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Les positions de Marx sur les coopératives de production sont bien documentées. S’il leur accorde de dépasser la division en deux classes du travail et du capital de l’organisation capitaliste, il ne leur reconnaît pas de supplanter le capitalisme faute d’un projet politique à la hauteur dont, pour lui, la classe ouvrière est le sujet. Lowitt (1962) a proposé de distinguer les positions de Marx en fonction de leur nature épistémologique, selon qu’elles relèvent de sa doctrine socialiste ou de son analyse pragmatique des premières expériences coopératives. Dans la première partie de l’article, nous proposons d’en rappeler le détail en considérant ces deux plans, doctrinal et pragmatique.

Dans une seconde partie, pour traiter différemment la question du projet politique des coopératives et, au-delà, du projet politique de ce que nous appelons aujourd’hui l’économie sociale et solidaire (ESS), nous mobiliserons un troisième plan : celui de la théorie de la valeur. Si ce dernier n’a pas été investi par les études traitant des positions de Marx sur les coopératives de production, la raison principale tient au fait que l’économiste lui-même ne se réfère pas aux coopératives lorsqu’il développe sa théorie de la valeur, à l’exception près d’un passage du livre I du Capital. Lorsque dans celui-ci, l’auteur met en scène une « réunion d’hommes libres », il esquisse une nouvelle théorie de la valeur, dont la spécificité tient au fondement politique de l’économie coopérative. Retranscrite dans la théorie de l’équilibre général avec firmes autogérées, nous pourrons préciser ce fondement politique. Enfin, nos interprétations des positions prises par Marx sur les coopératives de production ouvriront, en conclusion, sur quelques leçons à ne pas oublier quand on parle aujourd’hui du projet politique de l’ESS [1].

Marx et le mouvement coopératif

Les positions de Marx relatives au mouvement coopératif ont été recensées et analysées principalement dans trois études, celles de Lowit (1962), d’Espagne (2000) et de Jossa (2005). Toutes trois convergent largement dans leur analyse des positions de l’économiste et philosophe sur le mouvement coopératif, qui se développe au moment où ce dernier écrit (Toucas, 2005). En revanche, il revient à celle de Lowit d’être la plus exhaustive par rapport à l’ensemble des sources mentionnées, car elle cite huit textes de Marx, dont deux lettres.

En reprenant ces études de manière synthétique, nous verrons que Marx développe une doctrine positive de l’association coopérative, alors qu’il prononce sur les expériences des coopératives des jugements divergents, qui sont néanmoins en cohérence avec sa doctrine. Ces jugements pragmatiques ne se limitent d’ailleurs pas à la coopération ouvrière, puisque Marx considère aussi des formes plus anciennes de coopération non soumises à la division capitaliste.

Une doctrine positive de l’association coopérative

Selon Lowit, la position positive de Marx sur l’association coopérative en tant que principe général se fonde sur la rupture opérée par la coopérative par rapport à la division capitaliste entre deux classes qui recèle une aliénation du travail. Dès L’idéologie allemande, Marx se réfère à cette opposition en l’exprimant comme celle entre la coopération « conditionnée par la division du travail, puissance étrangère et source d’aliénation », et la « coopération volontaire » (Lowit, 1962, p. 82).

La position de principe de Marx sur la coopération ouvrière est le plus clairement exposée dans les résolutions du premier congrès de l’Association internationale des travailleurs (AIT), qui s’est tenu à Genève en septembre 1866. Dans ce texte écrit selon toute vraisemblance de la main de Marx, l’alinéa A de la section 4 portant sur le « travail coopératif » déclare : « Nous reconnaissons le mouvement coopératif comme l’une des forces transformatrices de la société présente, fondée sur l’antagonisme des classes. Son grand mérite est de montrer pratiquement que le système actuel de subordination du travail au capital, despotique et paupérisateur, peut être supplanté par le système républicain de producteurs libres et égaux » (cité par Lowit, 1962, p. 89).

Mais si la position de Marx sur l’association productive ouvrière est résolument positive en tant que cette dernière supplante la division en classes, elle s’accompagne d’un corollaire qui affirme qu’elle est, comme expérience particulière, insuffisante à la dépasser comme système politique. Dans son Adresse inaugurale à l’AIT, Marx est également très explicite sur ce point : « En même temps, l’expérience de la période de 1848 à 1864 a prouvé au-dessus de tout doute que, tout excellent qu’il soit en pratique, le travail coopératif enfermé dans le cercle étroit des efforts partiels des ouvriers éparpillés n’est pas capable d’arrêter le progrès géométrique du monopole, n’est pas capable d’émanciper les masses, n’est pas même capable d’alléger le fardeau de leur misère » (cité par Lowit, 1962, p. 86). Pour lui, « le pouvoir gouvernemental, arraché aux mains des capitalistes et des propriétaires fonciers, doit être manié par les classes ouvrières elles-mêmes ».

Sur la base de cette doctrine qui soutient positivement le mouvement coopératif en principe, Marx adoptera sur les expériences coopératives des jugements favorables ou défavorables en fonction des contextes.

Des avis différenciés sur les expériences coopératives

Dans deux lettres du 13 février 1865, l’une adressée à Engels, l’autre à Schweitzer, Marx dénonce certaines expériences coopératives au motif que leur rapport de soumission à l’Etat bourgeois fait reculer la lutte des classes : « D’un autre côté, tout appui accordé aux sociétés coopératives par le gouvernement prussien – et quiconque est au courant de la situation en Prusse connaît d’avance l’insignifiance d’un tel appui – est nul comme mesure économique, cependant qu’il étend en même temps le système de tutelle, corrompt une partie de la classe ouvrière et en émascule le mouvement » (cité par Lowit, p. 88). Plus brutalement, il écrit à Engels que, « en revanche, accorder des subventions gouvernementales à quelques minables sociétés coopératives, cela arrange bien leur affaire ».

Dans d’autres passages, il adopte un jugement favorable conditionnel, comme dans cet extrait de La critique du programme de Gotha : « Quant aux sociétés coopératives actuelles, elles n’ont de valeur qu’autant qu’elles sont créées spontanément par les travailleurs et qu’elles ne sont protégées ni par les gouvernements ni par les bourgeois » (cité par Lowit, p. 96).

Dans le livre III du Capital, Marx va plus loin dans l’analyse des expériences coopératives en considérant dans une perspective dynamique et historique leurs volets positif et négatif : « Au sein de la vieille société, les fabriques coopératives des ouvriers représentent la première brèche dans le système, bien qu’elles reproduisent naturellement et nécessairement partout, dans leur organisation effective, tous les défauts du système existant. Et pourtant, dans ces coopératives, l’antagonisme entre le capital et le travail est supprimé, même si les travailleurs ne sont d’abord, en tant qu’association, que leur propre capitaliste, c’est-à-dire s’ils utilisent les moyens de production à exploiter leur propre travail. […] Il faut considérer les entreprises capitalistes par actions et, au même titre, les ateliers coopératifs comme des formes de transition du mode capitaliste de production au mode de l’association productrice avec cette différence que, dans les premiers, l’antagonisme est aboli négativement, et dans les seconds, positivement » (cité par Lowit, p. 92-93).

Dans cette approche historique, il est alors cohérent que Marx appuie sans réserve les expériences coopératives lors de la Commune en France, puisque leur nouveau cadre politique leur assurait d’être porteuses du communisme, comme il l’écrit dans La guerre civile en France : « Mais si la production coopérative ne doit pas rester un leurre et un piège ; si elle doit évincer le système capitaliste ; si l’ensemble des associations coopératives doit régler la production nationale selon un plan commun, la prenant ainsi sous leur direction et mettant fin à l’anarchie constante et aux convulsions périodiques qui sont le destin inéluctable de la production capitaliste, que serait-ce, messieurs, sinon du communisme, du très “possible” communisme ? » (cité par Lowit, p. 93).

Le dépassement du capitalisme requiert pour Marx plus qu’un changement d’organisations économiques, une transformation impliquant de passer de l’économie politique de la bourgeoisie à l’économie politique de la classe ouvrière. De ce point de vue, le mouvement coopératif est une première étape : « Mais il y avait en réserve une plus grande victoire encore de l’économie politique du travail sur l’économie politique du capital. Nous voulons parler du mouvement coopératif et, surtout, des manufactures coopératives montées, avec bien des efforts et sans aide aucune, par quelques bras audacieux » (Adresse inaugurale, cité d’après La Pléiade, I, p. 466). La seconde étape, aussi nécessaire que décisive, relève du projet politique. Elle se joue au niveau du « plan commun », impliquant de nouvelles règles sociales dont la théorie de la valeur renferme l’expression.

Valeur, capitalisme et société coopérative

En elle-même, la coopérative de production ne suffit pas à dépasser le capitalisme, même si, au niveau de l’organisation économique qu’elle met en place, elle fait échapper le travail à son aliénation et à sa subordination capitalistes. Ce pas en avant peut cependant masquer deux pas en arrière, dès lors qu’il laisse inchangée l’économie dominante, pire, qu’il contribue à sa non-remise en cause. Que la coopérative de production participe d’une transformation sociale ou au contraire d’une perpétuation du capitalisme, elle trouve sa réponse sur le plan de l’économie politique, c’est-à-dire de l’économie dans son ensemble, de l’économie comme société. Ici, la différence se fait, pour Marx, au niveau de la théorie de la valeur.

A l’image des interprétations concernant son devancier Adam Smith, celles de la théorie de la valeur chez Marx font l’objet de controverses qui sont liées à ses zones d’ombre. Il n’est pas dans l’objet de notre article de les nourrir ; son but est plus limité, puisqu’il s’agit de considérer la théorie de la valeur que Marx esquisse à propos d’une économie particulière, constituée par « une réunion d’hommes libres ». Dans ce passage du livre I du Capital, Marx fait comme si toute la société était composée d’une seule coopérative de production afin d’amorcer les nouvelles lois de la valeur qui s’y appliquent. Après les avoir explicitées, nous nous appuierons sur cette esquisse pour aborder la question de la valeur dans une économie composée cette fois d’un ensemble d’associations coopératives. Alors que pour Marx le « plan commun » est le mécanisme qui assure le dépassement du capitalisme, nous chercherons du côté de la théorie de l’équilibre général avec firmes autogérées une autre solution à la question politique de la valeur.

De la valeur dans « une réunion d’hommes libres »

Si l’étude de Jossa (2005) se démarque en étant la seule à s’avancer sur le terrain de la théorie économique, elle le fait de manière rétrospective et prend appui sur la théorie de la firme autogérée de Vanek (1977), sans considérer que chez Marx des développements théoriques existent sur la valeur dans l’économie coopérative. Ceux-ci se rencontrent au début du livre I du Capital, à la fin de son chapitre premier consacré à la marchandise, dans une partie intitulée « Le caractère fétiche de la marchandise et son secret », au coeur même de la théorie de la valeur-travail de Marx.

L’une des principales sources de controverse au sujet des thèses de la valeur chez Marx se trouve dans une ambiguïté qu’elles recèlent, laquelle débouche sur deux versions du travail abstrait, dont on rappelle qu’il est au fondement de la valeur chez Marx : l’une physiologique, transhistorique et naturalisée, l’autre sociale et historique. Roubine (1928) fut l’un des premiers sinon à repérer cette difficulté, tout au moins à tenter de la dépasser. Castoriadis (1978) reviendra sur ce problème crucial. Orléan (2011) soutient aujourd’hui que sa solution suppose l’abandon de la théorie de la valeur-travail et donc la refondation du marxisme. Comme nous l’avons dit plus haut, nous n’entrerons pas dans ce débat, non qu’il ne soit pas intéressant et même fondamental, mais nous le laisserons en l’état pour nous centrer sur l’esquisse que Marx nous livre du problème de la valeur dans ce fameux passage concernant « une réunion d’hommes libres ». En voici la première phrase : « Représentons-nous enfin une réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs et dépensant, d’après un plan concerté, leurs nombreuses forces individuelles comme une seule et même force de travail social. »

Robinson en communauté

Cette réunion d’hommes libres représente le modèle réduit de ce que Marx indifféremment appelle, dans sa Critique du programme de Gotha, la « société communiste » ou la « société coopérative » (p. 1418, cité d’après La Pléiade, vol. I). Dans le chapitre I du livre I du Capital, Marx s’y réfère pour ébaucher une théorie de la valeur alternative à celle de la marchandise et de son fétichisme. De manière surprenante, il choisit d’aborder celle-ci en se référant à Robinson, qu’il a visité sur son île quelques pages avant, afin de donner sa propre version des robinsonnades auxquelles l’économie politique anglaise aime à se référer : « Tout ce que nous avons dit du travail de Robinson se reproduit ici, mais socialement et non individuellement. Tous les produits de Robinson étaient son produit personnel et exclusif et conséquemment objets d’utilité immédiate pour lui. Le produit total des travailleurs unis est un produit social. Une partie sert de nouveau comme moyen de production et reste sociale, mais l’autre partie est consommée et, par conséquent, doit se répartir entre tous. Le mode de répartition variera suivant l’organisme producteur de la société et le degré de développement historique des travailleurs. Supposons, rien que pour faire un parallèle avec la production marchande, que la part accordée à chaque travailleur soit en raison de son temps de travail, le temps de travail jouerait ainsi un double rôle. D’un côté, sa distribution dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions aux divers besoins ; de l’autre, il mesure la part individuelle de chaque producteur dans le travail commun et en même temps la portion qui lui revient dans la partie du produit commun réservée à la consommation. Les rapports sociaux des hommes dans leurs travaux et avec les objets utiles qui en proviennent restent ici simples et transparents dans la production aussi bien que dans la distribution » (op. cit., p. 613).

Laissons de côté, pour l’instant, la continuité que fait Marx entre la valeur dans l’économie de Robinson et celle dans une économie d’hommes libres. Nous reviendrons sur ce point quand nous aborderons sa transcription dans le cadre de l’économie de marché avec firmes autogérées. Intéressons-nous ici aux lois de la valeur qui règlent l’économie, c’est-à-dire les relations entre la production et la consommation, dans ce nouveau décor social.

Division du travail social

La première loi gouverne l’allocation du temps de travail. Elle règle celle-ci de telle sorte que la production réponde aux divers besoins. Cette réponse était individuelle avec Robinson ; elle est maintenant sociale. La deuxième organise la division du produit social entre deux parts, allant au capital social pour l’une et à la consommation des travailleurs pour l’autre. Le partage entre ces deux parts se fait de telle façon que la part du produit social allouée au capital social assure la reproduction dans le temps de ce dernier et donc le niveau futur de consommation. Enfin, la dernière loi de la valeur règle la répartition entre les travailleurs de la part du produit social allouée à la consommation. La règle retenue par Marx, pour faire un parallèle avec la production marchande, est celle d’une distribution au prorata du temps de travail de chacun. Loin du fétichisme de la marchandise, les lois de la valeur expriment des rapports simples et transparents entre les hommes libres et les choses qu’ils produisent par leur travail et leur capital social commun. Toutes ces règles ont deux versions : l’une individuelle, dans l’économie de Robinson, et l’autre sociale, dans l’économie communiste ou coopérative. Avec la réunion d’hommes libres, tout se passe comme si la société se composait d’une seule coopérative dont le plan commun réglait les lois de la valeur. Pour aller plus loin dans l’étude de ces dernières dans la société coopérative, il nous faut considérer le cas général d’une économie composée d’un ensemble de coopératives. Si Marx retient le plan comme une manière de les coordonner entre elles, ce n’est pas la seule forme sociale de coordination à laquelle nous pouvons nous référer. L’économie de marché avec firmes autogérées ouvre de nouvelles perspectives.

De la valeur dans la firme autogérée

A partir des articles pionniers de Ward (1958) et de Domar (1966) sur la firme coopérative en équilibre partiel, des recherches ont vu le jour en équilibre général, dont la remarquable contribution de Vanek (1970). Bonin et Putterman (1987) ont proposé une synthèse de cette voie de recherche aujourd’hui oubliée. A partir des années 90, cette veine de travaux s’est en effet quelque peu asséchée. Par rapport à la « réunion d’hommes libres » de Marx et à son économie planifiée, ces travaux ouvrent une autre voie pour penser la valeur dans une économie constituée de coopératives de production. Non plus celle de la planification, mais celle de l’association et de la coopération. Pour la présenter, nous allons suivre la contribution de Drèze (1984).

Comme Marx abordait la réunion d’hommes libres à partir de l’île de Robinson, Drèze aborde la firme autogérée à partir de la figure de l’entreprise individuelle. Il y a plus qu’une simple coïncidence dans ce point de départ commun. Il indique, dans les deux cas, que la coopérative de production prend sa racine dans l’idéal de la liberté-autonomie du travailleur. Le travailleur indépendant ou Robinson la réalise individuellement ; la coopérative la réalise collectivement. En notant py le prix concurrentiel du bien pk produit par le travailleur indépendant et le prix concurrentiel de l’équipement k nécessaire à sa production, la valeur ajoutée produite par le travailleur indépendant devient la différence entre son chiffre d’affaires et ses frais de production, soit Va = py y – pk k.

La quantité produite par le travailleur indépendant et son temps de travail sont ici la solution du programme de maximisation de son utilité, dont les arguments seront, d’une part, la valeur ajoutée et, d’autre part, son temps de travail (on suppose le capital donné) :

s.c. pyy = f(z)

A l’équilibre (point de tangence E sur la figure 1 ; voir en page suivante), nous retrouvons un résultat élémentaire de la microéconomie de la valeur selon lequel le taux marginal de substitution entre le revenu et le loisir est égal au produit marginal (ici en valeur) du travail.

Figure 1

La durée de travail du travailleur indépendant

La durée de travail du travailleur indépendant

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Par rapport au travailleur indépendant, la firme autogérée, tout en introduisant une différence, s’inscrit en continuité. Celle-ci réside dans le fait que les fonctions d’utilité des coopérateurs reprennent les deux arguments de la fonction d’utilité du travailleur indépendant, à savoir sa valeur ajoutée et son temps de travail. Mais une différence intervient, puisque la valeur ajoutée du coopérateur devient une part de la valeur ajoutée collective produite par la firme autogérée. Elle n’est plus la valeur ajoutée individuelle du travailleur indépendant. La firme coopérative utilise le temps de travail z qui agrège l’ensemble des temps de travail des coopérateurs avec :

Avec ce travail collectif et le capital social devenu commun aux coopérateurs, la firme autogérée produit une valeur ajoutée collective :

Va = py y – pk k avec py y = f(z).

Cette apparition de la dimension collective dédouble le problème à résoudre. Il est d’abord celui de la production collective de la firme autogérée, puis celui de la contribution en travail des coopérateurs. Dans le modèle de la firme autogérée, la production commune repose sur des fondements microéconomiques, puisqu’elle résulte de la maximisation de la valeur ajoutée moyenne, soit py y ⁄z, dans la mesure où la fonction d’utilité de chaque coopérateur croît de manière monotone avec celle-ci, indépendamment de son temps de travail. En percevant une part de la valeur ajoutée fonction de son temps de travail, la fonction d’utilité du coopérateur a les arguments suivants : ui (zipy y ⁄z, zi). La détermination de l’offre de la firme autogérée est une solution du problème de maximisation suivant :

Sous la condition de rendements d’abord croissants puis décroissants, la solution se trouve au point A de la figure 2 (voir en page suivante).

Dans un second temps, le problème du temps de travail de chaque coopérateur est résolu par son arbitrage revenu et loisir. Cette solution correspond au point E de la figure 2. Elle permet d’établir un résultat concernant la valeur dans la firme autogérée. En E, le taux marginal de substitution entre revenu et loisir est en effet égal au revenu par unité de travail V. Si, à la suite de Ward et Domar, on retient que tous les coopérateurs sont identiques, ayant les mêmes préférences, ils vont choisir la même quantité de travail. Le nombre de coopérateurs dans la firme autogérée est alors donné par n = z* ⁄ zi.

Avant de passer au niveau de l’économie dans son ensemble, il est important d’introduire au niveau de la firme autogérée, afin de mieux appréhender les questions de valeur qu’elle pose, l’hypothèse supplémentaire d’un travail hétérogène. A la suite de Drèze, nous modéliserons différents types de travail (manoeuvres, spécialistes, techniciens, ingénieurs) en notant zl la quantité de travail de type l utilisée par la firme autogérée, avec l = 1,…, L. Pour chaque coopérateur, sa part dans la valeur ajoutée n’est alors plus seulement fonction de sa quantité de travail, mais également de son type de travail. La part du coopérateur i dépend maintenant du coefficient ajl retenu au sein de la firme autogérée j, qui est le coefficient affecté au travail de type l. L’égalité stricte correspond au cas particulier où tous les coefficients sont égaux à l’unité.

De la valeur dans une économie avec firmes autogérées

La théorie de l’équilibre général concurrentiel permet d’envisager le fonctionnement d’une économie composée de firmes autogérées. Ainsi, dans son ouvrage Equilibre général dans les économies de marché : l’apport de recherches récentes, Malinvaud (1993) accorde une section de son dernier chapitre, « Entreprises et marchés », à ce courant de recherche, tout en précisant que c’est « une théorie qui joue un rôle beaucoup moins fondamental que celle de Arrow-Debreu » (p. 259).

Figure 2

La durée de travail du coopérateur

La durée de travail du coopérateur

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Pas plus que Malinvaud nous ne détaillerons ici le modèle d’une économie de marché avec des firmes autogérées tel que Drèze (1984) a pu, par exemple, le présenter. Nous retiendrons seulement de cette spécification assez lourde qu’elle démontre que l’équilibre général avec des firmes autogérées exhibe les mêmes propriétés d’efficacité et d’optimalité que l’équilibre Arrow-Debreu relatif à la firme capitaliste maximisant son profit pour les actionnaires. Notre interrogation porte sur les différences que comporte l’économie de marché avec des firmes autogérées en ce qui concerne les lois de la valeur, puisque c’est finalement au niveau de l’équilibre général que se déterminent les réponses à la question de la valeur, avec notamment la détermination du revenu que chaque coopérateur percevra en fonction de son type de travail.

Valeur ajoutée et profit

Avant d’aborder ces réponses, arrêtons-nous un instant sur les termes mêmes de la question, car elle se pose avec une sémantique différente dans une économie de marché autogérée par rapport à une économie capitaliste de marché. Dans la première, la valeur créée s’appelle la valeur ajoutée, alors qu’elle se nomme le profit dans la seconde. Avant d’évoquer l’équilibre général avec des firmes autogérées, Malinvaud nous invite d’ailleurs à utiliser cette distinction dès sa présentation de l’économie capitaliste, en donnant la justification suivante : « S’agissant en particulier des principes de gestion adoptés par les entreprises, on sent souvent le besoin de ne pas traiter de la même manière le travail du personnel et les quantités employées de biens matériels ou de services marchands. C’est pourquoi il est parfois utile d’introduire dans la théorie le concept de valeur ajoutée à côté de celui de profit et de distinguer le travail dans les notations » (p. 249). Si la valeur ajoutée de la firme capitaliste correspond à la même notation que celle de la firme autogérée, la valeur créée pour l’actionnaire s’appelle le profit, qui lui s’écrit pour la firme capitaliste : π = py y – pz z – pk kpz est le prix concurrentiel du travail, le salaire. Le point de vue de l’actionnaire traite donc de la même manière le travail et les machines ; ce sont dans les deux cas des marchandises. Ce traitement distingue la firme capitaliste aussi bien de l’entreprise individuelle que de la firme autogérée.

Toutefois, cette sémantique différente au départ n’aboutit-elle pas à une même conclusion quant aux lois de la valeur ? C’est là la thèse que soutient Malinvaud : « On ne peut donc concevoir cette théorie des équilibres de marché à entreprises autogérées qu’en retenant l’idée d’un choix des poids αil à l’intérieur de chaque entreprise j. Mais ce choix est fortement contraint par le souci d’attirer ou de retenir les types de travail que l’entreprise a intérêt à employer. En d’autres termes, une concurrence s’instaure entre les entreprises. Il n’y a pas un marché où l’on achète les services du travail. Mais il y a annonce des gains que chacun peut s’assurer dans chaque entreprise et la concurrence impose une stricte cohérence entre les annonces. Ce n’est guère un abus de langage que de parler encore de marché du travail » (p. 259). Alors que Malinvaud ne retient que cette seule issue, Drèze en envisage plusieurs à la question de la valeur dans une économie de marché autogérée. La première est celle d’une homothétie avec l’économie capitaliste de marché, dans la mesure où, au final, « les parts de valeur ajoutée reflètent, tout comme des salaires concurrentiels, les produits marginaux du travail » (1984, p. 228). Cette issue intervient dès que l’on retient l’hypothèse, au niveau de sa contrainte budgétaire, que chaque coopérateur est indifférent à l’égard de la coopérative où il travaille et que son seul objectif est de percevoir la plus haute rémunération pour le type de travail qu’il offre. En considérant un coopérateur i de type l, son programme s’écrit alors avec ωi le vecteur de ses dotations initiales :

MaxUi (xi,zi)

pxi = pωi + ∑jl zijlαjlVaj

Si cette hypothèse a pour elle l’avantage de la simplicité, Drèze note qu’elle est restrictive. Il indique alors d’autres issues à la question de la valeur dans une économie avec des firmes autogérées. La première renvoie à son article pionnier sur la formation des coalitions dans les jeux hédoniques (Drèze, Greenberg, 1980), qui recourt à la théorie des jeux coopératifs, et non à la théorie des jeux non coopératifs (Genin, 2010). L’idée est de modéliser un autre choix possible des coopérateurs qui se stabilisent dans une firme autogérée en fonction de leurs préférences, dépendant cette fois du groupe auquel ils appartiennent. La seconde issue est celle du scénario égalitaire qui déconnecte l’affectation des coopérateurs aux tâches proposées par les firmes autogérées de la question du partage de la valeur ajoutée. Une fois les coopérateurs affectés aux entreprises, Leroy (1983) a montré la possibilité d’un scénario égalitaire où chacun reçoit la même part de la valeur ajoutée.

Concurrence et rémunération

Lorsque Malinvaud privilégie l’issue de l’homothétie entre capitalisme et autogestion en faisant de la concurrence le juge de paix des rémunérations, il rejoint la position de Marx, pour qui la coopérative de production peut devenir un rouage du système capitaliste dès lors que ce dernier est laissé inchangé. Mais Marx comme Drèze ne font pas du marché du travail le seul avenir de la coopérative de production. Celle-ci peut changer les lois de la valeur, dès lors que d’autres hypothèses sont faites sur les comportements individuels en lien avec l’aspiration des personnes à une autre société. Comme l’écrit Drèze, elles peuvent aspirer à « réaliser un partage de la valeur ajoutée répondant à des critères éthiques – par exemple, un partage plus égalitaire – ou tenant compte des besoins des ménages, comme c’est le cas dans certains kibbutzim » (p. 228).

Exprimées dès le début du mouvement coopératif il y a un siècle et demi, les positions de Marx conservent toute leur actualité aussi bien sur le plan historique que théorique. En les plongeant dans la théorie de l’équilibre général, nous avons éclairé les conditions de cette bifurcation entre, d’un côté, des coopératives qui en reviennent à l’« exploitation du travail » (Marx) ou au « marché du travail » (Malinvaud) et, de l’autre, des coopératives de production qui changent les lois de la valeur. En conclusion, en élargissant le débat à l’économie sociale et solidaire, c’est vers l’histoire présente que nous voulons nous tourner pour tirer quelques leçons de l’actualité des thèse de Marx.

Conclusion

La valeur reste la question centrale de l’économie, dès lors qu’elle n’est pas amputée de sa dimension politique. Et la valeur du travail, loin d’être en voie de disparition, demeure cette question fondamentale que Proudhon, dans De la capacité politique des classes ouvrières, exprimait déjà : « L’évaluation des travaux, la mesure des valeurs, sans cesse renouvelée, est le problème fondamental de la société, problème que la volonté sociale et la puissance de collectivité peuvent seules résoudre » (Proudhon, 1989, p. 125). Comme le solidarisme de Bourgeois ou le coopératisme de Gide, le mutualisme de Proudhon dessinait les contours d’une troisième voie qui, à distance du libéralisme et du communisme, peut être qualifiée de socialisme. L’histoire présente n’échappe pas plus qu’hier à la question de la valeur du travail. L’économie sociale et solidaire, comme volonté sociale, veut lui apporter une autre réponse que celle du libéralisme (par la loi de l’offre et de la demande) ou du communisme (par l’appropriation collective des moyens de production et la planification). C’est l’objet même de la loi-cadre sur l’ESS en France.

Cette loi-cadre, en matière de rémunération du travail, n’a pas pour objet de revenir sur la loi du salaire minimum, qui est une première partie de la réponse que la société française a, au cours du xxe siècle, apportée à la question de la valeur du travail. La théorie de la valeur Arrow-Debreu n’apporte pas le moindre début de fondement à une telle règle sociale, laissant à ses zélateurs tout le loisir de la contester. Son objet porte sur les écarts de salaire au sein des entreprises en tant que critère d’appartenance à l’ESS au-delà de l’appartenance statutaire, qui en définit un premier périmètre avec les coopératives, les associations, les mutuelles et les fondations. Ce critère détermine un seuil maximal pour l’écart entre les coefficients attribués aux différents types de travail. Sa fixation fait aujourd’hui débat.

Pour l’heure, la volonté sociale exprime plusieurs voies qui marquent des différences quant à l’échelle acceptable des rémunérations. La Lettre de l’économie sociale du jeudi 9 mai 2013 nous indique ainsi que le Conseil des entreprises, employeurs et groupements de l’économie sociale (Ceges) se positionne, en accord avec ses membres, sur une échelle de 1 à 20 ; les entrepreneurs sociaux du Mouves prônent, eux, une échelle de 1 à 10, et le secteur de l’insertion par l’activité économique, une échelle de 1 à 5.

La première leçon des positions de Marx, actualisées dans la théorie de l’équilibre général avec firmes autogérées, nous invite à considérer que c’est là en effet une question essentielle. Plus l’écart retenu entre les rémunérations sera faible, plus l’économie sociale et solidaire composera une économie différente de l’économie concurrentielle telle qu’elle existe et qui, comme le faisait remarquer en conclusion Drèze (1984), ne saurait être confondue avec un équilibre Arrow-Debreu, car les écarts observés de rémunérations ne traduisent pas comme dans la théorie les différences de productivité marginale des travaux. De nombreux autres facteurs interviennent : les secteurs, le pouvoir, les migrations, etc.

L’actualité des positions de Marx nous livre un autre enseignement, encore plus essentiel quant au projet politique de l’ESS. Il ne suffira pas de définir un périmètre qui assure une rupture avec l’économie capitaliste concurrentielle, il faudra que l’ESS soit en mesure de devenir un modèle pour l’ensemble de l’économie. Ce n’est plus ici la question du périmètre, mais celle du changement d’échelle. Nous la laisserons ouverte.