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L’ampleur de la crise et le développement de la concurrence viennent affecter les organisations de l’économie sociale et solidaire (OESS) et apparaissent tout autant comme des contraintes que comme des opportunités [1]. D’un côté, on assiste au renforcement de la concurrence sur des secteurs historiquement protégés et à la transformation des modalités de financement, passant de la contribution au financement de l’organisation à des mécanismes d’appels à projets. Comment, dès lors, faire des économies d’échelle pour réduire les coûts et couvrir plus largement la population ? De l’autre, la mobilité du capital (délocalisations et licenciements), le creusement des inégalités et l’absence de soutenabilité de partage de la valeur au profit des dirigeants et des actionnaires, ainsi que l’appropriation du pouvoir de décision par un petit nombre, sont autant d’opportunités de valoriser le modèle d’économie sociale et solidaire (ESS). Dans ce contexte, les dérives du capitalisme financier pourraient favoriser le développement d’OESS dont le modèle organisationnel, certes plus complexe, serait en capacité de les éviter. Mais ce modèle est-il capable de maintenir ses valeurs transformatrices, dans un contexte de concurrence croissante, contribuant à véhiculer des normes managériales qui induisent forcément des transformations organisationnelles ? Comment concilier l’engagement des membres comme source d’innovation pour assurer la cohésion sociale et une certaine autonomie des organisations sans contribuer à leur émiettement et à leur fragilisation ? Aussi, comment les OESS adoptent-adaptent-elles ce principe d’efficacité, et selon quelles mutations organisationnelles et quels processus ? Groupes sectoriels intégrés ? Mutualisation ? Elargissement des parties prenantes ? Ancrage dans les territoires ?

Nous identifions une diversité de mutations organisationnelles qui constituent l’objet de cet article. Elles résultent de manière plus ou moins forte de l’intensification de la concurrence et de la recherche d’une certaine forme d’efficacité. Ici, l’efficacité est plus prise au sens des économies de coûts que de la capacité à contribuer à la réalisation des objectifs de l’organisation. Nous classons ces mutations organisationnelles en trois catégories principales, qui constituent les trois parties ci-dessous : la concentration est associée à l’intégration et, à travers elle, à la recherche de croissance, à l’image des groupes de l’économie capitaliste (EC) ; la mutualisation privilégie l’autonomie, tandis que l’élargissement des parties prenantes participe de la mobilisation des ressources et de la recherche de singularité en lien avec les besoins du territoire. Ces deux derniers types de mutations organisationnelles semblent plus spécifiques aux OESS et plus ancrés dans les territoires.

Intégration et filière comme stratégie de croissance

Cette première catégorie de mutations organisationnelles caractérise les logiques de la course à la taille (Addes, 2012), qui reposent sur des stratégies d’expansion. Ces stratégies procèdent soit par fusion-acquisition (intégration d’une activité), soit par structuration en termes de filières (processus d’intégration de l’amont à l’aval, dans le cadre d’une diversification ou d’une spécialisation). Ces stratégies supposent de mobiliser du capital et d’afficher une certaine efficacité. La course à la taille est donc une course aux fonds propres et à la rentabilité, d’où un impératif d’efficacité capitaliste d’autant plus ressenti par les grands groupes de l’ESS du fait de leur présence dans des champs d’activité devenus capitalistiques.

Le processus de concentration concerne notamment des grands groupes de l’ESS particulièrement présents dans des champs d’activité soumis à des normes prudentielles internationales ou pour lesquels l’engagement sur les marchés internationaux est en partie conditionné par la recherche d’une taille optimale et de rationalisation, tels que la finance (banques, assurances, etc.) et l’agroalimentaire. Cette mutation organisationnelle indique-t-elle une sortie progressive du champ de l’ESS (des démutualisations et des « dé-coopérativisations » ont d’ailleurs déjà eu lieu) ou, sous un autre angle, annonce-t-elle un nouveau capitalisme [2] ? Dans ce contexte, les grands groupes de l’ESS entendent bien marquer leur différence et participer à la consolidation de l’influence du modèle coopératif et mutualiste.

Ces grands groupes de l’ESS du type holding (Côté, 2001) sont des hybrides en raison notamment de la combinaison de deux statuts juridiques : la société mère des filiales a un statut d’ESS, alors que les filiales ont un statut d’économie capitaliste. Autrement dit, dans les filiales, les votes sont en fonction du capital détenu, la rémunération du capital n’est pas limitée et les réserves sont partageables, alors que dans la société mère, la gouvernance est démocratique (formellement du moins), la distribution des excédents est, en principe, interdite (association) ou limitée du fait de l’obligation de constituer une réserve (coopérative, mutuelle) et les réserves sont impartageables (mais ce principe est le moins universel) en cas de dissolution. La société mère des filiales peut aussi avoir un statut juridique de société par actions. Dans ce cas, tout est possible : soit un contrôle total ou majoritaire par une ou plusieurs OESS, soit un contrôle minoritaire ouvrant la voie à la sortie du champ. D’où l’enjeu de la capitalisation des OESS pour qu’elles puissent conserver le contrôle des holdings coopératifs, mutualistes ou associatifs. D’où aussi le risque d’isomorphisme, notamment de type mimétique, conduisant une partie des entreprises de l’ESS à se rapprocher des entreprises capitalistes.

La structuration en holding : le Mouvement Desjardins

La structuration en holding découle d’une stratégie de diversification des activités, plus ou moins étendue à un secteur, à une filière (plusieurs secteurs) ou à une arène stratégique (plusieurs filières). Elles accèdent ainsi à une présence sur de plus vastes territoires, et particulièrement à l’international, souvent perçus comme des marchés à développer. Pour que les filiales soient réellement des intégrations d’ESS, il faut que leurs orientations stratégiques découlent d’une planification coopérative, mutualiste ou associative tenant compte de la mission d’intérêt collectif ou d’intérêt général portée par l’OESS ou les OESS qui contrôlent le holding d’ESS. Or la logique des filiales est celle de leur division (secteur ou filière), une logique de développement d’une filière qui participe à la concentration économique et à celle du pouvoir stratégique (Filippi et al., 2008).

Pour illustrer la mutation organisationnelle que représentent dans l’ESS les grands groupes de type holding fonctionnant avec une logique de développement de filières et pour rendre compte de l’impératif d’efficacité dans ces groupes, prenons le cas du Mouvement Desjardins, dont le siège social est au Québec. La Fédération des caisses Desjardins du Québec, elle-même issue de fusions de fédérations, a fortement encouragé les fusions de caisses locales pour diminuer les coûts et augmenter la rentabilité, provoquant du même coup des enjeux au niveau de l’accessibilité, de l’employabilité, de l’exercice de la démocratie et de la territorialité (Malo, 2001).

Lorsque l’on s’intéresse aux plus petits groupes, on relève une adoption-adaptation originale de la notion de groupe et du principe gestionnaire d’efficacité. Ces plus petits groupes cherchent à arrimer une perspective de transformation sociale et un positionnement concurrentiel dans un rapport au marché et à l’Etat. Ils ont tous une vision de groupe ancré dans un ou des territoires locaux. Ils mobilisent autant des ressources non marchandes que des ressources marchandes et participent aux évolutions des statuts juridiques de l’ESS. S’ils ancrent l’activité dans le territoire, ils ne se caractérisent pas forcément pour autant par une gouvernance territorialisée.

Les « ensembliers » : le groupe Archer

Dans un secteur d’activité tel que celui de l’insertion par l’activité économique (IAE), les processus d’intégration confèrent au territoire une place originale. On observe en effet le développement d’« ensembliers » caractérisés par une diversification des statuts et des activités dans le cadre de groupes territoriaux de coopération économique par filières. Le groupe Archer [3] illustre ce modèle de développement fondé sur le renforcement des coopérations entre acteurs du territoire. Archer se présente comme un regroupement de compétences. Il réunit une quinzaine de « pôles d’activité », autonomes sur le plan technique et commercial, pour assurer une expertise la plus forte possible sur des activités qui sont extrêmement variées. La direction, la gestion financière et les ressources humaines sont intégrées pour garantir cohérence et unité de l’ensemble, tandis que les activités principales de la chaîne de création de valeur restent autonomes. L’ensemble des entités salarie chaque année environ 1 200 personnes pour un total de 310 équivalents temps plein et un peu plus de 9 millions d’euros de budget, provenant majoritairement de la vente des produits des prestations d’Archer. Archer est organisé autour de deux entités : l’association-mère Archer, chargée des activités non fiscalisées, et la société par actions simplifiée (SAS) Groupe Archer (plus de soixante-dix actionnaires), chargée des activités qui relèvent des impôts commerciaux. La SAS est davantage responsable des projets de développement économique, notamment dans les filiales, tandis que l’association assure, en sus de ses activités, l’accueil et l’accompagnement sur l’ensemble du groupe. Les deux entités (association et SAS) fonctionnent sur le principe « Une personne égale une voix », car une société de capitaux peut, par convention des actionnaires, se doter d’une gouvernance démocratique. De plus, les éventuels dividendes de la SAS sont limités aux alentours du taux du livret A. Comme dans la compagnie d’intérêt communautaire (CIC) en Angleterre (Malo, Bérard, 2009), on retrouve ici une adoption-adaptation du principe de la rémunération limitée du capital. L’une des filiales, Arcoop, est une coopérative d’activités et d’emploi (CAE) qui accompagne les créateurs ou les repreneurs d’entreprise dans leur projet de création d’activité. Elle s’appuie sur ses propres ressources, mais également sur l’ensemble des moyens du groupe Archer. Une SAS a ici créé une filiale coopérative, un trait original de ce groupe. Chez Archer, le principe d’efficacité est donc orienté par une logique territoriale combinée à une stratégie de niche au sein d’une filière particulière, celle de la chaussure. Un groupe comme Archer représente un hybride qui fait entrer l’entrepreneuriat social dans l’ESS. Le rôle particulier du territoire se retrouve dans d’autres groupes, notamment tous ceux qui font le choix d’intégrer des activités créatrices d’emplois et vecteur de cohésion sociale, à l’échelle d’un territoire : c’est le cas, par exemple, dans le secteur des mutuelles santé en Isère.

Qu’ils concernent de grands groupes dans des secteurs très ouverts à la concurrence ou des groupes de taille plus réduite, ces processus peuvent par conséquent s’analyser comme des processus d’adoption-adaptation du modèle d’affaires capitaliste. Dans ce contexte, ce qui fonde l’appartenance de ces groupes à l’ESS n’est pas le plus souvent leur mode de gestion (qui peut être identique aux concurrents capitalistes, sauf à introduire des outils de gestion du sens [Rousseau, 2004] ou à considérer un modèle d’affaire spécifique), mais la combinaison d’une propriété collective, de réserves impartageables et du partage démocratique du pouvoir qui en découle, ainsi que de l’ancrage au territoire (combinaison qui doit être différente et qui est susceptible d’affecter le mode de gestion).

La mutualisation pour préserver l’autonomie

La recherche d’efficacité peut être couplée à la volonté de préserver l’autonomie des organisations de l’ESS associées. Les mutations organisationnelles reposent alors principalement sur un processus de mutualisation. Ainsi dans le champ associatif, la mutualisation des moyens est appréhendée comme l’émergence de nouvelles modalités de coopération (Laville, Hoareau, 2008). Tchernonog (2010) distingue des modalités allant de la coopération contractuelle, lorsque le regroupement d’associations repose sur la volonté de plusieurs associations de coopérer pour réaliser des activités communes, à la coopération institutionnelle, lorsque la priorité est donnée à la mutualisation des moyens humains ou matériels afin de réaliser des économies d’échelle, voire au regroupement non intégré d’associations à travers la création d'une fédération ou d'une union d’associations.

Dans les champs des services sociaux et de la lutte contre l’exclusion, on observe des coopérations inter-associatives portées à la fois par les associations et les pouvoirs publics, qu’elles prennent la forme d’ensembliers ou de groupements de coopération sociale et médico-sociale (GCSMS), en France par exemple, qui reposent sur la mise en commun de moyens humains et matériels. La mutualisation des moyens prend aussi la forme de groupements d’employeurs (GE) qui permettent de se partager les compétences d’un ou de plusieurs salariés mis à disposition par le GE.

En Italie, les coopératives sociales s’associent dans des consortiums (Bassi, 2010 ; lire également l’encadré en page suivante), qui permettent non seulement la mutualisation d’une partie des fonctions administratives et gestionnaires (aide et support administratif, service lié au développement, représentation des intérêts et réseautage…), mais aussi d’apparaître comme un interlocuteur unique en direction des pouvoirs publics. Ces consortiums peuvent être à dominante territoriale ou être sectoriels sur la base d’un ancrage territorial.

Le modèle de mutualisation par la fédération, qui croise une logique sectorielle et une structuration de façon pyramidale par niveaux de territoire, est aujourd’hui complété par la montée du réseau, forme souple de mutualisation des moyens et forme horizontale de gouvernance (Enjolras, 2010). On observe ainsi le développement de processus d’autonomie et d’intégration, qui croisent dynamiques horizontales et verticales, au sein desquelles la concentration apparaît comme un mécanisme clé pour être efficace ensemble. On voit bien la porosité des frontières entre mutualisation et concentration.

On observe enfin des stratégies d’alliance et de partenariat qui peuvent s’inscrire dans les logiques de mutualisation. C’est notamment le cas entre des banques coopératives et des associations dans le secteur de la microfinance pour les entrepreneurs (Caisses d’épargne et Association pour le droit à l’initiative économique [Adie], Crédit mutuel et Adie) ou pour les consommateurs (caisses Desjardins et Associations coopératives d’économie familiale [Acef]) et plus largement dans le secteur de la finance solidaire (Crédit coopératif et La NEF, Caisse d’économie solidaire Desjardins et communautés religieuses) [Bérard, Malo, 2002 ; Lapoutte, Malo, 2003 ; Richez-Battesti et al., 2010]. Dans le secteur de la finance socialement responsable, on observe des partenariats affinitaires (Vézina, Rousselière, 2010), favorisant les apprentissages mutuels (Vézina, Messier, 2009) et des mises en réseau qui font vivre une communauté de pratiques : échange et formalisation de savoirs, formation. L’alliance stratégique favorise l’apprentissage inter-organisationnel, mais aussi intra-organisationnel, comme dans les cas du Collectif des entreprises d’insertion ou du Comité économie sociale inter-CDEC (Corporation de développement économique communautaire) [Elkouzi, Malo, 2001].

Les dispositifs évoqués, dont la liste n’est pas exhaustive, concernent ainsi le plus souvent une ou plusieurs activités de la chaîne de valeur (Côté et al., 2007), telles que la représentation, le management, la communication, la comptabilité, l’approvisionnement, etc. Cependant, si la mutualisation permet de répondre à la volonté de combiner autonomie et efficacité, elle peut susciter des tensions tant en termes de mutualisation des moyens qu’en termes de gouvernance. Quand il est question de moyens ou de décisions à prendre en commun, il y a toujours une tension entre l’autonomie et l’intégration, entre l’isolement et la standardisation et entre l’orga-nisation en réseau, plus souple et peu hiérarchique, et une organisation fédérative, plus verticale. Comme pour n’importe quelle organisation, la mutualisation suppose de s’interroger sur la motivation à coopérer et sur les intérêts partagés, sur la compatibilité des différents projets associatifs, mais aussi et surtout de piloter la démarche et de construire des modalités de régulation et de conduite de projet (Richez-Battesti, Oswald, 2010).

L’élargissement des parties prenantes pour mobiliser les ressource et développer les services relationnels

Le troisième volet des transformations en cours concerne l’élargissement des parties prenantes et le développement croissant d’organisations multi-parties prenantes caractérisées par une diversification des associés. Si historiquement l’économie sociale était plutôt mono-partie prenante, la montée d’un discours managérial sur l’importance d’associer les parties prenantes dans des organisations plus responsables, la revendication des salariés de participer à la gouvernance notamment dans les associations, l’émergence d’initiatives solidaires fondées sur des dynamiques participatives ont contribué à faire de l’élargissement des parties prenantes un enjeu. Une fois encore, l’objectif dominant est la réduction des coûts attendue d’une mobilisation élargie des ressources, qu’elles soient monétaires, marchandes ou non monétaires, qu’elles s’expriment en termes d’accès au financement ou d’accès aux compétences, au sein des organes décisionnels formels ou dans des structures ad hoc. L’élargissement des parties prenantes contribue ainsi à l’internalisation de ressources pour l’organisation, et ce à moindre coût. De nouveaux statuts, tels que celui de société coopérative d’intérêt collectif (Scic) en France, ont favorisé cet élargissement. Il constitue l’une des modalités de la construction d’une offre de services relationnels et de la production de services singuliers en réponse à la concurrence et à des besoins différenciés sur les territoires.

Elargissement interne

D’un point de vue institutionnel, on observe l’émergence de nouveaux statuts coopératifs – les coopératives sociales en Italie, les société coopératives d’intérêt collectif en France, les coopératives de solidarité au Québec – qui tendent à élargir les parties prenantes associées au projet (lire l’encadré 2). Ce sont aussi des évolutions juridiques qui facilitent leur extension : les sociétés à finalité sociale en Belgique, les coopératives à vocation sociale en Espagne ou encore les community interest companie au Royaume-Uni. Ces mutations organisationnelles ont pour point commun la diversification des associés.

Dans ces processus d’élargissement des parties prenantes, le territoire joue en général un rôle essentiel, confirmant le lien entre ancrage démocratique et ancrage territorial (Demoustier, Richez-Battesti, 2010). Il est le support et le moteur de l’activité. L’élargissement des parties prenantes apparaît comme l’un des moyens du renforcement de cet ancrage.

Avec ce passage d’une logique mono-partie prenante (qui correspondait bien à des communautés locales homogènes) à un modèle multi-parties prenantes reconnaissant la diversité, le modèle de gouvernance démocratique développé par l’ESS s’est donc élargi et, de fait, complexifié (cette complexification dépasse les seules organisations de l’ESS). Il peut aussi, dans des processus hybrides, concerner des entreprises capitalistes. Ainsi au Québec, une compagnie (société par actions) peut compter parmi ses actionnaires une coopérative de travailleurs actionnaires (CTA ; lire également l’encadré 3). L’accroissement de l’efficacité résulte principalement des gains de productivité sur le travail, en lien avec l’association des salariés à une gouvernance inclusive et donc aux choix stratégiques de l’organisation. L’engagement des travailleurs permet en outre de mobiliser du capital, ce que l’entreprise n’aurait pas pu faire autrement, ou en rencontrant plus d’obstacles.

Cependant, la CTA se distingue de l’actionnariat ouvrier classique, car ce n’est pas le travailleur qui est actionnaire, mais bien la coopérative dont il est membre. La CTA reste une forme qui manque de reconnaissance, y compris dans le milieu de l’ESS, étant parfois vue comme trop risquée pour le travailleur qui y placerait toute son épargne retraite, sans garantie de retrouver son capital dans le cas d’une faillite de l’entreprise.

Elargissement interne

Les pôles territoriaux de coopération économique (PTCE) en France constituent une autre modalité, externe cette fois-ci, de l’élargissement des parties prenantes. Ils ont pour objectifs de renforcer les stratégies de coopérations durables sur les territoires et de faciliter la mutualisation dans le cadre d’engagements mutuels territorialisés. Selon le Labo de l’ESS [4], les PTCE peuvent se définir comme des regroupements, sur un territoire donné, d’initiatives, d’entreprises et de réseaux de l’ESS, associés à des PME socialement responsables, à des collectivités locales, à des centres de recherche et à des organismes de formation. On retrouve ici la porosité des frontières telle que nous l’avons soulignée dès l’introduction, puisque la notion de pôle signifie un processus de concentration et qu’elle peut avoir pour effet la constitution de nouvelles filières…

Médiation et coordination

Qu’elle soit interne ou externe, l’association de parties prenantes diversifiées pose cependant de redoutables problèmes quant au « faire ensemble ». Ces problèmes rendent la fonction de médiation essentielle. Elle permet de construire l’interface entre le système de justification de l’action (croisement valeurs-vision) et sa mise en acte (croisement valeurs-outils de gestion et compétence) [Richez-Battesti, Oswald, 2010] à l’origine d’une conception spécifique de la performance. Ils imposent aussi de repenser la gouvernance. Certaines configurations de gouvernance se prêtent mieux à l’élargissement des parties prenantes. On pense notamment à la gouvernance participative ou partenariale (Enjolras, 2008 ; Richez-Battesti, Petrella, 2010).

Mais on observe que souvent cette gouvernance formelle multi-parties prenantes ne suffit pas. L’adhésion au projet suppose des compromis multiples qui reposent sur le développement de nouveaux espaces de mise en débat avec des parties prenantes non directement associées dans les organes statutaires (CA ou AG) et à caractère consultatif : ces comités scientifiques, comités de développement, comités éthiques et autres ont pour fonction l’élargissement des parties prenantes sans pour autant leur conférer un droit de vote, donc sans affecter directement la gouvernance. On perçoit que le processus d’élargissement des parties prenantes place les OESS face à un double enjeu : celui de la coordination entre les acteurs pour que la décision soit cohérente et celui de la capacité de ces acteurs à construire des compromis acceptables par l’ensemble des parties prenantes.

Conclusion

La coopération entre organisations de l’ESS est, comme toute collaboration inter-organisationnelle, une construction sociale et non simplement un résultat déterminé par des forces du marché ou de l’Etat, même si celles-ci jouent forcément. Ainsi, les trois types de mutations organisationnelles que nous avons identifiés coexistent dans l’ESS sous des formes différenciées et se caractérisent par la porosité de leurs frontières. Si le mouvement de concentration semble être marqué par les dynamiques motrices de l’économie capitaliste, il fait l’objet d’un processus d’adoption- adaptation par les OESS, par exemple par adjonction du territoire avec le développement de groupes territoriaux. Quant aux processus de mutualisation et d’élargissement des parties prenantes, ils apparaissent plus marqués du sceau de l’ESS. Ils expriment l’enjeu de partager des compé-tences et de déboucher sur des apprentissages collectifs dans le cadre du maintien de l’autonomie des partenaires. Ils contribuent à privilégier des modèles d’organisation moins hiérarchiques dans le cadre de proximités géographiques ou institutionnelles et d’améliorer l’offre de services relationnels pour laquelle l’ESS reste motrice. Les trois types de mutations organisationnelles abordés ici mettent en tension la démarche de positionnement concurrentiel et la perspective de transformation sociale ou de projet (Malo, 2001), selon une graduation où le position- nement concurrentiel (+++ pour la concentration, ++ pour la mutualisation et + pour l’élargissement des parties prenantes) est inversement proportionnel à l’objectif de transformation sociale (+ pour la concentration, ++ pour la mutualisation et +++ pour l’élargissement des parties prenantes).

Dans un contexte de renforcement de la concurrence, ces mutations organisationnelles semblent être une alternative à la standardisation-banalisation. Mais elles génèrent ou amplifient trois types de tensions au sein de l’ESS : entre processus hiérarchiques et centralisateurs et processus décentralisés en réseau, entre une gouvernance étroite et une gouvernance élargie, entre des entreprises de capitaux et des entreprises de personnes dont les objectifs, in fine, peuvent s’avérer contradictoires.