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La création d’un ministère délégué à l’Economie sociale et solidaire est le fruit d’un travail de longue haleine, marqué par bien des espérances et des déconvenues. L’affirmation politique de l’économie sociale et solidaire a connu, connaît toujours, des vicissitudes. L’intuition des pionniers de 1970 est longtemps restée ignorée et, quand elle le fut moins, considérée comme hasardeuse, voire sans fondement. A tel point que plusieurs de ses acteurs, y compris parmi les plus engagés et dévoués, se sont demandé, dans les années 80 et 90, s’il fallait poursuivre ou abandonner ce projet d’économie sociale et ont été tentés de revenir aux identités fortes des mondes coopératifs, mutualistes et associatifs. On sait aujourd’hui qu’ils ont bien fait d’insister : le ministère est une reconnaissance de la réalité de l’ESS qui lui fait franchir une étape sans doute décisive. Il convient donc de rendre hommage à toutes celles et à tous ceux qui depuis plus de quarante ans ont contribué à faire exister l’économie sociale, puis l’économie sociale et solidaire. Parmi les initiateurs et leurs premiers héritiers, il faut saluer les fondateurs du Cnlamca, responsables du Groupement national de la coopération, du Gema, de la FNMF, de l’Uniopss, dont plusieurs personnalités tinrent un rôle décisif : Jacques Moreau, puis Jean-Claude Detilleux, François Bloch Lainé, Georges Davezac, René Teulade, Jacques Vandier.

L’intervention des intellectuels du mouvement a été décisive dans le choix du terme (en référence à Charles Gide) et sa définition initiale, que l’on doit à Henri Desroche et à Claude Vienney, puis à Thierry Jeantet et à Danièle Demoustier en France. Citons aussi Jacques Defourny, en Belgique, et Benoît Lévesque, au Canada ; Edith Archambault, Philippe Kaminski à l’Addes, fondée par André Chadeau ; les personnalités politiques qui ont porté l’économie sociale sur les fonts baptismaux ou ont animé son secrétariat d’Etat ou sa délégation, Michel Rocard, Michel Baroin, Lucien Pfeiffer, Pierre Roussel, Jean Gatel, François Soulage, Hugues Sibille et Guy Hascoët ; les grandes figures de la délégation, en tête desquelles Marcel Hipszman, qui l’accompagna de 1983 à 2002, Scarlett Courvoisier, qui signe dans ce numéro un témoignage averti de cette aventure, Daniel Rault. Sans oublier les nombreux acteurs intervenant au niveau européen, dont Paul Ramadier et Jacques Delors.

André Chomel initia dans la Recma un débat qui ne faiblit pas : Serge Koulytchizky, Maurice Parodi y contribuèrent largement, et il suffit de tourner les pages de la Revue des études coopératives devenue Revue internationale de l’économie sociale pour comprendre cette singulière histoire.

Social et solidaire, le ministère doit aussi aux mouvements qui, en Amérique latine et au Québec, se revendiquent d’une économie solidaire qui conquit les premiers secrétariats, dont celui de Paulo Singer au Brésil. L’économie sociale et l’économie solidaire ont en commun d’être les filles de l’éducation populaire. Deux grands éducateurs les ont définies comme telles : Henri Desroche, en Europe, et Paulo Freire, au Brésil. L’ESS est indissociable de l’inspiration de ces deux grands éducateurs qui nous rappellent que, loin de se limiter aux organisations instituées, l’ESS inclut les associations coopératives n’ayant ni statut ni activité commerciale et que, bien que réunissant des organisations ayant une activité économique, elle constitue également un mouvement d’éducation et d’émancipation.

L’un des effets curieux de cette reconnaissance est que l’imprécision du terme ESS, si souvent dénoncée, qui était hier encore source de division et d’affaiblissement, devient, par le simple fait que l’existence de l’ESS ne peut plus être mise en doute, source d’un débat mobilisateur susceptible de la renforcer. C’est si vrai qu’un ministère délégué, hier inespéré, en devient presque insuffisant pour nourrir les ambitions d’un mouvement en plein essor et d’acteurs désormais bien organisés. Les groupements régionaux des coopératives, mutuelles et associations (GRCMA) ont donné naissance aux chambres régionales de l’économie sociale-solidaire (Cres ou Cress), qui en quelques années ont réussi à s’imposer comme le lieu fédérateur des mouvements et comme le partenaire des collectivités. Toutes les régions, de nombreux départements et communautés d’agglomération disposent, depuis plusieurs années parfois, d’une vice-présidence et d’un service d’économie sociale et/ou solidaire.

La reconnaissance de l’ESS a ainsi suivi un mouvement descendant, puis un mouvement ascendant. Mouvement descendant initié par des leaders vers des mouvements et des membres, puis mouvement ascendant des régions vers l’Etat. Double mouvement très curieux, puisque antérieurement les mouvements coopératifs, mutualistes et associatifs se sont organisés de façon ascendante, comme forme d’organisation d’un mouvement social, et qu’inversement les prérogatives des régions ont été données par l’Etat selon un mouvement descendant.

Dernier épisode en date également étonnant : presque par hasard, le ministre délégué de l’ESS se voit aussi chargé de la Consommation. Or, cette association est loin d’être inintéressante, puisque les organisations les plus importantes de l’ESS sont des mouvements d’usagers et que les coopératives de consommateurs, aujourd’hui bien affaiblies, ont connu une épopée dont les leçons ne sont pas encore tirées. Coïncidence remarquable, cette association entre la consommation et l’ESS au sein du ministère intervient l’année du centenaire de la création de la Fédération nationale des coopératives de consommateurs (FNCC), anniversaire qui semble oublié au coeur même de l’Année internationale des coopératives. Cet oubli est regrettable, parce que la création de la FNCC, en 1912, scellait l’alliance improbable entre la coopération chrétienne de Charles Gide et la coopération socialiste de Jean Jaurès, dans laquelle Marcel Mauss, militant socialiste et coopératif, joua un rôle décisif. Dès 1912 et durant trois décennies au moins, la FNCC a été le creuset d’une créativité à ce jour inégalée dans l’histoire coopérative française : sur le plan économique, création d’une puissante centrale d’achat, d’une banque de dépôt, d’une société de financement, de sociétés de crédit-bail-immobilier et mobilier, d’une compagnie d’assurance coopérative – La Sauvergarde –, définition d’une stratégie de développement fondée sur une planification territoriale ; au niveau de la formation, accompagnement de la création de l’Office central des coopérative à l’école (OCCE), des Presses universitaires de France (PUF) sous forme coopérative, création de bibliothèques, de cinémas d’art et essai, de centres de vacances – réunis au sein de L’Entraide coopérative –, d’un comité national de loisirs, Coop-voyages, et, plus tardivement (1955), d’un Laboratoire coopératif pour l’information, la protection et la représentation des consommateurs, qui joua aussi le rôle d’une association consumériste. Bref, la FNCC a su en son temps prendre la responsabilité qui lui incombait de nourrir et d’animer le mouvement coopératif. La maturité politique et institutionnelle à laquelle accède enfin l’ESS, dont témoigne aujourd’hui la création d’un ministère délégué à l’ESS, donne aux mouvements représentatifs une responsabilité nouvelle dont ils se sont d’ores et déjà saisis. 2012 est sans nul doute une date importante dans l’histoire de l’ESS : pour la première fois, les acteurs de cette économie peuvent espérer l’élaboration d’une politique de l’économie sociale et solidaire.