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Alternatives Sud est une revue éditée par le Centre tricontinental de Louvain-la-Neuve, en Belgique. Son originalité, qui motive la présente note de lecture, est de proposer des numéros réunissant des contributions d’auteurs du Sud, inédites en français, sur les thématiques introduites par la rédaction. Ce numéro, issu d’une collaboration avec l’organisation non gouvernementale (ONG) Solidarité socialiste (Bruxelles), offre, avec quatre contributions latino-américaines (Argentine, Brésil, Bolivie et Haïti), trois africaines (Burundi, Sénégal et Maroc) et deux asiatiques (Inde [Kerala] et Chine), un large panorama de l’économie sociale et solidaire (ESS) de par le monde.

La compilation réalisée permet d’appréhender des configurations très différentes de l’ESS, ce qui, pour une économie insérée dans des dynamiques sociales et politiques chaque fois spécifiques, n’étonnera pas. On y retrouve quelques tendances assez générales : l’abord politisé du secteur en Amérique latine, sa dépendance à l’aide internationale en Afrique subsaharienne (« nous avons créé notre association et attendons que l’on nous finance », p. 113) ou les modalités de son contrôle rapproché par le gouvernement dans le cas de la Chine.

Si les tentatives de certains auteurs pour ériger un socle alternatif (rationalité reproductive, économie productive de valeur d’usage ou « d’espaces du commun ») demeurent plutôt théoriques et normatives, il est intéressant de constater que le secteur peut acquérir une certaine visibilité, y compris statistique (Brésil). Dans de nombreuses situations (Sénégal), l’ESS reste « reliée » à la débrouille quotidienne et les auteurs africains (Burundi, Sénégal et Maroc) observent le développement des mutuelles de santé, probablement en lien avec la proximité des programmes des partenaires de Solidarité socialiste, mais parfois au détriment d’une vision plus large du secteur, comme semble l’illustrer l’absence de références historiques sur les coopératives d’épargne et de crédit au Burundi, par exemple. Cependant, accompagnée dans d’autres contextes par le développement d’un certain niveau de protection sociale et de dispositifs d’appui, l’ESS s’inscrit plutôt dans la recherche de revenus complémentaires (Brésil).

Alors que la participation des femmes se heurte, au Kerala, aux structures familiales patriarcales, des études de cas révèlent combien il est difficile pour les organisations de l’ESS de s’affranchir des hiérarchies sociales, qu’elles soient issues des structures agraires (Haïti) ou de l’organisation communautaire (Bolivie).

A une autre échelle, la reconnaissance institutionnelle d’une économie plurielle (communautaire, étatique, privée et coopérative), à l’instar de la Bolivie, ne se traduit pas forcément par une « inversion des tendances macro-économiques ». Et dans de nombreux pays, du Maroc à la Chine, l’impulsion donnée par l’Etat accompagne le modèle économique dominant et accroît la dépendance du secteur aux mesures publiques. En Chine, les initiatives de l’ESS, principalement dans l’insertion (destinée à recaser les travailleurs licenciés par les entreprises publiques), l’éducation ou la santé des « migrants de l’intérieur » et les coopératives financières implantées dans les zones rurales où les établissements bancaires ne sont pas présents, sont d’ailleurs qualifiées de « quasi gouvernementales » face aux tensions et aux contestations croissantes du modèle de développement.

L’article introductif souligne la confusion existant autour du concept d’ESS issu d’une « situation hétérogène et fragmentaire, le prolongement de positionnements, le reflet de rapports conflictuels entre acteurs, se déployant dans des contextes régionaux distincts, et le résultat de diverses instrumentalisations stratégiques » (p. 8). Si ses potentialités transformatrices semblent s’inscrire à l’échelle internationale dans un « moment » particulier – celui du « post-ajustement » –, l’ESS apparaît comme l’auxiliaire de politiques publiques contrastées, depuis le gouvernement à distance et la « décharge » des politiques néolibérales jusqu’à l’instrumentalisation d’approches étatiques, plus ou moins renouvelées à partir du contrôle des ressources nationales. Dans tous les cas, l’article constate avec justesse que le secteur de l’ESS n’a pas, historiquement, fait l’objet d’un appui de l’Etat équivalent à celui du secteur privé et qu’il ne deviendra « levier de changement » qu’au travers des convergences et des alliances qu’il sera en mesure d’établir.