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Depuis plus de trente ans, les structures d’insertion par l’activité économique (SIAE) développent localement des actions pour permettre à des personnes exclues durablement du marché du travail de résoudre leurs difficultés sociales et professionnelles. Ce faisant, les SIAE sont fréquemment conçues par leurs professionnels comme des lieux de fabrique d’un bien-être pour leurs usagers. Leurs pratiques professionnelles se veulent en effet le soubassement de trajectoires d’insertion des usagers vers l’emploi autant que d’améliorations dans leur vie quotidienne. En ce sens, leur travail, à l’idéal émancipateur, se rapproche de la réappropriation des « éléments déterminants du bien-être [à savoir] la capacité individuelle de réaliser et d’exploiter des biens premiers, de convertir ces ressources en libertés réelles, de développer des modes de fonctionnement humains fondamentaux, permettant de vivre une vie humaine, digne et sensée » (Guibet-Lafaye, 2007, p. 7). C’est cette conception classique du champ que nous nous proposons ici de mettre en relation avec un questionnement plus général sur la capacité de l’économie sociale et solidaire (ESS) à être un laboratoire du bien-être [1].

Si cette question est inscrite dans leur histoire et dans leur fonctionnement, elle se confronte de manière récurrente à la tension entre économique et social, consubstantielle au secteur de l’insertion par l’activité économique (IAE), dont Michel Autès (2013) montre les paradoxes. Ce sont maintenant autant les valeurs portées par ces structures que leur expertise technique et leur légitimité qui se voient attaquées par de nouvelles contraintes issues de la sphère publique et de la société civile (Gianfaldoni, Rostaing, 2010). Si, comme dans d’autres champs proches dans l’ESS (Darbus, Hély, 2010), le renouvellement générationnel parfois important des salariés permanents de l’IAE n’est pas sans effets sur la réception de ces changements, il n’empêche pas la crainte généralisée d’une banalisation du secteur via la diffusion d’un New Public Management, de ses outils et de sa rhétorique.

Au regard des évolutions, comment faire vivre cette volonté d’être des structures du bien-être dans l’IAE ? Peut-on encore le faire ? Quel impact une telle tension a-t-elle sur le vécu des salariés de ces structures ? Le présent article se propose d’approfondir ces questions à partir d’une recherche empirique portant sur les métamorphoses en cours de l’identité professionnelle des responsables de SIAE. Partir du point de vue des responsables de structure, population moins souvent étudiée sur ces questions que celle des autres salariés, n’est pas anodin. Ceux-ci sont certes moins fragilisés que leur public, mais tout autant soumis à ces évolutions. Comme dans l’ESS (Richez-Battesti et al., 2011), ils connaissent des conditions d’emploi complexes dans des structures de plus en plus précarisées. Comme ailleurs, leurs valeurs – où le mythe de la réconciliation de l’économique et du social est central (Darbus, Hély, 2010) – peuvent se heurter à une acculturation gestionnaire, porteuse de contradictions dont ils se retrouvent parfois les relais à contrecoeur, ainsi que cela a été décrit dans d’autres champs (de Gaulejac, 2011). Interroger leur vécu face à cette tension semble ainsi approprié pour discuter plus largement des discours et des modes d’action du champ de l’IAE, à partir de leur parole et de leur appropriation de ces situations (Draperi, 2007). C’est ici que prend sens ce projet d’étude des représentations du travail des responsables de SIAE, réalisé au sein d’un territoire délimité par des chercheurs formateurs dans ce champ et par un responsable associatif du champ (voir l’annexe méthodologique).

Notre hypothèse de travail est que les responsables des SIAE perçoivent un écart important entre une représentation du bien-être par les décideurs publics comme dépendant d’une employabilité accrue et la leur, qui se veut plus globale et sociale, et que cet écart est l’expression de la double dépossession de leur travail (Gianfaldoni, Rostaing, 2010). Il s’agit donc de décrire à partir d’éléments contextuels comme des représentations des responsables de ces SIAE la signification de ce changement de modèle, économiciste et non plus social tel qu’ils l’envisagent. Cela nous permettra de mieux comprendre les constituants de l’impuissance professionnelle qu’ils peuvent ressentir de même que certaines des réponses qu’ils développent.

Un nouveau modèle économiciste dans le champ de l’IAE ? Diffusion et critiques

Les responsables de structure interrogés dans cette étude s’accordent sur l’importance qu’a récemment prise une approche, qu’ils qualifient d’économique, du bien-être des salariés en insertion dans les discours des parties prenantes de l’IAE. Celle-ci repose selon eux sur deux fondements principaux dans les représentations et les dispositifs d’insertion et de suivi de leur action, largement documentés par ailleurs dans les analyses économiques et sociologiques des évolutions de champ.

Différents travaux rappellent en effet la prégnance d’une vision du bien-être passant quasi uniquement par le revenu et sa dépendance à une employabilité accrue. Plus que monétariste ou économique, ce nouveau modèle du champ de l’IAE nous semble exprimer ce que Gianfaldoni et Rostaing (2010) ont montré dans le cadre de l’ESS : un « glissement des valeurs de solidarité vers des valeurs utilitaristes [qui reflète] un basculement des politiques sociales et de l’emploi au cours des quinze dernières années sous l’emprise idéologique de l’économisme libéral » (Elbaum, 2008). Si l’instrumentalisation de l’IAE par la politique de l’emploi y est décrite comme une subversion du social par l’économique depuis les années 2000 (Autès, 2013), aujourd’hui le New Public Management y sert de fondement. Ses principes se retrouvent dans les dispositifs de gestion proposés à l’IAE comme dans l’évaluation de ses résultats et de sa légitimité.

La question de la mesure de la performance est au coeur de ce nouveau modèle. Pour ces auteurs, ce sont les effets de la standardisation des prestations et des actions de placement commensurables qui sont observables, notamment dans la manière dont ils tendent à conforter la valorisation des dispositifs d’accompagnement plus que des personnes accompagnées et à favoriser des critères de financement à l’acte. Gestion des ressources humaines et indicateurs gestionnaires se diffusent ainsi dans ce champ sous l’impulsion de la régulation tutélaire-marchande par l’Etat (Alcaras et al., 2011). Ce développement de la mesure n’est pas sans reposer les questions d’une décomposition faussée et d’une réduction de la réalité par des indicateurs uniquement utilitaristes, à l’heure où d’autres tentent d’en proposer des alternatives au niveau macroéconomique (Jany-Catrice, Méda, 2013). Senn (2000) propose par exemple de retenir d’autres indicateurs qualitatifs, en les déconnectant de la seule variable « emploi », pour évaluer les « capabilités » des personnes accompagnées qui améliorent leur bien-être individuel en termes d’autonomisation et d’accomplissement (p. 87-88).

Ainsi, la relation postulée entre l’augmentation du revenu salarial, la satisfaction des besoins et l’amélioration du bien-être par la reprise d’activité néglige la baisse effective des montants de certaines prestations sociales et la perte progressive des droits connexes, y compris locaux [2], et à de possibles frais supplémentaires occasionnés par la reprise d’une activité. L’insertion ne mène pas nécessairement à des revenus significativement plus élevés et maintient parfois les salariés concernés dans des situations financières précaires. En ce sens, l’approche économiciste réduit à une dimension monétaire des situations plus fines aux contours instables et transitoires.

De la même manière, ce modèle se fonde invariablement sur l’accès à l’emploi via l’employabilité. L’objectif du retour à l’emploi dit classique se veut alors obtention d’une situation professionnelle plus positive que les situations de précarité antérieures, en dépit d’un contexte de pénurie d’emploi, de flexibilité, de précarisation et d’abandon des logiques de métier. L’employabilité est de surcroît omniprésente dans les parcours des personnes en insertion, puisqu’elle est centrale dans les dispositifs de protection sociale et d’activation de l’emploi (Barbier, 2002) [3] autant que dans les discours des entrepreneurs et des décideurs publics, et elle constitue simultanément une convention du marché de l’emploi. Là encore, elle propose en pratique une vision réductrice des personnes concernées, de leurs situations comme du secteur de l’IAE, source de disqualification de publics pourtant employables (Castra, 2003).

Enfin, un dernier indice de l’application de l’idéologie utilitariste au sein des SIAE : la question de la valorisation du capital humain des salariés en insertion qui, selon la définition retenue par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), « recouvre les connaissances, les qualifications, les compétences et les autres qualités d’un individu qui favorisent le bien-être personnel, social et économique » (Keeley, 2007, p. 30). Ici, l’inscription d’un individu dans ce processus d’insertion renvoie au présupposé d’un manque de ressources : manque de compétences, de savoir-vivre, de revenus, qui serait comblé peu ou prou par l’action correctrice des SIAE.

Au final, cette approche économiciste entérine l’imputabilité du bien-être au seul champ économique, à prendre dans le sens d’une recherche d’emploi ordinaire favorisant l’augmentation du revenu, et affirme comme seul modèle paradigmatique l’entreprise, là où il pourrait plutôt s’agir de définir ce que serait un entreprenariat social adapté (Draperi, 2010).

Des tensions en pratique pour les responsables de SIAE

Le risque pour les SIAE est donc in fine de voir « leur existence dépendre plus sommairement d’une utilité mesurable et comptabilisable (nombre de mesures, types de mesures, publics concernés et impacts en termes d’accès à l’emploi…), sous l’influence de représentations “économicistes” (quantification des postes, des fonctions, des tâches) et dans une perspective “court-termiste” de la production d’emplois marchands. Pour les SIAE, cette évolution – si elle se confirme – signe une perte de légitimité à représenter la question sociale historique de leur secteur professionnel » (Gianfaldoni, Rostaing, 2010, p. 151), là où il s’agit pourtant de construire autant un mouvement d’entreprise qu’un mouvement de pensée pour garder la spécificité du champ.

Il n’est donc pas surprenant que les responsables interrogés opposent cette approche économiciste à une autre qu’ils qualifient de sociale, dans laquelle ils se reconnaissent plus volontiers.

M. : « [L’insertion], ce n’est pas mesurer l’employabilité, parce que moi, je n’ai pas de mètre pour savoir… comment ils sont employables. Parce que moi, je les vois tous les matins, je sais qu’ils sont employables. Bon, il faut les remettre au travail, mais, mon Dieu, tous les jours ils viennent au travail. »

O. : « Donc… ce sont des gens qui sont employables. On peut rapprocher cela du mot “employabilité”. Je veux dire, les mecs en insertion sont souvent considérés comme inemployables. Moi, je l’ai entendu en réunion… Ce sont des gens qui peuvent travailler, ce n’est pas vrai, mais les exigences du marché de l’emploi sont telles que… D’ailleurs, ils sont capables de travailler, ils l’ont été, on ne voit pas pourquoi ils ne le seraient plus. »

L’approche qualifiée d’économique est donc fortement critiquée dans les entretiens menés, du fait des effets pervers qu’elle produit sur la situation des salariés en insertion et de son caractère très réducteur de ces publics et plus largement de l’IAE. A l’inverse, une conception dite sociale y est valorisée. L’individu y est multidimensionnel dans ses rôles (agent économique, citoyen, parent, professionnel…), comme dans les déterminants de sa situation. Cette conception vise alors à prendre en compte des dimensions psychologiques, sanitaires, relationnelles et culturelles, au-delà des questions économiques. Elle se caractérise également par ses méthodes d’intervention individualisées, là où l’injonction des tutelles est ressentie comme une standardisation des cas. Les problématiques du salarié en insertion y sont vues comme singulières en fonction de son projet de vie et comme sujet d’une société donnée. Le travail réalisé vise alors à permettre la découverte et la valorisation des connaissances et des habilités de l’individu et leur transfert vers des situations sociales diversifiées. L’autonomie y est la finalité recherchée. L’idéal-type de cette représentation se distingue donc point par point de l’utilitarisme réductionniste et fragmentaire précédemment décrit. La démarche globale agrège ce qui était des indicateurs et étend le spectre d’action hors de la simple employabilité.

Cette affirmation du social contre l’économique par les responsables de SIAE interrogés reflète sans doute la crainte d’une dénaturation des valeurs d’un champ où il a pourtant été souvent important d’affirmer le lien irréductible entre ces deux entrées. Si cette approche sociale s’enracine en effet dans l’histoire du travail social, elle prend sa forme actuelle dans la phase de déclin des cadres institutionnels et des pratiques professionnelles qu’il traverse. Une telle redéfinition place l’IAE dans une situation paradoxale entre attente des usagers et efficacité économique, entre valeurs managériales et valeurs éthiques, entre instrumentalisation politique et innovation sociale.

Cette démarche dépend donc étroitement de la capacité et de la volonté des responsables associatifs (salariés et bénévoles) de concrétiser cette orientation. Au-delà des discours de relégitimation des valeurs de l’IAE, elle est toutefois conditionnée par la capacité de financement des SIAE, et donc par le partage de cette conception de l’insertion par les partenaires institutionnels : « Cette personne-là a réussi à partir, elle est aujourd’hui sauvée. Sauvée ? Jamais ! Qu’elle est à l’abri, ils n’en ont rien à cirer ! Qu’elle s’est refait les dents, qu’elle ait bien sa CMU à jour, des lunettes, vous voyez, ils n’en ont rien à cirer ! Ça n’a aucun intérêt, mais c’est cela les chantiers d’insertion. » Et de conclure : « Ça ne peut pas être calibré, ce n’est pas quantifiable, ce n’est pas… Ça n’a aucun intérêt. Ce qu’ils veulent, c’est de la sortie positive. » (M.)

L’approche sociale apparaît comme reléguée, car non conforme à l’optique d’évaluation de la performance de l’IAE réalisée par les partenaires publics. En quelque sorte, elle est l’invisibilité du travail réel des SIAE.

Cette recomposition de l’action des SIAE conduite par les pouvoirs publics pose, dans son principe actuel, l’individuation des personnes, qualifiées d’autonomes et de responsables : ainsi, « le travail social s’adresse aujourd’hui à des individus déliés. Déliés de leurs liens d’appartenance communautaires, mais déliés aussi de leurs liens de protection tissés par le droit du travail et la Sécurité sociale » (Autès, 2013, p. 289). Le travail des SIAE est aujourd’hui métamorphosé dans ses modes de fonctionnement et ses finalités : de la loi du 19 novembre 1974 [4] portant sur la réinsertion sociale des personnes inadaptées à la circulaire de la Délégation générale à l’emploi et à la formation professionnelle (DGEFP) 2008-21 du 10 décembre 2008 sur les nouvelles modalités de conventionnement des SIAE, le champ de l’IAE est marqué par de profonds bouleversements durant ces trente-quatre années. L’étude des dispositifs d’accompagnement des salariés en insertion sur cette période permet de saisir l’importance de ces évolutions. Aujourd’hui entièrement centrés sur le retour vers et dans l’emploi, « les travailleurs sociaux sont sommés de mettre les pauvres au travail. Jadis on leur reprochait de le faire, au temps des belles théories du contrôle social, aujourd’hui on les stigmatise de ne pas y parvenir » (Autès, 2013, p. 194). Les professionnels sont confrontés à la question du sens et de la pertinence de la relation d’aide (Autès, 2008, p. 20). Partant, la problématique du bien-être des salariés en insertion constitue un enjeu heuristique.

De l’impuissance des responsables à un besoin de sens collectif ?

La notion de bien-être permet de réinterroger les tensions actuelles des logiques professionnelles en SIAE, et plus largement les finalités de l’insertion. Mais, si l’opposition est forte dans les discours, les réponses quant aux pratiques sont plus floues : « Comment on pratique ici [l’insertion]. Alors, très honnêtement, à l’heure actuelle, je vous dirai très honnêtement : comme on peut ! » (G.) Ici s’exprime une forme d’impuissance des responsables de SIAE face au bien-être de leurs salariés en insertion.

De manière sous-jacente s’expriment les enjeux de la transformation du champ de l’IAE, de ses cadres théoriques et pratiques, de l’obligation de moyens à celle des résultats, dans toutes les strates de l’organisation du secteur. Cette impuissance ne s’exprime pas que face aux salariés et à leur devenir, mais également dans le jeu des relations partenariales de ces structures. De multiples acteurs publics et privés participent en effet à la définition des processus d’orientation, d’évaluation et d’encadrement du secteur. Sur le territoire étudié, l’IAE fonctionne quasiment sur le mode de la régulation marchande, tutélaire, caractérisée « par une intervention pressante des acteurs publics territoriaux, qui conditionnent de plus en plus leurs financements à des prestations de service soumises à évaluation (contrats incitatifs, conventions d’objectifs et subventions ciblées) tout en recherchant la mise en concurrence directe des structures associatives avec des structures lucratives » (Gianfaldoni, Rostaing, 2010, p. 153). Cette gouvernance influe sur ces SIAE en termes de :

  • perte d’autonomie décisionnelle et d’auto-évaluation ;

  • délégitimation des savoirs et des savoir-faire des professionnels ;

  • mutation progressive vers un modèle marchand de prestations de service ;

  • restriction de l’insertion à l’employabilité via des modalités d’intervention imposées (sortie positive, évaluation en milieu de travail [EMT] [5], livret et dialogue social).

Cette transformation ne peut s’opérer que grâce au pouvoir coercitif des institutionnels : « Nous, on est obligés de fermer notre bec, parce que l’on est obligés de la faire comme on nous le dit, parce qu’après vous pouvez bien dire ce que vous voulez » (M.) ; « On a été rappelés à l’ordre et convoqués à [nom de la commune] par T. de l’époque… avec menace de ne plus nous subventionner cette action-là… » (B.)

Finalement, c’est la logique à laquelle il faut s’ajuster ; ce qui fera dire à un responsable, en guise de conclusion : « Et tout est là, je pense que le problème est là. A partir du moment où on est de bons petits chevaux, qu’on avance bien et qu’en plus on y arrive… » (P.)

Les discours tenus laissent voir l’évolution des conceptions portées par les professionnels du champ en faveur de celles que portent les financeurs et les institutionnels (Chopart, 2000). Celle-ci ouvre un conflit entre la promesse d’un bien-être pour ces salariés et le sentiment d’impuissance des responsables, ici symptôme d’un dysfonctionnement qui s’exprime dans le sentiment du non-accomplissement de son « devoir » au regard d’un système de valeurs professionnelles, mais se dit comme une perte de croyance en ses propres capacités. Toutefois, bien qu’insatisfaits, aucun de ces responsables n’a exprimé lors des entretiens l’intention de quitter ce métier (logique de la persistance dans le métier). Pour se légitimer, les responsables doivent alors produire des raisons d’agir. Ils trouvent ainsi la confirmation de leur engagement dans le règlement positif de cas individuels (logique de la « raison d’agir » [Bajoit, 2009 ; Autès, 2005]), indépendamment du nombre de situations résolues et de leur comptabilisation dans une optique de taux  de sortie positive.

Plus encore, c’est dans l’action collective que peut se jouer cette réaffirmation des valeurs et des pratiques du champ de l’IAE. Ainsi, la mise en place dans notre cas d’un réseau interpersonnel de type affinitaire permet de compenser, voire de réparer, des identités personnelles et professionnelles, car il permet à ces responsables de donner sens à leur métier. Loin des règles de conditionnalité de l’action publique, il s’agit ici de construire entre des significations diverses, parfois divergentes, un cadre d’interprétation acceptable socialement et satisfaisant individuellement. Ce microsystème permet ainsi aux responsables de SIAE de ce territoire d’affirmer (voire de renouveler) leur engagement professionnel.

De la même manière, l’affirmation collective des valeurs de l’IAE peut se faire par une participation plus importante des salariés en insertion. Deux des structures rencontrées se distinguent en ce sens. Cette logique est d’abord liée à l’histoire de ces deux associations. Elle peut se lire comme une volonté « d’émancipation et de participation de leurs salariés » (Alcaras et al., 2011), qui prend une forme d’ordre démocratique :

  • dans la structure G., les salariés en insertion sont encouragés à participer, selon leurs convictions et leurs réflexions, aux mouvements sociaux (participation aux manifestations contestataires, engagement politique). Ici, le salarié est d’abord un citoyen ;

  • dans le cas de P., le mode participatif est celui de l’élection d’un représentant du personnel « salarié en insertion ». L’objet est davantage de situer les individus en tant que salariés de plein droit. « Alors, je ne sais pas si je vais répondre à votre question, mais je vais vous expliquer comment on fonctionne ici. On a un délégué au niveau du personnel parmi les salariés [en insertion], on a un suppléant au délégué du personnel, qui sont associés à toutes les prises de décision pouvant concerner des changements d’horaires, les changements pratiques, les conseils d’administration. Ils sont, je ne veux pas dire, codécideurs, mais ils sont toujours informés des décisions comme cela doit être, et les salariés, les équipes les sollicitent, les interpellent, et tous les ans on essaie, enfin, j’essaie de mettre une formation sur le droit du travail avec le délégué du personnel, qui est lui chargé de suppléer, de compléter en fait ce que disent les encadrants sur le terrain. C’est le délégué du personnel, du personnel permanent, qui prend en charge… Il est un salarié en insertion. » Mais cette injonction à participer recouvre une autre dimension : « Alors, moi, j’insiste toujours pour que les délégués du personnel s’expriment à chaque conseil d’administration [CA] par rapport à la vie d’équipe, parce que l’on a effectivement un CA qui va se concentrer sur les difficultés financières, se pencher sur le coût horaire d’un salarié en insertion, chercher à calculer combien il rapporte, et cela permet en fait de rappeler au conseil d’administration que l’insertion n’est pas en premier lieu de la production. Donc, après, je ne vais pas dire que c’est simple tous les jours, parce que ça recadre bien le conseil d’administration sur l’objet principal de l’association. Parce que l’objet principal de l’association, c’est l’insertion. »

A un facteur historique s’adjoint un facteur tactique voulu par le responsable face à l’apparition et l’emprise d’un discours gestionnaire des membres du conseil d’administration. L’objectif est, par la présence du salarié en insertion, d’affirmer l’objet premier des SIAE : lutter contre l’exclusion.

L’impuissance observée dans les discours se révèle donc ambivalente en ce qu’elle peut également être productrice d’une place différente pour les salariés dans les structures de l’IAE, donc de possibilités étendues de bien-être pour eux. Pour autant, si ces stratégies collectives créent des ressources facilitant le maintien des valeurs de l’IAE pour leurs responsables, elles n’épuisent pas la persistance des difficultés du champ face à son changement de modèle actuel, ni plus individuellement les tensions induites chez leurs responsables.

Conclusion

La capacité des SIAE à être des laboratoires du bien-être pour leurs salariés peut finalement se lire aussi par les représentations du travail des responsables de ces structures. Dans le cas du territoire étudié, les discours tendent à rapprocher le travail dans l’IAE d’un sentiment d’impuissance professionnelle. Cette impression de « ne plus être capable de » s’inscrit alors dans une injonction contradictoire à la performance entre une insertion limitée à un taux de sortie positive et la prise en compte des besoins réels des salariés en insertion.

Il ressort en effet des entretiens que les responsables de ces structures ont davantage de difficultés à tenir leur métier, non pas sur le champ des compétences techniques, mais sur le sens même de leur action. La reconfiguration en cours de l’IAE imposée par les pouvoirs publics a provoqué une modification de perspective, contribuant à délégitimer les cadres historique et éthique de ce secteur. Ces évolutions mettent en tension permanente des représentations du travail social que les responsables de l’IAE interrogés traduisent en une opposition entre une logique institutionnelle et économiciste d’un côté et une logique associative et sociale de l’autre. Pour eux, ce bien-être promis à tous est essentiellement un élément de discours de légitimation du modèle économiciste. Ils font plutôt l’expérience d’une inadaptation aux nouvelles normes institutionnelles et aux évolutions sociétales, d’une perte du sens de leur action et donc de leur identité professionnelle (Costalat-Fourneau, 2008).

Ces résultats doivent être accompagnés d’une interrogation plus profonde sur la pertinence des SIAE comme moyen de lutte contre l’exclusion sociale et économique, et donc sur la nature même de l’intervention professionnelle et les fondements éthiques de l’IAE. Plus précisément, les discours des responsables poussent au questionnement sur la nécessité d’une approche différente de celle qu’ils présentent comme économiciste, rejoignant en cela des débats importants dans certains champs de l’économie (Jany-Catrice, Méda, 2013). Ils nous semblent également faire écho à des réflexions plus centrées sur l’innovation sociale dans les territoires. Il s’agit en effet de « répondre à [des] besoins [par une] capacité à organiser les liens sociaux au travers de formes institutionnelles qui les révèlent et qui mobilisent les valeurs de réciprocité et de solidarité qui permettent d’y faire face » (Hillier, 2004, p. 141). De telles réflexions s’inscriraient dans une perspective de transformation radicale des relations et des pratiques professionnelles, car elles ambitionneraient la réappropriation de la capacité d’élaboration critique, de décision et d’action-orientation par les publics accueillis au détriment des formes conventionnelles de gouvernance que tente d’imposer la logique institutionnelle actuelle.

Somme toute, ce qui se joue est la possibilité de nouer un dialogue sur le sens et la finalité de l’intervention des acteurs de l’IAE aujourd’hui centrée exclusivement sur le traitement du chômage et de ses conséquences. Dans cette perspective, l’enjeu tient dans l’existence ou non d’une communauté de vie, où pourrait se concrétiser un projet collectif auquel salariés en insertion, professionnels de l’IAE, acteurs locaux et partenaires institutionnels adhéreraient.