Article body

Aux niveaux macroéconomique et social, en Roumanie comme dans d’autres pays en transition, « les pistes de l’économie sociale sont de plus en plus évoquées pour relever les grands défis contemporains, en particulier la crise de l’emploi et de l’Etat-providence dans les pays industrialisés et les problèmes liés aux ajustements structurels de la plupart des économies en développement. On attend de l’économie sociale qu’elle apporte une contribution substantielle à la résolution de ces crises, même si la manière de la désigner diffère grandement selon les pays » (Defourny, Develtere, 2009). Qu’en est-il dans les ex-pays d’Europe centrale et orientale ? Quels sont les potentiels de l’économie sociale (economia socială) en construction en Roumanie pour répondre aux problématiques socio-économiques que ni l’Etat ni le marché ne parviennent à résoudre [1] ?

Le concept d’économie sociale (ES) apparaît pour la première fois en Roumanie en 2002, dans la loi HG 829-2002 concernant le Plan national anti-pauvreté et la promotion de l’inclusion sociale. Il est alors associé à un principe visant à la fois à développer une société inclusive et à participer à la construction d’un territoire qui lie dynamique économique et cohésion sociale. Dans ce document, l’ES est définie comme une « activité économique […] qui inclut des objectifs de type sociaux » et comme un « programme d’aménagement territorial ». Par la suite, en décembre 2011, le ministère du Travail propose un projet de loi de l’économie sociale à l’initiative de la « société civile », auquel cette dernière s’opposera faute d’une consultation réelle.

Une nouvelle version de ce texte est proposée en septembre 2012, à la suite d’un changement de majorité gouvernementale. Ce projet de loi a été adopté par le gouvernement roumain le 11 décembre 2013 et fait actuellement l’objet d’une mise en débat au sein des différentes commissions parlementaires en vue d’un futur vote (programmé au premier semestre 2014), mais déjà des voix se font entendre pour réclamer des modifications du texte [2]. Cette nouvelle loi en débat stipule pour l’heure que « l’ES représente l’ensemble des activités indépendantes du secteur public ayant pour objectif de servir l’intérêt général, l’intérêt d’une communauté ou des personnes physiques [non juridiques] par l’augmentation de l’occupation des groupes vulnérables ou par la production de biens et la prestation des services », s’inscrivant ainsi en cohérence avec les sept principes énoncés dans la Charte de la Conférence européenne permanente des coopératives, mutualités, associations et fondations (CEP-Cmaf).

A partir de ces textes, nous tentons de saisir l’évolution récente des notions associées à l’ES en Roumanie, ainsi que l’appropriation du concept lui-même par les acteurs économiques et politiques du pays. Dans un contexte d’européanisation de l’ES (ou du tiers secteur), nous essayons de dévoiler les caractéristiques et les spécificités d’une ES « à la roumaine ». Pour cela, nous engageons d’abord une démarche compréhensive de l’acculturation de la Roumanie à cette « autre » économie, aux frontières à la fois de l’économie centralement planifiée qui fut son modèle et de l’économie de marché vers laquelle se sont dirigées bon nombre d’entreprises nationales. Elle nous permet ensuite d’envisager le rôle de l’ES dans la construction d’un nouveau modèle de développement local soutenable en Roumanie.

L’« economia socială » en quête d’une légitimité théorique et empirique

Dans une Europe sociale qui se cherche à travers ses modèles de protection sociale envisagés à partir de plusieurs typologies développées par Titmuss (1974) et Esping-Andersen (1999) et ses appellations (économie sociale, économie sociale et solidaire, tiers secteur, secteur non profitable ; Evers, Laville, 2004), la Roumanie n’échappe pas à des représentations plurielles, qu’elles viennent de la population elle-même, des autorités publiques ou bien des acteurs économiques locaux. Par l’évolution des notions associées à l’ES depuis la chute du communisme (années 90), nous observons un référencement aux travaux séminaux de la Johns Hopkins University, complété par l’émergence du courant de welfare society en Roumanie.

Apports du projet de comparaison internationale de la Johns Hopkins University

« L’Europe sociale existe, moins qu’il ne le faudrait, bien sûr, mais plus qu’on ne le croit. Mais elle est peu lisible et peu visible, car elle prend des formes multiples et dispersées dont la compréhension est difficile ; cela d’autant plus que la subsidiarité joue ici plus qu’ailleurs et que les débats européens, comme les principales avancées de l’Union européenne, portent sur des aspects politiques, économiques ou monétaires et exercent une sorte d’effet d’éviction sur la montée progressive et encore tâtonnante de l’Europe sociale » (de Foucauld, 1997). Cette longue assertion semble être applicable à l’ES en Europe en général et en Roumanie en particulier. Jusque dans les années 90, le tiers secteur était appréhendé soit à travers le secteur privé non lucratif des associations, soit comme un secteur économique en devenir, à partir des services sociaux d’intérêt général, prenant de plus en plus le pas de solidarités sociales assumées jusqu’alors par les familles ou les administrations publiques locales dans le cadre de la consolidation de la cohésion sociale et de la dynamique économique locale.

Toutefois, rares sont les travaux qui menaient alors une investigation sur les ex-pays d’Europe centrale et orientale (Peco) [3] dans la dynamique d’émergence de l’ES en Europe. Il faut pour cela attendre l’année 1995, en Europe comme ailleurs, et les publications des études du Johns Hopkins Comparative Nonprofit Sector Project (CNP). Viendra ensuite la mise en place, en 2001, de la CEP-Cmaf. La méthodologie du CNP [4] permet de dérouler une même grille d’analyse malgré les différents contextes étatiques. L’idée consiste à institutionnaliser l’ES à partir d’une comptabilité nationale : en mesurant le poids de ce secteur économique particulier dans la construction et la diffusion d’un compte satellite consacré à l’ES. Il en résulte la volonté de dresser des tableaux convenant à des comparaisons interétatiques, intersectorielles, internationales, voire entre statuts juridiques (les familles), selon les pays concernés et observés. En Roumanie, cette méthodologie comptable et comparative sera appliquée par Saulean et Epure (1998).

Ces travaux s’inscrivent plus globalement dans une dynamique de recherche amorcée à la fin des années 90 et portant sur les contributions potentielles de l’ES à la réactivation de dynamiques socioéconomiques de proximité dans les ex-Peco. Dans ce contexte, Czike et Kuti (2006) appréhendent la capacité d’intégration sociale de l’ES roumaine à partir de ses organisations charitables. Il s’agit alors d’interroger le rôle des structures non profitables, souvent étrangères au pays, dans l’émergence et la diffusion d’une action sociale et solidaire en Roumanie. L’ES roumaine est ainsi envisagée à partir de la production de solidarité sociale, en lieu et place d’un Etat orienté vers le défi de l’efficacité économique dans une Europe encore en construction.

Si l’approche macroéconomique peut être intéressante, elle est peu diserte à la fois sur les dynamiques internes aux organisations d’ES (associations et coopératives) et sur les structures qui portent le « modèle » d’ES du pays, à l’instar des travaux de Dragan (2012) sur l’ES roumaine ou de Glémain, Bioteau et Dragan (2013) sur les finances solidaires en Roumanie.

Une production scientifique consacrée aux ONG

Jusqu’aux événements de 1989 (Révolution de décembre), l’activité économique et productive du pays était structurée par de grandes entreprises sous tutelle étatique (dans tous les secteurs), que la terminologie officielle présentait sous le statut d’association de producteurs ou de coopératives. La rupture induite par le changement de régime politique s’est accompagnée d’une volonté de cessation avec le système productif antérieur : destruction des conglomérats étatiques et des entreprises coopératives, dissolution des associations, s’accompagnant souvent de dégradations matérielles qui rendaient tout retour impossible. Il s’en suivit également une profonde méfiance envers le statut d’association et les mouvements coopératifs, associés à ce passé révolu et en partie rejeté. Cette situation provoque de graves difficultés d’approvisionnement (alimentation, produits pharmaceutiques, habillement infantile) au début des années 90.

L’attention internationale s’est alors focalisée sur les problèmes économiques, sociaux et politiques du pays, favorisant l’implantation de réseaux internationaux d’économie sociale, en particulier des organisations non gouvernementales (ONG), qui en Roumanie regroupent associations et fondations en une même catégorie. Le pays a alors découvert une nouvelle approche de l’ES, quittant son rôle de seul relais des politiques locales d’une administration centralement planifiée pour aller vers une coproduction de dynamiques économiques et sociales locales à l’appui d’initiatives citoyennes solidaires privées non lucratives. Mais une confusion constante entre organisations d’ES et ONG en est née. Les définitions de l’ES oscillaient entre un secteur non profitable de traitement de l’urgence et de charité, fortement influencé et financé depuis l’extérieur, et des entreprises d’action sociale de solidarité implantées dans le tissu économique local. Heemercyck (2006, 2011) pointe ainsi que durant les années 90 l’ES « à la roumaine » tient d’une articulation entre autorités publiques centrales et ONG.

Dans la même perception, Balogh (2008) traite la démocratisation des ONG au prisme d’une chronologie en trois grandes étapes, qui correspondent aux cycles politiques roumains, en concluant que la première phase (1990-1995) a été la plus difficile pour les organisations d’économie sociale (OES) en raison du manque de connaissance (et de reconnaissance ?) des autorités publiques envers ce secteur et donc de son défaut de légitimité dans un pays où l’autorité publique centrale conservait encore une certaine aura. Toutefois, ainsi que fut apportée la critique à la thèse de Rostow sur la périodisation du développement des pays de la société primitive à l’ère de la consommation de masse, l’hypothèse d’une corrélation entre le cycle politique roumain et celui de l’ES est discutable, dans la mesure où nous ne constatons pas de différences significatives en termes de soutien et de reconnaissance au niveau des gouvernements roumains qui se sont succédés sur la période de 1989 à 2002. Comme l’observe Pirotte (2008, 2010), sur cette période les ONG faisaient face à une double crise de légitimité, à la fois de financement et de soutien politique : comme elles étaient associées à des apports de solidarité venant de l’extérieur et soulignant les failles de l’Etat-providence centralisateur, peu d’élus étaient enclins à les reconnaître officiellement et surtout à les soutenir financièrement [5]. Il convenait alors de préciser le périmètre réel de l’ES roumaine, afin de sortir de cette assimilation au seul monde des ONG (sous influences extérieures).

Quel périmètre pour l’« economia socială » ?

Un certain nombre de travaux passe ainsi de l’étude du management des ONG (Străiescu, 2007) à une approche d’un tiers secteur en structuration. D’autres, comme la thèse de Podoreanu (2011) interrogeant le régime juridique des coopératives, s’emploient à réévaluer l’impact des statuts juridiques d’établissements, à l’aune de l’intégration de l’économie roumaine dans le système d’échanges globalisé, sur leurs apports en termes de développement économique et social local et sur leurs capacités d’adaptation aux changements socioéconomiques. Crişan (2010, 2012) développe de son côté un travail relatif aux valeurs, aux principes et aux stratégies de développement des coopératives en Roumanie. On passe ainsi dans l’analyse scientifique du monde des seules ONG à celui des coopératives, donc d’une approche d’aide sociale d’urgence s’étant imposée dans les années 90 chez la plupart des auteurs roumains à celle d’une dynamique économique de proximités sociale et géographique à laquelle les ONG sont également associées.

Au-delà de cette problématique de représentation et d’efficacité des ONG en mal de financement, l’apparition du modèle coopératif pose la question de la définition du périmètre de l’ES en Roumanie. Il s’agit de rendre compte d’un nouveau secteur économique à ambitions sociale et territoriale, allant des coopératives aux administrations privées que sont les syndicats, compte tenu de la législation en vigueur [6].

Selon le ministère du Travail, de la Famille et de la Protection sociale, deux types de structures juridiques coexistent dans la sphère de l’ES : des organismes spécifiques (organisations non profitables [ONG], caisses d’aide réciproque [CAR ; voir infra], coopératives de crédit et sociétés coopératives), auxquels il faut ajouter les unités protégées autorisées (UPA), les institutions financières non bancaires (IFN), ainsi que les PME et les sociétés commerciales qui participent à la dynamique économique et sociale territorialisée (tableau 1, en page suivante).

Entre deux modèles, une « économie sociale et solidaire roumaine » ?

Le secteur de l’ES en Roumanie relève d’une double inspiration : continentale européenne et anglo-saxonne. D’un côté, les organisations non profitables mêlent des administrations privées (fédérations et syndicats) aux associations et aux fondations. Aux unités protégées autorisées sont associés les établissements de soins et d’aide par le travail (Esat). Les caisses d’aide réciproque ressemblent aux mutuelles selon les principes de la double qualité et de la gouvernance démocratique, et les coopératives rejoignent le monde coopératif tel qu’il existe au sein du Vieux Continent. D’un autre côté, l’introduction de certaines PME ouvre la voie à l’entrepreneuriat social (Vlăsceanu, 2010), tel qu’il est appréhendé dans le modèle anglo-saxon du social business, ajouté au fait qu’une confusion existe toujours en Roumanie entre les entreprises sociales et la responsabilité sociale des entreprises (RSE).

Cette approche liant ES à l’européenne et ES à l’anglo-saxonne aboutit à ce que l’ES, en raison de cette taxonomie et du manque de statistiques fiables sur le secteur, ne puisse être définie que comme l’ensemble des initiatives ne relevant pas de l’action économique publique. Cette définition ne résout pas le problème de celle de l’economia socială, même si elle ouvre avec les institutions financières non bancaires (IFN) la possibilité d’une économie sociale et solidaire « roumaine ».

Des dynamiques d’économie sociale contrastées

En proie à des difficultés de financement qui pèsent sur son institutionnalisation, l’economia socială souffre également d’une absence de légitimation de ses caisses d’aide réciproque tournées vers des bénéficiaires singuliers (retraités, salariés cotisants). Elle peut cependant, dans le cadre du programme européen Progress, bénéficier d’une aide technique et de capitaux pour structurer son secteur coopératif.

Tableau 1

Panorama des formes d’organisations de l’économie sociale en Roumanie

Panorama des formes d’organisations de l’économie sociale en Roumanie
Source : législation roumaine et synthèse d’après Constantinescu (2012)

-> See the list of tables

Fragilité financière

Le secteur ne profite pas d’un cadre légal unitaire. Il en résulte une ouverture à des possibilités différentes de financement pour chaque type de structure d’ES considérée. Ces fonds financent les activités concernant l’éducation et la formation professionnelle, celles qui sont relatives à l’inclusion sociale et celles qui sont consacrées au développement local. Si le secteur associatif roumain reste dépendant des subventions européennes à défaut de disposer d’administrations publiques locales en l’état actuel des choses, nous relevons une dynamique de financements hybrides des organisations d’economia socială que sont les CAR et les coopératives (financements privés et aides de l’Etat ; tableau 2).

Historiquement inspiré du modèle français, l’Institut national des statistiques de la Roumanie comptabilise les structures de l’ES selon leur bilan comptable [7]. Il est ainsi possible de rendre compte, à partir des excédents de gestion et du nombre de salariés, du poids des différentes organisations de l’economia socială(tableau 3, en page suivante).

L’ES en Roumanie reste encore une économie d’ONG : ces dernières regroupent 89 % des structures actives, 84 % des actifs et 67 % des emplois. Pouvons-nous escompter une montée en charge à la fois des CAR et des coopératives ?

Tableau 2

Panorama sur les sources de financement

Panorama sur les sources de financement
Source : synthèse d’après Constantinescu (2012)

-> See the list of tables

Les caisses d’aide réciproque, une modalité de réponse « réciprocitaire » aux problématiques sociales ?

Les CAR sont des associations sans but lucratif (OG 26-2000) ayant pour objet social l’entraide mutuelle, l’assistance sociale et la charité (L122-1996 art. 1, L540-2002 art. 1). Elles peuvent toutefois développer des activités économiques, à l’instar des associations françaises. Elles se rapprochent aussi des sociétés de secours mutuels connues au xixe siècle en France, préfigurant un système communautaire de protection sociale dont s’est inspiré le modèle mutualiste français.

Les autorités communistes ont encouragé les CAR à travers le vote du décret 204-1951, à partir duquel la plupart d’entre elles ont été fondées. Ces établissements connaissent actuellement un regain d’attractivité, notamment grâce à leur capacité à allouer des fonds à leurs membres (pensions complémentaires, assistance financière). Il existe deux types de CAR, ayant des groupes cibles différents et fonctionnant selon deux lois distinctes : les caisses d’aide réciproque pour les retraités (Carp) et les caisses d’aide réciproque pour les salariés (Cars).

Les caisses d’aide réciproque pour les retraités

Les Carp fonctionnent selon les lois OG 26-2000 et 540-2002. Elles peuvent accorder à leurs membres, suivant les situations, des crédits remboursables avec un taux d’intérêt faible ou bien des aides financières non remboursables. Elles sont sur ce point situées entre les établissements de crédit et d’aide sociale et les caisses d’allocations familiales françaises. Elles fournissent également aux retraités des services comme des centres de jour, des cantines sociales, des services médicaux ou des activités récréatives, culturelles, touristiques à bas prix. Elles rejoignent là les associations d’utilité publique comme les Petits Frères des pauvres et les maisons d’accueil pour personnes âgées comme celles qui sont gérées par des mutuelles.

Tableau 3

Structures, finances et effectifs salariés

Structures, finances et effectifs salariés
Source : synthèse d’après Constantinescu (2012)

-> See the list of tables

On dénombre actuellement 203 Carp (IES, 2012), dont 142 qui relèvent de la Fédération nationale de CAR, Omenia, rassemblant 1,4 million de membres en 2012. Nous disposons ainsi d’un premier réseau d’ES à l’échelle du pays.

Les caisses d’aide réciproque pour les salariés

Les Cars fonctionnent selon les lois OG 26-2000 et 122-1996. Sous cette législation, elles peuvent accorder des crédits à leurs membres. A ce titre, elles sont soumises à l’obligation de la présentation annuelle de leurs situations financières, aux unions départementales ainsi qu’à l’union nationale des Cars (Uncars), mais également au ministère des Finances publiques (Lambru, 2010). C’est donc le deuxième réseau d’ES que nous dévoilons ici.

L’Uncars comprend 39 unions départementales (de judeti), composées à leur tour de 2 377 Cars, regroupant environ 1 million de membres [8]. La difficulté posée à l’analyse tient du fait que les Cars sont enregistrées auprès du ministère des Finances publiques à la fois dans le registre des institutions financières non bancaires de la Banque nationale (2 898 en nombre en juin 2012) et au registre national des ONG (2 083 entités en juin 2012). Outre la différence entre les deux soldes, c’est plutôt la double comptabilisation qui pose problème pour définir à partir de ces organisations le périmètre réel de l’ES roumaine. Le secteur coopératif est-il plus explicite ?

Les coopératives, entre passé communiste et actuelles concurrences et divisions

Une société coopérative est « une association autonome de personnes physiques ou juridiques constituée selon le consentement exprimé dans l’objectif de promouvoir les intérêts économiques, sociaux et culturels de ses membres coopérateurs. Ces structures sont détenues en commun par leurs membres et contrôlées démocratiquement par ces derniers selon les principes coopératifs » (L1-2005, art. 7, al. 1). Les principes coopératifs rejoignent ceux qui prévalent dans les coopératives françaises, mais il est précisé de façon explicite que les structures doivent agir pour un développement durable local (L1-2005, art. 7, al. 1).

Le statut de la coopérative fait l’objet d’une première réglementation dès 1887 (Condicele de comerciu) en Roumanie. En cela, l’émergence d’un secteur d’économie sociale coïncide dans le pays avec celle de mouvements amorcés en Europe entière. Par la suite, le décret 133-1949 propose une nouvelle réglementation du statut de coopérative, dans le contexte de l’affirmation du projet politique et socioéconomique communiste. On compte alors trois types de coopératives : agricoles, de métier (ou d’artisans) et de consommation, correspondant à un « modèle quasi-public de la coopération dans lequel ces organismes sont vues comme des entreprises publiques auxquelles des réglementations de gestion ont été établies par les autorités publiques » (FDSC, 2011). Le pouvoir communiste considérait la propriété de la coopération comme une forme de propriété collective dans une transition de la propriété individuelle vers celle de l’Etat. C’est dans ce contexte que beaucoup de terrains et d’immeubles ont été nationalisés sous forme d’un « patrimoine » commun confié aux coopératives, suscitant la colère de la population. Organisé sous une forme pyramidale, le secteur a représenté près de 30 % de l’économie nationale en 1989 (FDSC, 2011).

La chute du communisme a modifié le cours de l’histoire des sociétés coopératives. La restitution du patrimoine aux anciens propriétaires a posé le problème des droits exercés sur les bâtiments et les terres et donc la capacité des sociétés issues de ces anciennes coopératives à faire perdurer leur activité. Ces établissements souffrent également de la concurrence des nouvelles structures privées apparues depuis 1990 et doivent gérer avec de plus en plus de difficultés les divisions internes entre leurs membres (conservateurs, rénovateurs, etc.). Enfin, ainsi que nous avons pu l’évoquer préalablement, la perception publique et politique de ce secteur reste très négative.

Faire modèle pour un autre développement territorial et humain ?

Si l’economia socială a été appréhendée à partir des travaux de la Johns Hopkins University au milieu des année 90, des travaux conduits en sociologie ont aussi très tôt investi le terrain des initiatives sociales et solidaires à partir d’une approche sectorielle de l’aide sociale en faveur des groupes sociaux les plus vulnérables. Nous relevons ainsi l’analyse conduite par Vlăsceanu (1996) dans le but de signaler le potentiel d’expansion de l’ES.

Les différentes publications portant sur l’émergence et la consolidation de l’economia socială semblent avoir oublié la dimension « locale » des territoires de l’économie sociale roumaine. Il faut en effet attendre 2010 et la publication d’un ouvrage (une référence en Roumanie) de vulgarisation (Cace, 2010) pour que soit appréhendé le secteur de l’ES roumaine de manière plus globale, à la fois par des descriptions statistiques de ce secteur, par une analyse des groupes vulnérables, mais aussi par une approche « du régional vers le local », à travers l’exemple de deux régions du sud du pays.

Dans ce contexte, et comme il est encore difficile de disposer d’un panorama complet d’une économie sociale « à la roumaine », il nous semble pertinent de descendre à l’échelle locale pour repérer les organisations d’économie sociale et essayer d’en spécifier les apports et les impacts sur le développement local. Cette approche ne peut toutefois pas être développée à ce jour, en raison des doutes persistant sur la définition du périmètre de l’ES qui conduisent à amoindrir la fiabilité des données statistiques. Une géographie (au sens analytique et non pas descriptif) de l’économie sociale roumaine reste à produire, tout comme il demeure nécessaire de comprendre les mécanismes d’acception ou de rejet à l’oeuvre au sujet de l’ES.

L’ES vue par ses acteurs

Nous avons conduit une cinquantaine d’entretiens en 2012 et 2013 dans l’ouest du pays. Les acteurs des organisations d’économie sociale rencontrés pointent le fait que cette émergence est toujours contrainte par le poids des représentations négatives à son sujet et par le manque d’expérience de la société civile, rejoignant en cela les constats posés par Pirotte et Heemeryck.

L’influence européenne

L’influence européenne, parfois qualifiée d’effet de mode, semble être le moteur de la consolidation juridique (législative) du secteur. Ainsi, pour des responsables d’ONG, celui-ci apparaît « solide et bien développé », mais « probablement grâce aux fonds européens qui soutiennent ces pratiques ». Une ouverture et une prise de conscience dans la population sont sensibles, mais si le secteur « suscite l’enthousiasme », il souffre d’« un manque de pratiques et de moyens financiers » pour mettre en oeuvre les projets [9]. L’économie sociale ? « Elle existe, elle bouge […]. Peut-être n’est-elle pas reconnue dans le discours public, mais elle est vivante, elle a un impact dans la communauté locale, dans la vie sociale. Je vois les résultats de mon travail [10]» .

Le poids du passé communiste

Malgré ces signes positifs, les quarante années de communisme pèsent sur la Roumanie et peuvent être considérées comme l’origine de phénomènes de blocage, voire de rejet, vis-à-vis de l’économie sociale. Le manque d’expérience ou de « courage » est pointé par certains de nos interlocuteurs. En filigrane, le poids des représentations se fait de nouveau ressentir : « Aujourd’hui, comme au temps du communisme, […] personne n’est responsable pour rien », explique un représentant d’une association de Timisoara ; « Notre groupe cible appartient à une génération éduquée à recevoir et à ne pas déroger du couloir qui lui a été assigné », développe cet autre représentant d’une Carp de la ville.

Dans la sphère publique, le discours est diamétralement opposé. Le secteur est en effet vu par certains représentants comme une activité de façade, peu professionnalisée, donc peu sérieuse : « Ces ONG existent d’une manière superficielle, […] rien de concret et de consistant [11]» ; « Le bénévolat [existe seulement] quand les TV et les journaux viennent faire des photos[12] ».

Le secteur de l’economia socială en Roumanie ne bénéficie pas encore d’un statut homogène (cadre législatif unitaire, chambres consulaires). On le voit au travers de ces extraits d’entretiens : il ne suscite pas non plus les mêmes attentes, voire conduit à des analyses opposées chez les acteurs du développement socioéconomique roumain.

Conclusion : un secteur à consolider dans un contexte économique moribond

Le remodelage qu’a connu le pays est essentiel pour comprendre les craintes et les attentes fortes autour de l’économie sociale. Ce contexte interroge les outils à disposition de l’Etat pour faire face non pas à la crise, mais bien aux différentes crises qui l’affectent lui et sa population. L’economia socială saurait-elle relever ce défi de la solidarité et de l’efficacité économique ?

La Roumanie n’est pas parvenue à résorber ses difficultés structurelles durant les vingt-cinq années de transitions politique, économique et sociale de sa sortie du communisme. Comme de nombreux autres Etats centre-européens, elle doit aujourd’hui faire face aux problématiques conjoncturelles de la crise économique et financière, cela au détriment des populations et des territoires les plus fragiles : un tassement significatif des investissements directs étrangers (7,15 milliards d’euros en 2007, 1,6 milliard en 2012) et une dette publique atteignant un nouveau record historique (12,6 % du PIB en 2007, 38,6 % en 2013) [13].

Il est attendu que la (potentielle) future loi d’économie sociale, actuellement en débat, résorbe bon nombre des difficultés à agir en faveur du développement local des ONG (associations et fondations) et des coopératives. Ce projet de loi met clairement l’accent sur les groupes vulnérables et sur l’insertion sociale. Les acteurs au sein des OES pointent cependant le manque de structures territoriales (agences ou chambres régionales) et surtout le peu d’apport pratique aux OES, qui fonctionnent déjà toutes sur des lois spécifiques. Enfin, le projet ne prévoit pas de soutien financier dédié [14].

Ainsi, il se pose un double questionnement déterminant le futur de l’economia socială. A travers la reconnaissance des entreprises sociales comme PME (si leurs chiffres d’affaires et leur poids salarial sont conformes au statut de PME en Roumanie), ces structures seraient-elles éligibles aux programmes d’aide destinés aux PME ? Et quels seraient les mécanismes de dialogue entre autorités publiques (locales, centrales) et secteur de l’ES ou, formulé autrement, quelle serait la représentativité et quels seraient les potentiels de structuration pour le secteur une fois la loi votée, à l’instar de l’actuel ministère délégué ou des chambres régionales en France ?