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En mettant en question les contrats aidés, le gouvernement français a suscité un large mouvement de contestation au sein de l’ESS. En même temps, la nomination de Christophe Itier a été saluée à juste titre, même si un haut-commissariat n’est pas un ministère délégué ni un secrétariat d’Etat. Ces deux évènements invitent à s’interroger sur la grande ligne politique du gouvernement français en matière d’ESS. La mise en cause des contrats aidés et la personnalité du nouveau haut-commissaire – fondateur de SOWO (Social Work), ancien directeur général de l’association La Sauvegarde du Nord et président du Mouves – invitent à penser qu’une conception entrepreneuriale et commerciale de l’ESS sera promue.

Une étude de l’Observatoire national de l’ESS dresse l’état des lieux des « sociétés commerciales de l’ESS » reconnues par la loi ESS de 2014, c’est-à-dire des sociétés qui sont sous statut « classique » : non associatif, non coopératif, non mutualiste. Cette étude nous apprend que les motivations invoquées par les dirigeants des sociétés commerciales de l’ESS pour le choix de ce statut traduisent leur souhait d’être perçus comme des entrepreneurs performants [sic], de se démarquer des acteurs « traditionnels » de l’ESS. A la fois dans et à côté de l’ESS. Le terme de « sociétés commerciales » est cependant inapproprié, puisque les sociétés coopératives – Scop, Coopératives agricoles, bancaires, artisanales, de consommateurs, etc. – sont également des sociétés commerciales. De même, les nombreuses associations répondant à la règle des 4 P (produit, public, prix, publicité) et qui, en conséquence, paient les impôts commerciaux sont considérées par le fisc comme des sociétés commerciales. A la jonction de celles-ci et de ces sociétés commerciales classiques, le Mouves, petite association très active d’environ 200 membres, réunit, elle, non des sociétés commerciales, ni des coopératives ou des associations, mais des personnes physiques qui sont des entrepreneurs sociaux, dont le montant de la cotisation dépend d’ailleurs du chiffre d’affaires de leur entreprise et est payée par celle-ci. Le Mouves se situe au croisement des sociétés commerciales classiques et de l’ESS au sens où ses membres peuvent être indifféremment dirigeants de sociétés classiques, de coopératives ou d’associations. Le Mouves ambitionne de servir l’intérêt général et de transformer l’économie, projet d’ESS s’il en est. Que l’entrepreneuriat social soit une « force de transformation de l’économie », comme le disent Amandine Barthélémy et Romain Slitine (site du Labo de l’ESS), n’est pas douteux. De quelle transformation et de quelle économie parle-t-on ?

Excédent de gestion ou profit ?

Le débat entre ESS et entrepreneuriat social se pose d’emblée à travers les mots employés : social business, dynamisme entrepreneurial, profit, lucrativité encadrée, social impact bonds, diversification des financements, performance, concurrence, mais aussi finalité sociale, gouvernance participative, innovation sociale, intérêt général, sont des mots-clefs de l’entrepreneuriat social, désormais souvent utilisés également par l’ESS. Ce vocabulaire de référence, dont certains des termes sont relayés par les écoles de commerce, témoigne de l’attention que porte l’entrepreneuriat social à l’efficacité économique, sans craindre d’adopter des pratiques gestionnaires et organisationnelles identiques à celles des sociétés de capitaux. Les pratiques entrepreneuriales sont ici considérées comme des techniques neutres : ce qui différencierait une entreprise d’une autre serait, non que l’une fasse du profit et l’autre un excédent de gestion, mais la destination de leur profit. Ce ne serait pas qu’elles se fondent l’une sur un fonctionnement démocratique et l’autre sur une organisation hiérarchique mais qu’elles produisent un résultat positif. Ce ne serait pas qu’elles placent au centre du débat interne, l’une le service aux bénéficiaires, l’autre la recherche de financements, mais qu’elles fassent ou non évoluer leurs services en fonction du marché.

Un ancrage démocratique

Ces termes peuvent cependant sans difficultés être conjugués avec d’autres : association, coopérative, mutuelle, assemblée générale, fonctionnement démocratique, excédent de gestion, réserves impartageables et inaliénables, double qualité, intercoopération – termes qui sont revendiqués par l’ESS mais délaissés par l’entrepreneuriat social. Cet abandon n’est pas présenté comme un choix politique. Il est affirmé comme résultant du réalisme et du pragmatisme de l’entrepreneur : l’économie a ses lois, la gestion ses techniques, et elles ne supportent pas les innovations susceptibles de nuire à la performance gestionnaire de court terme. Ce qu’hier Claude Vienney ou Jacques Moreau désignaient comme un processus de banalisation, ce que Bernard Enjolras, reprenant les travaux de Powell et Di Maggio, analysait comme des isomophismes, avec ses formes normatives, mimétiques et coercitives, ne seraient que pragmatisme et réalisme. Cependant, les techniques ne sont jamais neutres. Il serait par trop naïf de distinguer, particulièrement en ESS, la fin des moyens et de penser que le résultat est identique entre une start up qui vise un résultat économique à court terme, et une association ou une coopérative qui s’inscrit dans le développement durable. Si les termes de l’ESS existent, c’est bien parce qu’ils recouvrent des pratiques originales. Quand des personnes regroupées animent et gèrent une entreprise, les questions de propriété collective, d’usage, de production, de stratégie, de commercialisation, de gouvernance, de pouvoir, de hiérarchie, de communication, de pérennité, d’animation, de leadership, de formation et de transmission, se posent différemment.

En quelque sorte, alors que l’ESS historique assimile peu ou prou l’entrepreneuriat social, celui-ci n'intègre pas l’enjeu démocratique des entreprises de l’ESS. Ce choix fonde un accord de principe avec les grandes sociétés de capitaux : une fois la régulation par la démocratie écartée, le marché reprend ses droits. De même que l’entrepreneur social use des techniques de gestion de l’entreprise classique, il élargit le marché de l’économie classique en l’étendant aux questions sociales et environnementales. L’entrepreneuriat social s’appuie sur les techniques gestionnaires de l’entreprise classique et ambitionne d’humaniser l’économie capitaliste alors que l’ESS produit un modèle d’entreprise et un développement économique et social différents.

Comme le conclut Pascal Glémain dans l’article publié ci-après, « pour autant, si cette dernière [Maria Nowack] en appelle à un capitalisme à visage humain dont le Mouvement des entrepreneurs sociaux est l’un des défendeurs, l’ESS et le convivialisme en appellent à un autre modèle […] Convivialisme et ESS réinterrogent ensemble le rapport au temps, à l’espace, aux organisations et à la société ; rapport que le système capitaliste a perverti dans une course effrénée au court-termisme, à l’a-territorial et à la négation de la société ».

Cette proposition résume assez bien le fil qui relie les contributions de ce numéro.

Roger Daviau et Michel Luleck présentent « La société anonyme à participation ouvrière (Sapo) : entre centenaire et nouvel horizon », un statut quelque peu oublié, en particulier par la loi de 2014, mais qui possède un potentiel réel que les auteurs explicitent à travers deux exemples désormais reconnus. Dans son article « Structures coopératives et valorisation économique de la biodiversité : cas de la filière d’huile d’argan au Maroc », Adil Roumane montre l’efficacité du modèle coopératif pour fonder un développement économique et social à partir de la transformation d’une économie traditionnelle. Les coopératives répondent aux problèmes soulevés par l’accès au marché international, les relations à la coutume, l’organisation du travail, la définition de normes, etc.

José Martin Bageneta brosse un panorama du coopérativisme agricole argentin, du xixe siècle aux défis contemporains et souligne « un principe élémentaire et néanmoins important est que les coopératives perdent leur entité lorsqu’elles dissocient leurs intérêts de ceux de leurs sociétaires. Au cours des dernières décennies, une des préoccupations des organisations coopératives argentines a été d’éviter les effets de la perte de sociétariat, à savoir l’hypothèque de leur capital et même, dans de nombreux cas, leur propre disparition ». Sous le titre provocateur « Les chauffeurs Uber, canuts du xxie siècle ? » Claire Bonici en appelle au développement d’un nouveau mutualisme suite à l’essor des plateformes numériques et à l’atomisation de la relation de travail… en s’appuyant sur l’analyse du travail des canuts lyonnais. Enfin, Thimothée Duverger rappelle la source autogestionnaire de l’innovation sociale, en particulier en montrant combien celle-ci est indissociable de l’ESS, et relie les deux formes de la démocratie, économique et politique.

Convivialisme avec Illitch, sociétés à participation ouvrière en France, biodiversité au Maroc, sociétariat en Argentine, mutualisme face à Uber, autogestion… Décidément, l’économie sociale et solidaire ouvre bien des horizons… sans oublier celui de la performance entrepreneuriale.