Article body

En lançant la rédaction de ce dossier, en juin 2014, le comité éditorial de la Recma prenait acte du renouveau de l’économie sociale et solidaire (ESS) en Amérique latine. Avec sept articles et varia traitant spécifiquement de cette région dans les dix derniers numéros (lire également l’encadré), la revue n’était pourtant pas en reste.

Il nous est cependant apparu que le « moment » particulier de l’économie sociale et solidaire en Amérique latine méritait un temps d’arrêt. Ce moment fait suite, après les décennies perdues de l’ajustement structurel dans les années 80 et des crises des années 90, à une embellie économique du sous-continent qui a facilité la réduction de la pauvreté, de l’endettement et du chômage et l’émergence d’une classe moyenne latino-américaine. Après les excès du néolibéralisme, on a également assisté au « grand retour de l’Etat » [1] qui s’est traduit par l’accession au pouvoir des « nouvelles gauches latino-américaines », la relance de la décentralisation au travers de plus de 16 000 gouvernements locaux et un interventionnisme économique renouvelé, parfois confronté au clientélisme et à la corruption. Malgré cela, de nombreux problèmes structurels demeurent. La plupart des économies du continent restent dépendantes de l’exportation des matières premières et de « l’extractivisme », accentuant la pression sur les ressources naturelles. Les inégalités sont parmi les plus fortes au monde. La très forte croissance urbaine pose le défi des infrastructures, mais aussi des quartiers périphériques, et creuse l’écart avec des campagnes souvent marginalisées. Enfin, la « dette sociale » héritée de l’ajustement est lourde, et les politiques sociales « ciblées » s’accompagnent difficilement d’une réhabilitation des services sociaux dans la santé ou l’éducation.

La prise en compte de ces questions par le secteur de l’ESS lui ouvre de nouvelles opportunités, ainsi que la possibilité d’une articulation renouvelée avec les politiques publiques, voire d’une reconnaissance institutionnelle comme celle qui a été initiée par les lois et les constitutions de nombreux pays (Brésil, Venezuela, Equateur, Bolivie, Colombie, Argentine, Uruguay, Honduras, Mexique, etc.). A cela s’ajoutent, pour certains acteurs, la critique des théories « développementalistes » et l’aspiration à ancrer l’ESS dans des valeurs endogènes comme le buen vivir et une pensée dégagée de ses références eurocentrées et de la structuration « post-coloniale » des sociétés nationales. Par ailleurs, l’émergence de nouveaux réseaux et regroupements d’acteurs de l’ESS (ACI-Americas, Colacot, Ripess-Lac, Riless, etc.) tend à renforcer la visibilité de cette dernière.

Ce dossier n’a pas l’ambition de brosser un tableau d’ensemble de ce « moment » et des dynamiques en cours. En faisant appel à de nouveaux auteurs et à de nouveaux travaux, l’intérêt est d’ouvrir le lecteur francophone de la Recma à la diversité des expériences menées dans la région.

Les six articles qui composent ce dossier s’inscrivent dans des contextes nationaux différents (Bolivie, Argentine, Brésil, Equateur, Cuba, Pérou). En dépit de leurs spécificités liées aux contraintes géographiques ou d’échelles (nationale ou locale), à l’environnement politique, social et économique dans lequel ces expériences se sont développées, celles-ci n’en présentent pas moins des caractéristiques communes qui peuvent se résumer par quelques binômes dialectiques : ancrage dans des pratiques indigènes-innovation sociale, vecteurs d’émancipation-solidarité, amélioration des conditions matérielles d’existence des populations-respect des espaces naturels. Toutes les contributions soulignent en outre l’importance du rôle de l’Etat dans la promotion de l’ESS et, en retour, l’apport conceptuel et pratique de cette dernière à l’élaboration des politiques publiques.

Par cette ouverture marquant la dimension internationale de la Recma, il ne s’agit pas de chercher une réponse aux questions récurrentes dans les débats théoriques internes à l’ESS et dans les nombreuses comparaisons entre l’Amérique latine et l’Europe sur le positionnement de l’ESS comme alternative au capitalisme ou composante d’une économie plurielle. Cependant, en portant le regard au-delà des frontières, il devient possible, en prolongeant l’ancrage historique de la revue par une attention accrue à la diversité des dynamiques marquant l’ESS dans le monde, d’évaluer le degré d’universalité [2] que porte cette dernière face aux impasses du modèle économique qui s’achève. Gageons que d’autres dossiers géographiques suivront cette première expérience.