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Si les coopératives de consommateurs ont pris au Japon un départ modeste à la fin du xixe siècle, lorsque le modèle de Rochdale a été introduit, elles sont devenues après 1945 les plus importantes organisations de ce type dans le monde. Un certain nombre de coopératives majeures font partie du Global 300 de l’Alliance coopérative internationale (ACI) [1], mais leur poids repose surtout sur le fait que le total de leurs membres atteint 80 % de celui de leurs homologues européennes affiliées à Cooperatives Europe, la branche européenne de l’ACI, alors que leur chiffre d’affaires total n’en représente que 40 %. Le lecteur pourrait imaginer que les coopératives japonaises ont prospéré grâce à des paramètres institutionnels favorables. Or la réalité est tout autre : elles ont été handicapées par des barrières légales et continuellement harcelées par les campagnes hostiles des petits détaillants pendant la majeure partie de leur histoire. Dans un Etat capitaliste où les intérêts financiers du producteur dominent la politique économique, les coopératives ont évolué pour construire la démocratie du consommateur.

Les coopératives japonaises de consommateurs ont développé des caractéristiques uniques : la place centrale des femmes dans la participation des membres, les groupes Han [2] et la livraison à domicile, ainsi qu’une puissante dimension de mouvement social. Cela est dû à la trajectoire du capitalisme japonais, mais aussi aux choix stratégiques des dirigeants des coopératives.

Avant de revenir sur l’histoire, je voudrais préciser la terminologie employée. Les coopératives de consommateurs sont regroupées par catégories en fonction de leur type d’activité (commerce de détail, santé, assurance, logement, etc.) et de leur champ d’opérations (communauté ou lieu de travail). Les coopératives de détail fournissent à leurs membres divers services liés ou non à l’alimentation. Celles qui les offrent à l’intérieur des communautés sont appelées shimin seikyo (« coopératives citoyennes ») ou chiiki seikyo (« coopératives locales ») ; elles représentent 70 % du total des membres de coopératives. Elles ont apporté la principale contribution à l’expansion des coopératives depuis les années 70 et conservent un impact économique de premier ordre. Les coopératives de travail sont actives au sein des sociétés et des administrations gouvernementales, pour le bénéfice des employés de ces structures. Il existe des hybrides de ces institutions ayant impliqué des consommateurs locaux résidant dans les communautés adjacentes [3]. Les coopératives universitaires ou de professeurs d’école répondent aux besoins spécifiques de leurs adhérents, notamment les étudiants, les membres des facultés et les professeurs. Les coopératives de consommation incluent aussi des coopératives de service. Les coopératives médicales fournissent des services sociaux et de santé dans les hôpitaux et les cliniques. Les coopératives d’assurance offrent aux consommateurs et aux travailleurs des polices d’assurance-vie ou de portée générale. Les coopératives de logement vendent ou louent principalement des logements collectifs et en assurent l’entretien et la réparation.

Cet article explique pourquoi et comment les coopératives japonaises de consommateurs sont apparues et se sont transformées en une énorme entité dans un environnement hostile. Il analyse le contexte institutionnel, retrace l’évolution historique des coopératives japonaises de consommation et présente leurs spécificités, en même temps qu’il propose une typologie, à travers les coopératives dédiées à l’alimentation et aux besoins quotidiens communautaires durant la période 1945-2010.

L’évolution du cadre institutionnel

Les dates notables dans le développement du mouvement des coopératives de consommation ont été la loi sur les coopératives ouvrières de 1900 et la loi sur les coopératives de consommation de 1948. La première a posé les jalons d’une coopération formelle englobant des coopératives de tout type et a conduit à la formation de l’Union centrale des coopératives ouvrières en tant qu’entité unique, tandis que la seconde a fourni le cadre légal des coopératives de consommateurs d’après-guerre et a conduit à la création de l’Union japonaise des coopératives de consommateurs (JCCU).

Contrôle impérial sur les coopératives ouvrières

Comme le système juridique japonais était inspiré de la législation prussienne, fondée sur la souveraineté impériale, les conseillers juridiques allemands auprès du gouvernement, notamment Paul Mayet et Udo Eggert, proposèrent de créer des coopératives du type Raiffeisen. En 1891, Yajiro Shinagawa, alors ministre de l’Intérieur, et Tosuke Hirata, fonctionnaire du département des Affaires juridiques, qui avaient tous les deux voyagé en Allemagne pour étudier son système légal, soumirent en vain un projet de loi sur les sociétés de crédit. Ils poursuivirent leurs efforts et parvinrent à faire adopter la loi sur les coopératives ouvrières de 1900.

Cette loi comportait les éléments paternalistes qui reflétaient l’approche du sommet vers la base initiée par les bureaucrates. Les coopératives avaient été placées sous le puissant contrôle du gouvernement : le gouverneur de la préfecture accordait l’autorisation pour l’établissement des coopératives ; il pouvait exiger des rapports chaque fois qu’il le souhaitait, procéder à des inspections, contredire les résolutions des assemblées générales, faire procéder à une nouvelle élection des responsables de bureau, les suspendre ou les radier. La loi avait donc beaucoup de caractéristiques communes avec l’acte sur les sociétés de crédit de coopératives indiennes de 1904, à ceci près que la loi japonaise n’avait pas prévu d’injection directe de capitaux et d’éléments de direction par l’Etat. Elle régulait tous les types de coopérative pour le crédit, la fourniture et la production (remplacée plus tard par les services). Dans une société largement agraire, elle visait principalement à servir les coopératives rurales agricoles, mais couvrait également les coopératives de crédit et de consommateurs, qui faisaient leur apparition dans les zones urbaines.

Relative « libéralisation » sous l’occupation américaine

La fin de la Seconde Guerre mondiale a ouvert la voie à une législation spéciale sur les coopératives sous l’occupation américaine. Le processus de législation sur les coopératives était partie prenante d’une transformation générale induite par les quartiers généraux des forces alliées (GHQ) et a été fortement influencé par les new dealers, qui cherchaient à bâtir une démocratie économique. L’article 24 de la loi anti-monopole exemptait certaines coopératives de son application, sauf pour les pratiques commerciales restrictives, suivant l’exemple du Capper-Volsted Act de 1922. Ces coopératives devaient répondre aux exigences juridiques ainsi qu’à quatre critères : la recherche de bénéfices mutuels pour les petits consommateurs et les petits producteurs ; une adhésion libre et volontaire ; des droits de vote égaux pour tous les membres ; des compensations limitées lors de la distribution de surplus. La loi anti-monopole définissait les critères pour l’idéal type de coopérative, qui devait être appliqué à toutes les sortes de société.

Tout d’abord, la loi sur les coopératives agricoles a été adoptée en 1947 pour consolider les effets de la réforme agraire. Elle a été suivie par la loi sur les coopératives de pêche de 1948, la loi sur les petites et moyennes entreprises de 1949, la loi sur les banques Shinkin de 1951 et la loi sur les banques ouvrières de 1953, afin de répondre aux besoins spécifiques des coopératives et en accord avec les politiques industrielles. La loi sur les coopératives de consommation est entrée en vigueur en 1948, lorsque l’amélioration de la chaîne de fourniture de nourriture a entraîné l’effondrement des centrales d’achat, qui avaient été créées pour faire face à la période de grave disette après la guerre. La Ligue coopérative du Japon (LCJ) avait mené, en liaison avec le GHQ et l’ensemble des partis politiques, une campagne acharnée pour l’adoption d’une nouvelle loi facilitant l’obtention par les coopératives de licences pour le rationnement ou le commerce de gros, jusque-là strictement limitées aux compagnies autorisées. Le docteur Grashdanchev, du GHQ, avait conseillé positivement la LCJ pour l’élaboration de la loi, tandis que trois partis dirigeants avaient proposé leurs propres projets. La loi élaborée par le ministère de la Santé et des Affaires sociales (MHW) fut finalement adoptée par le Parlement le 5 juillet 1948, après l’introduction par un parti conservateur d’une clause interdisant le commerce avec les non-membres. Cette loi, qui remplaçait celle sur les coopératives ouvrières, a largement influencé l’évolution des coopératives de consommation. Déçue par le texte, qui posait de larges restrictions aux activités coopératives, la LCJ a immédiatement lancé une campagne pour son amendement. La JCCU, qui succéda à la LCJ en 1951, réclama la réorganisation des coopératives de consommateur en accord avec la loi. Celle-ci fut modifiée à plusieurs reprises pour intégrer des normes plus rigides exigées par les petits détaillants, mais aucune réforme majeure n’a été entreprise jusqu’en 2007.

Les limitations introduites par la loi sur les coopératives de consommateurs

La loi sur les coopératives de consommateurs contenait de nombreuses clauses limitatives : les coopératives n’étaient ni autorisées à vendre à des non-membres, ni à établir des sociétés de vente de gros, à commercer dans d’autres préfectures ou à prendre en charge des activités de crédit.

Limitations géographique et commerciale

L’interdiction du commerce avec les non-membres a eu en particulier des effets au long cours sur l’évolution des coopératives. Celles-ci ont parfois été visées par des campagnes initiées par les associations de détaillants. La campagne de 1954-1959 vint en réaction au succès rencontré par les magasins installés par les coopératives et fondés sur les syndicats locaux ou liés à des entreprises de l’ouest du pays. Les détaillants exigeaient un renforcement des règles, en particulier l’interdiction du commerce avec les non-membres et l’attribution du statut de membre de coopérative aux seuls consommateurs vivant sous le seuil de pauvreté. Le problème prit une dimension nationale lorsque la Chambre de commerce du Japon et le ministère de l’Industrie adoptèrent des déclarations en faveur d’une réglementation plus stricte des coopératives.

Celles-ci résistèrent à ces tentatives en mobilisant leurs membres pour gérer les magasins de coopératives, augmenter leur capital et recruter de nouveaux adhérents. Dans de telles circonstances, les groupes Han furent établis dans la coopérative de Tsuruoka en 1956 pour faciliter la communication entre les membres et la direction. Les coopératives firent aussi des efforts pour s’allier aux associations de femmes et aux syndicats contre les législations anti-consommateurs, ce qui entraîna en 1956 la fondation du Comité national de liaison des organisations de consommateurs (Shodanren). La campagne anti-coopératives eut finalement deux résultats : en premier lieu, la loi sur les mesures spéciales relatives au commerce de détail de 1959 restreignit encore davantage le commerce avec les non-membres en introduisant la notion de coordination d’intérêts avec les petits détaillants ; en second lieu, les détaillants les plus progressistes se tournèrent vers la modernisation en ouvrant des supermarchés. En conséquence, les coopératives durent combattre les campagnes hostiles et persistantes des détaillants jusqu’en 1986, lorsque la ligne de la politique commerciale passa du protectionnisme à la libre concurrence. Elles décidèrent alors de faire de tous les consommateurs des coopérateurs et menèrent chaque année des campagnes de recrutement de membres.

Les autres restrictions contenues dans la loi sur les coopératives de consommation ont eu un impact important sur l’évolution coopérative. Bien que l’interdiction des ventes de gros ait été levée en 1954, les clauses prohibant le commerce inter-préfectoral et les activités de crédit sont encore en vigueur aujourd’hui, en dépit des campagnes continues menées par les coopératives en vue de les faire amender. La limitation des zones de commerce a souvent empêché les coopératives de servir les consommateurs qui vivaient dans leurs bassins d’activité, mais dont la domiciliation administrative était dans une autre préfecture. Cette restriction s’est avérée anachronique lorsque l’économie s’est mondialisée. Les coopératives ont établi des fédérations régionales dans les années 90, au lieu de fusionner en sociétés régionales. Cette solution permettait de contourner la limitation, mais elles ont dû faire face à un dilemme : comment parvenir à un équilibre entre centralisation et décentralisation ? Et des problèmes de gouvernance sont apparus : comment maintenir l’influence des membres tout en recherchant une réelle performance commerciale ?

Interdiction du crédit : naissance des banques ouvrières avec les syndicats

Les coopératives de consommateurs n’étaient pas autorisées à mener des activités de crédit, ce qui était différent des autres secteurs. La recherche du capital dont elles avaient tant besoin fut conduite en 1948-1949, avec pour objectif d’amender la loi sur les coopératives de consommation, afin de permettre les activités de crédit et d’obtenir un financement des fonds du gouvernement accumulés dans les caisses d’épargne postale. Mais ces campagnes ne pouvaient pas porter leurs fruits, dans la mesure où de nombreuses coopératives faisaient face à des difficultés financières et ne pouvaient pas convaincre le gouvernement. Les efforts des coopératives se sont alors tournés vers la création de banques ouvrières en collaboration avec les syndicats, aboutissant à la fondation de la première institution de ce type en 1950, à Okayama. Mais après cela, des banques ouvrières furent établies dans chaque préfecture à l’initiative des syndicats, qui les ont soutenues en termes de capital social, d’épargne et de prêts. A cet égard, elles ne pouvaient pas devenir les principales banques pour les coopératives de consommateurs. Celles-ci devaient donc s’appuyer sur le capital de leurs membres. Des campagnes de levée de fonds furent régulièrement organisées et de nombreuses méthodes ont été développées par les coopérateurs : les mensualités des parts, le reversement des dividendes sur les comptes titres des membres et les « obligations coopératives ». Les comptes de capital-actions des membres représentent aujourd’hui environ 30 % du total des actifs. Cela signifie que les coopératives sont soutenues par l’investissement des membres. Dans le même temps, elles courent le risque d’une course au retrait lorsqu’une rumeur de banqueroute se répand. En tant que telle, la structure financière des coopératives de consommation a été façonnée au gré des interactions avec le cadre institutionnel.

Défense des détaillants contre les coopérateurs

L’autre cadre institutionnel essentiel pour l’évolution des coopératives de consommation a été la législation commerciale pour la protection des détaillants. Le système de distribution japonais a été caractérisé par une productivité faible, couplée à de nombreux commerces de détail et à une structure compliquée. De fait, le nombre de magasins de détail a continué à croître, pour culminer à 1,7 million en 1982. Les détaillants de produits alimentaires étaient au nombre de 488 000 en 1999, alors que leurs homologues américains n’étaient que 177 000 en 1997. Cela signifie que le Japon comptait, proportionnellement à sa population, 5,8 fois plus de détaillants en alimentation que les Etats-Unis. Les commerces de gros étaient également nombreux, de petite taille et multi-niveaux, constituant des réseaux compliqués. Les pratiques limitatives, telles que le système de prix imposés et les ventes liées, prévalaient. Le secteur de la vente au détail a été perçu comme une soupape de sécurité contre le chômage et les petits détaillants ont constamment fait pression pour contrer la concurrence, par la formation de cartels et par le lobbying contre les détaillants modernisés opérant à grande échelle. Dotés de votes et d’argent pour faire valoir leur posture protectionniste, ils eurent un poids politique fort auprès du parti dirigeant et du gouvernement dans la détermination des politiques commerciales. Ainsi, en 1937, la loi sur les grands magasins fut votée pour réglementer l’autorisation pour l’ouverture de magasins, les horaires, les dates, etc. Elle fut abolie en 1947, mais relancée en 1956 sous la pression des détaillants. Cette nouvelle loi fut remplacée en 1974 par la loi relative aux grands magasins de détail. Elle exigeait que les promoteurs subissent un contrôle préalable pour ouvrir de nouveaux magasins avec des surfaces de vente dépassant 1 500 m² (3 000 pour les mégapoles). Elle imposait également de grands exploitants de magasins, susceptibles de se conformer aux différentes limitations sur le nombre d’heures ouvrables par jour et le nombre minimum de jours de fermeture par mois. Comparable à la loi française Royer, elle a été de nouveau amendée en 1978 pour renforcer les restrictions. Les coopératives étaient aussi sujettes à des réglementations ministérielles tatillonnes. L’administration a retardé la modernisation du commerce de détail, mais elle n’a pas pu inverser le processus de déclin des détaillants indépendants, en dépit des subventions et des prêts à faible taux. La loi sur les grands magasins de détail a cependant été assouplie à partir de 1990 et finalement remplacée en 1998 par la loi sur les sites de grands magasins de détail, portant davantage sur la réglementation de l’impact environnemental (embouteillages, nuisances sonores, déchets, etc.) que sur la protection des petits commerçants.

Le développement des coopératives a également été entravé par d’autres restrictions limitant la concurrence afin de protéger les détaillants. Le système de vente au détail à prix imposé a souvent contrecarré les tentatives des coopératives universitaires pour vendre des livres à prix réduit, dans la mesure où les libraires pressaient les grossistes de mettre en place des embargos. De nombreuses coopératives furent exclues des licences de détail pour le riz et les spiritueux, parce que les détaillants de ces produits empêchaient les adhésions en faisant pression sur les autorités pour qu’elles n’accordent pas de nouvelles licences d’exploitation. Elles devaient donc payer un loyer élevé aux détaillants disposant d’une licence. Tandis que la vente au détail du riz fut largement libéralisée en 1994, la vente au détail des spiritueux a été progressivement dérégulée depuis 1995.

Une politique familiale qui favorise la féminisation des coopératives

Dans le champ social, les femmes ont obtenu le droit de vote en 1945 et le Code civil révisé de 1947 a aboli le système familial paternaliste pour donner des droits égaux aux femmes, tandis que le système de registre familial était maintenu. La désindustrialisation rapide déclencha une vague massive d’exode rural, qui modifia de manière significative la société dans son ensemble. Les liens communautaires traditionnels qui caractérisaient la vie au village ne furent pas transposés dans les banlieues récemment sorties de terre. Les familles étendues furent remplacées par des familles nucléaires composées des parents et des enfants. Dans ce processus, un modèle de famille typique émergea parmi les travailleurs : les époux travaillaient pour gagner de l’argent et leurs épouses restaient à la maison pour s’occuper des enfants et des tâches ménagères. Cette division des rôles fondée sur le genre fut encore renforcée par des cadres institutionnels qui contribuaient à perpétuer la situation de ces femmes au foyer. En 1961, une réduction fiscale fut introduite pour les épouses, leur permettant de ne pas être soumises à l’impôt si leur revenu annuel était inférieur à 1 030 000 yens (revenu faible d’un travailleur à temps partiel en 1961). Ce système d’imposition fondé sur la famille découragea les velléités des femmes de trouver un emploi et influença d’autres systèmes, tels que la taxe d’habitation, l’assurance santé et les retraites, etc. En 1985, la loi modifiée sur les retraites nationales étendit la couverture obligatoire aux femmes au foyer, en leur ouvrant des droits à la retraite. Mais elles n’avaient pas de cotisations à verser : l’ensemble des travailleurs, parmi lesquels des femmes, cotisaient à leur place. Il existait des conventions de travail stipulant que les femmes devaient démissionner en cas de mariage ou de grossesse, qu’elles étaient exclues des promotions et de la formation et qu’elles n’avaient pas droit au versement de prestations familiales. Ce cadre institutionnel a renforcé le modèle familial fondé sur les femmes au foyer.

C’était donc un choix rationnel pour les familles que de maintenir les femmes au foyer en vue de maximiser leurs revenus disponibles. En effet, le nombre de femmes au foyer a continué à augmenter de la fin des années 50 au milieu des années 70. C’est seulement au milieu des années 80 que le nombre de femmes en activité a dépassé celui des femmes au foyer. Ce processus a vu naître une courbe de distribution de l’emploi des femmes en M : le ratio d’emploi atteint son pic durant la vingtaine, puis la quarantaine, alors qu’il est au plus bas durant la trentaine. Cela signifie que les femmes travaillaient jusqu’à ce qu’elles se marient ou qu’elles aient des enfants, puis restaient à la maison pour s’en occuper avant de reprendre un emploi à mi-temps pour apporter un complément de revenu au foyer. A partir du milieu des années 60, des femmes au foyer actives ont rejoint les groupes Han des coopératives de consommation et sont devenues le moteur de leur expansion rapide.

L’évolution des coopératives de consommation entre 1945 et 2010

Pendant la Seconde Guerre mondiale, la loi sur le contrôle des aliments de base a privé les coopératives de l’opportunité de se lancer dans le commerce de denrées essentielles telles que le riz. Les attaques aériennes contre les principales villes ont détruit les installations des coopératives, qui se sont retrouvées au bord de l’effondrement. Quand la guerre a pris fin, elles ont dû repartir de zéro. Juste après la reddition japonaise, l’économie entière a plongé dans le chaos à cause de la destruction massive des moyens de production et de distribution. Le système de rationnement mis en oeuvre pour les aliments de base ne pouvait en réalité couvrir les besoins en riz et en denrées essentielles pour la vie quotidienne des consommateurs. La majorité de la population urbaine fut confrontée à la pénurie de nourriture et d’autres produits de première nécessité, ainsi qu’à une inflation galopante. Pour ne pas mourir de faim, les Japonais durent s’approvisionner au marché noir et troquer leurs objets de valeur contre de la nourriture auprès des fermiers.

La prolifération des centrales d’achat

Dans ce contexte, de nombreuses centrales d’achat furent organisées par les habitants dans les quartiers ou par les travailleurs dans les bureaux et les usines. Un grand nombre d’entre elles découlaient des organisations d’assistance mutuelle, telles que les chonakai, ou des départements d’aide sociale des entreprises. Leur mission était de procurer de la nourriture à leurs membres à partir des fermes et des usines. Ces centrales étaient souvent appelées kaidashi kumiai (« associations d’achat »). Elles se sont répandues très rapidement : plus de 6 500 coopératives étaient en activité en septembre 1947. Dans la seule ville de Tokyo, 471 coopératives ont été fondées en 1946-1947. Ce phénomène a marqué la première phase de croissance de l’histoire des coopératives de consommation dans l’après-guerre. La plupart d’entre elles souffraient cependant de l’absence d’une gestion efficace et d’un soutien logistique, et elles se sont effondrées peu après que le système a rationnement ait commencé à fonctionner. Le nombre de coopératives s’est par conséquent rapidement réduit à 1 130 en octobre 1950.

L’émergence des coopératives centrées sur les travailleurs

Le syndicalisme s’est rapidement développé au cours des années 50 et a endossé la responsabilité d’assistance aux travailleurs, en plus de sa fonction principale de négociation collective. Dans ce processus, des coopératives ont été créées grâce à l’aide des syndicats pour prendre en charge des activités économiques ayant pour objet de satisfaire divers besoins  des travailleurs. Elles ont marqué la deuxième époque de croissance des coopératives de consommateurs. Les conseils de syndicats locaux ont apporté leur aide pour la mise en place de coopératives de consommation fondées sur la communauté et dirigées par les travailleurs. Ces coopératives ont exploité des magasins relativement importants en comparaison des petits commerces qui dominaient à cette époque, procurant une grande variété de denrées et de biens de consommation dans les petites villes, avant l’arrivée des supermarchés. Elles ont rencontré un succès immédiat, grâce à l’enrôlement automatique des membres des syndicats en leur sein, et ont attiré une large gamme de consommateurs. Les détaillants ont réagi fortement en engageant une campagne virulente contre les coopératives. Le succès de ces dernières a cependant été éphémère en raison du manque de formation et de qualités managériales de leurs membres. Elles ont particulièrement échoué à concurrencer le format émergent des supermarchés mis en place par des détaillants progressistes à la fin des années 50. Tirant les leçons de leurs échecs, certaines se sont transformées en coopératives orientées vers le consommateur. La coopérative Tsuruoka a lancé les groupes Han en 1955 pour répandre l’information sur le système de libre-service.

L’expansion des coopératives citoyennes

L’expansion économique rapide à partir de la fin des années 50, en même temps qu’elle améliorait considérablement le niveau de vie, a entraîné une migration rapide vers les villes les plus importantes. Ce processus s’est conjugué à des changements révolutionnaires dans la consommation et la distribution au Japon. Les fabricants ont développé un système de production et de distribution de masse de produits d’épicerie transformés et conditionnés en utilisant des additifs alimentaires chimiques, souvent à l’origine de graves problèmes de santé. Même les aliments frais étaient produits de manière industrielle, avec une utilisation excessive des pesticides et des antibiotiques. Des accidents impliquant du lait contaminé à l’arsenic et de l’huile consommable souillée par des PCB [4] ont entraîné de sérieux problèmes sanitaires, tandis que le thalidomide [5] a été à l’origine de malformations chez des enfants, contraints de vivre sous assistance toute leur existence. Les consommateurs s’inquiétaient au sujet de ces produits chimiques ainsi que du contrôle exercé sur les prix, des étiquettes qui les induisaient en erreur et de la pollution de l’air et de l’eau. Cette situation a entraîné un recentrage de la consommation vers la recherche d’une nourriture plus saine, les droits des consommateurs et la protection de l’environnement.

Dans les années 60 et 70, d’importantes campagnes de protestation des consommateurs ont été lancées contre les additifs alimentaires, le contrôle des prix, les étiquetages abusifs, la pollution de l’eau et l’eczéma causés par les détergents, la pollution de l’air, etc. Des femmes au foyer créatives ont lancé le mouvement du lait à 10 yens (en 1961, la bouteille de lait coûtait en moyenne 16 yens) et organisé en de nombreux lieux des centrales d’achat pour assurer un approvisionnement en lait pur inaltéré à leurs familles, en particulier aux enfants. Elles ont formé des groupes Han pour commander et réceptionner le lait et d’autres produits. De ces centrales d’achat ont émergé vers 1970 les shimin seikyo, ou coopératives citoyennes, issues de milieux variés : les coopératives universitaires aidaient les femmes au foyer à créer et à diriger des coopératives de consommation en fournissant de la main-d’oeuvre et une expertise à Sapporo, à Saitama, à Nagoya et à Kyoto, tandis que les syndicats ont assisté la formation des coopératives Saikatso Club à Tokyo et à Yokohama. Les coopératives existantes se sont jointes à elles : la coopérative de Nada et celle de Kobe ont fusionné en 1962 au sein de la coopérative Nada-Kobe et introduit en 1977 des achats groupés, tandis que la coopérative Yokohama a adopté les groupes Han dans les années 60 et s’est jointe à d’autres pour créer la coopérative Kanagawa en 1975. La coopérative Tsuruoka s’est graduellement transformée en coopérative citoyenne et a initié en 1974 une action collective au tribunal pour exiger des compagnies pétrolières la réparation des dégâts subis par les consommateurs en raison de l’action des cartels après le choc pétrolier. Leurs caractéristiques communes incluaient les initiatives des femmes au foyer, les groupes Han et les achats collectifs (avec livraison à domicile aux groupes Han) et les dimensions de mouvement social. La JCCU a développé des produits alternatifs reflétant les attentes exprimées par les campagnes de consommateurs : la marque de lait Co-op pour promouvoir le lait à 10 yens, le savon et le détergent Co-op pour diminuer son impact sur la santé et sur l’eau, le label de téléviseurs en couleur Co-op pour aider les campagnes de consommateurs contre le contrôle des prix, etc. De plus, de nombreuses coopératives ont initié les sanchoku (des transactions directes entre consommateurs et producteurs) pour acheter des aliments frais fiables, afin de restaurer la confiance en définissant par contrat les termes de la production alimentaire (c’est-à-dire la réduction des produits chimiques pour assurer la croissance des fruits et légumes et un usage modéré des antibiotiques pour nourrir le bétail).

Aux alentours de 1980, certaines coopératives de consommation ont introduit des innovations technologiques pour l’achat groupé, telles que la lecture par ordinateur des bons de commande, le paiement par débit bancaire automatique et le tri semi-automatique dans les entrepôts. Ces innovations se sont rapidement répandues à travers le pays, allégeant considérablement le fardeau du consommateur et contribuant à la croissance rapide. Le chiffre d’affaires des coopératives citoyennes a connu dans les années 70 et 80 une croissance à deux chiffres, attribuée au système de livraison à domicile. Jusqu’aux années 80, des coopératives citoyennes ont été installées dans chaque préfecture, attirant un grand nombre de consommateurs, et le nombre de membres est passé de 2 millions en 1970 à 14 millions en 1990, alors que le chiffre d’affaires a été multiplié par dix durant le même laps de temps. Les coopératives de consommation de type japonais ont donc été créées sous l’impulsion des femmes au foyer et ont constitué la troisième période de croissance (graphique 1).

Les coopératives de consommateurs ont commencé à s’impliquer dans des problématiques sociales plus larges. Elles ont pris part à des campagnes environnementalistes, en surveillant les pluies acides et la pollution de l’air, en vérifiant l’utilisation des détergents et le drainage et en adressant des pétitions aux municipalités pour une réglementation plus stricte. La coopérative Kobe a mis en place des groupes d’assistance mutuelle de membres, pour ceux qui avaient besoin de soins et d’aide individuelle à bas prix. Cette stratégie a montré son efficacité pour l’assistance aux personnes âgées, aux handicapés ou aux mères célibataires. Et elle s’est répandue à travers le pays, favorisant par la suite l’entrée des coopératives dans le secteur du soin aux personnes âgées sous le régime de la loi sur l’assurance des soins de longue durée. Les coopératives apportaient un soutien actif aux campagnes en faveur de la paix, ce qui incluait l’apprentissage des effets des bombes atomiques, des marches et des rassemblements à Hiroshima et à Nagasaki et la collecte de signatures contre la course aux armements nucléaires en vue de les soumettre aux Nations unies. Ces actions ont contribué à la mobilisation de l’opinion publique. Elles ont commencé en 1984 à lever des fonds pour l’Unicef afin d’aider les femmes et les enfants des pays en développement et elles sont devenues le premier collecteur de fonds au Japon. La JCCU a demandé aux coopératives de consommation de contribuer à la création, en 1987, du Fonds asiatique de coopération, qui a été utilisé pour fournir une assistance technique de mouvement à mouvement aux coopératives des pays en développement.

Graphique 1

Evolution du nombre de membres des coopératives citoyennes

Evolution du nombre de membres des coopératives citoyennes
Source : recueil annuel de statistiques des coopératives de consommation publié par la JCCU

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La stagnation de la croissance depuis le milieu des années 90

Le chiffre d’affaires des magasins à succursales se contracte de manière continue depuis 1993, en partie à cause de la récession persistante et du faible niveau de consommation. Cette situation a déclenché une vive compétition au cours de laquelle tous les détaillants ont tenté d’obtenir une part d’un marché de plus en plus réduit. Le nombre de petits commerçants a continué à décliner, tandis qu’un grand nombre de magasins de vente d’alcool ou de riz ont rallié les chaînes de magasins franchisés, plus sécurisantes. Même certains des plus grands magasins et des chaînes de supermarchés ont fait faillite. La concentration des grands détaillants s’est intensifiée en conséquence. Le chiffre d’affaires des coopératives est entré, lui, dans une phase de stagnation à partir du milieu des années 90, ouvrant la quatrième époque du mouvement. Les coopératives ont alors pris des mesures pour croître et augmenter leur capacité d’achat à travers des consortiums régionaux. Pour faire face à la difficulté croissante à maintenir les groupes Han et à la diminution des opérations d’achat groupé, la Fédération des coopératives de consommation métropolitaines (renommée Pal System Consortium en 2005), composée de petites coopératives, a expérimenté la livraison à domicile en 1990. Cette initiative a été accueillie positivement par les consommateurs qui souhaitaient se fournir auprès des coopératives, mais ne pouvaient pas prendre part à des opérations d’achat conjoint pour des raisons variées. Alors qu’au début les coopératives hésitaient à abandonner les groupes Han, ce type d’action a été imité par de nombreuses autres pour devenir un système commercial performant. Les coopératives ont donc réussi à maintenir leur chiffre d’affaires au cours de la dernière décennie. Tandis que le déclin des ventes de détail a été contrebalancé par l’augmentation des ventes dans les actions d’achat groupé, ces dernières ont été remplacées ou suppléées par les opérations de livraison à domicile dans les années 2000 (graphique 2, en page suivante).

Depuis cette époque et jusqu’à aujourd’hui, les coopératives de consommation ont relevé les nombreux défis qui menaçaient leur existence : des désastres naturels, une gouvernance inappropriée, un étiquetage falsifié et des aliments empoisonnés. Le grand tremblement de terre de Hanshin-Awaji, en 1995, a causé des dommages irréversibles à la coopérative Kobe, qui a perdu son siège, son système informatique et nombre de ses surfaces de vente et de stockage. La coopérative a repris ses activités pour fournir de la nourriture et des biens de première nécessité aux victimes, tandis qu’elle apportait des biens aux camps de réfugiés dans le cadre d’un accord avec la ville de Kobe sur les fournitures d’urgence. D’autres coopératives ont envoyé des volontaires et des camions à Kobe afin d’aider à la reconstruction. Tirant les leçons de la catastrophe, les coopératives de tout le pays se sont ruées vers la zone dévastée par le grand tremblement de terre de l’est du Japon en 2011.

Les problèmes de gouvernance sont apparus en 1997 et 1998, quand le PDG de la deuxième plus grande coopérative de Sapporo a falsifié des rapports financiers et que le vice-président de la coopérative Osaka-Izumi a dépensé l’argent de l’organisation pour son bénéfice personnel, tandis que la coopérative Saga étiquetait du boeuf importé de piètre qualité comme étant du boeuf tokachi de premier choix. La JCCU a enquêté sur ces affaires et mis en oeuvre des actions correctives, en même temps qu’elle publiait un guide des bonnes pratiques de gouvernance d’entreprise. La JCCU a pâti depuis l’an 2000 d’un certain nombre d’étiquettes falsifiées et de produits empoisonnés de marque Co-op, portant ainsi un coup fatal à la réputation de championnes de la nourriture saine dont bénéficiaient les coopératives. S’il a été démontré que les pesticides avaient été délibérément injectés dans les sachets de nourriture par des employés chinois mécontents, la JCCU a découvert des failles de sécurité sanitaire au sein de la chaîne d’approvisionnement et a pris des mesures incluant un système d’alerte précoce et de défense des aliments.

Graphique 2

Evolution du chiffres d’affaires des coopératives citoyennes

Evolution du chiffres d’affaires des coopératives citoyennes
Source : recueil annuel de statistiques des coopératives de consommation publié par la JCCU

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Les caractéristiques des coopératives japonaises de consommateurs

La place dominante occupée par les femmes, les groupes Han et l’achat collectif, l’interdiction du commerce avec les non-membres et l’implication dans les campagnes pacifiques sont souvent présentées comme les caractéristiques distinctives des coopératives japonaises de consommateurs, par rapport à leurs homologues des autres pays industrialisés. Je voudrais ici discuter les caractéristiques de ces coopératives de consommation de type japonais sous trois aspects : l’adhésion, les affaires et les coopératives comme mouvement social.

La participation active des membres

L’aspect le plus particulier des coopératives japonaises a été la participation protéiforme des membres, allant de la fixation des objectifs à l’exercice de la gouvernance. Les groupes Han étaient traditionnellement de petites unités de coopératives de consommation, où quelques membres d’un quartier se rassemblaient pour transmettre leurs opinions à la coopérative. Au sein des coopératives, 31 % des membres appartenaient à des groupes Han et la taille moyenne de ces structures était de 3,8 membres. Les premiers groupes Han ont vu le jour au sein de la coopérative Tsuruoka. Au départ, des femmes au foyer se rassemblaient au domicile des membres, afin que le personnel des coopératives leur explique comme utiliser le système de libre-service. Les groupes Han se sont montrés efficaces pour faciliter la communication entre les membres et l’équipe managériale. Cette expérience a été hautement appréciée et reproduite à travers le pays dans les années 60 et 70. S. A. Book (1992, p. 113-114), qui estimait que la recherche d’une participation démocratique des adhérents était l’essence des coopératives, louait les groupes Han comme « un exemple intéressant de la combinaison d’une autonomie très locale avec une responsabilité et une identité commune à l’ensemble ».

Des pratiques commerciales innovantes

La seconde caractéristique des coopératives est leur système commercial unique de livraison à domicile. Ce système a été inventé en partie en réponse à des obstacles institutionnels et en partie comme une opportunité pour innover à partir des besoins des membres. L’achat collectif est un système unique de livraison à domicile aux groupes Han, dans lequel les adhérents donnent des ordres collectifs hebdomadaires au personnel chargé de la livraison, qui les approvisionne en aliments et en produits d’épicerie la semaine suivante. Dans de nombreux cas, le système de livraison à domicile résulte de groupes de consommateurs qui s’inquiétaient de l’innocuité des aliments. Le système a particulièrement plu à la population en croissance des quartiers nouvellement construits, qui manquaient de lieux d’achat. Ce système a pu être démarré avec relativement peu de capital, dans la mesure où les coopératives n’avaient pas à faire d’investissements importants dans les sites de vente et le bâtiment : elles avaient simplement besoin d’ordinateurs, d’entrepôts et de camions de livraison. Cela ne requérait pas de techniques sophistiquées de gestion des magasins ni l’embauche de coûteux gestionnaires de sites  de vente nécessitant des années de formation. Le travail bénévole des membres a ainsi permis de réduire les coûts d’opération, tandis que cette implication était récompensée par la commodité d’être livré. De plus, la nature du système permettait aux membres de faire valoir facilement des réclamations auprès de l’équipe managériale, qui en retour améliorait ses produits et sa gestion. Ce système spontané de retour d’expérience fonctionnait et renforçait la loyauté des membres envers les coopératives. Le système d’achat groupé a donc combiné efficacité économique et participation des membres. Du point de vue réglementaire, par ailleurs, les coopératives n’avaient pas à faire face à la résistance des vendeurs de détail concurrents, la vente à domicile n’étant pas réglementée. Ce système commercial s’est toutefois heurté à des obstacles variés dans l’environnement mouvant des années 90 et a été remplacé par un système de livraison à domicile individuelle.

Un mouvement social

La dimension de mouvement social des coopératives japonaises de consommateurs a été présentée comme reflétant la nature associative de  la coopération. Les coopératives naissent en plein développement de la société de consommation et du mouvement écologique, qui cherchaient une solution à la masse de problèmes associés à l’industrialisation rapide et à l’influence entrepreneuriale croissante dans les années 60 et 70. Les coopératives ont aussi pris une part active dans les campagnes antinucléaires dans les années 80. Elles ont commencé à lever des fonds pour l’Unicef et le Fonds de coopération asiatique, afin d’aider les peuples des pays en développement. Elles se sont impliquées depuis les années 90 dans des problématiques plus larges concernant le bien-être social et environnemental au sein des communautés. En tant que telles, elles ont été orientées depuis le début vers la culture du consommateur, ce qui est différent de la culture du travailleur qui a dominé dans la plupart des pays européens, bien que la divergence s’estompe en raison de la mondialisation et de la révolution des technologies de l’information.

Les leviers de l’essor des coopératives de consommation japonaises

Le cadre institutionnel a influencé la nature des coopératives de consommation dans leur rapport à leurs membres et dans leur autonomie. Les coopératives ont été contraintes de faire adhérer tous les clients. Les membres participaient de différentes manières à la gouvernance, à travers les groupes Han, les comités de district et les panels de consommateurs, en plus des organes requis par la loi tels que l’assemblée générale annuelle et le conseil d’administration. Le modèle était bien celui du sociétaire propriétaire, utilisateur et administrateur de sa coopérative. Ce principe identitaire a produit une organisation indépendante. Les coopératives n’ont pas reçu d’aides du gouvernement lorsque des opportunités se sont fait jour. De plus, leurs campagnes pacifistes et celles en faveur des consommateurs ont souvent été perçues par les conservateurs comme étant de gauche. De nombreuses coopératives ont en effet été fortement associées aux partis d’opposition, tandis qu’un petit nombre maintenait des contacts avec le parti majoritaire. Une majorité de coopératives a cependant adopté une posture politique plus neutre, alors qu’elles croissaient et englobaient une population plus large. Depuis la fin des années 80, le gouvernement a reconnu le rôle des coopératives comme « contre-pouvoir du consommateur[6] ». Les coopératives ont dans le même temps commencé à faire des efforts afin de créer une relation favorable avec l’ensemble des partis politiques. Elles sont désormais supposées « promouvoir l’aide mutuelle pour suppléer l’initiative personnelle et le recours à l’assistance publique », et elles ont renforcé leur partenariat avec les gouvernements locaux dans les secteurs de la protection environnementale, de l’assistance sociale, etc. [7]. Mais ce rôle est encore loin d’être institutionnalisé, en comparaison des coopératives agricoles, qui ont été largement subventionnées, assistées et contrôlées par le gouvernement. L’indépendance des coopératives de consommation est encore d’actualité.

Typologie des coopératives japonaises de consommateurs

Bien que les coopératives japonaises de consommateurs partagent des caractéristiques essentielles, différents types peuvent être distingués en termes d’orientation, de composition des membres, de format commercial, etc. Il existe un large spectre, allant de coopératives orientées plutôt vers le commerce et cherchant à organiser un sociétariat majoritaire à celles orientées vers le mouvement social et s’adressant à une minorité de membres. Je présente ici un essai de typologie, bien qu’il risque d’être trop simplifié : type général, type nouvelle vague, type alternatif (tableau 1, en page suivante).

Tableau 1

Typologie des coopératives japonaises de consommation

Typologie des coopératives japonaises de consommation

* Les coopératives régionales typiques, appartenant au type général, sont les consortiums des coopératives de consommation (CCC), ou fédérations, qui sont les plus grandes sociétés créées par fusion à l’intérieur de chaque préfecture.

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Conclusion

Les coopératives japonaises de consommation présentent des caractéristiques uniques, qui se sont forgées dans un environnement socioéconomique spécifique. Ces caractéristiques persistent, mais elles s’adaptent aux changements induits par la mondialisation, la révolution technologique et le changement démographique. Dès lors, une question se pose : le modèle japonais est-il en train de converger avec le modèle européen ou d’en diverger ? La gestion d’organisation de grande taille va inévitablement converger en de nombreux points, bien que les aspects humains de la participation des membres et de l’implication des employés soient appelés à persister un certain temps. Dans tous les cas, une étude comparative sur les formes de développement des coopératives permettrait d’approfondir la compréhension de l’évolution des coopératives et des perspectives futures.