité travailler avec les acteurs à des avenues concrètes pour l’avenir du projet à partir de certaines de ses composantes majeures. Considérant les besoins du comité directeur ainsi que le rythme accéléré de la démarche de pérennisation, le choix a été fait de s’intéresser principalement au contenant du projet (éléments principaux à pérenniser en termes de mission, de pratiques, de structure de gouvernance) et moins au contenu, notamment en ce qui concerne les interventions cliniques (impacts des interventions sur les jeunes et les ressources partenaires engagées dans les plans d’intervention). À travers cette demi-journée de réflexion collective, nous souhaitions satisfaire les critères démocratiques et d’appropriation de la RA ainsi que les critères de cohérence systémique.

En effet, cette demi-journée avait, rappelons-le, pour objectifs de valider nos analyses et de répondre à des questions concrètes sur la pérennisation. Au plan symbolique, le fait d’être ainsi réunis revêtait une charge émotionnelle particulière, selon ce qui a été mentionné à plusieurs reprises par les personnes participantes. Non seulement les acteurs n’avaient pas coutume de se réunir tous ensemble, mais avec la fin imminente du projet et l’absence de financement pour le pérenniser, l’activité redonnait espoir. En outre, la prise de conscience de leur implication et de leur engagement, tant dans le projet que dans le processus de RA, a sans doute permis d’enclencher une démarche d’appropriation collective du projet de pérennisation. Cette activité s’est avérée le point d’ancrage de l’élaboration des dimensions concrètes de pérennisation du SAJ, reflet de ce que les acteurs souhaitaient voir se poursuivre.

La première partie de cette rencontre a été un espace de partage des principaux résultats et réflexions de l’équipe. La deuxième partie de l’événement a pris la forme d’ateliers. En sous-groupes, animés et facilités par tantôt chercheures et tantôt chercheur, les personnes participantes étaient amenées à réfléchir sur différents moyens de pérenniser le SAJ ainsi que sur les composantes essentielles à pérenniser et sur les priorités d’intervention à maintenir en fonction des réalités et des besoins des jeunes d’après leurs observations sur le terrain.

Suite au bilan de cette demi-journée, l’équipe de recherche a préparé les grandes lignes de trois scénarios ainsi que des pistes d’action pour le comité directeur. Ce travail s’est fait en triade entre les chercheures et chercheurs, les acteurs du SAJ (à travers les données recueillies lors de la demi-journée notamment) et le comité aviseur. De plus, la participation des coordinations à certaines de ces réunions de travail a permis d’adapter le langage et la mise en forme de la présentation des scénarios. Elles ont, par exemple, conseillé de séparer la présentation de chaque scénario pour éviter que le comité directeur ne les confonde, de choisir des titres plus évocateurs, d’utiliser un langage moins universitaire et d’identifier les enjeux concrets en termes de financement. À ce moment-là, nous avons été confrontés à l’enjeu de faisabilité de la RA : il nous a effectivement fallu être moins centrés sur nos résultats de recherche pour adopter une posture plus proche de la réalité vécue sur le terrain par les acteurs du SAJ et, particulièrement, ses décideurs. Or, pour l’équipe de recherche, cela soulevait un enjeu relatif aux critères de scientificité parce que, d’une part, certaines décisions pouvaient de prime abord sembler contrevenir à la cohérence interne de la démarche et, d’autre part, il nous était demandé d’endosser un rôle moins « démocratique » et d’entrer dans un rapport davantage sujet-objet. Ces discussions ont été primordiales pour savoir comment nous adapter sur la forme sans entraver le fond de la démarche d’évaluation du projet.

Trois scénarios ont donc été co-construits avec le SAJ. Le comité directeur a été invité à en discuter avec l’équipe de recherche afin de pouvoir planifier la suite des choses. Après un long échange, le scénario 1 a été retenu : il faisait consensus et semblait réaliste en termes de temps et de ressources financières. Le Tableau 1 fait la synthèse des trois scénarios.

Des enjeux épistémologiques et méthodologiques de la RA

Notre processus se voulait participatif et chaque activité était pensée comme un moyen de valoriser les expériences et les savoirs et de mobiliser les connaissances produites dans la prise de décision pour pérenniser le projet SAJ. Néanmoins, il illustre des enjeux méthodologiques et épistémologiques ayant tantôt facilité, tantôt entravé les possibilités de jouer un rôle actif. Tel un bilan, ce travail réflexif reprend la synthèse de Bourgeois (2016) sur les critères consolidant la rigueur scientifique d’une démarche de RA et fait référence aux réflexions sur le rapport aux savoirs et la production des savoirs de Morrissette (2013). De ces critères, trois composantes, nécessaires à l’émancipation des différents acteurs du processus, se rapportent au savoir, au pouvoir et au vouloir.

Tableau 1

Les scénarios de pérennisation

Les scénarios de pérennisation

-> See the list of tables

Les conditions de production du savoir

Notre connaissance préalable du terrain a été utile pour offrir des conditions favorables à la co-construction de savoirs. Cela nous a permis de nous intégrer rapidement parmi les acteurs du SAJ, de comprendre certains enjeux de l’intervention jeunesse lavalloise, en plus de nous aider à répondre aux critères de faisabilité de la RA (Bourgeois, 2016). Et, par conséquent, de nous adapter aux demandes et aux besoins des acteurs du SAJ, condition nécessaire à leur émancipation (Morrissette, 2013). En effet, notre expérience commune de RA représentait une forme de garantie de mise en oeuvre d’une démarche participative. Cela apparaissait comme une évidence compte tenu des traditions collaboratives entre les organismes communautaires et les acteurs institutionnels de la TGDRL. Les expériences plutôt difficiles avec les équipes de recherche et d’évaluation précédentes le justifiaient tout autant. Le lien de confiance n’en demeurait pas moins important à construire. Comme le souligne Martineau (2007), en recherche qualitative, la qualité du lien entre l’équipe de recherche et les personnes participantes garantit la richesse des résultats. Plus le lien de confiance est développé, plus les personnes vont se sentir à l’aise de se livrer et de participer activement.

La période de préparation du protocole, quoique longue, a permis d’établir et de renforcer ce lien avec le comité directeur et les coordinations. La création du comité aviseur a également été pensée dans cette logique d’interaction dialogique avec le plus grand nombre possible d’acteurs du SAJ. Nous avons, par exemple, élaboré et validé avec ce comité le questionnaire et les thèmes des groupes de discussion pour les adapter à la réalité de l’intervention et éviter d’être trop généralistes. Cette démarche est d’ailleurs relative au critère de validité du processus évoqué par Flynn et al. (2015) lorsqu’elles font référence au développement de la capacité réflexive des participants. La demi-journée de réflexion a de plus été pensée en ce sens : nous avons veillé, dans l’organisation de cette journée, à répartir les participants et participantes dans l’ensemble des groupes selon une diversité d’organisations, d’approches d’intervention et de place dans les instances du SAJ. Le comité aviseur constituait l’étendard de la démarche participative : il a fait office de zone neutre où il était possible de discuter librement de certains enjeux sans la pression de devoir prendre une décision quant à l’avenir du SAJ, mais avec le souci de mobiliser tous les savoirs théoriques comme expérientiels pour une prise de décision éclairée. Cet espace a aussi facilité la circulation des savoirs entre l’équipe de recherche et le comité directeur. La coordination occupait également cette fonction importante en étant à la manoeuvre pour animer le comité directeur, introduire nos activités auprès de ce dernier et participer activement à la préparation des activités de recherche.

La pluridisciplinarité de notre équipe participait aussi de la co-production des savoirs. Cela représentait un équilibre entre une vision de la recherche axée sur un phénomène en particulier et éclairée par les théories de ce domaine, et une vision pratique axée sur l’évaluation, la mobilisation des connaissances et une expertise pour soutenir in situ la prise de décisions. En nous concentrant sur les composantes essentielles du SAJ à pérenniser, nous avons répondu à une contrainte de temps. Nous avons aussi cherché à favoriser l’amélioration des pratiques et l’engagement des acteurs dans les suites possibles pour le projet, toujours dans le sens des éléments favorables à l’émancipation (Morrissette, 2013). Ce mouvement vers le changement repose effectivement sur la capacité des personnes et notamment des chercheurs à conduire la recherche avec souplesse à travers le choix des méthodologies et la planification de la démarche selon des « successions de réflexions posées sur l’action » (Morrissette, 2013, p. 40). Ainsi, notre démarche a pris soin de favoriser un rapprochement entre le monde de la recherche et le monde de l’intervention en veillant à accompagner et à faciliter la réflexion et les échanges entre acteurs.

Ce souci est particulièrement éloquent dans notre démarche d’élaboration de scénarios concrets pour le projet à l’issue de sa subvention initiale. Nous considérons qu’en tant qu’équipe de recherche, notre « expertise se situe davantage sur le plan de l’accompagnement d’un groupe dans une démarche de recherche de solutions que sur le plan du contenu, c’est-à-dire sur le problème en tant que tel » (Morrissette, 2013, p. 45).

Des éléments ont toutefois affecté ce processus de co-production des savoirs dans une perspective émancipatrice : les multiples changements d’équipe de recherche ont affecté la confiance des acteurs, l’arrivée tardive de notre équipe a précipité les démarches, des retards au démarrage de la RA ont eu pour incidence un calendrier particulièrement serré et, enfin, la complexité d’un projet partenarial regroupant de très nombreuses organisations nous a demandé temps et énergie. Ces éléments, à rebours du temps nécessaire en RA (Morrissette, 2013), ont pu à certains moments déstabiliser notre regard et notre posture, estimant ne pas avoir assez d’éléments théoriques en main pour accompagner l’amélioration des pratiques en profondeur et sans doute plus durablement.

Par exemple, la première phase du projet a été l’objet de plusieurs négociations autour des savoirs à mobiliser pour la RA. Dans l’impossibilité de recueillir des données sur les jeunes ou sur la problématique des gangs de rue à Laval et son évolution depuis la création du SAJ, les données recueillies quant à ces deux éléments se limitent à la perception des acteurs. Cependant, une démarche de pérennisation s’inscrit dans la continuité de la conception et de l’évaluation d’un programme. L’évaluation de l’impact et des effets est une composante majeure de la démarche de pérennisation (Dagenais & Ridde, 2012; Pluye et al., 2004). L’impact sur la trajectoire des jeunes, leur bien-être, mais aussi les effets du projet SAJ sur les dynamiques partenariales, par exemple, sont des éléments déterminants pour juger de l’efficacité du SAJ et, donc, pour légitimer et envisager son éventuelle pérennisation. Négliger ces aspects pose des difficultés mettant à l’épreuve certains critères de scientificité en lien notamment avec la rigueur méthodologique (Bourgeois, 2016). Manquant de données tangibles, comment s’assurer par exemple du critère de crédibilité visant « à vérifier la congruence entre le sens véhiculé par le sujet et le sens dégagé par le chercheur » (Bourgeois, 2016 p. 9)?

Toutefois, l’objectif était principalement de répondre aux besoins du SAJ qui se trouvait en difficulté pour penser l’avenir du projet. L’équipe de recherche a donc revu les critères de scientificité reconnus traditionnellement pour tenter de rendre la démarche utile et les connaissances produites utilisables. Dans ce sens, les bilans de l’équipe et les perceptions des acteurs sur l’intervention auprès des jeunes ont alimenté notre compréhension des effets du projet au niveau individuel, mais surtout aux niveaux collectif et communautaire. Afin de pallier le manque de certaines données, nous avons opté pour un protocole varié, cherchant ainsi à satisfaire les critères relationnels de recherche comme l’équilibre des points de vue exprimés ou l’authenticité ontologique éducative et catalytique à travers des activités favorisant la prise de conscience de sa posture, de ses représentations et des apprentissages, menant ensuite à l’action (Morrissette, 2013).

En définitive, afin de respecter certains critères de scientificité de la RA comme la cohérence systémique (crédibilité et validité interne) et la faisabilité (adaptation aux participantes et participants), nous avons cherché à la fois à diversifier et trianguler les sources de connaissances ainsi qu’à nous ajuster au contexte de travail des personnes. Il nous a fallu comprendre, d’une part, que les décisions sur l’avenir du projet devaient être prises bien avant le terme de notre mandat et, d’autre part, que certaines idées théoriquement valides peuvent manquer de réalisme sur le terrain. Ainsi, nous avons accéléré la démarche afin de fournir assez d’éléments au comité directeur pour prendre des décisions qui impliquaient le devenir de nombre de jeunes comme d’intervenants. Avec l’élaboration des scénarios, nous avons adapté notre langage dans la mobilisation des connaissances en cherchant à rendre le processus utile tout en restant les garants de la rigueur scientifique de la RA. Cette position nous a amenés à privilégier à la fois des interactions dialogiques de type sujet-sujet et des rapports entre chercheurs et acteurs du SAJ de type sujet-objet. Elle nous aura permis de veiller à satisfaire le critère de scientificité de la démarche de RA qu’est la validité de résultat à travers la résolution de problèmes vécus (Reason & Bradbury, 2001, dans Flynn et al., 2015).

Certaines contraintes nous ont, en somme, obligés à adapter les conditions de production des savoirs. Ces décisions n’ont pas toujours pu être prises en concertation avec l’ensemble des personnes concernées. Si les principes de la RA justifient que la démarche soit organisée en collaboration avec le SAJ, l’urgence d’agir pour l’avenir du projet pouvait entrer en contradiction avec certains principes démocratiques de la RA.

Le partage du pouvoir

Plusieurs éléments de contexte ont favorisé un partage équitable du pouvoir entre les personnes engagées dans la démarche de RA. L’habitude de collaborer entre organismes à Laval – observable au sein de la TGDRL – peut expliquer l’« éthique démocratique » (Bourgeois, 2016) au sein du SAJ. Les organismes lavallois sont à la fois plus récents et moins nombreux qu’à Montréal ou à Québec par exemple. Ceci permet aux acteurs de se croiser régulièrement, d’aborder des sujets concrets et ainsi d’évoluer dans un espace favorable au réseautage. Par ailleurs, la TGDRL s’est rapidement muée en communauté de pratiques prenant une place prépondérante au sein du SAJ en matière de réflexion clinique et critique : partage d’outils d’intervention, discussions de situations problématiques, évaluation non formelle du projet.

Dans le cadre de la démarche de RA, les moyens mis en oeuvre pour produire les connaissances et les mobiliser font appel à une lecture démocratique du partage du pouvoir. Ce partage est toutefois relatif. Les espaces de réseautage nous ont semblé plus propices aux directions d’organismes qu’aux intervenants. La demi-journée de réflexion et le symposium ont révélé qu’ils ne se connaissaient parfois que de nom et qu’ils avaient besoin de mieux se connaître pour mieux collaborer. Par ailleurs, la consultation des intervenants et intervenantes et le partage des informations au sein des organismes variaient considérablement d’une structure à l’autre : certaines directions ne semblaient pas soutenir l’intervenant engagé dans le suivi clinique du SAJ.

La démarche de RA visait certes à impliquer l’ensemble des parties concernées, mais le pouvoir décisionnel n’incombait en réalité qu’à une entité : le comité directeur. Or lui-même était divisé à notre arrivée en raison de quelques tensions caractéristiques d’un déséquilibre dans le partage du pouvoir entre ses membres. À l’approche du terme de la subvention, les tensions observables étaient aggravées par le stress de trouver un plan de pérennisation. La taille d’un tel projet en partenariat n’est pas non plus sans générer quelques difficultés de communication. Dès le choix du scénario de pérennisation, on a pu observer que ces tensions se sont progressivement dissipées pour laisser place à un climat plus favorable à la concertation et à la résolution des problèmes. Chacun semblait trouver sa place et son rôle dans les actions à entreprendre pour la réalisation du scénario.

L’équipe de recherche a ainsi joué un rôle de facilitateur et de médiateur entre le comité aviseur et le comité directeur; un rôle qui présentait plusieurs défis. En effet, alors que le comité directeur détient un pouvoir décisionnel et que chacune et chacun de ses membres est redevable, le comité aviseur, formé de manière provisoire pour la RA, endossait un rôle consultatif. Par ailleurs, le comité aviseur portait les intérêts de personnes non représentées dans le comité directeur et premières bénéficiaires du projet SAJ : les jeunes et leurs parents. Le comité aviseur constituait un espace démocratique inédit avec lequel les autres instances, comme le comité directeur ou la TGDRL, n’avaient pas coutume d’interagir. De manière générale, les temporalités entre les comités semblaient différer : sous l’impulsion de l’équipe de recherche, le comité aviseur souhaitait prendre au départ plus de temps pour le recueil de données, la rencontre de l’ensemble des acteurs du SAJ et l’identification en commun d’un problème à résoudre. À l’inverse, le comité directeur semblait davantage préoccupé par le manque de temps pour décider de l’avenir du SAJ, au plan financier notamment. On peut se demander si les rôles se seraient clarifiés lors d’une démarche plus longue, mais la question est plutôt de savoir si, dans un tel contexte d’urgence, un espace collectif a le temps de se constituer en « acteur collectif » ou partie prenante de la vie démocratique du SAJ (Duperré, 2004).

Le rôle de l’équipe de recherche s’est vu transformé et adapté aux différentes étapes ou cycles de recherche afin de concilier les intérêts et les impératifs de chacun de ces comités. Tout d’abord, les rencontres avec le comité aviseur étaient soigneusement planifiées et préparées. Celles-ci précédaient généralement les rencontres avec le comité directeur. Les ordres du jour étaient envoyés bien en avance afin de favoriser la participation du jeune et du parent notamment. À certains moments, des appels téléphoniques préalables à la rencontre ont eu lieu avec ces deux membres pour veiller à leur mobilisation et leur participation. On peut toutefois se demander si cet accompagnement était suffisant pour soutenir leur pleine participation. Le point de vue et les perspectives du comité aviseur étaient ensuite discutés lors des rencontres avec le comité directeur, tantôt pour contextualiser une idée, tantôt pour informer le comité directeur de points de vue divergents. Le rôle de l’équipe consistait à tenter de concilier les deux points de vue et de trouver des compromis. Cela impliquait de refléter aux acteurs une analyse constructive et d’apporter un soutien temporaire permettant de compléter l’analyse. L’idée de produire une trousse d’intervention a émergé au cours d’échanges avec le comité aviseur, révélant la nécessité de privilégier une réflexion sur les composantes essentielles du SAJ à pérenniser, notamment si le scénario de « la fin du monde » s’imposait.

Écouter et chercher à comprendre ces réalités et ces tensions a fait partie intégrante de la démarche de RA pour favoriser le partage du pouvoir et, ainsi, l’action. Cela fait appel à ce que Heron et Reason (1997) nomment des « compétences émotionnelles » et des « habiletés démocratiques » en recherche. Il s’est agi d’établir un lien de confiance avec le milieu et avec chaque personne pour qu’en tant qu’équipe de recherche nous puissions jouer notre rôle d’animation et de répartition équitable de la parole, et ainsi, tenter de rencontrer la validité démocratique de notre démarche (Reason & Bradbury, 2001, dans Flynn et al., 2015).

La volonté d’agir

Le développement du pouvoir d’agir repose autant sur les conditions de production des savoirs et le partage du pouvoir dans la démarche de RA que sur la volonté des acteurs de se saisir de l’opportunité pour favoriser un changement. Si cette RA était pensée comme un accompagnement dans la prise de décision en vue de la pérennisation du SAJ, le comité directeur avait besoin de s’appuyer sur des données et des recommandations concrètes pour valider le choix d’un plan de pérennisation. Il voyait en ce sens notre travail comme garant de ses décisions. Le comité aviseur a certes joué un rôle central dans cette démarche en nuançant ou agrémentant certaines idées, mais il faut reconnaître que la coordination a davantage été impliquée dans la co-construction des activités d’évaluation et de pérennisation. Ces dernières portent la vision d’ensemble du projet alors que les autres acteurs ne sont que ponctuellement impliqués dans le comité directeur, dans un comité clinique ou au sein de la TGDRL, par exemple.

De plus, la participation au changement se vit de façon processuelle et implique différemment l’ensemble des personnes engagées dans la démarche. Nous avons bénéficié des habitudes de collaboration lavalloises, d’une structure de gouvernance en réseau, mais il a également été nécessaire d’accompagner, de proposer et de laisser les partenaires décider seuls. Alors que nous cherchions à impulser une dynamique participative favorisant que les solutions émergent du SAJ, les acteurs avaient parfois tendance à attendre de l’équipe de recherche qu’elle dicte la marche à suivre. Parfois, des dilemmes éthiques se sont posés parce que le comité directeur nous pressait de nous concentrer sur ce qui correspondait pour lui à des urgences alors que nous étions inscrits dans le rythme plus lent de la démarche participative. Ainsi, y avait-il un biais entre notre désir de respecter les principes de la RA et la réalité de survie du projet?

Ce désir d’émanciper les acteurs s’est également heurté aux intérêts divergents de participation au sein du comité aviseur, toutes et tous ne partageant pas les mêmes intérêts. Il n’a d’ailleurs pas été évident d’intégrer les jeunes et les parents à la démarche. La présence des jeunes n’était jamais garantie et si le parent était toujours présent, sa prise de parole se faisait rare, malgré notre souci de l’inviter à la discussion.

Si l’élaboration des scénarios représente un point d’orgue en matière d’appropriation de la démarche, il n’en reste pas moins que la volonté d’agir se heurte in fine à la possibilité d’agir. Un principe de faisabilité ou de réalité est relié au développement du pouvoir d’agir du SAJ. Sur ce plan, il nous a été donné d’observer que le sous-financement des organismes communautaires réduit les ressources pour participer à des démarches de RA. Parfois, il semblait que la participation reposait de façon très importante sur la volonté personnelle et ainsi, sur le lien d’attachement au projet.

Enfin, le contexte de production des connaissances demeure un facteur central au développement du pouvoir d’agir. Or l’incertitude importante quant à l’avenir du projet a pu jouer sur cette volonté d’agir et sur la motivation à participer à la RA. Jusqu’à la dernière journée, nous n’avions aucune garantie que le SAJ survivrait. C’est ce qui nous a poussés à envisager le scénario dit de « fin du monde », misant sur la référence des jeunes à d’autres services, la collaboration sans un poste de coordinatrice et la mobilisation d’intervenants débordés par le travail dans leur propre organisation. Ces enjeux majeurs concernent la validité « catalytique » de la RA (Reason & Bradbury, 2001).

Conclusion

Ce travail réflexif révèle différents facteurs ayant à la fois facilité notre démarche de RA avec le SAJ et l’émancipation des acteurs ayant participé à la RA : connaissance préalable du milieu; partage et reconnaissance des savoirs; espaces de participation; instances de collaboration et possibilités de se mettre ensemble au service du projet à travers des activités concrètes d’évaluation ou de pérennisation. Il met également en lumière plusieurs limites méthodologiques et épistémologiques, montrant ainsi ce qu’il n’a pas été possible de réaliser en termes de collecte de données notamment. L’important de cette réflexion est de savoir comment la démarche a été adaptée face à ces différentes limites pour continuer de garantir participation et émancipation des personnes, faisabilité et cohérence systémique de la RA. C’est à ce niveau qu’un travail réflexif peut être intéressant, lorsqu’il met en exergue la dynamique processuelle de la RA ancrée dans le triptyque du savoir, du pouvoir et du vouloir (Bourgeois, 2016). C’est dans cette dynamique trilogique que se produit l’émancipation personnelle et collective. Non seulement la conception de l’émancipation diffère d’une personne à l’autre, mais elle dépend également de la place des acteurs au sein du projet étudié et varie d’un temps à l’autre de la démarche.

Lors de la RA avec le SAJ, entre critères de scientificité et possibilités d’agir, l’émancipation des acteurs s’est située sur une ligne de crête entre cohérence interne et critères de faisabilité. Ainsi, malgré nos volontés participatives et émancipatrices, il nous a fallu veiller avant tout à garder l’équilibre, à donner à chaque acteur un rôle dans la démarche à la hauteur de ses possibilités d’action au sein du SAJ, à rester conformes aux critères de scientificité de la RA et principalement, à considérer le compte à rebours qui s’est enclenché dans la dernière ligne droite avant la fin du financement initial.

La contrainte du temps et des ressources n’est pas inédite. Les différences de temporalité entre l’intervention et la recherche non plus. Considérant ce contexte, nous pouvons retenir de notre expérience que toutes les formes de participation, aussi ponctuelles soient-elles, peuvent engager les personnes et le collectif dans un processus d’émancipation si les activités de RA sont tournées vers des questions concrètes reliées à un problème commun et dont les réponses sont discutées collectivement. Nous constatons de plus que former une équipe de recherche multidisciplinaire a aidé à pallier le manque de temps (partage des tâches) et à trouver des moyens de s’adapter (partage des tâches selon les forces et les compétences des membres de l’équipe). Ainsi, certains ont été plus proches de l’animation de comités, d’autres plus à l’aise dans l’analyse, mais toutes les décisions ont fait l’objet de délibérations collectives. Cette dimension est d’autant plus importante que notre capacité d’adaptation a été mise à rude épreuve. Les réflexions en équipe nous ont aidés à garder un équilibre dans ce processus tout sauf linéaire. Notre posture a évolué à travers une réflexion continuelle par rapport aux conditions nécessaires à la scientificité et au caractère participatif/dialogique de notre démarche. Nos expériences en matière de recherche, notre connaissance préalable du terrain et nos expériences en intervention nous ont servi pour comprendre les besoins du SAJ et sans cesse nous adapter. In fine, la RA c’est accepter quelques inconforts, beaucoup de doutes, mais garder collectivement un cap.