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De la fièvre sociale qui saisit la France au début des années 1830, on connaît Lyon et ses canuts. Il y en eut toutefois bien d’autres, de ces corps de métiers qui prirent prétexte d’une association de prévoyance pour faire valoir leurs revendications, à l’instar de ces typographes nantais que fait revivre Jean-Charles Cozic dans un petit livre publié par le Centre d’histoire du travail (CHT) de Nantes. Convaincus que le « temps est venu où les ouvriers doivent s’entraider et se prêter un secours mutuel », ils constituent leur association le 26 mai 1833.

L’auteur de cet ouvrage, ancien journaliste, s’est appuyé sur le dépouillement de la presse et des archives de l’Association typographique conservées au CHT pour tisser une chronique chaleureuse, émaillée d’anecdotes, de la vie ouvrière nantaise au printemps 1833. Durant ces quelques jours où l’on commémore la révolution de juillet 1830, se croisent ouvriers de tous les corps de métiers, chouans et notables saint-simoniens dans un ballet que le maire, Ferdinand Favre, peine à maîtriser. Saint-simonien, favorable au mutualisme entre ouvriers, celui-ci n’en est pas moins garant de l’ordre public dans la grande cité portuaire. Grâce à la relative tolérance du maire, et en dépit de l’interdit Le Chapelier, sont organisés chaque jour de ce bouillonnant printemps des banquets ouvriers rassemblant des dizaines de convives. Est également évoquée la figure du médecin philanthrope Ange Guépin, promoteur à Nantes de diverses initiatives visant à résorber le paupérisme. Les faits se déroulent au début du règne de Louis-Philippe, à propos duquel l’auteur, cédant à la tentation d’un clin d’oeil (facile) à l’actualité politique, rappelle qu’il se voulait « normal » et qu’il a néanmoins très vite déçu les milieux populaires.

Quant aux soixante-quinze typographes acteurs centraux de cette effervescence, l’évocation de leur aventure mutualiste ravira les historiens, qui souvent manquent d’exemples concrets pour évoquer cette mutualité combative antérieure au décret bonapartiste de 1852. Elle peut même les inciter à revisiter la genèse du mutualisme. Les aristocrates du Livre assument en effet noir sur blanc la fonction de résistance de leur prétendue association de prévoyance – « Défendre les intérêts de ses mandants contre les maîtres » –, ce qui met dans l’embarras leur patron, Victor Mangin, éditeur progressiste et partisan de l’abolition de la peine de mort. Prenant partie pour des maçons grévistes dans un éditorial de L’Ami de la Charte, publié en septembre 1833, il soutient que « l’intérêt de l’humanité, la conservation des hommes, doit primer l’intérêt des entrepreneurs ». Il n’empêche que le premier conflit avec ses ouvriers se solde par une victoire de ses derniers, grâce au soutien financier de l’association, qui prévoit un secours en cas de grève, et la radiation des ouvriers briseurs de grève. Appelé à donner son avis sur l’Association des typographes, le ministre du Commerce, Adolphe Thiers, exprime sa réserve, sous le prétexte fallacieux de l’incompétence gestionnaire des ouvriers. Ces sept pages manuscrites semblent constituer un document historique capital sur l’attitude embarrassée de la monarchie de Juillet à l’égard de ces associations autogérées.

Le parti pris narratif de l’ouvrage peut désarçonner. Naviguant entre événements et faits divers, entre épopée romanesque et chronique journalistique, il bouscule sans complexe le fétichisme chronologique des historiens. Ceux-ci regretteront, au passage, que les archives consultées n’aient pas fait l’objet d’un court descriptif, soulignant l’intérêt du riche fonds du CHT. Mais cet éparpillement du récit fait aussi son charme, car il rend compte du bouillonnement créatif de la grande cité ligérienne, en cette décennie où l’économie sociale émergente se permet toutes les audaces, dans un environnement politique ni franchement hostile ni complètement favorable.