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Dans cet article, l’auteur présente un regard renouvelé sur un article qu’il a publié dans la revue : Paillé, P. (2007). La méthodologie de recherche dans un contexte de recherche professionnalisante : douze devis méthodologiques exemplaires. Recherches qualitatives, 27(2), 133-151. https://doi.org/10.7202/1086789ar

C’est avec plaisir que j’ai accepté de faire quelques brefs commentaires à propos de mon texte publié il y a plusieurs années dans cette revue et présentant douze devis méthodologiques exemplaires dans un contexte de recherche professionnalisante. À la différence de nombreux articles publiés dans la revue au fil des années, ce texte est d’un format plutôt factuel, passant en revue des devis méthodologiques, pour certains inédits, et détaillant les diverses étapes de leur déroulement. D’une certaine manière, il y a peu à redire sur ces devis, car ils ont été repris, adaptés et enrichis de diverses manières. Toutefois, je vais saisir cette occasion pour mettre l’accent sur ce qui est peut-être le plus important à leur sujet, à savoir le souci épistémologique qui m’a habité tout au long de leur adoption ou conception et qui les sous-tend de manière fondamentale.

Lorsque j’ai entrepris des études universitaires au début des années 80, je me suis vite découvert un appétit pour les idées abstraites, complexes. Dans mon cursus en anthropologie, le cours d’épistémologie était l’un de mes préférés et j’ai conservé tout au long de ma carrière cet intérêt pour ce qui m’apparaît être la pierre angulaire de l’entreprise scientifique. L’épistémologie est une notion qui peut avoir quelque chose de rebutant au premier abord, mais pour moi elle est devenue très concrète. Le concept clé qui y est associé est celui de « connaissance » (qui est l’une des traductions possibles du terme grec épistémè). Il y a plusieurs manières de connaître dans l’activité humaine, toutefois il est important de mettre en oeuvre des manières de connaître qui sont le mieux possible adaptées aux activités concernées : voilà, pourrait-on dire, la tâche mais aussi le défi de l’épistémologie, prise au sens large. Faire passer des tests de psychométrie à une personne n’est pas la meilleure approche pour la connaître dans le cadre d’un rendez-vous galant, et sonder son propre senti corporel n’est d’aucune utilité dans le contexte de l’étude de la séquence d’un gène d’ARN. Connaître, c’est connaître, mais il y a beaucoup de nuances à considérer et à apporter. Cela semble aller de soi; pourtant, dans le contexte des sciences humaines et sociales, l’ajustement de l’angle épistémologique à l’objet et au contexte de l’étude (donc le fait de mobiliser une approche de connaissance appropriée) pose de nombreux défis que plusieurs décennies de réflexions et d’expérimentations ont permis de relever.

Cela ne s’est pas fait sans reculs (j’y reviens plus loin) ni sans difficultés. En réalité, tout se passe relativement bien tant que l’on adhère à une vision classique de la science. En effet, définir l’entreprise scientifique sous l’angle de l’objectivité, de l’abstraction et de la distanciation va en quelque sorte de soi tant du point de vue de la constitution historique de la science que de sa définition englobante (régissant avec les mêmes protocoles tant les sciences de la nature que les sciences humaines et sociales). Mais les choses se corsent lorsque l’on introduit les notions de subjectivité et de proximité. La conception conventionnelle d’épistémologie est mise au défi. Une dimension supplémentaire intervient en lien avec une situation de recherche particulière, à savoir celle ambitionnant de se situer au carrefour de la rigueur scientifique et de la pertinence professionnelle. Dans ces cas, on ne peut pas se limiter à une approche de la connaissance qui est celle ayant été mise à l’épreuve à propos de phénomènes physiques ou biologiques. Nos « objets » d’étude réfléchissent, parlent, ont un agenda pratique, produisent eux-mêmes de la connaissance et des objets, bref présentent des particularités qui appellent des manières de les approcher et de les outiller qui soient adéquates.

Si ces remarques peuvent paraître plus ou moins théoriques dans le cadre d’une discussion d’ordre général, ce n’est plus le cas lorsque l’on doit passer de cette situation aux questions plus précises d’ordre méthodologique. La cohérence épistémologique doit se traduire par des approches de recherche opérationnalisant de manière concrète les grands principes mis de l’avant sur un plan plus abstrait ou théorique. De plus, les devis méthodologiques retenus ou construits doivent répondre à la situation et non se contenter de répondre à des exigences normatives données a priori et de manière générale.

C’est pourquoi, parmi d’autres, j’ai adopté pour mes recherches et recommandé pour celles de mes étudiantes et étudiants les devis méthodologiques dont il a été fait état dans cette revue et sur lesquels je reviens dans le présent texte : répertoire de pratiques, recherche-expérimentation, conception d’activité d’apprentissage, analyse réflexive de sa pratique professionnelle, etc. Il me semblait important de multiplier les types d’approches méthodologiques, certaines se situant au-delà des voies tracées par la recherche plus conventionnelle, celles-ci pouvant être possiblement rassurantes par certains aspects, mais incohérentes sur le plan épistémologique. La recherche classique plus objectivante est fascinante, et même plus pratique qu’elle en a l’air, mais elle présente le risque qu’on y voie la version la plus noble de l’entreprise scientifique et qu’on développe en contrepartie un certain snobisme quant aux formes plus qualitatives ou plus terre à terre de la recherche.

Dans le contexte universitaire, une autre dichotomie existe sous la forme d’une différenciation, voire d’une hiérarchisation entre le parcours scientifique (de type maîtrise recherche, par exemple) et le parcours professionnalisant (de type maîtrise professionnelle, par exemple), le premier étant parfois perçu comme plus sérieux, plus rigoureux que le second. J’ai rencontré assez tôt dans ma carrière ce type d’opposition. Il ne m’a pas laissé indifférent; il m’a plutôt titillé épistémologiquement et est également à l’origine de la collection de devis présentés.

C’est en effet en tant qu’intervenant principal dans le volet « recherche » d’une maîtrise professionnelle que j’ai été amené à constituer progressivement la collection des douze devis méthodologiques présentés dans le texte de référence. Le passionné d’épistémologie que j’étais s’est retrouvé titulaire d’un cours de méthodes de recherche (ainsi que du séminaire de recherche), face à des groupes constitués d’une vingtaine de personnes oeuvrant dans des classes du préscolaire et du primaire à qui la Direction départementale avait promis qu’elles allaient mener une recherche scientifique en fin d’un parcours se voulant pourtant professionnalisant. L’idée est séduisante : on crée un programme de maîtrise professionnelle, mais on y introduit aussi une démarche de méthodologie de la recherche scientifique. On demande même aux personnes participantes de mener une « vraie » recherche, quoique de moindre envergure que ce qui se fait dans les parcours axés principalement sur la recherche. L’idée est séduisante, toutefois elle risque de n’être pas tellement révolutionnaire si l’on conserve, en gros et sans trop les bousculer, les mêmes normes, devis et exigences caractérisant la démarche de recherche classique (cadre théorique strict, démarche hypothético-déductive, analyse quantitative des données, écriture impersonnelle, etc.).

Conserver les mêmes paramètres, c’est en fait passer à côté d’un beau défi épistémologique. Car j’étais et je demeure convaincu qu’il est possible de construire un projet de recherche ancré dans la pratique professionnelle et ayant des retombées dans celles-ci ou permettant de mettre au point des produits, tout en étant complètement rigoureux. Cela ne va pas nécessairement de soi à première vue ou pour l’entourage universitaire qui a peut-être rarement pris la peine de réfléchir à ces questions, d’où l’importance, d’une part, d’avoir bien approfondi ces questions et, d’autre part, de produire de plus en plus et de mieux en mieux des recherches qui puissent mettre en valeur la diversité des approches à la fois sensibles professionnellement et solides scientifiquement, théoriques comme pratiques, abstraites comme concrètes. Les devis proposés, au-delà de leurs particularités, avaient au fond avant tout comme mission de convaincre de cela, de ce qui pourtant devrait être une évidence, à savoir que l’expérience et la pratique professionnelles représentent des sources et des terrains privilégiés pour l’enquête et l’expérimentation valides et pertinentes, bref pour la recherche scientifique professionnalisante.

La partie n’est pour autant jamais définitivement gagnée. Il faut continuer à réfléchir à ces questions et à montrer l’exemple par des recherches exemplaires. Dix-sept ans après la publication initiale de mon texte, j’aimerais pouvoir dire que les interrogations soulevées à ce moment et les incongruités que j’ai rencontrées sont d’une époque révolue. Malheureusement, l’adhésion à une science une (plutôt que plurielle) et objectivante est tenace et a même repris de la vigueur depuis quelques années. De même, je constate que la dénomination d’un cours en tant que « méthodes de recherche » ou « méthodologie de la recherche » génère encore chez certaines personnes responsables de cours ce mélange d’obéissance respectueuse et de rigidité craintive qui fait qu’à la fin le cours ne s’éloigne pas tellement des standards scientifiques classiques, même dans le contexte de parcours professionnalisants. Il importe donc de conserver une certaine vigilance épistémologique.

En guise de conclusion de ces quelques remarques, je souhaite donc remettre l’accent sur les principes, partagés par plusieurs collègues, qui sous-tendent la variété des devis méthodologiques présentés à cette époque. Ils sont à l’effet que la science n’est ni monolithique ni monopolistique et qu’elle revêt même ses plus beaux atours lorsqu’elle est en adéquation épistémologique, ce qui signifie, dans les sciences humaines et sociales, qu’elle a pour étendard et comme appui épistémologique la personne humaine, cette entité qui perçoit, ressent, comprend, se prolonge dans des pratiques, se révèle dans des activités, fournit le sens à ses actions et est en mesure de juger ce qui est bon, bien ou juste pour elle ou pour celles et ceux qu’elle souhaite voir développer leur plein potentiel. À partir de tels principes, créer des devis méthodologiques représente la partie ludique de l’aventure, et bien sûr la liste proposée en 2017 pourrait être avantageusement ajustée, bonifiée… mais ça, c’est l’affaire et toutes et tous.