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Dans cet article, l’autrice présente un regard renouvelé sur un article qu’elle a publié dans la revue : Baribeau, C. (2009). Analyse des données des entretiens de groupe. Recherches qualitatives, 28(1), 133-148. https://doi.org/10.7202/1085324ar
Introduction
Il est intéressant de constater qu’après 35 ans, la revue Recherches qualitatives que j’ai vue naître poursuit son développement. La situation n’est vraiment plus la même que tout au début et ceci tient en grande partie à tous ceux et celles qui ont contribué, par leurs travaux, à sa visibilité et à sa crédibilité au sein de la communauté scientifique.
L’article que j’ai rédigé en 2009 s’inscrit dans une série de travaux sur les entretiens de groupe (EG) qui ont fait l’objet d’un colloque en 2007 et dont on peut retrouver les textes dans deux numéros de la revue Recherches qualitatives (volume 29, numéro 3 en 2011 et volume 29, numéro 1 en 2010). Durant toute cette période, il faut mentionner que l’ARQ avait tenu des ateliers de formation sur ce dispositif, qu’un foisonnement de pratiques émergeait et que les EG étaient enseignés dans les cours à l’université. À cette époque, je soulignais que le dispositif, développé et modifié par Merton et Lazarsfeld (nombreuses variations du focus, par exemple), s’était graduellement étendu, et sans trop de résistances ou de critiques, au domaine de la recherche qualitative.
Relecture ou regard neuf?
Puis-je parler d’un regard neuf sur mes propos? Disons une relecture parfois amusée, parfois avec un recul étonné en considérant le déploiement auquel nous avons assisté depuis et la qualité des travaux de recherche menés au Québec.
En parallèle à cette relecture, j’ai survolé les écrits depuis les cinq dernières années (thèses en français au Québec, articles dans la revue Recherches qualitatives). Une lecture de ces travaux fournit des balises pour contraster mes propos de l’époque.
La grande variété des types de recherche et l’usage de l’entretien de groupe
La lecture des numéros de la Revue parus au cours des cinq dernières années atteste d’une grande variété de recherches qualitatives et de dispositifs qui intègrent des groupes dans leur devis de recherche. Il est maintenant question de recherche participative, de recherche-intervention, de recherche collaborative; de nombreux dispositifs de collecte de données sont utilisés : par exemple, pour n’en citer que quelques-uns, les groupes de discussion, la photovoix, la photographie et les sosies font l’objet de descriptions de pratiques originales (voir à cet effet Dionne et al., 2022). Les articles démontrent que ces approches ont pris leur essor et ont développé leurs méthodologies propres tout en recourant aux échanges entre chercheur et participants à la recherche, et ce, dans de nombreux domaines et thématiques de recherche. Toutefois, je constate que le recours à l’EG seul est peu utilisé; on le retrouve surtout lorsqu’il est question de recherche-action, de recherche participative ou collaborative et dans les forums de discussion. Dans la plupart des cas, il est en complémentarité avec l’entretien individuel (surtout), comme je le constatais à l’époque et avant tout pour corroborer des propos (enfin selon les traces laissées dans l’article), relancer les échanges ou encore déterminer les thématiques discutées en entretien individuel. Les chercheurs mentionnent aussi l’utilisation d’un journal de bord (Boultif, 2017) qui vient appuyer l’observation ou de notes de terrain. Ainsi, le chercheur répond aux exigences de profondeur en évitant la répétitivité. Évidemment, les thèses consultées à partir de certains critères[1] précisent les modalités d’usage dans la présentation de la méthodologique, mais plusieurs permettent de voir que les participants et le chercheur agissent au cours de l’entretien pour construire ensemble les conditions qui facilitent l’émergence d’une intelligence collective.
Relecture et regard critique
Je me propose donc de reprendre la lecture de l’article et, au fil de cette lecture (je mentionne les numéros de pages) d’identifier les éléments qui me paraissent toujours pertinents, ceux pour lesquels je constate que les travaux consultés apportent un éclairage novateur, une modification intéressante ou encore un réel dépassement de ce que j’estimais nécessaire à l’époque.
En traitant des questions préalables (page 135 de mon article), j’abordais la question des enjeux.
Sur le plan économique, je constate que les EG exigent encore du temps (Abidli et al., 2022), même si les auteurs ne le mentionnent pas! La question de la rémunération des sujets semble résolue (surtout dans le cas de populations marginalisées). Deux aspects de la question demeurent des enjeux. D’une part, la disponibilité des sujets pour effectuer un retour sur les résultats de la recherche. D’autre part, l’absence ou le peu d’intérêt de l’équipe de recherche pour effectuer ce retour. Je continue toutefois de penser que la compréhension du phénomène à l’étude en serait approfondie (Boutanquoi, 2023).
Cet aspect du retour au sujet, selon moi, demeure un enjeu résolu en partie. Aceti et al. (2022) proposent une voie intéressante, soit un retour en forum avec une trace visuelle accessible sur YouTube; ceci permet à l’équipe de recherche « d’approfondir les questionnements qui avaient émergé au cours des analyses » (p. 79). Sinon, il demeure pertinent de faire un retour des données aux sujets pour voir (soit en entrevue individuelle ou en groupe) si leur compréhension du phénomène est changée, dans quelle mesure et pourquoi. Je ne parle pas ici de confrontation ou de logique de la preuve, mais bien de la compréhension approfondie d’un phénomène. Dans cet esprit, les démarches décrites par Lapointe (2016) sont très intéressantes et attestent d’une considération des interactions, principale source d’émergence des données. Cette avenue est aussi bien balisée dans les groupes de discussion.
De leur usage auprès de populations marginalisées, les EG sont maintenant utilisés auprès d’un plus grand éventail de personnes (p. ex. itinérants, consommateurs de drogues, enseignants, adolescents, etc.) pour lesquelles il s’agit toujours d’accéder de façon soutenue à leur culture et de la comprendre en mettant en lumière les codes de leur environnement et la signification des mots utilisés par les personnes pour décrire leur univers (Guay, 2022; MacDonald, 2024). Et cet aspect socioculturel amène une relecture du rôle de l’animateur : la confrontation (que je mentionnais à la page 137 comme émergente) est plus utilisée pour stimuler l’argumentation. Il s’agit pour le chercheur de « s’enraciner dans le vécu » (Lapointe, 2016, p. 304). Certains parlent alors « de double casquette » de l’équipe de recherche dans sa fonction d’expertise et de modération » (Acéti et al., 2022, p. 76). D’autres, dans une visée davantage psychologique parlent de la vulnérabilité du chercheur et mettent de l’avant sa sensibilité et son empathie allant ainsi au-delà de sa connaissance du milieu. Gagnon (2012) recourt aux entretiens collectifs et note les variations de positionnement de l’animateur/modérateur et du subtil équilibre à rechercher, et des démarches qui ont été faites pour éclairer son objet de recherche.
Toutefois, dans la plupart des cas, on ne retrouve que peu de traces d’analyse des interventions de l’animateur et de leurs effets. Ajoutons que certains dispositifs ne peuvent toutefois en faire l’économie, telles les démarches de la recherche-intervention (Richard, 2016) qui constitue une excellente illustration.
Cette dimension, que je n’avais pas traitée, est mise en relief : il s’agit de la singularité du lien qui relie personnes intervenantes et personnes accompagnées (MacDonald, 2024). Au-delà de la mise en place d’un climat de partage, il s’agit ici de « reconnaître notre commune humanité, notre rapport de concitoyenneté » (p. 11). On reformule cette idée en traitant de la déconstruction du sens accordé à la situation dans l’article de Bélanger Sabourin et Morrissette (2022) où, dans une recherche participative, la chercheuse utilise la voix absente pour illustrer cette avenue et propose de créer des espaces-temps protégés. Il s’agit donc maintenant de précisions plus tangibles que la seule connaissance de la problématique vécue par les sujets ou encore de l’établissement d’un climat de discussion où les participants se sentent à l’aise pour exprimer leur point de vue et en discuter comme je le mentionnais à la page 135. Il est maintenant question de créer une expérience plus riche et plus significative pour les participants à la recherche. D’Arripe et al. (2022) portent un regard intéressant sur la méthode d’analyse en groupe (MAG). Moussay et Flavier (2022) illustrent comment une intervention-recherche recourant aux entretiens d’autoconfrontation avec comme support les films des réunions en présentiel et à distance devait permettre aux enseignants et aux enseignantes-pilotes (EP) de formaliser ce qu’ils avaient fait ou pouvaient faire d’expérience vécue lors de l’analyse collective de leurs activités. Fradet (2021) et Mercure (2014) expliquent clairement leur démarche de groupe tout en fournissant des précisions quant aux rôles du chercheur et des participants.
Un dernier aspect concerne le traitement des données; cette opération me semblait beaucoup plus aisée avec les nouveaux logiciels. Je parlais de passage des mots des sujets aux mots de la science par l’usage du double codage (p. 141). Or il appert que la compréhension des champs lexicaux est plus complexe (Jobin, 2011) : les termes employés par les sujets, au-delà de la traduction conceptuelle qu’en font les chercheurs, exigent une vision large et documentée des mondes sociaux où ils naviguent. On peut en appréhender la difficulté quand il s’agit, pour le chercheur, de rédiger avec les mots des sujets leur expérience singulière au travers de récits, dans la plupart des cas. La transcription des données, à la base de la description des phénomènes, est peu souvent mentionnée dans les articles. Il en est de même pour le non-verbal, porteur de sens pluriels. Néanmoins, les recherches de Lapointe (2016) et de Jobin (2011) ouvrent des voies fort prometteuses quant à la compréhension du non-verbal dans les interactions.
La recherche qualitative et les EG demeurent-ils toujours pertinents?
Il me semble que la recherche qualitative et ses nombreux dispositifs, ainsi que la recherche-action, la recherche-intervention et leurs modalités variées, et plus particulièrement l’usage des entretiens de groupe, constituent des voies de pratiques intéressantes pour faire émerger de nouveaux corpus de connaissances pouvant non seulement accéder au sens, mais aussi ouvrir et guider l’action.
La recherche qualitative est la voie par excellence pour produire de nouvelles connaissances sur les phénomènes émergents en 2025. Comment les décrire sous toutes leurs facettes, les reconceptualiser pour les comprendre? Il est intéressant de rappeler quel type de données peut produire ce dispositif, seul, et surtout mieux que tout autre : il est méthodologiquement construit pour qu’un chercheur puisse faire émerger chez les sujets des positions contrastées, de les voir les expliquer, les confronter, les nuancer, les modifier ou les recadrer. L’analyse des données permet au chercheur d’explorer ces représentations et de comprendre en profondeur les visions du monde des personnes qui participent à la recherche.
Les moments d’échange pourraient être analysés avec finesse, dépassant ainsi la description pour accéder aux diverses variations de points de vue d’un même sujet au fil de la discussion afin de comprendre comment et pourquoi des croyances ou des valeurs inébranlables se sont altérées ou non. Le retour aux sujets permet au chercheur non seulement de baliser sa compréhension, mais aussi, conjointement avec les sujets, d’approfondir la compréhension du phénomène. Car je sais, pour l’avoir entendu, que les entretiens constituent une expérience qui change les personnes. Plusieurs participants le mentionnent d’ailleurs aux équipes de recherche. Mais qu’est-ce qui change, comment cela a-t-il changé? Et pourquoi? Ces changements sont-ils durables? Ces nouvelles données sont passionnantes à découvrir.
Il s’agit ici de déplier la complexité du réel, d’ouvrir de nouvelles perspectives pour la recherche scientifique. En retournant aux sujets les analyses préliminaires et en discutant avec eux et en groupe de cette expérience pour en dégager le sens et identifier de nouvelles voies de passage, la recherche aboutit non seulement à une reformulation de la problématique initiale mais surtout à sa refondation. La recherche qualitative contribue, selon moi, à l’avancement de la démarche scientifique et apporte ainsi une contribution inestimable à l’avancement de la science.
Appendices
Note biographique
Colette Baribeau, M.A. en littérature (McGill), M. A. en éducation (UQTR) et Ph. D. en éducation (U de Montréal), est professeure titulaire retraitée. Elle a enseigné à l’UQTR au Département des sciences de l’éducation (méthodologie qualitative et didactique du français). Ses contributions ont trait à diverses thématiques de recherche en didactique de la langue maternelle et en méthodologie en recherche qualitative. Elle a aussi fait partie de nombreux comités scientifiques. À la retraite depuis 2003, elle a continué d’agir comme consultante auprès de divers groupes et organismes de recherche et à participer aux travaux de la Revue.
Note
-
[1]
Les critères suivants ont été utilisés pour les thèses : recherche qualitative, entretien, entrevue, entretien de groupe entretien de discussion de groupe; 2015 à 2025; sciences de l’éducation.
Références
- Abidli, Y., Dubois, V., & Mahieu, C. (2022). Enjeux et épreuves d’une recherche collaborative à visée transformatrice et émancipatrice : l’exemple d’une thèse « embarquée » en santé mentale. Recherches qualitatives, 41(1), 221-243. https://doi.org/10.7202/1088802ar
- Aceti, M., Tsantoulis, P., Chappuis, P. O., Hurst-Majno, S., & Burton-Jeangros, C. (2022). Analyse critique de la méthode des forums citoyens à propos des craintes et espoirs associés aux progrès de la génomique en oncologie. Recherches qualitatives, 41(1), 59-84. https://doi.org/10.7202/1088795ar
- Bélanger Sabourin, C., & Morrissette, J. (2022). Réduire les rapports inégalitaires en recherche collaborative par une démarche conscientisante : illustration d’une disposition méthodologique. Recherches qualitatives, 41(1), 156-177. https://doi.org/10.7202/1088799ar
- Boultif, A. (2017). Retombées d’un atelier d’écriture créative inspirée du slam sur la motivation à écrire et sur la créativité à l’écrit d’élèves de troisième secondaire [Thèse de doctorat inédite]. Université du Québec à Montréal, Montréal, QC. https://archipel.uqam.ca/11650/1/D3397.pdf
- Boutanquoi, M. (2023). Faire dire ou faire advenir une parole : quelques réflexions sur l’entretien de recherche. Recherches qualitatives, 42(2), 53-75. https://doi.org/10.7202/1108608ar
- D’Arripe, A., Delhaye, P., & Janson, V. (2022). De l’expérience de la participation aux savoirs constitués : forces et limites de la méthode d’analyse en groupe. Recherches qualitatives, 41(2), 52-75. https://doi.org/10.7202/1092818ar
- Dionne, P., Baribeau, C., & Savoie-Zajc, L. (Éds). (2022). L’activité de recherche qualitative à un carrefour de visées transformatrices et émancipatrices. Recherches qualitatives, 41(1).
- Fradet, L. (2021). L’appropriation du processus de participation d’une recherche-action participative par des personnes utilisatrices de drogues engagées dans une démarche créative [Thèse de doctorat inédite]. Université Laval, Québec, QC. https://corpus.ulaval.ca/entities/publication/8efb08ac-ba2c-47cc-9848-99c8ba276ab9
- Gagnon, S. (2012). La revendication d’un territoire de pratique par des coachs en gestion : une approche interactionniste. Recherches qualitatives, 30(1), 200-223. https://doi.org/10.7202/1085486ar
- Guay, E. (2022). Les « ethnographies suffisamment bonnes » revisitées : analyse ethnographique des organisations, approche participative et liens entre les mondes sociaux. Recherches qualitatives, 41(1), 200-220. https://doi.org/10.7202/1088801ar
- Jobin, B. (2011). La mobilisation du concept de bien commun par des étudiantes et des étudiant du collégial dans une discussion portant sur une controverse sociotechnique [Thèse de doctorat inédite]. Université Laval, Québec, QC. https://www.collectionscanada.gc.ca/obj/thesescanada/vol2/QQLA/TC-QQLA-28037.pdf
- Lapointe, J.-R. (2016). Les pratiques non verbales de l’enseignant du primaire dans la gestion des comportements perturbateurs des élèves [Thèse de doctorat inédite]. Université du Québec à Trois-Rivières, Trois-Rivières, QC. https://archipel.uqam.ca/11126/1/D3052.pdf
- MacDonald, S.-A. (Éd.). (2024). L’itinérance au Québec. Réalités, rupture et citoyenneté. Presses de l’Université du Québec.
- Mercure, D. (2014). La construction du répertoire professionnel de l’étudiant en contexte de stage à l’étranger, examinée dans une démarche de recherche-action [Thèse de doctorat inédite]. Université Laval, Québec, QC. https://www.collectionscanada.gc.ca/obj/thesescanada/vol2/QQLA/TC-QQLA-30614.pdf
- Moussay, S., & Flavier, E. (2022). Une intervention-recherche comme action engagée pour développer l’activité des pilotes d’Espaces d’Analyse du Travail en établissement scolaire. Recherches qualitatives, 41(1), 312-334. https://doi.org/10.7202/1088806ar
- Richard, D. (2016). L’appropriation du milieu de vie comme modalité d’intégration sociale pour des élèves de classe d’accueil : une démarche théâtrale de recherche-intervention [Thèse de doctorat inédite]. Université du Québec à Montréal, Montréal, QC. https://archipel.uqam.ca/11202/1/D3158.pdf