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Les mutuelles sont, depuis le xixe siècle, gouvernées autour de différentes valeurs : la solidarité, la liberté d’adhésion, la démocratie, le bien-être des membres et le refus du lucre. Le premier de ces principes s’inscrit dans une démarche de progrès social républicain (Bec, 1994) affirmé notamment dans la loi du 1er avril 1898, dite Charte de la mutualité. La vocation solidaire de la mutualité se traduit par une conduite globale reposant sur l’entraide entre ses membres. La liberté d’adhésion permet aux sociétaires d’être considérés comme des co-intéressés, et non comme des clients, le paiement de la cotisation symbolisant l’adhésion volontaire à la mutuelle. Le principe démocratique soumet les orientations de cette dernière à l’approbation de tous ses membres. Les mutuelles ont également pour finalité le bien-être de leurs membres, qui passe notamment par le développement de relations de proximité avec les sociétaires (Boned, 2006). Enfin, une mutuelle n’ayant pas pour objectif d’être lucrative, si elle fait des bénéfices, ceux-ci seront réaffectés à la structure [1].

Les années 80 marquent un tournant dans l’histoire de l’assurance maladie complémentaire (AMC). La loi de 1985 modifie le Code de la mutualité et affirme l’identité propre de la Mutualité, notamment en réglementant l’utilisation abusive du terme mutuelle par des sociétés d’assurances. Quelques années plus tard, la loi de 1989 accentue les divergences en mettant en concurrence les mutuelles, les institutions de prévoyance (IP) et les sociétés d’assurances. Elle modifie en profondeur l’équilibre du secteur en favorisant l’intervention des compagnies d’assurances et en autorisant les IP à proposer des assurances complémentaires individuelles (Toucas-Truyen, 1998).

Durant ces années, les mutuelles, notamment les mutuelles ouvertes [2], modifient leurs usages sans remettre en cause totalement leurs valeurs solidaristes. Dans les faits, elles ont modifié le mode de tarification, favorisant ainsi la discrimination des risques afin de lutter contre l’anti-sélection (Mauroy, 1996b). Depuis les années 90, elles évoluent dans un secteur de plus en plus marchand où la concurrence d’autres formes organisationnelles se multiplie et où la réglementation prudentielle devient plus pressante. Ces transformations ont participé à la concentration du secteur. Ce travail en étudie les différents aspects : les types d’opérations réalisées, les catégories d’acteurs impliqués (mutuelles entre elles ou mutuelles avec assureurs privés ou institutions de prévoyance) et les possibles remises en cause des principes fondateurs induits par cette concentration.

Nous organiserons notre propos en trois temps. Si la modification des règles prudentielles et celle du marché de la complémentaire santé ont participé à l’évolution du mode de gestion des mutuelles, ces dernières se sont réorganisées en développant des partenariats, mais également en favorisant des formes spécifiques de rapprochement entre mutuelles et IP. Ces changements participent d’un effritement des valeurs mutualistes.

Le modèle mutualiste est-il en danger ?

Dans l’Union européenne, les organismes complémentaires d’assurance maladie (Ocam [3]) ont été confrontés ces dernières années à des évolutions importantes des règles concurrentielles et prudentielles. Associées à une forte augmentation du marché européen de l’assurance privée, ces nouvelles réglementations ont profondément modifié les modes de gestion des mutuelles d’assurance.

Les mutations réglementaires du secteur assurantiel européen

Plusieurs directives européennes d’inspiration libérale considérant que la défense du consommateur nécessite de promouvoir la concurrence ont tenté, depuis le début des années 70, d’abolir tout monopole assurantiel dans le secteur de l’assurance santé complémentaire. Si le processus a, dans un premier temps, peu concerné les mutuelles de santé, la directive du 19 juin 1992 (1992-49-CEE), transposée en droit français en 2001 pour le Code de la mutualité, a mené à une refonte importante de ce dernier et initié une véritable réflexion face à la nouvelle concurrence qu’autorise la directive. Celle-ci élargit la concurrence, qui dépasse les frontières pour « s’européaniser ». Les mutuelles sont désormais face à de grands assureurs européens dont les dimensions et les stratégies s’internationalisent. Par ailleurs, les directives européennes tendent à aligner le statut des mutuelles sur celui des compagnies d’assurances, les obligeant à défendre leurs spécificités historiques face à un législateur européen qui ne les considère pas selon leur statut, mais comme des entreprises qui évoluent dans le secteur de l’assurance en concurrence avec les IP et les assureurs privés.

La liberté d’établissement et la libre prestation de services s’accompagnent d’une législation visant à assurer la solvabilité des assureurs. Les règles prudentielles sont définies au niveau européen au moyen de directives dédiées  [4]. La responsabilité de la surveillance de la solvabilité financière est attribuée, depuis 1992, aux Etats européens. Cette date marque aussi la fin de l’exception de l’assurance santé, qui est dès lors considérée comme « un type d’assurance particulier lorsqu’elle se substitue partiellement au régime obligatoire » (directive 2009-138-CE). Les directives Solvency II s’articulent autour de trois ensembles de règles ou piliers.

Le premier est constitué d’exigences quantitatives de marge de solvabilité. En particulier, deux niveaux réglementaires sont fixés pour les fonds propres :

  • un minimum absolu, le minimum capital requirement (MCR), constitue un seuil d’alarme en dessous duquel l’intervention de l’autorité de contrôle est automatique ;

  • un capital cible, le solvency capital requirement (SCR), doit permettre à l’assureur de faire face à des scénarios très défavorables avec une probabilité de faillite à un an inférieure à 0,5 %.

Le calibrage du SCR est rapidement apparu mal adapté pour plusieurs types d’organismes européens dont le statut, l’organisation, la taille ou le périmètre d’action ne coïncidaient pas avec le modèle de référence envisagé par Solvency II. En réponse à cette diversité des acteurs, le législateur propose deux méthodes : aux assureurs proches de l’archétype législatif, il fournit une formule standard dont le calibrage s’est appuyé sur cinq quantitative impact studies (QIS) ; les autres organismes d’assurance peuvent élaborer leur propre méthode (le modèle interne), adaptée à leurs spécificités économiques et financières.

Le deuxième pilier définit des normes d’exigence qualitative pour la surveillance et la gestion des risques. A travers ces normes, l’assureur doit prouver qu’il est en mesure de calculer et de maîtriser l’ensemble de ses risques assurantiels, financiers et opérationnels. Solvency II énonce également des principes de gouvernance. Celle-ci doit être efficace, saine et prudente, proportionnée, formalisée et sous contrôle (Boned, 2009). A cet effet, la gouvernance fait l’objet d’une surveillance renforcée. Le conseil d’administration a l’obligation de publier une information sur le système de gouvernance mis en place, sur la répartition des responsabilités ainsi que sur l’indépendance et les compétences du management.

Pour une société ne se donnant pas les moyens nécessaires d’apprécier ses propres risques, l’autorité de contrôle peut relever le MCR. Elle peut donc légalement s’immiscer dans la gestion opérationnelle de l’assureur.

Enfin, le troisième pilier est consacré à la discipline de marché. Il fixe des exigences en matière de reporting et de transparence. Un certain nombre d’informations doivent ainsi être rendues accessibles au public ou fournies à l’autorité de contrôle.

Les mutuelles de santé assurent essentiellement des risques courts. Elles sont donc peu concernées par les exigences en termes de fonds propres. Les acteurs mutualistes de taille modeste sont toutefois pénalisés par leur manque de diversification, ce qui limite leur capacité à profiter de facteurs de réduction des fonds propres mobilisés. Plus particulièrement, les activités de santé risquent de subir, au nom du principe de précaution de Solvency II, un fort impact en consommation de fonds propres, ce qui peut se traduire par une augmentation des tarifs, donc une baisse concurrentielle importante, notamment vis-à-vis des sociétés d’assurances.

En réponse aux contraintes sur les fonds propres, les assureurs ont tout intérêt à en optimiser la gestion en utilisant des modèles internes. Cependant, cette opportunité se heurte à la difficulté d’élaboration du modèle, qui nécessite de développer des compétences statistiques, actuarielles, organisationnelles et techniques dont les mutuelles ne disposent pas. De plus, un modèle interne risque de ne pas être validé si les résultats obtenus diffèrent trop de ceux fournis par la formule standard.

Les stratégies des assureurs diffèrent cependant en fonction de la taille. Les grands et les moyens organismes concentrent leurs efforts sur la mise en place de systèmes de gestion des risques et le développement du modèle interne. Les petits organismes (la majeure partie des mutuelles de santé) n’envisagent pas de modèle interne, mais priorisent le système de gestion des risques, les systèmes informatiques et celui de collecte de données (ACP, 2011). Au total, la part des Ocam souhaitant utiliser un modèle interne n’est que de 7 % (Passerot, Ribas, 2012).

Deux modèles de rapprochement émergent de ces stratégies. Le modèle de rapprochement faible, plus spécifique aux petites organisations, est centré autour du système d’information et peut se limiter à une mutualisation de plateformes informatiques ou à l’exploitation commune de certains processus de back office. Le modèle de rapprochement fort, plus adapté aux moyennes et aux grandes mutuelles, leur permet de mettre en commun des compétences actuarielles dans le cadre de la mise en place du pilier I et des compétences de risk management (contrôle interne, gestion du risque opérationnel…) dans le cadre du pilier II.

La croissance de l’assurance complémentaire en France et en Europe

Dans beaucoup de pays européens, les années 90 ont été marquées par des changements institutionnels importants de l’organisation des systèmes de santé. Ces pays ont mis en oeuvre des politiques de maîtrise des dépenses. La nouvelle régulation, au sens de Weisbrod (1991), s’inscrit dans un « quadrilemme » entre coût d’opportunité de la dépense publique, garantie de qualité des soins, équité et encouragement à mettre en oeuvre des techniques nouvelles d’assurance (Abecassis et al., 2010). Elle se traduit par une diminution de la prise en charge des dépenses de santé par les systèmes obligatoires, comme le montrent différents travaux en France (Cornilleau, 2009 ; Elbaum, 2008 ; Tabuteau, 2010) et en Europe (Lewalle, 2006). En conséquence, la part des dépenses des assurances privées est, depuis le début des années 2000, en forte augmentation dans de nombreux pays européens (graphique 1).

Ces évolutions encouragent l’offre d’assurance privée et induisent la constitution d’un système d’assurance maladie qui s’appuie sur des prestations de santé universelles et obligatoires, une couverture complémentaire, dans un cadre éventuellement concurrentiel mais restant dominé par une logique d’intérêt général, et une couverture supplémentaire, pouvant être prise en charge par une assurance individuelle (sur-complémentaire) dans un cadre pleinement concurrentiel.

Graphique 1

Evolution des dépenses d’assurance volontaire de santé (1995-2008 ; en $ constants par habitant)

Evolution des dépenses d’assurance volontaire de santé (1995-2008 ; en $ constants par habitant)
Source : à partir des données OMS, in Abecassis et al. (2010)

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Les transformations concurrentielles et réglementaires du secteur de l’assurance en santé, bien qu’ayant touché l’ensemble des Ocam, ont donc eu des répercussions plus importantes pour les mutuelles. Le modèle économique de ces organismes étant moins bien adapté aux nouvelles réglementations, ces dernières se sont lancées dans un mouvement important de concentration. Cette situation peut être rapprochée de celle rencontrée quelques années auparavant par les banques mutualistes et coopératives (banques M et C).

La concentration des Ocam : un vaste mouvement aux modalités spécifiques

Le mouvement de concentration du secteur des assurances a débuté au milieu des années 90 et a tout particulièrement touché les mutuelles, dont le nombre s’est réduit. Dans le même temps, les rapprochements entre Ocam se sont accrus. Ils peuvent prendre différentes formes, allant de partenariats simples à des techniques d’intégration financière.

Une concentration importante et comparable à celle du secteur bancaire

En 2011, le nombre de mutuelles s’élève à 1 074, soit 55 de moins qu’en 2010. En cinq ans, ce nombre s’est réduit de plus de 550 unités.

A partir de 2002, le mouvement s’est amplifié, en réponse à la transposition en droit français des directives européennes. Il s’accélère en 2007 et en 2008 en raison du relèvement du seuil du fonds minimum de garantie obligatoire (niveau minimal de fonds propres) pour toute mutuelle exerçant une activité d’assurance. Ainsi, sur le seul champ de la santé, alors que le fonds CMU [5] comptabilisait 1 702 organismes assurant une couverture santé complémentaire en 2001 (1 528 mutuelles, 117 sociétés d’assurances et 57 IP), il en dénombre 637 en 2012 (512 mutuelles, 96 sociétés d’assurances et 29 IP), soit une diminution de 63 % de leur nombre entre 2001 et 2012.

Cette vague de concentration rappelle celle qui a touché les banques M et C dans les années 80 et 90. Les banques réagissent alors à des transformations majeures de leur environnement réglementaire : la loi bancaire impose un décloisonnement de certaines activités, la déréglementation des marchés et une modification des contraintes de cotation en bourse ; les accords de Bâle II modifient les règles prudentielles en resserrant les critères de solvabilité et introduisent les International Financial Reporting Standard (IFRS), dont le principe de juste valeur augmente la volatilité des fonds propres ; les marchés financiers s’internationalisent.

Ces modifications ont eu des conséquences importantes pour les banques : nécessité d’accéder au financement de marché, perte du monopole des banques M et C sur certaines activités, obligation de s’internationaliser. En conséquence, la taille critique des banques a fortement augmenté. Pour les banques M et C, ce développement de taille a été réalisé par croissance externe, principalement par l’acquisition de banques SA. A titre d’exemple, on peut citer l’acquisition du CIC par le Crédit mutuel (Surzur, 2012) ou celle de la banque San Paolo par la Caisse d’épargne, en 2005 (Cartier, 2012).

Le mouvement de concentration des Ocam résulte de transformations de même ordre, engendrant une nécessaire augmentation de leur taille. Ainsi, tout comme les banques, l’absence de prise en compte de la spécificité des mutuelles au niveau européen et leur assimilation à des entreprises d’assurances les a contraintes à des changements majeurs, notamment en ce qui concerne le modèle de surveillance de leur solvabilité. L’origine des concentrations n’est alors pas tant la question de l’importance des fonds propres que celle de la capacité des petites structures mutualistes à respecter les normes de surveillance imposées au niveau européen. Cet élément permet également d’éclairer la dynamique de concentration. Alors que pour les banques M et C, la concentration s’est réalisée par l’acquisition de banques SA, les mutuelles ont d’abord engagé leur rapprochement par des fusions et des alliances entre mutuelles ou entre mutuelles et IP.

Les dispositifs réglementaires de rapprochement sont multiples. Ils vont des partenariats et des unions techniques les plus souples (unions de mutuelles 45, groupements d’intérêt économique [GIE], union de groupes mutualistes [UGM]) aux techniques d’intégration financière plus complexes et plus contraignantes (fusions, sociétés de groupe d’assurance mutuelle [SGAM], unions mutualistes de groupe [UMG]).

Tableau 1

Evolution 2001-2012 du nombre d’organismes finançant le fonds CMU

Evolution 2001-2012 du nombre d’organismes finançant le fonds CMU
Source : fonds CMU, données 2012

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Les différentes modalités de regroupement à la disposition des Ocam

Les modalités de regroupement diffèrent selon la relation qui lie les entités regroupées et le statut des acteurs impliqués (tableau 2, infra). Ainsi, les Ocam peuvent s’associer sous la forme du partenariat. La stratégie mise en oeuvre, depuis 2007, par la Mutuelle générale (MG) illustre parfaitement l’intérêt de ces partenariats. Celle-ci en a développé un avec la GMF portant sur des ventes croisées. La Macif s’est quant-à-elle rapprochée d’AG2R-La Mondiale (IP). Cette stratégie vise, pour une structure spécialisée en assurance individuelle, à pénétrer le marché de l’assurance collective en santé et en prévoyance, sur lequel les IP ont une position dominante. Le partenariat prévoit également de mettre en place un dispositif de tiers payant dédié aux professionnels de santé (Tertiane).

Plus contraignante, l’union technique permet aux mutuelles de mettre en commun des moyens et des compétences tout en conservant leur indépendance. Trois dispositifs existent en la matière, selon le statut des organismes impliqués dans le regroupement : les unions de mutuelles 45, les groupements d’intérêt économique et les unions de groupe mutualistes.

L’union de mutuelles

L’union de mutuelles 45 [6], réservée aux organismes de ce statut, permet essentiellement de regrouper des moyens matériels et opérationnels (optimisation du risque, gestion de la réassurance…). Par ce procédé, l’Union des mutuelles cogérées (UMC) a pu doubler son chiffre d’affaires en 2008 (128 millions d’euros en 2007) et augmenter le nombre de ses bénéficiaires de 80 %.

Le groupement d’intérêt économique

Plus ouvert, le groupement d’intérêt économique vise à faciliter ou à développer l’activité économique de ses membres et à en accroître les résultats. Il permet, par exemple, de mutualiser des équipements lourds ou de rassembler des fonds pour des investissements. C’est le cas de la Gestion informatique du groupe des assurances mutuelles (Gigam), un GIE informatique créé en 2007 et rassemblant des mutuelles 45 et des sociétés d’assurance mutuelle (SAM) de l’Est de la France. Pour AG2R-La Mondiale, la constitution d’un GIE a clairement été favorisée par Solvency II, la compagnie souhaitant mutualiser ses moyens en termes de gestion des risques, de contrôle interne et de conformité (SIA-Partners, 2010).

L’union de groupes mutualistes

Réservée aux mutuelles et aux IP, l’union de groupes mutualistes (UGM), disposant d’une personnalité morale, est mieux adaptée aux exigences de Solvency II. L’UGM présente trois atouts. Elle permet d’abord à plusieurs mutuelles de développer une stratégie commune, notamment en matière de communication. Elle apporte, ensuite, un soutien de nature logistique, juridique ou technique à ses adhérents, ainsi que la possibilité de mutualiser la gestion des risques. Enfin, l’UGM représente ses adhérents dans les négociations avec les pouvoirs publics, les professionnels de santé ou les autres partenaires mutualistes. La Macif a créé en 2009, avec la Mutuelle nationale des fonctionnaires des collectivités territoriales (MNFCT) et la mutuelle Services de mutualistes des individuels et des professionnels (Smip), une UGM, Couleurs mutuelles, dont l’objectif est de favoriser une position commune sur le marché individuel et collectif de la santé. La coopération vise à asseoir et à partager des outils pour optimiser la qualité du service et minimiser les frais de gestion (prévention, formation des élus, gestion du tiers payant).

Les Ocam ont également à leur disposition des techniques d’intégration financière. Ainsi, depuis 2002, le Code de la mutualité prévoit pour les mutuelles qui ne pourraient répondre aux exigences de Solvency II la possibilité de substitution où les mutuelles substitutives couvrent les risques des substituées, de sorte que celles-ci puissent s’adosser à des organismes plus solides financièrement. Cette procédure permet à de petites structures de conserver leur originalité et leur lien de proximité avec les adhérents. En 2011, sur les 521 mutuelles finançant le fonds CMU, 123 étaient substituées (Jacod, Zaidman, 2012).

Union mutualiste de groupe et société de groupe d’assurance mutuelle

L’intégration financière peut aussi prendre la forme d’une fusion, passer par la création d’une société de groupe d’assurance mutuelle (SGAM) ou d’une union mutualiste de groupe.

Une série de fusions a été réalisée au cours des dernières années. Harmonie mutualité par exemple, issue de la fusion de huit mutuelles dans les années 90, a elle-même fusionné en 2012 avec quatre mutuelles régionales (Prévadiès, Mutuelle Existence, Santévie et Sphéria Val de France) pour donner naissance à Harmonie Mutuelle. Cette nouvelle entité, représentant 2,3 milliards de cotisations et 4,5 millions d’assurés, prend la première place en assurance directe sur le marché des complémentaires santé, devant Axa et Groupama, avec 7,5 % des parts de marché.

Plus souple que la précédente, la société de groupe d’assurance mutuelle permet, depuis 2001, de nouer des liens de solidarité financière entre des mutuelles 45 (ou des unions), des SAM, des IP et des assurances SA. Deux organismes, dont au moins une SAM, suffisent à créer une SGAM. Les textes font de la SGAM une structure relativement souple qui détermine elle-même les conditions d’adhésion, les modalités d’exercice de la solidarité financière et le mode de gouvernance. Dans un premier temps, les SAM ont délaissé cette structure. Jusqu’en 2006, seules quatre structures de ce type ont été constituées. La première, Covéa, en 2003, rassemble les MMA, la Maaf et l’union mutualiste Force et Santé. Elles ont été rejointes en 2005 par Azur et la GMF. L’objectif principal des créateurs est l’intégration maximale. En 2006, la Macif, les Mutuelles de santé et la Smip s’unissent pour former Macif-SGAM. La même année, SMABTP, l’Auxiliaire et Cam BTP créent SGAM BTP. Depuis 2007, la création de SGAM s’accélère et se généralise. Plusieurs éléments expliquent ce mouvement, à commencer par la souplesse de cette forme juridique : les exemples précités incitent des SAM à créer de nouvelles entités ou à s’affilier aux SGAM existantes. En outre, la pression concurrentielle croissante du marché et le renforcement des règles prudentielles favorisent l’émergence de nouvelles SGAM. Cependant, cette structure ne permet pas de résoudre l’ensemble des exigences de Solvency II, dans la mesure où, bien que les entités regroupées bénéficient de leur adossement dans le calcul des fonds propres, elle ne permet pas de réunir la totalité de la puissance financière de ses membres pour recourir au marché financier. Il est en effet impossible de remonter les fonds propres au niveau de la SGAM (SIA-Partners, 2010).

Enfin, proche des SGAM et comprenant au moins deux mutuelles 45, l’union mutualiste de groupe (UMG), créée en 2008, est appréhendée comme une entité économique autonome par Solvency II. Cela a trois conséquences. D’abord, les règles de contrôle de la marge de solvabilité lui sont applicables. L’UMG doit donc veiller à la diversification des risques assurés afin de réduire le niveau d’exigence des fonds propres. Ensuite, elle a la possibilité de déterminer un modèle interne d’évaluation du risque permettant de calculer la solvabilité au niveau de l’union et de ses membres. Enfin, l’UMG dispose d’un mode de gouvernance spécifique lui attribuant un pouvoir de contrôle et de sanction sur les organismes affiliés. Les exemples d’UMG ne sont pas nombreux. Intériale, créée en janvier 2009, regroupe la Mutuelle générale des préfectures et de l’administration territoriale (MGPAT), la Mutuelle du ministère de l’Intérieur (MMI) et la Société mutualiste du personnel de la police nationale (SMPPN). A sa création, elle assurait 220 000 personnes pour 201 millions d’euros de cotisations et employait 500 personnes. Intériale, les mutuelles Unéo et la Mutuelle générale de la police (MGP) réfléchissent aujourd’hui à la création d’une UMG assurant deux millions de personnes et représentant 1,1 milliard d’euros de cotisations. Par ailleurs, Istya, créée en mai 2011, regroupe la Mutuelle générale de l’Education nationale (MGEN), la Mutuelle des affaires étrangères et européennes (Maee), la Mutuelle nationale hospitalière (MNH) [7], la Mutuelle nationale territoriale (MNT) et la Mutuelle générale environnement et territoire (MGET). Elle assure six millions de personnes pour un chiffre d’affaires de 3,5 millions d’euros dont 2,6 millions en santé.

Le mouvement de concentration observé depuis plusieurs années dans le secteur de l’assurance en santé s’explique par les nouvelles directives européennes et par un élargissement du marché résultant du désengagement progressif des systèmes obligatoires. Une analogie peut être faite avec le secteur bancaire, qui a aussi connu un mouvement important de concentration à la suite d’évolutions comparables. Cependant, ces deux mouvements présentent un certain nombre de différences quant aux types de rapprochement réalisés et aux avantages qu’ils peuvent présenter pour les acteurs mutualistes. Par ailleurs, l’importance des contraintes en termes de capital et de surveillance prudentielle laisse présager que, pour les mutuelles de santé, la concentration est amenée à se poursuivre. Il semble en effet vraisemblable que les plus petits acteurs ne pourront répondre à ces exigences. La croissance des organismes ainsi que le rapprochement d’acteurs ayant des principes différents risquent cependant de rendre l’application des valeurs de la mutualité de plus en plus difficile.

Vers un effritement des valeurs mutualistes ?

La séquence suivie par les banques M et C dans les années 90 (concentration, diversification, ouverture au marché) a profondément modifié la nature même de la mutualité dans ce secteur, pouvant aller jusqu’à une démutualisation partielle, voire complète. Il a déjà été observé que les mutuelles de santé semblaient suivre un processus comparable (Mottet, 2005). Aussi, si le secteur de la santé s’en distingue en plusieurs points, l’expérience bancaire peut néanmoins être précieuse pour estimer les risques auxquels elles sont exposées. Deux types de risques peuvent alors être soulignés : ceux portant sur la prise de décision et ceux portant sur les choix stratégiques.

Tableau 2

Synthèse des différentes modalités de concentration des Ocam

Synthèse des différentes modalités de concentration des Ocam

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D’une démocratie participative à une démocratie représentative

Le principe démocratique, en liant l’intérêt collectif à l’intérêt individuel, permettait à la structure de forger une identité collective capable d’engager des sociétaires sur une longue période, voire d’une génération à l’autre. Il était alors garant de l’unité de la mutuelle. L’expérience bancaire illustre son importance. Le contrôle démocratique exercé par les sociétaires des banques M et C explique en partie leur efficacité au cours des années 90. Il aurait en effet mené à des décisions plus réfléchies et plus prudentes que celles des banques SA (Ory et al., 2006).

La création par concentration d’entités plus grandes et plus diversifiées, dotées de pouvoirs propres telles que les fusions, les UMG ou les SGAM, mène les mutuelles de santé à repenser leurs modèles de prise de décision. Dans ces structures, les sociétaires ne participent plus directement aux décisions stratégiques comme c’était le cas dans les petites mutuelles. Leurs choix s’y expriment au travers d’un système de représentation, quelquefois à plusieurs niveaux, où le nombre de sociétaires par élu croît mécaniquement avec la taille du regroupement. Si le principe « Un homme égale une voix » n’est pas encore remis en cause par cette forme de représentation, le pouvoir des sociétaires peut se limiter à désigner les représentants et à approuver des décisions prises par les dirigeants. Les concentrations ont ainsi conduit à généraliser des procédures de vote par délégation et à renforcer la complexité financière et technique des décisions (Bernard, Masse, 2013). La remise en cause de la gouvernance démocratique est plus forte encore quand les partenaires opérateurs n’appartiennent pas à la même famille. En 2009, la Banque postale (SA) et la MG (mutuelle 45) ont ainsi signé un partenariat sur un produit en santé. Les deux entités ont créé une SA en commun, La Banque postale-assurance santé, où les sociétaires de la MG possèdent un droit de contrôle limité à hauteur de la participation de la MG dans la structure (35 %) et où les assurés n’ont aucun pouvoir.

L’enjeu démocratique est pourtant primordial. La popularité des mutuelles reposait en grande partie sur leurs fondements professionnels ou locaux expliquant l’intérêt qu’elles ont su susciter auprès des sociétaires et l’adhésion qui en a découlé. L’évolution récente du Code de la mutualité s’est traduite par un grand mouvement de concentration et le décloisonnement des catégories d’assurés auxquels chaque mutuelle peut s’adresser. Il s’ensuit une dilution de l’identité locale et professionnelle du sociétaire, qui se traduit par la faiblesse des taux de participation des sociétaires aux élections [8].

Ces évolutions, en déresponsabilisant les sociétaires, accroissent le désintérêt déjà latent pour la mutuelle. Or, celui-ci comporte deux risques. D’une part, il incite aux comportements de free riding permettant à une majorité de sociétaires de se soustraire à leurs engagements tout en tirant parti des avantages négociés par une minorité. Une telle évolution a été observée au sein des banques M et C où ce choix a « conduit le plus souvent à la professionnalisation très forte des fonctions de direction et de contrôle et [a atténué] le caractère démocratique du système coopératif » (Bachet, 2012, p. 99). D’autre part, de nombreux sociétaires souscrivent un contrat en santé en fonction de ses seules caractéristiques, sans connaître le statut de l’assureur (Roth, 2012) ou sans privilégier l’esprit mutualiste (Defalvard, Lagérodie, 2012).

Le passage d’une démocratie participative à une démocratie représentative réduit la capacité mobilisatrice des mutuelles, qui a longtemps constitué un atout commercial majeur. Son effritement, dans un univers concurrentiel exacerbé, va conduire les mutuelles à rapprocher leurs stratégies de celles des sociétés d’assurances.

Des stratégies concurrentielles offensives

La réponse concurrentielle traditionnelle d’une entreprise passe par l’extension de gamme, l’offre de services plus complexes (packages) permettant de retenir la clientèle et d’en capter de nouvelles, la création d’une offre adaptée à des besoins et à des cibles spécifiques. C’est d’ailleurs ce type de stratégie qui a été développé par les banques coopératives, comme le Crédit mutuel, qui a mis en place plusieurs entités telles que le Crédit mutuel Enseignant (CME), le Crédit mutuel Professionnels de santé (CMPS), le Crédit mutuel Immobilier (CMI ; banque privée spécialisée en immobilier) ou la Banque européenne du Crédit mutuel (BECM ; grosses entreprises).

Dans ce domaine, les mutuelles de santé ne sont pas distinctes des banques M et C. Nombre de rapprochements impliquant des petites mutuelles (partenariat simple et multiple, union de mutuelles 45, GIE et UGM) ont été l’occasion de diversifier et de rationaliser l’offre de services (mise en commun et filialisation poussée des activités de back-office ; plateformes d’appels téléphoniques communes, systèmes d’information communs…). Les rapprochements tels que les fusions, les SGAM et les UMG comme ceux mis en oeuvre par Harmonie Mutuelle, Covéa ou Istya, mobilisant des techniques d’intégration financière, s’ingénient à attirer de nouveaux clients et à les fidéliser tout en essayant de gagner des parts de marché sur les contrats collectifs, notamment obligatoires [9]. Pour cela, les outils mobilisés sont : une politique tarifaire, une stratégie de différenciation sur les garanties, de nouvelles stratégies assurantielles (low cost ou franchise prépayée) ou une différenciation des services (Kerleau, 2009). Enfin, certains rapprochements avec des partenaires non mutualistes, comme l’entrée de Apgis (IP) dans la SGAM Covéa en 2011 ou la création de La Banque postale-assurance santé par La Banque postale et la MG (mutuelle 45) en 2009, permettent à chaque partenaire de diversifier et d’étendre son offre, de proposer des packages.

La crainte principale face à ces évolutions est de voir les principes de refus du lucre et de solidarité s’effacer. De moins en moins de mutuelles pratiquent encore des tarifications proportionnelles au salaire au profit de tarifications liées au risque. Les principes solidaristes rendent en effet les mutuelles, notamment les mutuelles ouvertes, assez sensibles aux phénomènes d’anti-sélection. Aussi, avant même l’accélération des rapprochements entre mutuelles, l’offre s’était déjà profondément transformée face à la montée de la concurrence, faisant apparaître une multiplication des niveaux de couverture, la tarification par tranche d’âge, etc. (Mauroy, 1996a, 1996b et 1999 ; Turquet, 2003).

D’autres risques peuvent émaner des rapprochements eux-mêmes. Certains rapprochements, GIE, unions de mutuelles 45, UGM, présentent ainsi un risque de captation de marché et de savoir-faire par l’un des partenaires et de dépendance vis-à-vis de celui-ci. Toute la question est de savoir si le partenariat est équilibré et comment s’articule l’offre des différents partenaires. Sans garde-fou, une nouvelle concurrence interne peut alors émerger. C’est dans le but de s’en prémunir que l’Union de mutuelles cogérées (UMC), qui regroupe vingt-trois mutuelles et deux unions, a décidé de se doter d’une charte permettant de renforcer l’union et de préciser le rôle de chacun des acteurs.

Conclusion

Le secteur de l’assurance maladie complémentaire s’est profondément transformé en France depuis le début des années 2000. Deux éléments principaux expliquent cette évolution : le durcissement des règles prudentielles, menant les mutuelles à se renforcer notamment par concentration, et le désengagement progressif de l’assurance maladie obligatoire. Le législateur a favorisé cette évolution en permettant la création de structures nouvelles, qui se placent progressivement en positions dominantes. Si en 2011, une compagnie d’assurance, Axa (SA), domine le marché avec 3 milliards de cotisations encaissées, la deuxième place est occupée par Harmonie Mutuelle avec 2,3 milliards.

Dans cet univers de plus en plus concurrentiel, les mutuelles ont infléchi leurs règles et leurs logiques de fonctionnement et ont intégré des techniques de commercialisation assez nouvelles. Elles ont répondu aux obligations gestionnaires imposées par la directive Solvency II et ont superposé les instances de décision en multipliant les partenariats. En termes d’organisation, ces évolutions se sont traduites par des modifications de leur hiérarchie, passant « d’une hiérarchie directe et familiale entre élus et salariés à une hiérarchie managériale avec spécialisation » (Defalvard, Lagérodie, 2012, p. 114) ; leurs services ont été spécialisés et professionnalisés ; leur emprise territoriale ou catégorielle a été profondément modifiée pour passer de l’échelon départemental à l’échelon national, voire international, ou pour élargir la liste des catégories de bénéficiaires.

La remise en cause des principes fondateurs de la mutualité suscite des débats depuis une trentaine d’années. Elle ne résulte pas uniquement des injonctions réglementaires européennes, mais également de la responsabilité des organisations mutualistes. De telles évolutions ne vont pas sans entraîner un véritable choc culturel qui touche l’identité même de la mutualité et sa cohérence idéologique, notamment parce qu’elle va à l’encontre de certains de ses principes fondateurs. Toute la question est de savoir comment une identité fondée sur des solidarités non marchandes peut résister à des techniques industrielles et commerciales radicalement étrangères à la culture mutualiste.