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La coopération française travaille depuis plus de vingt ans à la définition de son périmètre économique, enjeu essentiel pour les entreprises coopératives. En l’absence d’un compte satellite de l’économie sociale et solidaire (ESS), elle s’est organisée, avec les pouvoirs publics et les acteurs de l’ESS, en définissant un périmètre « élargi » qui prend en compte le « coeur coopératif » et les filiales des coopératives. Le mouvement coopératif est confronté aux divergences de périmètres économiques entre les acteurs français et l’Observatoire national de l’ESS, lieu de convergence de la mesure et de l’observation de l’ESS. Cet article retrace les grandes étapes et les coulisses de la construction du périmètre coopératif tel qu’il est défini par Coop FR, organisation représentative du mouvement coopératif français. Il propose également des pistes de progression pour une meilleure visibilité des entreprises de l’ESS et des coopératives en particulier.

Le mouvement coopératif travaille depuis les années 1990 à la définition de son périmètre économique, en partenariat avec les pouvoirs publics et les acteurs de l’ESS. « Pour peser, il faut pouvoir se compter », répète-t-il depuis des années. Peser dans l’objectif de défendre les spécificités coopératives, d’avoir accès aux mêmes dispositions que les entreprises classiques en faveur du développement et de la création d’entreprise, de pouvoir se comparer avec les autres pays et les concurrents au niveau européen et mondial. Peser, enfin, pour promouvoir un modèle d’entreprise démocratique. La production de données chiffrées est un enjeu technique, statistique et politique pour les coopératives, comme pour l’économie sociale et solidaire. Elle est même « un moyen essentiel pour [les] faire reconnaître par les pouvoirs publics et par l’homme de la rue » (Archambault, 2006). La reconnaissance aujourd’hui des coopératives par les pouvoirs publics est le fruit d’un long travail. Lors de l’élaboration de la loi relative à l’ESS, promulguée en juillet 2014, le mouvement coopératif a dû se positionner comme un important contributeur à l’économie du pays. Pendant deux ans, Coop FR [1] ; organisation représentative de la coopération en France, et les familles coopératives ont coconstruit le volet coopératif de la loi avec le ministère et son cabinet. Ce fut un long travail de lobbying et d’acculturation au modèle coopératif car le mouvement coopératif est confronté à la méconnaissance de son modèle par le grand public et les autorités publiques mais également aux divergences internes à l’ESS en matière de périmètre économique. Celles-ci brouillent le message véhiculé par les coopératives auprès des autorités publiques – et du grand public. Le périmètre social des coopératives, tel qu’il est défini par Coop FR, s’est construit à partir de la réalité des coopératives et de la diversité de leurs activités, en prenant en compte à la fois le « coeur coopératif » et leurs filiales. Faute d’outils adaptés à l’observation de l’économie sociale, la coopération s’est organisée, dans un premier temps avec l’aide des autorités publiques et dans un second temps avec les acteurs de l’ESS eux-mêmes. Elle est confrontée aujourd’hui aux limites de l’exercice.

La construction d’un modèle statistique

L’économie sociale travaille à la construction d’un système statistique depuis les années 1980. Dès sa création, l’Association pour le développement de la documentation sur l’économie sociale (Addes) préconise la construction d’un compte satellite de l’économie sociale pour améliorer la connaissance de cet ensemble d’organisations et estimer son impact économique et social. Les travaux menés pour l’Addes par Edith Archambault et Philippe Kaminski confirment l’avantage du compte satellite « d’être articulé au cadre central de la comptabilité nationale, tout en utilisant des regroupements différents, des classifications plus fines et en ajoutant des tableaux ou des indicateurs pertinents » (Archambault, 2006). Les deux rapports au Conseil économique et social de Georges Davezac (1986) et Marie-Thérèse Cheroutre en (1991), et la mission d’expertise des statistiques de l’économie sociale en 1989, menée, en partenariat avec l’Insee, par le secrétariat d’Etat chargé de l’Economie sociale auprès du Premier ministre, ont également relevé l’essentiel des difficultés et la nécessité de rassembler les données de l’économie sociale. « La relance de l’économie sociale se heurte fréquemment à l’absence ou à l’imprécision des données chiffrées », constatait alors le secrétaire d’Etat Tony Dreyfus. Malgré les efforts de la délégation à l’économie sociale, créée en 1981, et des organisations de l’économie sociale, notamment au sein des groupements régionaux de la coopération, de la mutualité et des associations (GRCMA), le projet de compte satellite n’a pas abouti. Edith Archambault et Philippe Kaminski ont conclu à un manque de moyens mais surtout à un manque de volonté politique.

Depuis les années 1990, la coopération s’organise et travaille avec les pouvoirs publics à la définition d’un périmètre coopératif. La bonne connaissance du secteur coopératif et mutualiste des GRCMA a favorisé l’élaboration de données relativement fiables. Deux facteurs ont contribué à cet objectif : la volonté des pouvoirs publics de faire reconnaître la place des coopératives dans l’économie et la société, en France et sur le théâtre européen, et la nécessité d’un dialogue avec les acteurs de l’ESS.

La création de l’Observatoire national de l’économie sociale et solidaire (Oness) en 2008 par le Conseil national des chambres régionales de l’économie sociale (CNCRES) a répondu à l’attente forte de reconnaissance et d’observation de l’ESS, après quinze années de travaux menés par les chambres régionales de l’ESS (ex-GRCMA). « Une manière de répondre à la faible visibilité de ce secteur alors même qu’il monte en puissance, comme en témoigne le dynamisme des créations d’établissements et d’emplois. L’enjeu consiste donc à mieux rendre compte de la réalité de l’activité de l’ESS, grâce à des données fiables et pertinentes permettant, par l’analyse prospective, d’orienter les choix stratégiques des acteurs de l’ESS et de l’action publique en faveur du développement économique et social. » (CNCRES 2008) L’Oness, et ses dix-neuf observatoires régionaux, est aujourd’hui le lieu de convergence de la mesure et de l’observation de l’économie sociale et solidaire.

Les données des coopératives

Dans les années 1990-2000, malgré des attaques législatives récurrentes à l’égard du statut coopératif, avec notamment un mouvement de démutualisation en 1999 (Naett, 2015) auquel ont échappé les coopératives françaises, les coopératives ont le vent en poupe. En 2009, le président du GNC rapportait à l’occasion d’un séminaire juridique sur la simplification du droit coopératif (Detilleux, 2010) : « Depuis une dizaine d’années, nous avons adopté une certaine prudence, non par manque d’idées ou d’audace juridique, mais du fait d’un contexte politique sinon hostile du moins indifférent, voire préoccupant. A l’occasion de la loi de 1999 sur la création des caisses d’épargne, le gouvernement de l’époque a ainsi introduit un amendement, sous prétexte d’aider les banques coopératives, visant à supprimer le plafonnement des rémunérations. Un vent de démutualisation, libéral, soufflait alors. » Au niveau national, les pouvoirs publics accompagnent le développement des coopératives dans le cadre de législations en matière économique. La Délégation interministérielle à l’innovation sociale et à l’économie sociale (Diises) accompagne la démarche de constitution d’une base de données sur les coopératives au travers d’un rapport annuel du mouvement coopératif. Dès 1996, elle dénombre les entreprises coopératives en France et présente leur diversité sectorielle et leurs spécificités dans un rapport annuel titré « Le mouvement coopératif », avec le concours du Groupement national de la coopération (GNC). Les données collectées auprès des différentes familles coopératives couvrent la période 1978 à 1995. Ce premier recensement permet à la Diises de confirmer « le potentiel économique important » des sociétés coopératives en 1994. Le Conseil supérieur de la coopération (CSC), instance consultative constituée des représentants du mouvement coopératif, de l’administration et du Parlement, appuie la démarche, en constatant dans son avis de décembre 1996 que « les entreprises coopératives occupent une place essentielle parmi les acteurs économiques de notre pays. Il retient notamment de la décennie écoulée la croissance continue du chiffre d’affaires de bon nombre de coopératives et, en 1994 et 1995, dans un environnement économique difficile, l’obtention de résultats tout à fait satisfaisants ». L’exercice sera renouvelé jusqu’en 2007, nuançant toutefois la fiabilité des données statistiques collectées auprès des organisations nationales de la coopération qui « procèdent parfois par approximation, en raison, notamment, de la difficulté d’opérer une distinction entre filiale et société coopérative mère, ou entre les différentes catégories de groupements ».

Les pouvoirs publics français ont été encouragés par le fort intérêt des institutions européennes pour le modèle coopératif. A partir de 1999, la Commission européenne décide de préparer un livre blanc sur l’« Entrepreneuriat coopératif dans l’Europe de l’an 2000 ». Finalement, c’est une communication qui est adoptée en février 2004 sur la promotion des sociétés coopératives en Europe. Parmi la dizaine de champs d’action prioritaires, la communication préconise le développement des comptes satellites pour la collecte et l’analyse des données statistiques. La commission constate que le manque de données fiables sur son importance quantitative et son évolution est « un obstacle à une bonne compréhension du potentiel de l’entreprise coopérative ». Elle s’engage à examiner « la possibilité de développer le recours à des techniques de “comptes satellites” pour la collecte et l’analyse de données statistiques sur les coopératives par les instituts nationaux de statistique ».

L’année 2007 marque un tournant dans la politique de communication du mouvement coopératif. Pour la première fois, les chiffres de la coopération (2006) sont consolidés, affichant 21 000 entreprises coopératives, qui emploient plus de 900 000 salariés, et 535 000 entreprises associées (adhérentes à des coopératives d’entreprise) dans le rapport annuel du CSC. Un pas est franchi. Jérôme Faure, délégué interministériel à l’innovation, à l’expérimentation sociale et à l’économie sociale, et Jean-Claude Detilleux, président du bureau du Conseil supérieur de la coopération et du Groupement national de la coopération, écrivent « nous pouvons être fiers de la puissance, de la diversité et du dynamisme du mouvement coopératif en France. […] Les coopératives, en France et partout dans le monde, sont des acteurs économiques et sociaux incontournables. Elles sont présentes dans de nombreux secteurs d’activité et représentent un poids économique considérable. Souvent leaders sur leur marché ou dans leur secteur, elles sont connues de tous au travers de leurs entreprises, leurs enseignes ou leurs marques mais l’on ignore encore trop souvent leur statut de coopérative ».

Parallèlement, l’Alliance coopérative internationale (ACI) publie le classement des 300 plus grandes coopératives au niveau mondial, le Global 300, dont le chiffre d’affaires cumulé est égal, en 2006, au PIB du Canada. Bien que la contribution des coopératives ne se mesure pas au seul chiffre d’affaires, le message est si fort qu’il est repris dans toutes les communications au niveau mondial. Il s’agit pour le mouvement coopératif mondial de donner une visibilité à la coopération, en s’appuyant notamment sur la recommandation de l’Organisation internationale du travail (OIT) de 2002 concernant la promotion des coopératives, qui reconnaît « l’importance des coopératives pour la création d’emplois, la mobilisation des ressources et la stimulation de l’investissement, ainsi que leur contribution à l’économie ». La coopération prend conscience de son poids économique. Une grande fierté submerge les mouvements coopératifs qui les convainc de communiquer sur les entreprises coopératives leaders.

En France, comme dans d’autres pays européens, le mouvement coopératif décide de contribuer aux travaux du Global 300 en publiant en mai 2007 le premier Top 100 des entreprises coopératives (GNC, 2008). Mais l’éclatement des types de coopératives pose d’emblée la question de la représentativité de la diversité du monde coopératif. Le Top 100 est alors accompagné d’une présentation des coopératives et de données sectorielles.

La méthodologie retenue par le GNC repose largement sur celle appliquée par l’ACI. Le classement des 100 premières entreprises coopératives est réalisé à partir des chiffres d’affaires consolidés des groupes coopératifs à partir des données transmises par les fédérations membres du GNC. Pour recueillir ces informations, elles font appel à plusieurs sources : centrale des bilans, articles de presse, comptes publiés, déclaration des entreprises coopératives, etc. Ces chiffres n’intègrent pas les chiffres d’affaires réalisés par les entreprises sociétaires des coopératives d’entreprises. Inévitablement, les critères retenus (taille du bilan) par le Global 300 avantagent les établissements financiers. Une annexe [2] à cet article donne un aperçu de la coopération en France et dans le monde.

Vers un dialogue avec les acteurs de l’ESS

En décembre 2008, l’Observatoire national de l’économie sociale et solidaire publie un premier Panorama de l’ESS en France, qui sous-évalue le poids des coopératives dans l’ESS. Il sera le fait déclencheur du rapprochement entre les acteurs de l’ESS et le GNC. En effet, la méthodologie sur laquelle est fondé le travail de cet observatoire, validée par un conseil scientifique, réduit l’effectif salarié dans les coopératives à 300 000 emplois, alors que le mouvement coopératif en revendique de son côté près de 900 000. Les données statistiques de la base Insee-Clap font l’impasse, selon le GNC, sur des secteurs clés de la coopération, notamment l’agriculture, la pêche et les transports. Le GNC argue en effet que « le périmètre coopératif va au-delà des seules entreprises coopératives. Il ne se mesure pas en se limitant aux entreprises coopératives. Il faut y inclure les entreprises associées et les filiales de droit commercial de ces dernières. Elles bénéficient de la gestion pérenne et des objectifs de long terme de la coopérative mère qui transmet un modèle de “gouvernance” original à plus de 900 000 salariés, soit 32 % de l’effectif salarié de l’économie sociale » (GNC, 2009). L’enjeu est d’autant plus important que le mouvement coopératif français vient de lancer sa première campagne de communication sur la pertinence du modèle coopératif dans un contexte de crise. La cohabitation de deux méthodologies de recensement des coopératives différentes crispe les relations entre les acteurs de l’ESS, générant de l’incompréhension de part et d’autre.

La séquence impose au mouvement coopératif une rigueur méthodologique pour son édition 2010 du top 100 des entreprises coopératives. La méthodologie se base sur les chiffres d’affaires consolidés 2008 des entreprises coopératives « afin de prendre en compte les filiales de coopératives, qui font partie intégrante du périmètre coopératif », lequel « intègre également les nouvelles coopératives issues de fusions ou d’acquisitions » et « considère les groupes coopératifs constitués d’un ensemble de coopératives comme une seule coopérative ». S’agissant des différents magasins des coopératives de commerçants détaillants, il retient le chiffre d’affaires TTC réalisé et intègre donc l’activité des adhérents. L’édition 2010 va plus loin que la précédente en étudiant le poids social des coopératives, avec le nombre de sociétaires et le nombre de salariés.

C’est avec l’édition 2012, publiée à l’occasion du lancement de l’Année internationale des coopératives que le Panorama sectoriel des entreprises coopératives, assorti du top 100, s’installe au sein de la coopération et de l’ESS. Afin de refléter la diversité du mouvement coopératif, Coop FR communique sur le panorama sectoriel par type de coopératives, assorti du top 100 des entreprises coopératives. Pour sa réalisation, Coop FR fait appel à l’Observatoire national de l’ESS, dont elle est devenue membre du comité de pilotage. Cette collaboration a pour objectif d’affiner la méthodologie du périmètre coopératif et d’améliorer la connaissance qu’ont les acteurs de l’ESS, en particulier l’Oness, du secteur coopératif. La coopération, en effet, est un paysage éclaté, complexe, qui nécessite une connaissance « de l’intérieur ». Les typologies de coopératives (coopératives d’entreprises, de production, d’usagers, ou coopératives bancaires…), d’associés (entrepreneurs, salariés, consommateurs, usagers, clients…) sont souvent mal appréhendées.

Le périmètre coopératif est donc défini ainsi, en collaboration avec l’Oness :

  • les entreprises sous statut coopératif ;

  • les groupes coopératifs constitués d’un ensemble de coopératives ;

  • les entreprises contrôlées par une ou un ensemble de coopératives (SA contrôlées par une ou plusieurs coopératives à hauteur de plus de 50 % du capital et des votes).

Les groupes coopératifs constitués d’un ensemble de coopératives sont considérés comme une seule coopérative, à l’image des groupes constitués d’entreprises dites « classiques ». Ainsi, les coopératives bancaires et les coopératives agricoles incluent dans les données présentées les résultats des entreprises qu’elles contrôlent ou dans lesquelles elles ou leurs adhérents ont une participation au capital et aux votes à plus de 50 %. Pour les banques coopératives, le top 100 se base sur le produit net bancaire (PNB), l’équivalent du chiffre d’affaires pour ces sociétés. Pour les coopératives de commerçants, le chiffre d’affaires pris en compte (sauf pour la pharmacie) est celui réalisé par les entreprises associées de la coopérative (l’activité de ses adhérents).

En tant que membre du comité de pilotage de l’Oness depuis 2011, Coop FR contribue aux travaux réalisés par le conseil national des CRES, aux côtés de différents partenaires de l’ESS. Face à la méconnaissance de la coopération au sein même du secteur de l’ESS, Coop FR choisit la pédagogie, en premier lieu en présentant les spécificités des différents types de coopératives :

  • coopératives d’entreprises, où les associés sont les entrepreneurs (agriculteurs, pêcheurs, artisans, transporteurs, commerçants) ;

  • coopératives d’utilisateurs ou d’usagers, où les associés sont les utilisateurs ou usagers des biens et services produits (consommateurs, élèves, ménages à revenus modestes, habitants) ;

  • coopératives de production, où les associés sont les salariés (Scop) ;

  • coopératives multisociétariales, qui associent toutes les parties prenantes (salariés, producteurs, bénéficiaires, bénévoles, usagers, particuliers, collectivités publiques, associations, entreprises).

Tableau 1

Les différences statistiques entre la base de données Insee-Clap et les données de Coop FR

Les différences statistiques entre la base de données Insee-Clap et les données de Coop FR

c : données confidentielles

Champ : postes de travail au 31 décembre (hors intérimaires)

Sources : Insee-Clap (chiffres 2013), Coop FR (chiffres 2014)

-> See the list of tables

Cette pédagogie permet aux interlocuteurs de Coop FR d’appréhender la coopération sous plusieurs formes, pas seulement sous l’angle de la coopération de production et des salariés associés.

Le dialogue entre Coop FR et l’Oness, s’il ne fait pas converger les deux périmètres, permet une meilleure connaissance et une acculturation progressive des problématiques de la coopération. Dans son Atlas de l’ESS 2012, document de référence sur l’observation de l’ESS, l’Oness consacre un chapitre aux enjeux du périmétrage de l’ESS. Contrairement à l’édition précédente, il intègre les arguments de Coop FR qui estime que « le comptage des établissements et emplois coopératifs ne rend pas compte de l’ensemble de l’activité économique portée par les coopératives dans les filiales qu’elles contrôlent et chez les membres des coopératives de second degré (commerce associé, coopératives d’artisans, de transporteurs, de pêcheurs…) ». Des lignes bougent.

Comme le montre le tableau ci-dessus, la différence entre les chiffres issus de la base de données Insee-Clap et les chiffres collectés par Coop FR est importante.

La filialisation dans les coopératives agricoles

Dans les coopératives agricoles, la filialisation des groupes coopératifs s’est amorcée de manière significative à la suite des lois de modernisation de 1991 et de 1992, dites « lois de filialisation », qui ont entraîné des reconfigurations importantes, notamment avec la transformation de nombreuses Sica [3] en filiales de droit commercial (Filippi et al., 2006).

Dans les coopératives, la filialisation s’est développée notamment pour pérenniser des activités qui sortent du périmètre strict de la collecte et de la première transformation des produits des associés coopérateurs. Cette stratégie a été mise en place afin de diversifier les activités, aller à l’international ou encore sécuriser l’approvisionnement pour des outils industriels. En effet, les possibilités offertes par le statut coopératif se sont révélées trop limitées ou inadaptées au besoin croissant de flexibilité. Par exemple, les opérations avec les tiers non associés sont limitées à 20 % dans les coopératives agricoles.

Par ailleurs, la filialisation des activités industrielles dans des sociétés commerciales soumises à l’impôt dans les conditions de droit commun a été fortement encouragée par la loi du 3 janvier 1991 et a contribué à réduire de fait le champ de l’exonération, les activités de transformation génératrices de plus forte valeur ajoutée étant rarement logées dans la coopérative mère. Une étude commanditée par Coop de France en 2011 au cabinet PricewaterhouseCoopers a montré qu’à taille égale, les groupes coopératifs agricoles paient davantage d’impôt sur les sociétés que les groupes formés uniquement de sociétés commerciales (Chomel et al., 2010).

Un exemple de groupe coopératif agricole : Vivescia

Vivescia est une coopérative agricole ayant son siège social à Reims. Elle appartient à ses 11 000 adhérents agriculteurs et emploie 7 200 collaborateurs au sein de la coopérative et de ses filiales agricoles et industrielles.

Vivescia est un groupe international et la première coopérative céréalière européenne (en fonction du chiffre d’affaires 2014). Elle collecte 4,2 millions de tonnes et est présente dans 24 pays.Elle possède 16 usines implantées en Champagne-Ardenne et a investi 142 millions d’euros dans sa région d’implantation sur la période 2013-2016.

Si l’on se fie à la méthode de calcul utilisée par Coop FR, le nombre de salariés de Vivescia était de 7 382 personnes au 31 décembre 2014. Si l’on se fie à la méthode de calcul utilisée par l’Insee pour sa base Insee-Clap, nous omettons les salariés des filiales de transformation du groupe, que sont Malteurop, le numéro 1 au monde de la production de malt, NutriXo, l’un des tout premiers acteurs de la meunerie en Europe et de la boulangerie-viennoiserie-pâtisserie (BVP) surgelée en France, Chamtor, l’un des spécialistes de l’amidonnerie-glucoserie en France, Kalizea, l’un des tout premiers transformateurs de maïs en Europe, Nealia, le leader de la nutrition animale dans l’Est de la France, et ARD, l’une des références de la recherche agro-industrielle en France et en Europe. Au total, les filiales de Vivescia détenues par la holding Vivescia Industries employaient 5 339 personnes au 31 juin 2015. Par conséquent, avec la méthode de calcul utilisée par l’Insee pour construire sa base Insee-Clap, le nombre de salariés de Vivescia passerait de 7 382 à 7 382 – 5 339, soit 2 043 salariés.

Limites de l’exercice

Tandis que le nouveau ministère en charge de l’Economie sociale et solidaire élabore dès 2012, avec les acteurs, la grande loi de reconnaissance de l’ESS, les données statistiques circulant sur les entreprises coopératives, au sein des publications de l’Oness et de Coop FR, divergent toujours. Le ministère relaye à la fois les chiffres de l’Observatoire et les chiffres publiés dans le Panorama des coopératives. La cacophonie brouille le message et le mouvement coopératif se fait interpeller sur ses chiffres. Le dossier de presse publié par le ministère, en amont de la publication de la loi comporte de nombreuses erreurs, à la fois sur la réalité économique de la coopération mais aussi sur les typologies de coopératives.

En coulisses, les tensions sont vives. Les acteurs coopératifs rencontrent les dirigeants du CNCRES afin de maintenir le dialogue. Coop FR décide de renouveler son partenariat avec l’Oness pour l’édition 2014 du Panorama sectoriel des entreprises coopératives afin de continuer à affiner la méthodologie. Néanmoins, il subsiste des points de progression qui semblent indépassables. Chaque partie campe sur ses positions. L’Oness utilise les données de la statistique publique et a le souci d’appliquer les mêmes bases de traitement aux données des coopératives, des mutuelles, des associations, des fondations et bientôt des entreprises dites « sociales ». Coop FR communique sur le périmètre coopératif « élargi » afin de refléter la réalité économique des entreprises coopératives.

Dans l’édition 2014 de l’Atlas de l’ESS, Jean-François Draperi [4] signe un article sur le périmètre de l’ESS. Si, selon lui, « tout groupe hybride ne peut pas être compris dans le périmètre », il précise que l’« on ne doit pas a priori exclure du périmètre les activités des sociétés de capitaux des groupes coopératifs, mutualistes et associatifs. Chaque cas mérite examen, y compris les grands groupes agro-alimentaires ». Peut-on considérer la filiale comme un moyen pour la coopérative de mener un projet qui la dépasse ? Il cite notamment les cas de création de sociétés foncières sous formes de SA détenues à 100 % par la coopérative ou les filiales SA de coopératives menant à une activité de vente de produits, dans le milieu vinicole. Il cite également les coopératives de marins-pêcheurs de la côte Atlantique qui créent des magasins détenus par des SA filiales, sans lesquels la coopérative ne survivrait pas. Ces réflexions interrogent sur les rapports qu’entretiennent les acteurs de l’ESS avec ces grands groupes associatifs, mutualistes et coopératifs.

En janvier 2016, Coop FR publie la quatrième édition du Panorama sectoriel des entreprises coopératives et, dans un tiré à part, le top 100 des entreprises coopératives, sur la base du chiffre d’affaires 2014. En collaboration avec l’Observatoire national de l’ESS, Coop FR affine la définition de son périmètre statistique, en précisant qu’il s’agit du « périmètre social des entreprises coopératives ». Ce périmètre social permet de « rendre compte de manière plus précise de l’impact économique et social [des entreprises coopératives] dans les territoires » (voir focus 1).

Conclusion : la nécessité d’un compte satellite

Le sujet n’est pas clos. Le constat est aujourd’hui posé et les acteurs savent ce qu’il faut faire. Les deux approches se justifient et peuvent sans doute converger. La coopération reconnaît l’importance de rassembler les données de l’ESS. Elle salue les travaux réalisés par l’Observatoire national de l’ESS, confronté lui aussi aux limites de l’exercice et à la nécessité d’un compte satellite de l’ESS. Pour le mouvement coopératif, le Panorama sectoriel des entreprises coopératives est un formidable outil pédagogique, qui donne des éléments quantitatifs et qualitatifs sur le paysage coopératif, ses performances, sa contribution à l’emploi, au développement local, etc. Mais force est de constater que seule une étude statistique d’envergure, qui croise une multitude de données, permettrait au mouvement coopératif de définir son périmètre économique de manière scientifique. Une telle étude, comme la mise en place d’un compte satellite, nécessite une volonté politique et des moyens. Idéalement, une recherche-action viendrait compléter et affiner les éléments quantitatifs. Les réalités coopératives nécessitent une observation fine, sur les territoires, comme l’ont démontré J.-F. Draperi et Cécile Le Corroller [5] dans le cadre de l’étude mandatée par Coop FR au collectif de chercheurs-acteurs Acte I sur « L’ancrage territorial des coopératives » (non publiée à ce jour).