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Cet article questionne un présupposé commun selon lequel le rapport des coopératives au territoire est différent de celui des sociétés de capitaux [1]. Nous observons et analysons le fait coopératif dans une perspective territoriale avec l’objectif de dégager une définition théorique de ce rapport et d’esquisser une typologie de liens particuliers entre les coopératives et leurs territoires.

Au cours des dernières décennies, la décentralisation et l’accroissement des compétences des collectivités locales ont rapproché le pouvoir politique des territoires. Cette tendance tranche avec la mondialisation de l’économie, et particulièrement sa dérégulation, qui conduit à considérer le territoire en premier lieu comme un ensemble de ressources exploitables ou comme un marché. L’éloignement des centres de décisions des entreprises par rapport aux territoires où se situent leurs établissements témoigne de cette évolution. Ces deux mouvements contradictoires, des sphères politique et économique, induisent une tension croissante aux niveaux des dynamiques des territoires, des emplois, de la consommation et des conditions d’accès aux services publics. Dans ce contexte, la question de l’ancrage territorial des coopératives est centrale et mérite d’être approfondie, sans l’admettre comme « allant de soi ».

Un tour d’horizon de la littérature suggère la fertilité du croisement entre approches territoriales et coopératives, ces dernières étant bien armées pour valider des démarches fondées sur la confiance ou la proximité (Parodi, 2005). Dans cet article, nous engageons une réflexion complémentaire consistant à analyser comment les coopératives, en créant des liens sociaux, participent à des projets politiques de développement local, comment les principes coopératifs sont théoriquement source de conceptions territoriales autres que marchandes et comment le fait coopératif peut être véritablement à la fois une émanation et un facteur structurant du territoire.

Coopératives et territoires, des relations à interroger

Des interactions multiples, parfois problématiques

Il n’est guère de présentations de coopératives qui n’affirment pas que celles-ci sont fondamentalement l’expression des territoires, même lorsqu’elles n’émanent pas d’une stricte logique endogène. C’est ce dont témoignent, par exemple, les monographies publiées dans le cadre de la collection « Pratiques utopiques » aux éditions Repas, particulièrement celles qui concernent Ardelaine (Barras, 2014), Le Viel Audon (Barras, 2008) et Ambiance Bois (Lulek, 2003). A Mondragón, écrit Jacques Prades, la coopérative participe à la transformation du territoire, défini comme un « imaginaire qui se construit » (Prades, 2005). Ce lien positif est également mis en avant par René Mauget, qui montre qu’en dépit de leur internationalisation les coopératives agricoles et agroalimentaires continuent de jouer un rôle à la fois original et essentiel en faveur du maintien d’activités sur les territoires (Mauget, 2008).

Serge Koulytchizky (2006) a quant à lui souligné l’émergence des initiatives locales d’intérêt général dans le cadre de la continuité qui existe entre l’association coopérative et la gouvernance des pays. De même, des formes d’intercoopération se dessinent à travers l’implication des coopératives agricoles, et plus particulièrement des coopératives d’utilisation de matériel agricole (Cuma), dans les sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic), dans les modes d’échanges originaux entre producteurs et consommateurs et dans les filières courtes (Thomas, 2008). Confirmant cette hypothèse de travail, Amélie Artis, Danièle Demoustier et Emmanuel Puissant (2009) affirment, à partir de l’analyse de six territoires, que la clef principale de la compréhension de l’impact de l’économie sociale réside dans l’importance de l’activité intersectorielle, en cohérence avec la démarche transversale du développement local. Ces travaux semblent confirmer l’idée d’une « méso-république intercoopérative » (Draperi, 2012). Les innovations se déploieraient dans un cadre plus étendu que la micro-république (qu’ambitionnaient d’être les coopératives de travailleurs), mais moins étendu que la république coopérative gidienne (des coopératives de consommateurs ; Gide, 2001), et s’appuieraient sur une attention simultanée aux producteurs et aux consommateurs – que traduit l’intercoopération – au sein des territoires.

Que se passe-t-il cependant quand, généralement pour faire face à la concurrence, les coopératives adoptent des stratégies hybridant les modèles et les principes coopératifs et capitalistes ? A la fin du xxe siècle, plusieurs auteurs ont souligné, surtout à propos des coopératives bancaires et agricoles, l’apparition d’un phénomène de banalisation (Moreau, 1994), d’isomorphisme (Enjolras, 2005), voire de mutation (Vienney, 1994). Comment ces évolutions impactent-elles le rapport au territoire ?

Dans les coopératives agricoles, certains principes fondateurs, comme ceux de l’exclusivisme ou de l’a-capitalisme, sont moins respectés, voire plus du tout (Koulytchisky, Mauget, 2003). Dans les coopératives hybrides, des antagonismes peuvent se manifester au détriment des sociétaires (Ory, Gurtner, Jaeger, 2006) et mettre en péril la cohésion de la structure. Les politiques commerciales européennes et mondiales poussent à la concentration et à l’internationalisation des coopératives (Filippi, Frey, Mauget, 2008), qui vont jusqu’à adopter des solutions propres aux sociétés de capitaux comme la franchise (Bobot, 2007).

Les réseaux coopératifs bancaires français ont eux aussi connu, depuis les années 90, de profondes mutations du même type. Les banques coopératives se sont transformées en groupes tournés vers la banque universelle, mais fréquemment hybrides, ce qui peut poser problème. Notamment, l’un des enjeux est de garder la capacité de répondre à des besoins non satisfaits par le marché en privilégiant l’utilité du service sur la rentabilité (Richez-Battesti, Gianfaldoni, Gloukoviezoff, Alcaras, 2006).

Dès que la taille de la coopérative s’accroît, la question centrale est celle de la place du sociétaire, du poids du projet politique (du territoire) par rapport à l’impératif de rentabilité économique. Ainsi, retraçant l’itinéraire remarquable du Crédit mutuel Anjou, Dominique Nouvel conclut sur l’importance de la « gestion du sociétariat », gestion qui associe une dimension économique (qui fait du sociétaire un client des services bancaires) et une dimension politique (qui fait du sociétaire un militant de causes sociales ; Nouvel, 2008), même si Gilles Caire nous rappelle la difficulté à maintenir la vitalité démocratique dans les grandes organisations de crédit (Caire, 2010).

L’isomorphisme par le marché est susceptible de toucher également les coopératives de commerçants. Dans une étude sur la coopérative Leclerc, Marie-Laure Baron se demande comment une coopérative autocentrée peut maintenir sa taille et sa compétitivité sur le marché. Or, la triple qualité de l’adhérent, apporteur de capital, utilisateur des services et décideur (obligation de consacrer un « tiers-temps » à la gestion de la coopérative), facilite la conjonction des intérêts (Baron, 2005) et limite les coûts d’agence, comme nous le verrons plus loin.

Ce bref survol invite à considérer que les coopératives évoluent en rapport avec la contrainte de compétitivité, mais qu’elles ne se transforment pas nécessairement de façon identique aux sociétés de capitaux. Sont-elles capables d’aller jusqu’à susciter d’autres formes de régulation qui impactent le territoire ? C’est ce que suggère Daniel Côté : « Alors qu’historiquement les coopératives étaient perçues comme une solution aux échecs de marché […], il importe maintenant de regarder le mode d’organisation coopératif d’un point de vue proactif, c’est-à-dire de répondre à la question suivante : quels sont les avantages propres à la nature et à la structure de ce mode d’organisation en contexte concurrentiel ? » (Côté, 2007).

Méthodologie pour aller de la coopérative au territoire

Pour étudier l’ancrage territorial des coopératives, deux approches peuvent être suivies. Considérant que l’activité du groupement de personnes qu’est la coopérative vise à répondre aux besoins de ses membres, on peut partir du territoire comme variable déterminante et se pencher sur la coopérative comme variable déterminée. Cette problématique mériterait d’être approfondie, notamment sur la question des besoins, et nous tenterons en fin d’article d’ouvrir sur elle en esquissant une typologie de « territoires coopératifs ». L’autre approche est celle qui considère la coopérative comme variable déterminante et le territoire comme variable déterminée. C’est celle que nous avons privilégiée. Partant des personnes, quatre types de liens sociaux peuvent être pris en compte : ceux avec les amis, ceux avec la famille, ceux concernant le travail et ceux qui représentent le territoire auquel on se rattache, appelés par Paugam les liens de citoyenneté. L’importance de l’impact des liens sociaux du travail sur les autres a été démontrée (Paugam, 2005). Présentement, l’accent est mis sur les liens de travail en coopérative et ceux de citoyenneté. Les hypothèses testées concernent toutes les relations entre les personnes, les coopératives et le territoire. On cherche précisément à comprendre comment les coopératives créent et renforcent les liens sociaux au sein des territoires. On observe ainsi la façon dont les règles coopératives ont un impact sur les liens de citoyenneté (ce qui correspond au septième principe de l’Alliance coopérative internationale, ACI) et comment elles participent au développement des territoires. L’hypothèse centrale soutenue ici est donc la suivante : les coopératives participent au développement des territoires à partir du développement des personnes, quel que soit le statut de celles-ci. Nous nous attachons à nous appuyer sur les trois types de coopératives, d’usagers, de salariés et d’entrepreneurs.

Partant des groupements de personnes ayant créé des entreprises, faisant des choix et agissant sur leur environnement, on se demande si des conceptions des territoires autres que marchandes apparaissent. Une cohésion sociale forte serait un atout pour le développement des territoires (Angeon, Callois, 2006) : les valeurs, les règles et les principes coopératifs sont-ils une source de création et d’intensification de la cohésion ? Peut-on étayer l’idée qu’il existe bien des modes d’organisation économique ancrés dans les territoires (Gumuchian, Pecqueur, 2007) qui peuvent aller jusqu’à générer et structurer ceux-ci ?

Cet article est rédigé à partir d’une étude commandée par CoopFR. Les auteurs ont réalisé les enquêtes de terrain entre l’automne 2013 et le printemps 2014. L’étude a été présentée le 26 juin 2014 à l’assemblée générale de CoopFR. Une cinquantaine d’entretiens semi-directifs de deux à trois heures ont été menés auprès de dirigeants (présidents, directeurs, responsables fédératifs) de coopérative de toute taille et de différents secteurs d’activité, dans dix régions (Nord-Pas-de-Calais, Basse-Normandie, Ile-de-France, Alsace, Champagne, Centre, Rhône-Alpes, Aquitaine, Paca, Languedoc-Roussillon). Les entretiens, exploratoires, invitaient à échanger autour des trois termes : innovation, coopérative, territoire. Les informations collectées ont été exploitées selon la méthode illustrative consistant à faire émerger des cas emblématiques, qui ne sont donc pas représentatifs d’une situation générale, mais expriment des tendances et possèdent une forte qualité heuristique.

Le développement des personnes, clé du développement du territoire

Du lien coopératif au développement territorial

Le « bien faire collectivement », source de liens

La qualité d’un produit provient en premier lieu de la qualité du travail (Dion, 1959). Symbole de l’ancrage territorial, la participation coopérative est également la résultante d’un investissement dans le travail qui se traduit dans une meilleure valorisation du territoire et de soi-même : « Avant, pour l’adhérent, la coopérative était associée exclusivement au président, parfois à quelques administrateurs. Aujourd’hui, c’est toute une équipe de professionnels et de commissions spécialisées auxquelles beaucoup, administrateurs ou simples coopérateurs, participent. L’ancrage territorial est plus fort qu’il y a une vingtaine d’années. Bien sûr, la réglementation nous y pousse, mais le mouvement engagé par les coopératives va bien au-delà de la simple réglementation avec l’adoption d’Agriconfiance proposée par Coop de France. Surtout, la coopérative a su initier un lien réciproque : il y a un double flux d’informations. Le viticulteur informe la coopérative de ses pratiques et la coopérative fournit un cahier des charges » (D. Saintout, directeur de la fédération régionale des coopératives vinicoles d’Aquitaine).

Ainsi, à la cave coopérative de Sauveterre-de-Guyenne, « un quart des adhérents ont une responsabilité à la cave et un tiers des adhérents de la cave coopérative ont des responsabilités extérieures, aux conseils municipaux ou dans des associations » (C. Wlostowicer, présidente de la Cave de Sauveterre).

Quand la coopérative s’attache à revaloriser les atouts du territoire, la participation et la vie démocratique sont plus fortes. Et inversement, lorsque la vie coopérative est plus intense, la coopérative valorise mieux les atouts du territoire. Il y a une continuité entre le territoire et la coopérative qui passe par la participation des coopérateurs.

Former à la coopération

En formant leurs adhérents aux pratiques démocratiques, les coopératives interrogent et impactent le civisme des personnes. Pour faire face au risque de banalisation, les grandes coopératives ont les moyens de mettre en place des dispositifs conséquents. « Quand on est embauché chez Acome, on peut suivre de manière volontaire une formation d’associé qui dure deux jours avec quelqu’un d’extérieur à l’entreprise intervenant pour expliquer ce qu’est une Scop, comment ça marche, les valeurs… Il y a aussi des salariés d’Acome qui interviennent dans cette formation. Ensuite, sur une période de six mois à un an, la personne va avoir un tuteur qui va la rencontrer régulièrement pour partager et travailler sur les valeurs et les règles de fonctionnement d’Acome. On a créé un jeu de cartes qui sert de support à ces rencontres. Au bout de dix-huit mois, il y a un entretien avec l’un des responsables du conseil d’administration pour voir si la personne est bien intégrée dans la démarche. A ce moment-là, la personne est proposée au vote de l’ensemble des salariés à l’assemblée générale. Généralement, il y a 99 % des voix pour. Je n’ai jamais vu une personne être refusée. Si ça ne va pas, les gens partent bien avant » (X. Servajan, Acome).

Autre pratique remarquable à Coop Atlantique, une coopérative de consommateurs de 4 000 salariés dont le siège est à Saintes et dont l’activité s’étend entre la Loire et la Garonne : « Avec C. Argueyrolles, notre secrétaire, qui est par ailleurs au Conseil économique, social et environnemental (Cese) national au titre de la Fédération nationale des coopératives de consommateurs (FNCC), nous avons monté Culture coop, une formation coopérative interne. Elle est originale au sens où nous n’avons pas fait appel à des formateurs externes. On a lancé un appel en interne pour demander qui serait d’accord pour se former à la formation coopérative. Nous avons reçu les candidats, puis formé quatre-vingts formateurs internes volontaires, de toute origine professionnelle et statutaire ; et ils ont dupliqué la formation auprès de 3 600 salariés. Culture coop permet à chacun d’être porteur de la parole coopérative » (S. Salles, Coop Atlantique).

Le rapport à l’emploi s’en trouve changé. Il ne s’agit plus d’un emploi à proprement parler, mais de la participation à un travail collectif. Chacun prend conscience de son appartenance coopérative et territoriale : il travaille à Coop Atlantique et il habite et vit près d’un magasin dont la réussite conditionne son emploi. Son identité de travailleur se noue avec son identité d’usager et intègre le statut de coopérateur. Il devient proprement coopérateur au moment où il établit le lien entre son entreprise et le territoire dans lequel il vit.

Quand la coopérative remplace la puissance publique  territoriale : l’action sur le foncier

L’acquisition du foncier face à l’extension urbaine et pour favoriser l’installation des jeunes

Il est fréquent que les coopératives interviennent au niveau du foncier au bénéfice à la fois de leurs membres et de la collectivité publique. En 1990, la cave coopérative de Bléré (Indre-et-Loire) a créé une filiale foncière, SIF, « afin de pérenniser le vignoble de la vallée du Cher par l’action de restructuration du vignoble, d’achat, de revente et de plantation » (G. Bas, cave coopérative de Bléré).

« A travers la SIF, la cave de Bléré réalise une mission menée ailleurs, dans la majorité des cas, par une société d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer) : elle organise les achats, les ventes et la politique de plantation du vignoble. Cette mission lui permet de structurer le vignoble et d’en contrôler, autant que possible, la production, en améliorant la qualité. […] La coopérative a acquis des terres qu’elle soustrait à l’urbanisation de Bléré, qui se trouve en zone périurbaine de Tours. Elle les rétrocède selon les besoins à ses membres, mais elle ne trouve pas toujours de repreneurs, ce qui l’a amené à devenir société d’exploitation. Propriétaire de 30 hectares, le groupe les exploite en direct, auxquels s’ajoutent 70 hectares loués à d’anciens vignerons. […] Agissant dans une commune dont l’état d’esprit est urbain, la coopérative de Bléré devient emblématique du territoire, rattachant la population à une histoire vinicole qui a près de deux mille ans » (G. Bas, cave coopérative de Bléré).

La situation est comparable à la cave coopérative de Montlouis : « Nous sommes proches de Tours. Il y a un risque pour les terres agricoles. Il y a des exploitations fragiles, d’autres dont le chef arrive à l’âge de la retraite et nous craignons aussi pour l’obtention des droits de plantation, car il reste 300 hectares de réserves non plantés. Depuis trois ans, on perçoit que l’on va au-devant de difficultés nouvelles, en raison des départs à la retraite non remplacés et de la limitation des droits de plantation. D’où l’idée de faire, comme à Bléré, une société foncière. Nous l’avons créée il y a un an. Elle est détenue à 100 % par la coopérative. Nous n’envisageons pas de devenir société d’exploitation comme à Bléré, mais d’acheter et de rétrocéder les terres, en jouant le rôle de la Safer en quelque sorte » (G. Vinet, cave de Montlouis).

L’acquisition du foncier pour relancer l’économie rurale

Dans un tout autre contexte puisqu’elle se situe loin de toute ville, la cave coopérative d’Irouléguy (Pays basque nord, Pyrénées-Atlantiques) a fait de même en 2002. En 2007, la coopérative de Saint-Emilion (Gironde) crée également une société civile d’exploitation agricole (SCEA) détenue à 100 % par la coopérative, afin de faciliter l’installation des jeunes. Cette SCEA exploite actuellement 32 hectares. A Luc-en-Diois (Drôme), la coopérative a créé une société coopérative agricole d’exploitations en commun (Scaec) pour gérer et exploiter les vignes.

Les objectifs communs sont de protéger le foncier agricole, de favoriser l’installation des jeunes, de faciliter le travail viticole et d’encourager l’entraide. L’attention à la jeunesse témoigne de l’inscription non seulement dans le territoire, mais aussi dans la durée.

Permettant aux jeunes d’accéder au vignoble, la filiale foncière constitue en effet un tremplin pour l’installation. A Irouléguy, dans le Pays basque, plusieurs vignerons indépendants sont passés par la coopérative pour démarrer et se sont ensuite installés. C’est en élargissant l’offre de production en dehors d’elle que la coopérative a pu jouer un rôle majeur dans la constitution de l’appellation d’origine contrôlée (X. Pierre, cave d’Irouléguy).

Tout en poursuivant le projet de ses membres, la coopérative sert simultanément son territoire et se porte garante de l’expression d’un rapport à la nature localisé (Leclerc, 2014). Cette coïncidence provient de ce qu’elle se considère non comme sa propre fin, mais comme un moyen du développement local.

Les liens sociaux pour subordonner la logique marchande aux logiques coopératives et territoriales

Les coopératives étant des entreprises commerciales, elles raisonnent en termes de compétitivité et sont parfois confrontées à des situations susceptibles de mettre en cause leur ancrage territorial. Les évolutions qui peuvent être observées en leur sein sont la baisse de la participation des membres et l’adoption croissante de la part des membres d’une attitude de consommateurs dans leurs relations à la coopérative, l’augmentation des tensions entre les activités commerciales et celles qui se rapportent à la mission de la coopérative (Spear, 2011). Ces tendances peuvent être considérées soit comme une fatalité – on reconnaît alors le processus d’isomorphisme –, soit comme un domaine d’innovations que l’on rattache au fondement historique des coopératives, qui est de se regrouper pour « acheter mieux », « produire mieux » et « vendre mieux » (Le Corroller, 2014). On fait l’hypothèse que les coopératives peuvent développer des stratégies de compétitivité qui leur permettent de se mettre au service de leurs territoires et de réussir l’économique par le social. Les coopératives seraient ainsi susceptibles de subordonner leurs logiques de marchandises aux enjeux de coopération et de territoire.

Considérer les principes, les valeurs et les règles coopératifs du point de vue des coûts de transaction permet d’interroger la manière dont les relations marchandes impliquant les grandes coopératives peuvent être particulières, ainsi que l’incidence que cela peut avoir sur la concurrence entre les territoires. Adopter le point de vue des coûts d’agence est pertinent pour montrer que l’esprit coopératif peut fédérer les acteurs des territoires et produire des gains améliorant la compétitivité. Dans les deux cas, la coopération suppose des interactions spécifiques dans le territoire, celui-ci étant considéré comme un milieu social dans lequel l’entreprise s’intègre.

Diminuer les coûts de transaction pour réduire la concurrence entre les territoires

Les coûts de transaction sont implicitement liés à un achat sur un marché. Ils correspondent aux coûts supplémentaires, en plus du prix d’achat, nécessaires pour effectuer une transaction. Ils peuvent être aussi bien monétaires que prendre la forme d’inconvénients divers. Les problèmes d’asymétrie d’information, et plus globalement d’incertitude, donnent tous lieu à une augmentation des coûts de transaction. Une telle approche permet d’envisager, dans les entreprises, d’autres liens que des relations d’échange au sens strictement économique du terme et est utile à l’analyse des entreprises de l’économie sociale et donc des coopératives. Luc Bonet (2010) va même jusqu’à mettre en exergue les points de cohérence entre la pensée de Coase et celle de Proudhon.

Les entreprises en général peuvent réaliser des économies de coûts de transaction grâce à l’intégration verticale ou horizontale qui permet de réduire les problèmes d’incertitude et d’information quant aux approvisionnements et aux débouchés. Cette réduction des coûts de transaction s’accompagne d’un accroissement de la taille des entreprises.

Les grandes coopératives vont généralement plus loin, du fait que la démarche est de se regrouper pour acheter mieux et pour mieux commercialiser et vendre.

Il est en effet raisonnable d’admettre que les coûts de transaction sont moins élevés en organisant collectivement l’achat et la distribution des biens d’épicerie (une transaction) plutôt qu’en laissant chaque ménage rechercher ces mêmes biens sur le marché (plusieurs transactions). De plus, et toujours d’un point de vue strictement économique, la solution adoptée dès 1864 par 50 coopératives rochdaliennes, soit 17 545 membres, lorsqu’elles ont créé le premier magasin de gros (Co-operative Wholesale Society de Manchester ; Draperi, 2012) permet de réduire le prix d’achat des biens du fait de l’achat en gros. Aux gains de transaction s’ajoute donc un gain d’opportunité correspondant au différentiel des prix qu’auraient eu à payer les ménages en achetant eux-mêmes, individuellement, sur le marché.

De même, « Système U est une coopérative de commerçants dont l’origine remonte à la fin du xixe siècle dans l’ouest de la France. A cette époque, ce sont de petits épiciers de bourgs qui se regroupent pour acheter au meilleur prix. La volonté était de se regrouper pour être plus forts face aux grossistesdel’époque ou aux fabricants de produits alimentaires » (T. Desouches, Système U).

Les grandes coopératives ont aussi de moindres coûts de transaction à l’occasion de leurs opérations de restructuration. Lors d’une fusion de coopératives ou de l’absorption d’une coopérative par une autre, la valorisation des entreprises ne donne pas lieu à un échange monétaire et la conciliation des cultures d’entreprises est facilitée. « Un gros avantage des coopératives est que leur fusion se fait à effet cash neutre, par une fusion du patrimoine, des actifs et des passifs. Il faut juste travailler et se mettre d’accord sur un mode de gouvernance, réunir les assemblées générales. Il y a confusion des patrimoines sans nécessiter d’évaluation de la valeur de chaque entreprise. Aujourd’hui, pour acheter un industriel privé, on va être obligé de débourser plusieurs centaines de millions d’euros ; si c’est une coopérative, on va lui dire “viens te marier avec nous”. Les coopératives peuvent grossir sans endettement lié à leur croissance » (F. Chausson, Sodiaal).

Dans le même ordre d’idées, les grandes coopératives ou les unions de coopératives sont en capacité de pratiquer des péréquations allant contre la logique économique dominante, qui veut que le plus gros soit avantagé sur un marché, facteur expliquant l’essentiel de la concentration des activités en grandes entreprises.

Plus généralement, la diminution des coûts de transaction pour les coopératives résulte du fait que se regrouper permet de faire des choix qui réduisent les imperfections des marchés concurrentiels (Borzaga, Tortia, 2010), pour finalement prendre des décisions plus favorables au territoire. La compétitivité des coopératives, accrue grâce à cette baisse de coûts, favorise leur pérennité, leurs emplois et leur ancrage territorial. Le lien entreprise-territoire est dans cette optique de nature coopérative, et non plus utilitaire et concurrentielle. Cette évolution est plutôt positive, si l’on se place du point de vue des effets de la transposition de la concurrence entre les entreprises à celle entre les territoires, comme l’accroissement des inégalités allant jusqu’à la désertification des territoires les moins concurrentiels.

La contrepartie est un accroissement du dualisme entre petites et grandes coopératives, à l’image de ce qui se passe pour les coopératives agricoles, qui interroge l’identité coopérative dans sa globalité (Carrère, Joly, Rousselière, 2011). Cette évolution témoigne également de la capacité des coopératives à s’adapter à la concurrence et à maintenir des liens avec les territoires en cohérence avec leurs valeurs.

Gérer les coûts d’agence pour intégrer le territoire

Les coopératives sont aussi différentes au regard des coûts d’agence. Ceux-ci résultent du fait que les agents économiques peuvent poursuivre des objectifs divergents, même s’ils travaillent au sein d’une même structure. Les dimensions de cette question sont multiples et il convient, par exemple, de prendre en compte les coûts de surveillance supportés pour limiter les comportements opportunistes, les coûts de motivation engagés pour orienter le comportement des agents et, éventuellement, les pertes subies à la suite d’actions défavorables aux intérêts de l’entreprise.

Plus la structure est grande, plus les coûts d’agence risquent d’être élevés. Les grandes coopératives regroupant plusieurs centaines, voire milliers, d’adhérents et de salariés font face à ce problème. L’augmentation des coûts d’agence réduit la compétitivité et peut avoir des effets négatifs sur l’ancrage territorial, ne serait-ce qu’en termes d’emploi et de distribution de richesse.

Cependant, la double qualité permet de réduire les conflits d’intérêts, même si elle suppose de se réunir, de se consulter, de s’informer et de trouver des compromis, ce qui peut être complexe et couteux, notamment en temps. La mise en place des dispositifs coopératifs conjugue donc à la fois une augmentation des coûts d’agence et un processus de fédération autour d’objectifs communs décidés et travaillés lors de réunions et d’assemblées qui va dans le sens d’une diminution des mêmes coûts d’agence. L’objectif est que le second effet compense le premier.

La particularité essentielle des coopératives est ainsi de ne pas subir les coûts d’agence, mais de les gérer par le biais de plusieurs leviers, économiques, mais aussi et surtout sociaux. Gérer les coûts d’agence n’est en effet pas seulement une question d’argent, il peut s’agir de tisser et d’intensifier des liens sociaux.

Dans cette optique, les banques coopératives parviendraient à assouplir les conflits d’agence et à motiver, en particulier les managers, autrement qu’économiquement (Gianfaldoni, Richez-Battesti, 2007). En participant et en instituant des formes de gouvernance locale, les coopératives intègrent les intérêts personnels, collectifs et territoriaux. « Nos regroupements régionaux, les caisses fédérales, ne sont pas des artifices : elles sont des centres de décision, et pas seulement des centres de communication, le premier centre décisionnel étant la caisse locale. Globalement, en fonction des fédérations, le taux de décision d’octroi de crédit est entre 80 et 95 % au niveau local, pour mieux répondre aux besoins locaux » (G. Leseul, Confédération nationale du Crédit mutuel). L’organisation des systèmes électifs est le support et le vecteur d’expression des liens de citoyenneté des administrateurs élus. L’objectif des coopératives est d’impliquer et de responsabiliser les acteurs par rapport aux choix faits, ce qui a pour effet de diminuer les coûts d’agence nets.

Les systèmes d’information sont essentiels à la construction des intérêts communs, de même que les systèmes électifs et la manière dont les adhérents sont impliqués dans les affaires menées par les salariés. Tous les liens entre les adhérents, leurs représentants élus, les salariés et les équipes de direction opérationnelles sont autant de vecteurs de passage d’informations, d’expression de valeurs et de confiance dans le sens des décisions prises. « Il faut laisser le temps au temps de mûrir un projet. On peut avoir une idée géniale, mais il faut prendre le temps de convaincre, de passer par tous les rouages de consultation entre les groupes d’adhérents et le conseil d’administration. Ce qui fait que l’on a un temps de décision peut-être relativement long, mais la décision, quand elle est prise, a vraiment été jaugée sous tous les angles possibles et il y a davantage de chances qu’elle fédère » (C. Lallau, Krys group).

Au travers de leur gestion des coûts d’agence, les coopératives visent la création de communautés territoriales fondées autour d’un compromis local. Elles acquièrent un rôle politique et contribuent à construire et à institutionnaliser des réseaux en générant des innovations sociales (sur les systèmes électifs, sur les liens administrateurs-sociétaires-managers-employés) qui sont implicitement liées à une vision de territoire (Le Corroller, 2012).

Vers une typologie des ancrages territoriaux des coopératives

Coopération et méso-république des territoires

Il est intéressant de mettre en perspective le déploiement actuel des coopératives pour en comprendre les ressorts. Sous cet angle, l’étude sur laquelle s’appuie cet article conforte les conclusions de travaux antérieurs (Draperi, 2012) de mise en perspective historique des innovations coopératives contemporaines. En deux siècles d’histoire, le mouvement coopératif a connu quatre grandes phases d’effervescence créatrice. La première est celle de la micro-république des travailleurs, qui culmine en 1 848 à travers la création des associations ouvrières de production. La deuxième est celle de la macro-république des consommateurs, qui s’étend des années 1 880 aux années 70 ; une émanation des coopératives de consommateurs qui représentent l’intérêt général. La troisième utopie coopérative est celle de la république du développement coopératif, qui voit le jour au cours de la décennie 1960-1970. Les pays accédant à l’indépendance promeuvent les coopératives pour fonder un développement endogène censé leur permettre d’échapper au pouvoir des deux superpuissances.

Nous vivons aujourd’hui une quatrième effervescence coopérative, que nous avons proposé de nommer « méso-république intercoopérative ». L’expression est sans doute un peu lourde, mais elle est précise : « méso », parce qu’elle n’est ni à l’échelle de l’entreprise, ni à l’échelle du monde, ni à celle des états, mais à l’échelle médiane des territoires, et plus précisément des « milieux » (A. Berque, 2000) ; « république », parce qu’à l’instar des précédentes utopies, elle représente une autre façon de concevoir le développement des territoires ancrée dans la démocratie ; « intercoopérative », enfin, parce qu’à la différence des précédentes effervescences, elle s’appuie simultanément sur les pouvoirs des producteurs et des consommateurs, ce dont témoignent, d’une part, les organisations des Scic, des Amap, des CAE et des coopératives intégrales et, d’autre part, le développement du commerce équitable, des circuits courts, des achats de proximité, etc.

Ces associations et ces coopérations et échanges entre producteurs et consommateurs fondent l’ancrage territorial, dans la mesure où ils induisent la prise en compte des populations en tant à la fois que travailleurs et qu’habitants, c’est-à-dire en tant qu’usagers. Cependant, les territoires sont différents les uns des autres et colorent la façon dont les coopératives s’y inscrivent.

Vers une typologie des cultures coopératives

En participant à la conciliation entre les solidarités et la concurrence, en tenant compte de différentes échelles de développement local perçues, les coopératives interrogent les modèles territoriaux (Bioteau, Fleuret, 2014). Et si elles sont toutes ancrées dans leurs territoires, elles le sont chacune de manière particulière. A l’issue de la cinquantaine d’entretiens menés dans dix régions, cinq grands types de relations coopératives-territoires se dégagent. Cette typologie ne prétend pas à l’identification de types aboutis, qui seraient à la fois homogènes, distincts et exhaustifs. Il s’agit seulement de proposer une démarche permettant d’avancer dans l’identification de types de territoires coopératifs comme autant de déclinaisons de la méso-république intercoopérative.

Type 1 : coopération ancrée dans la tradition

Le type 1, coopération ancrée dans la tradition, se retrouverait dans des régions que l’on peut définir comme des territoires traditionnels, équilibrés et intégrés. On y trouve la Touraine, la Franche-Comté, la Bourgogne, la Gironde, la Champagne vinicole, le Mâconnais ou encore la Basse-Normandie agricole.

La coopération s’inscrit dans la tradition. Elle n’est pas nécessairement remarquable, mais elle est attachée à un mode de vie qui valorise les savoir-faire traditionnels. Elle prolonge fréquemment des solidarités traditionnelles, tout en étant très innovante.

Type 2 : coopération de service ou « intégrée »

Le type 2, coopération de service ou « intégrée », concernerait plutôt les régions industrielles ou d’agriculture intensive, leur trait commun étant d’être intégrées dans un développement capitaliste important.

Ainsi, dans la région Nord-Pas-de-Calais, marquée par la grande industrie, la coopération est essentiellement considérée soit comme intégrée à l’économie capitaliste (coopération agroalimentaire), soit comme réparatrice des effets du capitalisme (coopératives sociales).

Type 3 : coopération d’intérêt général

Le type 3, coopération d’intérêt général, concerne les régions à forte identité et étant bien intégrées dans un territoire plus large, voire dans plusieurs territoires.

Ainsi, en Alsace, la coopération est au service du territoire et de sa population. Le Crédit mutuel en est l’emblème. L’intérêt collectif des coopérateurs rejoint l’intérêt général. Cette identité est intégrée : la culture locale est forte (jusqu’à la pratique linguistique) et ne s’oppose pas aux autres cultures ; elle n’est pas porteuse d’une économie alternative ; au contraire, elle cherche à bénéficier des cultures économiques française et allemande entre lesquelles elle constitue un trait d’union.

Type 4 : coopération identitaire et innovante

Le type 4, coopération identitaire et innovante, correspond aux régions ayant une forte identité et, à la différence du type précédant, revendiquée au-delà de la dimension culturelle. Celle-ci s’inscrit dans une économie et dans une stratégie de tradition autonomiste, tel le Pays basque ou la Bretagne.

Au Pays basque, le militantisme et l’engagement au service de la culture sont décisifs. La coopération s’intègre dans une cause large et apporte sa contribution en étant le vecteur de l’essor de produits basques. L’objectif n’est pas la réussite économique en premier lieu, mais la promotion de produits et, au-delà, de la culture basque. L’innovation et l’alternative y sont très présentes.

Type 5 : coopération multifonctionnelle ou intercoopération économique

Le type 5, coopération multifonctionnelle ou intercoopération économique, désigne des territoires situés dans un relatif isolement ou dans une relative indépendance économique, telles les hautes vallées de montagnes. Ce sont des territoires éloignés des pôles du pouvoir et habitués à une certaine autonomie économique : le Queyras, le plateau de Millevaches, etc.

La coopération est le mode d’organisation privilégié d’une population qui doit faire face à des conditions de vie difficiles. L’industrie étant absente ou peu présente, l’artisanat, le petit commerce et la production agricole de qualité ont une place centrale. Ils sont mis en oeuvre par des pluriactifs indépendants très attachés à un mode de vie et qui coopèrent par nécessité économique.

Conclusion : unité et diversité des coopératives et des territoires coopératifs

La distinction de types coopératifs selon les territoires peut avoir un grand intérêt. Elle permet de comprendre la diversité coopérative : les coopératives ne font pas face aux mêmes difficultés et aux mêmes enjeux de production à Origny-Sainte-Benoîte (village picard où fut fondée la coopérative sucrière à l’origine du groupe Terreos) et à Saint-Pierreville (village ardéchois où se trouve la coopérative de développement local Ardelaine). Et, précisément parce qu’elle met en évidence des différences économiques, sociales, culturelles avec lesquelles les coopératives doivent composer, elle permet de comprendre au-delà de ces différences l’unité du fait coopératif, car il est tout aussi important de saisir l’universalité du mouvement coopératif que sa diversité liée à sa capacité unique de respecter les pays, les cultures et les territoires dans lesquels il s’ancre.