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Lors de la journée de rencontre organisée à la maison du peuple de Saint-Claude (Jura), en novembre 2008, sur le thème « La mémoire coopérative et mutualiste » [1], les intervenants – archivistes, historiens, entrepreneurs – ont montré la variété des positions mémorielles des divers mouvements de l’économie sociale. Quelles que soient les structures (mutuelle, coopérative de production, coopérative de consommation, coopération bancaire) et les régions du monde (France, Italie, Québec, Japon [2]) représentées ce jour-là, la question de la mémoire n’était certainement pas imaginée comme primordiale face à l’actualité à laquelle les entreprises sont quotidiennement confrontées.

Le constat du traitement de cette mémoire reste ambigu. La mémoire est fréquemment rappelée, disons plutôt convoquée. Les ouvrages récents traitant de l’économie sociale en France répètent à l’envi une histoire quasiment mythique – de Rochdale ou des utopistes vers les formes actuelles –, brossant sommairement un cursus trop propre, certainement légendaire, mais aujourd’hui presque totalement vidé de son sens (Jeantet, 2006). L’expérience historique semble évacuée en quelques mots.

Il ne s’agit pas, ici, de dresser un inventaire des publications sur l’histoire des entreprises de l’économie sociale, ni de faire un bilan des sources disponibles, pour poursuivre l’oeuvre initiée par Michel Dreyfus en 1987. Le but de ces lignes est de présenter un exemple parmi d’autres de sources accessibles et de leur potentiel d’information pour comprendre le fonctionnement sur le long terme d’une entreprise coopérative : les archives de l’Union des coopérateurs de Haute-Savoie (1888-1977).

Quelle histoire ? Qui la construit ? Comment l’écrit-on ?

La production historiographique fut abondante dès les grandes avancées des différents mouvements, dans le courant du xixe siècle. Les premiers anniversaires des coopératives de consommation donnaient fréquemment lieu à une célébration et à des festivités. On écrivait l’histoire de l’entreprise alors qu’elle n’en était qu’à l’enfance. C’était l’occasion de dresser un bilan des acquis, de se féliciter des actions réussies, de saluer l’oeuvre d’un coopérateur, de lui démontrer la reconnaissance des bénéficiaires. En revanche, les fermetures, les faillites, les abandons étaient généralement occultés. Le discours historique était un argument de la réussite, une preuve. Ces récits téléologiques tendaient à conforter des expériences qui, il est vrai, étaient souvent menées au coeur de tensions sociales locales.

L’ouvrage capital de Jean Gaumont, publié en 1924, marque une apogée dans cette croyance en l’histoire. L’auteur, coopérateur lui-même, « autodidacte et passionné d’histoire » [3], retrace les débuts et l’expansion du mouvement de la coopération de consommation en France. La grande qualité de ses recherches n’occulte pas qu’il limite l’analyse historique à l’établissement d’une chronologie détaillée de l’histoire du mouvement dans sa multitude de formes et d’expériences ; il collabora également au Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, oeuvre collective dirigée par Jean Maitron, où les coopérateurs sont toutefois beaucoup moins représentés que les syndicalistes… Ces formes de discours choisies pour raconter l’histoire coopérative soulignent encore l’aspect spécifique de cette approche historiographique : chronologie et biographie coopèrent à l’écriture d’un récit frôlant l’hagiographie, un récit mémoriel à but éducatif.

Jean Gaumont rédigea une chronique historique dans Le Coopérateur de France jusqu’à la fin de sa vie. A cette époque-là, et depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le discours historique sur la coopération ou la mutualité se tarit, ou plutôt il est « recyclé » par les nombreux ouvrages plus généralistes qui paraissent alors, notamment sous la plume de Georges Fauquet, de Gaston Defossé, de Georges Lasserre, puis d’Henri Desroche et de quelques autres. Tous rappellent l’histoire, fondent leur récit contemporain sur un premier chapitre historique, mais comme le souligne Henri Desroche au début du Projet coopératif, l’histoire du mouvement coopératif est autant écrite qu’à écrire « ou [à] récrire » : « C’est que deux difficultés s’opposent à l’avancée de cette historiographie, et elles sont paradoxalement contradictoires. L’une tient à l’intérêt insuffisant porté par tout mouvement d’action à la réflexion sur cette action [...], l’entretien de sa mémoire collective lui paraît un luxe et parfois une gêne [...]. L’autre raison serait inverse, car elle tiendrait plutôt à un intérêt excessif, celui qui en tout mouvement conduit à produire une histoire de son passé à l’image de sa conjoncture présente [...] » (Desroche, 1976).

Depuis ces lignes, très rares sont les recherches scientifiques qui ont abordé le sujet de l’histoire coopérative. Quelques historiens français s’y sont toutefois intéressés [4], mais demeure la grande difficulté, voire l’impossibilité, à lancer de sérieuses recherches, que ce soit en milieu universitaire ou au sein même des institutions. A quand l’élaboration de solides monographies d’entreprises coopératives comme les construisent les historiens des entreprises « classiques » depuis les années 80, historiens qui disposent aujourd’hui d’une revue (Caron, 1992) [5] ? A quand une analyse subtile des conditions sociales de création ou de disparition de ces entreprises replacées dans leur milieu, inspirée par exemple des méthodes de l’anthropologie historique ?

Italie, Québec, Suisse : la recherche coopérative en pointe

Pour ne prendre qu’un contre-exemple : ce n’est ni la lecture de Fourier, ni la connaissance de l’expérience anglaise, ni la misère qui conduisirent quelques habitants de Saint-Claude (Jura, France) à la création de la « société d’alimentation » La Fraternelle en 1881, mais bien la convergence de phénomènes sociaux très concrets, d’un imaginaire et d’une symbolique opérationnels dans la société locale d’alors (type particulier de rapports sociaux, transformation du mode de production en cours dans ces années-là, existence d’une loge de francs-maçons et de son idéologie datée, crainte de l’élite marchande et politique devant la « question sociale », etc.). Le même constat a été fait pour les premières expériences « associatives » genevoises, dont certaines, de surcroît, comme la Boulangerie mutuelle fonctionnelle en 1837-1838, existaient avant la société des Equitables Pionniers de Rochdale (Renaud-Richli, 1948).

L’analyse historique des sociétés de secours mutuels québécoises proposée par Martin Petitclerc est exemplaire, en ce sens qu’elle replace ce mouvement dans la société qui l’a produit avec toute sa complexité et, surtout, ses transformations perpétuelles et inévitables (Petitclerc, 2007). Charles Heimberg, historien du mouvement social genevois et suisse romand, souligne l’exclusif angle d’attaque syndical ou politique de cette historiographie des mouvements sociaux, révélant de fait l’oubli quasiment général dans nos sociétés occidentales d’une analyse historique opérationnelle des expériences coopératives (Heimberg, 2009).

Que dire d’une histoire qui serait aussi une analyse dynamique, dans la durée, de ces mouvements sociaux variés, aujourd’hui regroupés – ou tentant de l’être – sous la bannière un peu trop fictive de l’économie sociale ? Deux exemples italiens semblent d’une rare efficacité. D’une part, les responsables émiliens de Legacoop Nord-Est, groupement coopératif régional, et diverses coopératives publient des études historiques de grande rigueur (Menzani, 2011), organisent des colloques, développent des modules de découverte de la culture coopérative à destination des scolaires (Anafu, 1987 ; Canovi, 2010 [6]). D’autre part, le plus récent Centro di cultura cooperativa, émanation culturelle de la Confcooperative de la province de Cuneo, multiplie les publications avant de proposer d’autres formes de valorisation (conférences, interventions en milieu scolaire, expositions, etc.) : plus de vingt ouvrages en cinq ans, à la fois monographies d’entreprises de tout type de coopération (bancaire, agricole, de consommation, de production, « sociale ») et bilans plus généralistes concernant surtout la période de l’après-guerre (Ianniello, 2004).

Des archives pourtant accessibles

Outre la stimulation indispensable de l’intérêt pour ces sujets vers les chercheurs, l’un des problèmes qui subsistent, et non des moindres, reste la localisation et l’accès aux sources. Où sont les masses de documents produites par les entreprises nombreuses de l’économie sociale depuis au moins un siècle et demi ? Selon quelles procédures sont-elles accessibles ? Heureusement, dès les années 70-80, plusieurs centres ont accueilli les archives des entreprises qui le souhaitaient, notamment les archives publiques de divers départements, dont celles du Jura, qui préservent les archives d’une des coopératives de production diamantaire san-claudiennes, Le Diamant (1897-1985), aujourd’hui classées et inventoriées. Autre exemple d’envergure, le Centre des archives du monde du travail à Roubaix [7], qui conserve la documentation produite par Les Coopérateurs de Lille ou celle issue du Crédit coopératif. Enfin, quelques centres « privés » hébergent plusieurs fonds disponibles, le Cedias-Musée social (www.cedias.org), bien sûr, qui a hérité dernièrement des archives de la Fédération nationale des coopératives de consommation (FNCC) ou encore le Centre d’histoire du travail à Nantes (www.cht-nantes.org). Un bilan des sources disponibles dans toutes ces institutions reste à faire et serait, bien entendu, une tâche essentielle à réaliser dans la suite de l’ouvrage de Michel Dreyfus déjà cité (Dreyfus, 1987).

Une source pour l’histoire des coopératives de consommation en Haute-Savoie

Un certain jour de 1978, à Evian, un chauffeur et son acolyte chargeaient huit grilles métalliques pleines de documents sur un camion affrété par les Coopérateurs du Jura. L’Union des coopérateurs de Haute-Savoie, de Savoie et de l’Ain fermait ses portes et vendait son entrepôt, mais ne voulait pas disparaître sans laisser de traces. Ainsi les archives de l’entreprise savoyarde gagnaient-elles les soutes de la maison du peuple de Saint-Claude, à la demande de ses administrateurs et comme pour prolonger la longue coopération commerciale et amicale entre les deux sociétés [8]. Ce souci de conservation de la mémoire rappelle la pratique remarquée pour les entreprises coopératives jurassiennes (Mélo, 2006).

L’histoire des coopératives de consommation peut être très riche d’enseignements, compte tenu de leurs particularités. En effet, une coopérative de consommation est une société de personnes et non une société de capitaux ; elle tend au service plutôt qu’au pur marché. Les sociétaires dirigent sur un mode égalitaire – « Une personne, une voix » – une boutique dont ils récupèrent une partie des bénéfices en fin d’exercice et au prorata de leurs achats annuels. C’est une forme « communautaire » ou « sociale » de l’économie qui possède toujours et développe souvent des fonctions extra-économiques (ou « sociales »), comme la solidarité ou l’enseignement. Le fait que des agents économiques soient rassemblés dans un organisme de production démocratiquement gouverné et non exclusivement soumis à la loi exclusive du profit a déjà une valeur éducative, comme le précisait Gaston Défossé (1942). Il devrait donc être intéressant de connaître par le menu les pratiques des coopérateurs au sein de leur entreprise, leur fonctionnement quotidien ou leurs relations avec l’environnement économique, politique ou social.

Une source pour l’histoire du xxe siècle

C’est la raison pour laquelle les archives bien conservées d’une entreprise aussi singulière que l’Union des coopérateurs de Haute-Savoie constituent un fonds d’une grande importance pour l’histoire contemporaine économique et sociale d’une région. Leur étude apporte des éléments sur le comportement des familles ou des individus dans la prise en charge de leur consommation par la création d’entreprises « autogérées » (l’idée d’une véritable « politique de la consommation ») [9]. Elle permet d’analyser l’évolution matérielle et idéelle de la consommation sur un siècle, ou la position de ces entreprises pendant l’Occupation, généralement soutien des maquis locaux [10]. L’étude de ces archives permet encore de comprendre les causes de la disparition d’un grand nombre de coopératives de consommation entre 1960 et 1980 [11] – une histoire en négatif, en quelque sorte, de la constitution des grands groupes de distribution actuels, mais aussi des risques spécifiques au monde coopératif de dérives sociales : abandon des « bonnes pratiques », atténuation du respect des valeurs fondatrices, gestion des relations de pouvoir, etc.

L’histoire de l’union savoyarde illustre un principe essentiel mis en place par la Fédération nationale des coopératives de consommation (FNCC) à la fin des années 20 : la « concentration » par le biais des « sociétés coopératives de développement », ainsi que les désigna Ernest Poisson dès 1931. Dans le but de renforcer l’impact territorial des coopératives de consommation, la fédération soutenait la création de sociétés à succursales multiples par la fusion de petites boutiques plus ou moins solides avec une entreprise mieux implantée et économiquement saine. La société absorbante devenait alors gérante d’un entrepôt chargé de ravitailler les sociétés absorbées, transformées en succursales, mais toujours dirigées par un groupe de sociétaires administrateurs relativement autonome.

Trente ans de concentration

L’Union des coopérateurs de Haute-Savoie fut fondée par l’association volontaire de commerçants du secteur alimentaire. En 1928, E. Floret, hôtelier à Evian, et les frères Leduc, employés à Nice, s’associaient pour créer une société à responsabilité limitée : la Société d’alimentation générale Leduc frères et Cie, avec un capital de 300 000 francs. Avec la cession de leurs parts en 1929, les frères Leduc laissaient leur place à MM. Barillot, Pollet et Spieser. La nouvelle société ainsi constituée avait pour objet « l’achat et la vente d’articles d’épicerie, d’alimentation générale en détail, gros et demi-gros, ainsi que toutes les opérations commerciales et industrielles s’y rattachant ». Basée à Evian, au 2, avenue de la Gare, elle prit le nom de Société d’alimentation générale évianaise (Sage), avec un capital de 500 000 francs. En 1932-1933, les discussions au sein du conseil d’administration aboutirent à la transformation de l’entreprise en coopérative de consommation, sous le nom d’Union des coopérateurs de Haute-Savoie. Entre 1935 et 1936, deux premières fusions consacrèrent l’extension territoriale annoncée dans l’intitulé : après une location d’un an du magasin de La Ruche annécienne, une coopérative fondée en 1902 (ou 1912 ?), la fusion permettait l’installation d’une succursale durable àAnnecy ; la reprise de la coopérative du Poilu, fondée en 1919, entraînait pour l’union l’accès aux consommateurs bonnevillois. Le manque de trésorerie empêcha toutefois le jeune groupement de solidement prendre pied sur le territoire.

L’entreprise ne joua pleinement son rôle de « société coopérative de développement » qu’après la Seconde Guerre mondiale, avec la construction, dès 1946, d’un entrepôt et de bureaux modernes à Evian. La fusion, en 1947, avec L’Union ouvrière de Faverges (fondée entre 1922 et 1924) initiait un véritable programme d’expansion. Plusieurs coopératives indépendantes intégrèrent alors l’Union des coopérateurs de Haute-Savoie, désignée comme entrepôt régional par la FNCC : en 1948, la coopérative du plateau d’Assy (fondée après 1924) ; en 1951, l’Union ouvrière de Cluses (fondée en 1905) et Coopos de Sallanches (fondée après 1924) ; en 1954, l’Economique du pont du Giffre (Marignier-Saint-Jeoire, fondée en 1905 ?) ; en 1955, l’importante coopérative des cheminots d’Annemasse (fondée en 1888), la Centrale de Chamonix (fondée en 1919) et la Coopérative du Mont-Blanc des Contamines-Montjoie (fondée en 1907). Les années 50 témoignent ainsi de la dynamique de l’union et de son investissement dans la structuration du mouvement coopératif de consommation sur le territoire haut-savoyard. Cependant, dans le même temps et malgré une augmentation constante de son chiffre d’affaires depuis le début des années 40, elle dut faire appel au soutien national. En 1951, la Société de gestion des coopératives de consommation (SGCC), émanation de la FNCC, prenait en main la gestion de l’entreprise pour cinq ans et rachetait l’entrepôt et les locaux. Cette opération permit une augmentation importante de l’activité et, en 1955, la fusion avec les sociétés d’Annemasse et de Chamonix entraînait le développement d’un nouveau service, la boulangerie. La solidarité coopérative, éveillée par une propagande associée à la cause du consommateur, constitua également, dans ces mêmes années, un atout non négligeable au développement. Au 31 décembre 1959, la société comptait 13 528 sociétaires, contre 647 en 1933, qui fréquentaient quarante-cinq magasins de vente, quatre dépôts, trois boulangeries et un bar-salon de thé [12].

En 1964 débutait une nouvelle phase d’expansion, capitale dans l’évolution de la coopérative. Unicoop, société siégeant à Lyon, confiait l’exclusivité des approvisionnements de ses succursales de la Savoie et de l’Ain à l’Union des coopérateurs de Haute-Savoie. Les deux sociétés s’étaient déjà affrontées en 1955, à propos du soutien à apporter à la coopérative La Prévoyante d’Ugine (fondée en 1909), finalement absorbée par Unicoop en 1961 ; en 1956, cette même société avait fusionné avec une coopérative de cheminots de Culoz (Ain ; fondée probablement vers 1885). En définitive, la société haut-savoyarde absorbait intégralement ces deux secteurs d’Unicoop en 1965, intégrant à son actif quinze nouveaux magasins de vente – localisés à Ugine, à Albertville, à Notre-Dame-de-Briançon et à Chambéry, pour la Savoie, ainsi qu’à Culoz, pour l’Ain. La même année, elle fusionnait avec l’Union des travailleurs de Marignier (fondée en 1910). En 1966, elle devenait l’Union des coopérateurs de Haute-Savoie, de Savoie et de l’Ain. Elle disposait alors de soixante-dix boutiques, de trois dépôts, de quatre boulangeries-pâtisseries, de deux boucheries et d’un bar-salon de thé ; son chiffre d’affaires était passé de presque 3 millions de nouveaux francs en 1950 à environ 19,5 millions en 1965 [13].

Mais la société ne parviendra pas à réussir sa tentative de sauvetage, en 1973, de la coopérative d’Aix-les-Bains (fondée vers 1924). Le projet de construire une grande surface à Evian végétera quatre ans et ne verra jamais le jour, malgré la proposition d’association de la part des coopérateurs suisses [14]. Des problèmes internes – entre autres des investissements trop lourds et des difficultés croissantes pour maintenir les principes coopératifs du fait de l’étendue territoriale couverte [15] –, joints aux difficultés que rencontrait l’ensemble de la coopération de consommation [16], eurent raison de l’union, qui ferma ses portes en 1977. Une partie des magasins ou des stocks furent repris par les Coopérateurs de l’Ain, basés à Oyonnax, et certaines succursales permirent à la société l’Allobroge Etoile des Alpes d’asseoir son réseau, qui devait prendre un essor important jusqu’à la fin des années 80.

Depuis le 30 novembre 2006, les archives de l’Union des coopérateurs de Haute-Savoie ont regagné leur territoire d’origine. Elles sont désormais conservées par les archives départementales de Haute-Savoie, grâce à la diligence de leur directeur actuel, Y. Kinossian, qui a accepté de recevoir le fonds. Cette opération a pu être menée à bien grâce à la médiation de sa collègue des archives départementales du Jura, P. Guyard. Tous deux ont apporté leur expertise à l’organisation de la documentation et ont suivi, avec moi-même, le travail effectué par A. Bouchy, alors stagiaire en licence d’archivistique aux archives de la maison du peuple de Saint-Claude. La documentation a été reprise par un autre stagiaire, sous la direction de M. Kinossian, afin, d’une part, de finaliser le classement aux normes requises et, d’autre part, d’en rédiger l’inventaire définitif. Nous les en remercions et espérons que ces archives rencontreront le public et l’intérêt qu’elles méritent.

Conclusion

Dans un monde, celui de l’économie sociale, plutôt enclin à s’observer pour valoriser en premier lieu la richesse sociale produite par un certain type d’entreprise, l’exploration de l’histoire – au sens d’une histoire sociale « totale » ou d’une micro-histoire, selon les sujets abordés – devrait apparaître comme l’un des vecteurs de l’innovation et de l’engagement. Il est ainsi nécessaire de poursuivre la promotion de cette question de la mémoire au sein même des organisations de l’économie sociale, coopératives, mutuelles et associations. Le rôle des structures fédératives – comme les chambres régionales de l’économie sociale et solidaire (Cress) en France ou les toutes nouvelles chambres en Suisse, les fédérations régionales, nationales ou internationales des coopératives, etc. – est essentiel pour intéresser à tous les niveaux les acteurs contemporains à cette mémoire.

Dans le même temps, il est indispensable d’élaborer les outils de construction de cette histoire, qui doit s’écrire autant dans le respect des règles scientifiques qui sont celles mises en oeuvre par les historiens occidentaux depuis de nombreuses années qu’en débat permanent avec les acteurs mêmes de l’économie sociale d’aujourd’hui.

Or, la question de la mémoire rejoint celle de la transmission, inhérente et fondamentale pour l’existence et la reproduction de toutes les organisations humaines. Dans le cas de l’économie sociale, elle la dépasse même, puisque ce mouvement ambitionne de participer à l’élaboration essentielle d’une culture et d’une identité communes aux différentes formes qui tentent aujourd’hui, en différents points du globe, de se fédérer sous un même concept. Car rares sinon inexistants (au moins dans la durée) sont les modules de formation en économie sociale, universitaires ou autres, qui proposent une réelle confrontation aux expériences historiques. Et l’on y retrouve bien souvent le parcours mythifié précité, sans possibilité pour les étudiants de se confronter, questions en bouche, à cette histoire.

Enfin, il apparaît fondamental de donner une véritable visibilité générale à cette mémoire (et donc à cette forme d’économie), d’une part via des publications sur tous supports (papier, pellicule, Internet…), d’autre part en quadrillant l’espace de lieux de mémoire vivants qui soient autant de témoins de l’expérience passée et de lieux de rencontres, d’étude, de réflexion, d’échanges et de débats sur l’économie sociale dans ses pratiques contemporaines – donc, également, lieux de promotion de ces formes d’entreprendre. Ou, comme le résumait l’ethnologue Noël Barbe à la fin de notre journée de rencontre du 1er décembre 2007, si cette « question de la constitution d’un savoir sur la coopération apparaît nécessaire au combat idéologique, comme outil de pérennisation, on peut cependant souligner là qu’il faut retravailler sur les modes d’articulation entre élaboration des savoirs et pratique coopérative ».