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La réflexion sur l’engagement (citoyen, économique, social) et le renouvellement des responsables dans l’économie sociale concerne particulièrement les associations (notamment les mouvements de jeunesse et d’éducation populaire, les ONG) et les coopératives de différentes familles. En revanche, cela ne recouvre pas globalement l’engagement politique, qui ne correspond pas en tout aux mêmes ressorts. Cela ne s’applique pas non plus à l’engagement intellectuel ou culturel, qui possède de fortes spécificités. Cette question n’en interpelle pas moins, plus largement, l’évolution de la société civile et l’organisation des citoyens.

La réflexion doit lier engagement, bénévolat, militantisme et volontariat sans pour autant confondre ces quatre thèmes. Peut-on, comme cela est si souvent affirmé, souscrire à l’idée que l’engagement aurait reculé ? Faut-il croire que l’esprit collectif et volontaire aurait régressé devant un développement de l’« individualisme » ?

Méthodologie de l’étude

Pour répondre à ces interrogations relatives notamment à l’éducation populaire et qui, pour grande partie, peuvent aussi aisément être transposées aux syndicalismes dans leurs différentes composantes et orientations, ainsi qu’à d’autres formes de solidarité ou d’action collectives (sociales, territoriales, environnementales, humanitaires, internationales…), nous nous appuyons sur nos enquêtes-études et nos observations (pour beaucoup participantes) en divers milieux [1], ainsi que sur certains autres travaux, notamment sociologiques.

A cela se sont ajoutées de nombreuses formations (ou interventions à l’occasion d’assemblées générales ou de congrès) pour des mouvements de jeunesse et d’éducation populaire, des associations de solidarité internationales (ONG), ainsi que des syndicats départementaux, régionaux ou nationaux de diverses natures et obédiences.

Plusieurs de ces formations ou interventions ont été consacrées aux questions de l’engagement et du renouvellement des militants ou des responsables, ainsi qu’aux questions de la gouvernance [2]. A de nombreuses reprises, des interlocuteurs ont tenu à préciser que l’engagement n’avait pas « régressé », mais qu’il avait « changé de formes », ce que confirment d’autres analyses de sociologie politique démentant la dépolitisation de la société, y compris des jeunes.

Cet article bénéficie également d’une expérience sur la longue durée de l’auteur portant sur les formations de militants et de responsables, expérience qui a notamment fait l’objet d’une communication lors d’un colloque [3].

Quelques définitions

Quelques termes de vocabulaire peuvent être précisés en préalable afin de situer les quelques définitions de base nécessaires à la lecture de notre propos. Nous nous limitons à quatre termes élémentaires. Bien d’autres auraient pu être convoqués : sympathisant, administrateur, affilié, associé, sociétaire, responsable, etc.

Adhérent

L’« adhérent », comme son nom l’indique, est affilié, est membre, est cotisant, se déclare en accord avec le projet que propose l’organisation, ainsi qu’avec ses valeurs. Il s’agit en général de personnes physiques, mais aussi, dans certains cas, de personnes morales si les statuts le prévoient. L’adhésion, comme la désaffiliation, est libre. L’adhérent représente un degré plus avancé d’engagement que le fait d’être « sympathisant ».

Selon l’organisation d’économie sociale dont il s’agit, il peut s’agir d’un membre d’une structure associative ; d’un producteur et/ou associé (détenteur de part[s] sociale[s]) ; d’un client ou usager dans une coopérative ; d’un sociétaire et assuré dans une mutuelle… Certains peuvent aussi exercer des responsabilités ou des mandats au sein de l’organisation (administrateur, etc.). L’économie sociale, comme on le sait, repose sur le principe de gestion démocratique « Une personne égale une voix ».

Bénévole

Le « bénévole » participe gratuitement à des activités, sans être rémunéré. Le terme « bénévole » s’applique à une personne qui agit de manière désintéressée, gratuite, sans rémunération et sans contrainte, donc volontaire. D’innombrables exemples de bénévolat (collaborations, aides, services) peuvent être évoqués, comme l’aide scolaire non marchande dispensée par des associations étudiantes, l’alphabétisation d’étrangers ou l’accompagnement d’illettrés, les visites à des prisonniers, le soutien aux entreprises sociales pouvant agir sur différents registres de solidarité, l’engagement auprès d’organisations de défense de l’environnement, de solidarité internationale ou encore l’appui aux actions de défense de droits humains, etc.

En langue française, les termes « bénévole » et « bénévolat » se distinguent de « volontaire » et « volontariat » (lire ci-après), mais en anglais ils tendent à se confondre (volunteer, voluntary helper, voluntary worker).

Militant

Les termes « militer », « militant », « militantisme » correspondent à des engagements plus actifs que le fait d’être simple adhérent, membre ou bénévole. Ils dérivent du latin militare, miles, militis (notions liées à la situation de militaire, de soldat, de combattant). Le militantisme d’association, de syndicat, de parti correspond à la défense, à la contestation ou à la promotion de droits et de causes, d’idées, de valeurs (quelles qu’elles soient), de projets.

Pour J. Ion, cette notion désigne, « dans un parti, un syndicat ou une association, le membre actif [qui] est opposé à un [simple] sympathisant et [simple] adhérent, mais son emploi n’implique pas forcément l’exercice d’une responsabilité dans la hiérarchie du groupement, on parlera alors de “militants de base” » (Ion, 1999). Le militant coopératiste est également souvent porteur et diffuseur des valeurs du coopératisme.

Volontaire

Le volontariat associatif a été codifié au milieu des années 2000. Les notions de volontariat et de bénévolat, bien que proches, sont distinctes, comme cela a été précisé au paragraphe précédent. Le volontariat associatif se dit de l’engagement d’individus obéissant à leur seule volonté pour servir une cause, des valeurs et s’engager en ce sens. Cet engagement correspond à une grande variété de situations historiques : volontariat de solidarité internationale (VSI), dont le statut est entré en application en 2006, mais dont le type était apparu en France au début des années 1960 avec l’Association française des volontaires de progrès (AFVP) ; chantiers internationaux de jeunes volontaires ; volontariat international en entreprise (VIE) ou en administration (VIA) ; etc.

On a pu considérer que certains dispositifs comme le service civique (loi 2010-241 du 10 mars 2010) s’inscrivaient dans des politiques publiques de l’emploi (Simonet, 2010) et dérogeaient de ce fait aux critères de l’économie sociale. Il en a été de même pour le VIE et le VIA, dispositifs rémunérés.

De nouvelles figures de l’engagement

Les contextes de l’engagement ont radicalement changé depuis les années 1960 et 1970, à commencer par le niveau d’éducation moyen. Celui-ci s’est progressivement élevé à mesure qu’évoluait la législation sur l’enseignement obligatoire, que s’allongeaient les parcours scolaires et postscolaires, que se développaient et se diversifiaient les formations professionnelles et techniques, que s’installait le droit à la formation professionnelle continue (loi de 1971).

Un contexte bouleversé

Outre l’évolution des cursus éducatifs, des métamorphoses majeures sont intervenues en maints domaines. Cela a concerné des changements dans les métiers, l’émergence de nouveaux objectifs et moyens de promotion sociale (visant notamment à la réussite technico-économique, collective ou individuelle), les modifications de la stratification et de la mobilité sociales, les mues de l’Etat – et singulièrement de l’Etat social – sous pression des lobbies et du libéralisme, le développement d’un chômage de masse durable, les mutations du contexte et des référents idéologiques, ainsi que celles intervenues dans les couples, les familles et, plus fondamentalement, dans les relations entre genres et générations. Cela a bien entendu aussi concerné la révolution culturelle des mentalités et celle des modes de vie.

D’autres changements d’importance ont marqué le cadre plus général de l’action et de la solidarité collectives : l’aspiration à l’autonomie individuelle, qu’il ne faut pas systématiquement assimiler à l’individualisme, l’affaiblissement des corps intermédiaires (mouvements de jeunesse, associations et autres organisations comme le syndicalisme, etc.). Cette évolution exprime une incontestable crise des formes traditionnelles du militantisme et des organisations classiques qui étaient jadis de masse. Mais s’agit-il pour autant d’une crise de l’engagement, de désintérêt pour l’intérêt collectif, pour le bien commun, pour l’intérêt général, pour la chose publique ? N’est-ce pas plutôt, globalement, les formes de certains engagements qui ont changé, se sont diversifiées, de même que les pratiques de certaines organisations ?

On observe que le militantisme de proximité se développe, ciblé sur des enjeux locaux concrets (échanges locaux de savoirs, circuits courts de production et de commercialisation, solidarités sociales locales, éducation, santé, écologie, etc.). On observe aussi, en parallèle, des mobilisations sur des causes globales (environnement, droits de l’homme, action humanitaire, solidarité internationale, etc.) qui peuvent avoir des traductions locales et territoriales, elles aussi souvent très concrètes. On pourrait citer maints autres exemples.

Des parcours de responsabilité accélérés

Pour ne prendre que ces exemples, encore dans les années 1960 et 1970, dans les différentes formes de syndicalisme (ouvrier, enseignant, agricole…), les responsables « émergeaient » au terme d’un parcours bien jalonné, en principe après avoir fait leurs preuves aux différents échelons des organisations : entreprise, branche puis interbranche ou interprofessionnel, ou encore local, départemental, régional puis national. Ils avaient souvent suivi des stages de formation aux responsabilités organisés par des centres de formation dédiés [4].

Désormais, les responsables, toutes organisations confondues, à la différence de leurs aînés, parviennent en général plus directement aux postes de direction des organisations. Il faut aussi noter que cette situation était dans certains cas déjà observable dans les années 1960, mais que le « vivier » de futurs responsables possibles était alors beaucoup plus large.

Autre mutation majeure, les besoins en formation ont totalement changé avec la « massification » des cursus secondaires puis supérieurs. Auparavant, par nécessité, la formation militante consistait essentiellement en culture générale (histoire politique et sociale), analyse politique, initiation économique, méthodes d’animation, conduite de réunion, mais aussi échanges de pratiques concernant les méthodes d’action.

Quatre modalités d’engagement

Dans une enquête de grande qualité, le sociologue R. Le Guen analysait l’engagement chez les agriculteurs, en termes de participation à l’action professionnelle collective, selon quatre modalités : l’adhésion, la participation, la responsabilisation et l’identification [5]. Cette classification correspond aux engagements professionnels d’une catégorie sociale particulière. Pour R. Le Guen, « une profession est définie comme un univers social structuré par des normes d’exercice d’un métier et des processus d’entrée et de sortie de carrières des individus qui en détiennent le titre. La profession agricole peut ainsi être représentée comme un champ composé de multiples mondes correspondant à des métiers différents, dont les règles d’exercice spécifiques (comme des formes de division du travail, des processus de valorisation/dévalorisation des tâches, etc.) sont en partie communes, du fait que les agriculteurs/agricultrices engagés dans des environnements économiques et sociaux organisés par métier font aussi partie de réseaux d’interactions territorialisés et d’un même appareil institutionnel composé d’organisations professionnelles et d’une administration publique spécifique ».

Professionnalisme et engagement [6]

Il existe beaucoup d’équivoques dans la culture politique française concernant le couple professionnalisme-engagement. Cela tient notamment au fait que le terme « professionnel » peut recouvrir au moins deux sens et que sa perception est fort différente selon le type d’activité déployé par les organisations.

L’un de ces sens est celui de l’appartenance à une profession, à l’exercice d’un métier, d’une ou de plusieurs compétences. Cela correspond par exemple, dans les ONG, aux activités professionnalisées, celles des ingénieurs et techniciens en développement, des personnels médicaux et paramédicaux, des logisticiens, etc. Cela correspond aussi aux rôles des cadres salariés qui participent à la gestion et à l’administration et, plus largement, au management d’une organisation.

L’autre sens est celui du niveau assumé d’exigence, de compétence, de qualité, d’efficacité et de rigueur dans ce que l’on fait. Bref, celui du professionnalisme. L’engagement n’est en rien ennemi de l’esprit professionnel, et l’on peut parfaitement être « professionnel » dans ses activités militantes, volontaires ou bénévoles. Réciproquement, on peut avoir l’esprit engagé et militant dans une activité professionnelle.

Il n’en demeure pas moins qu’une crainte légitime peut être formulée devant le risque de voir certains rôles confisqués par des « professionnels de la profession » (pour reprendre l’expression de Jean-Luc Godard à propos du cinéma) ; ou encore que les cadres salariés (dans les associations et les ONG, notamment) s’approprient le rôle politique et d’orientation qui, statutairement, est censé être celui des élus (administrateurs), des militants et des adhérents. Ce risque de tension entre experts et militants est bien moindre dans les coopératives lorsque les salariés sont associés et participent de ce fait à la gouvernance.

Pour être complet, on peut ajouter qu’il existe aussi des « professionnels de la profession » dans le militantisme, souvent multicartes. Une tradition qui vient de loin : Lénine ne prônait-il pas des « révolutionnaires professionnels » pour faire la révolution à la place du peuple ?

Un débat déjà ancien

Le couple experts-militants est depuis des lustres un classique de l’économie sociale, et plus particulièrement de l’éducation populaire. Dans le numéro 100 de la revue Pour [7], qui avait pour thème « Experts et militants : la cohabitation », Gérard Courtois, alors rédacteur en chef de cette revue (avant de devenir, vingt ans plus tard, directeur des rédactions du quotidien Le Monde), pouvait déjà écrire, dans un article titré « Entre l’urgence et l’utopie », que « l’impératif économique tend de fait à occulter les enjeux culturels qui, jusque-là, valorisaient, légitimaient pour une bonne part le rôle d’un certain nombre de médiateurs sociaux : animateurs, travailleurs sociaux, militants associatifs, chercheurs et formateurs notamment. […] Les mutations des deux dernières décennies n’enlèvent rien aux capacités d’observation, d’imagination, de proposition ou de contestation, de libre expression et de régulation sociale, de générosité et de dévouement dont font preuve les milliers de petites associations qui se créent chaque année dans des secteurs toujours plus diversifiés. Mais elles les placent, beaucoup plus vite que par le passé, devant la nécessité de se doter de savoir-faire outillés, d’instruments d’évaluation et de gestion de toutes leurs ressources, de méthodologies fines et de stratégies moins aléatoires. Car […] il ne peut plus y avoir de générosité sans compétence […] ; la générosité ne peut plus être une source de légitimité unique […]. Bref, il faut faire son deuil d’un mode de communication et d’adhésion magique à force d’être convivial, bavard – presque incantatoire – à force de faire appel aux “bonnes volontés”. Cet équilibre dynamique entre générosité et compétence n’est pas une utopie. C’est une nécessité, une urgence ».

Des défis pour demain

Hier, les organisations sociales étaient des écoles de formation d’où émergeaient de jeunes militants qui, peu à peu, renouvelaient l’organisation. La situation, de manière générale, a radicalement changé. Le premier des défis actuels a trait à la formation de nouveaux responsables.

L’enjeu de la formation

En ces temps mutants où les grilles de lecture restent pour l’essentiel à inventer, la question des formations susceptibles de contribuer à dominer collectivement les changements, à faire émerger de futurs responsables et à échapper à la tendance au vieillissement des organisations ou au non-renouvellement des militants et adhérents est d’une totale actualité.

Aujourd’hui, c’est toute la tradition de l’éducation populaire [8] qu’il s’agit de prolonger et de renouveler : apprentissage des pratiques de groupe, de l’organisation de réunions d’équipe, de la prise de parole, des pratiques d’enquête, d’analyse de situations, de synthèse de discussions, d’échange d’informations, etc. Ces tâches sont essentielles pour former de nouveaux adhérents ou bénévoles susceptibles de devenir des militants et, pour certains, des responsables. Ce constat est aussi largement étayé, outre par les travaux déjà évoqués, par ceux ayant été publiés, par exemple, par le laboratoire d’idées que représente la Fonda (Fondation pour la vie associative) ou par la Revue de l’animation, qui était publiée par l’ex-Injep (Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire).

Réticences à l’adhésion, mais non à l’engagement

Changement majeur concernant les formes d’engagement, on observe désormais dans certaines organisations (associations d’éducation populaire, ONG héritières du tiers-mondisme, mais aussi syndicalismes) des réticences à adhérer et à s’affilier durablement à des organisations « classiques », notamment de type fédéral et vertical [9]. Beaucoup de jeunes ne se reconnaissent pas dans les pratiques de ces organisations lorsqu’elles sont restées « traditionnelles » et correspondant à certains fonctionnements des générations précédentes. Le « patriotisme d’organisation » semble moins prégnant. Certains jeunes (et moins jeunes) le disent très crûment.

Dans le cadre de l’enquête-étude que nous avons menée sur les ONG (Cordellier, 2009), André Chabot, alors président de la Coordination d’associations de solidarité internationale (Casi) du Maine-et-Loire, illustrant le décalage des aspirations et des pratiques selon les générations, pouvait nous déclarer (entretien du 28 novembre 2008) : « Les quelques contacts que nous avons pris avec des associations de jeunes n’ont pas eu de réponses parce que les associations locales ne fonctionnent pas comme nous […]. Un écart d’une génération, voire d’une génération et demie, provoque cette différence. Les jeunes fonctionnent à base de festivals, de soirées musicales, de rencontres…, et non pas à base d’idéologie, ce qui ne veut pas dire que ce ne sont pas leurs idées. Au contraire. […] Ce qu’il faut, d’une façon ou d’une autre, c’est qu’il y ait des liens pour peut-être assurer un passage. »

Des effets de la société de consommation

Une rupture très importante (et trop rarement soulignée) est intervenue dans les années 1970 dans les comportements de consommation. Il s’est agi des conséquences d’un taux d’inflation qui, dans la période, s’est situé à plus ou moins deux chiffres. Son niveau s’est en effet établi, dans la période 1973-1980, entre 9 et 14 %. Dans ce contexte, les taux d’intérêt des emprunts se situaient à des niveaux bien moindres, d’autant plus s’ils bénéficiaient de bonifications ou autres encouragements (accession à la propriété du logement, installation de jeunes agriculteurs, par exemple). Cela a donc favorisé (par emprunts) un accès très rapide à des standards plus élevés d’équipement, de confort, de consommation ou d’investissement. La génération précédente avait dû attendre vingt ou trente ans (parfois plus) pour bénéficier d’une telle promotion dans les standards de vie.

Cette évolution des années 1970 a concerné tant les milieux ouvriers, employés que paysans, artisans ou commerçants et bien sûr, également, les couches moyennes modestes et intermédiaires. Elle a ancré dans l’imaginaire de nombreuses familles et de nombreux individus la croyance selon laquelle il était « normal » de s’installer dans la vie avec des critères de confort et de consommation plus satisfaisants qu’il n’était auparavant d’usage. Il en est en général résulté une moindre disponibilité pour les engagements, ce que l’on assimile à tort à de l’individualisme.

Des changements dans l’engagement et le bénévolat

Pour reprendre une formulation de l’universitaire Lionel Prouteau, « l’engagement, c’est la rencontre de dispositions personnelles et d’un projet collectif porté par une organisation. Nous avons là les trois pôles constitutifs de la compréhension des évolutions possibles de l’engagement : dispositions individuelles, projet, organisation. […] Les engagements de type collectif, auparavant caractéristiques des fédérations et réseaux, se réalisent maintenant pour partie hors de ces structures [10] ».

Pour le sociologue Jacques Ion, auteur d’un livre à fort impact, La fin des militants ? (Ion, 1997), les individus seraient davantage intéressés « par un engagement visible, immédiat et de proximité, et moins [par] un engagement sur de grandes causes de long terme ». Bref, par un engagement à la carte. A l’âge d’Internet et du numérique, de la téléphonie mobile, des courriels, des SMS, des tablettes, des réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter, comment maintenir une tradition de formation qui s’adresse le plus ouvertement possible aux adhérents ? Comment faire en sorte que l’organisation reste un mouvement vivant d’adhérents et ne se réduise pas seulement à un noyau de militants ou de responsables « virtuellement connectés » ? Question essentielle pour un milieu dont les effectifs, dans certains cas, ont fondu ou peinent à se renouveler et où des dossiers de plus en plus techniques et complexes ainsi que des demandes de plus en plus diversifiées doivent être pris en charge.

Autre préoccupation : aujourd’hui, seules certaines actions parviennent à accéder à la médiatisation, voire à la « sur-médiatisation », laissant les autres dans l’ombre. Comment éviter que cela ne nuise à la démocratie interne de l’organisation au profit des seuls leaders « surmédiatisés » ou des plus agiles dans l’usage des nouvelles technologies ? Comment éviter que cela ne décourage le travail militant à la base, territorial, associatif ou autre, certes moins spectaculaire et en apparence plus ingrat, mais ô combien indispensable ?

En guise de conclusion

Délibérément, nous n’avons pas traité ici de certaines thèses annonçant l’apparition de « nouveaux militants ». Ce thème a pourtant fait l’objet de plusieurs colloques et de nombreux ouvrages ou numéros de revues, notamment à l’apogée du mouvement « altermondialiste », dans les années 2000. Ces analyses, sauf exceptions [11], ne nous ont en effet pas toujours semblé s’appuyer sur des enquêtes suffisamment approfondies ou suffisamment rigoureuses. Certaines ont paru plutôt être marquées par la subjectivité du moment. Beaucoup d’entre elles ont été caractérisées par une insuffisante distance, par certaines théorisations hâtives et, souvent, par une grande pauvreté concernant l’analyse des fonctionnements et des pratiques de mobilisation. Au cours des décennies précédentes, nombre d’essais ou d’études avaient déjà mis en relief le rôle de nouveaux « activistes ». Mais l’histoire du mouvement social sur la longue durée n’a-t-elle pas toujours été caractérisée par de tels épisodes ? Or, sauf dans des pays devenus totalitaires, cela n’a jamais signifié la disparition des organisations plus classiques. Le « nouveau » peut ainsi parfois être répétition [12]. Pour autant, il ne faut pas sous-estimer la grande importance des changements introduits par l’irruption des réseaux sociaux (plus largement des fonctionnements réticulaires, en réseau [13]) et le développement des nouvelles techniques de communication sur les organisations verticales et hiérarchisées, surtout dans un pays comme la France, si marqué par le jacobinisme et le fonctionnement en pyramide.

Au terme de cette analyse, nous observons une situation contrastée. Le recul de l’engagement est perçu comme réel pour certaines catégories de l’économie sociale, mais semble très relatif ou n’existe pas pour d’autres. En particulier, il n’a en apparence pas massivement affecté certaines formes de coopération ou d’autres pratiques collaboratives parmi les plus soucieuses à la fois de l’implication et de l’autonomie des acteurs.

Globalement, l’économie sociale se développe, tant en termes d’emploi que de produit intérieur, quelles que soient les réserves que l’on puisse formuler quant à certaines classifications ou méthodes de comptabilisation. Ce développement atteste de l’existence, pour satisfaire les besoins sociaux, d’autres voies que la compétition et la concurrence à outrance, que l’adoration du veau d’or de la finance spéculative ou l’addiction à l’économie de casino.

Certaines formes d’engagement ont certes muté. Cependant, des questions d’importance restent posées. Et d’abord comment, dans ce contexte, permettre la durabilité des organisations lorsqu’elles le méritent et, surtout, assurer la transmission d’expérience, y compris entre générations ?

Il s’agit là d’éviter ou, tout du moins, de limiter les ruptures dans les savoir-faire, les effacements de mémoire, ainsi que les déchirures dans le tissage des réseaux qui reposent pour une grande part sur l’histoire de relations interpersonnelles. On touche ici à la dimension immatérielle des organisations sociales (information du réseau ; capitalisation ; échanges d’expériences de groupes, de méthodologies et de pratiques ; formations collectives, travail sur l’histoire de l’organisation, etc.). Les fractures, les cassures, les brisures dans ces histoires humaines collectives ont des conséquences considérables et sont susceptibles de remettre en cause des décennies de collaborations et de patiente accumulation de références et d’acquis. Il est d’évidence indispensable de perpétuer, voire d’enrichir, les modes de coopération et de mutualisation pour impliquer le plus grand nombre possible de participants engagés et préserver la place de la discussion et des échanges au plus près des préoccupations vécues sur le terrain, au sein des projets.

La question de la reformulation régulière du projet associatif, coopératif ou autre (tous les sept ans par exemple) reste essentielle.

Ces questionnements sont au coeur des principaux défis pour demain. Pour y répondre, il importe d’observer l’évolution des nouvelles formes d’engagement, souvent inventives et pour certaines prometteuses dans les organisations d’éducation populaire et, plus largement, de l’économie sociale. Il n’y a pas lieu d’être pessimiste.