Article body

Le champ de la prise en charge de la dépendance est au coeur de nombreuses politiques publiques. Les projections sociodémographiques qui prévoient un doublement du nombre de personnes âgées dépendantes d’ici 2060 (Drees, 2013) laissent en effet présager une montée en charge des besoins en termes d’hébergement et d’aide à domicile alors même que le contexte économique est fortement contraint par des objectifs de baisse des dépenses publiques.

Dans cet article, nous nous intéressons à un secteur particulièrement touché par ce difficile équilibre, celui des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Ces structures créées par la loi du 24 janvier 1997 proposent un hébergement de longue durée associant des services sanitaires et des services hôteliers aux personnes âgées dépendantes. Situés entre le sanitaire et le social, les Ehpad sont régulés par les agences régionales de santé (ARS) et les conseils départementaux, deux autorités de tarification aux objectifs et aux intérêts parfois contradictoires, mais qui doivent toutes deux composer avec une stagnation de leurs ressources [1].

L’offre d’Ehpad se partage entre différents types d’organisations : 49 % des Ehpad sont publics, 29,3 % s’inscrivent dans l’économie sociale et solidaire (ESS), et 21,7 % sont des entreprises privées lucratives (Drees, 2014). Du fait de leurs cultures, leurs pratiques et leurs valeurs hétérogènes, les régulations publiques auront des applications différenciées sur ces modèles d’Ehpad. Dans cet article, nous nous intéressons particulièrement aux établissements qui relèvent de l’ESS et qui revendiquent des valeurs sociales.

Or, depuis les années 1990, le référentiel guidant la politique publique dans le secteur des Ehpad, entendu comme « un ensemble de valeurs fondamentales qui renvoient aux croyances de base d’une société, ainsi qu’aux normes qui permettent de choisir entre les conduites » (Muller, 2014, p. 557), repose sur une logique marchande [2]. Il implique ainsi le tassement des dépenses publiques, la modernisation administrative, la décentralisation ou encore le principe de mise en concurrence (Muller, 2000). Dès lors, l’objet de cet article est de saisir comment les politiques de régulation du champ, s’appuyant sur un référentiel marchand, impactent les établissements de l’ESS du point de vue de leurs pratiques comme de celui de leurs valeurs.

Dans une première partie, nous analysons les différents dispositifs de régulations mis en place par la puissance publique dans ce domaine depuis les années 1990. Nous montrons qu’ils instaurent une mise en concurrence des établissements et une standardisation de leur offre au travers de la médicalisation. Dans une seconde partie, nous verrons que ces mutations réduisent les marges de manoeuvre des Ehpad de l’ESS, car elles fragilisent leur modèle économique et vont à l’encontre de leurs choix et trajectoires historiques. Enfin, nous montrons que ces évolutions incitent à la concentration économique des structures et nous semblent mener à une forme de financiarisation des établissements. L’ensemble de ces transformations interroge alors les valeurs portées par ces établissements.

La mise en place de dispositifs de marchandisation par la puissance publique dans le secteur des Ehpad

Le référentiel marchand, qui guide la régulation publique dans le champ de la dépendance, implique la mise en place de dispositifs de régulation issus de la culture du marché. Dans ce cadre, la politique de modernisation du secteur des Ehpad, depuis les années 1990, consiste en grande partie à mettre en place des dispositifs de mise en concurrence des établissements et de standardisation de l’offre afin de s’approcher au plus près d’un marché homogène. Comme dans le domaine de la santé (Batifoulier et al., 2008), ces politiques de régulation sont justifiées par le principe de libre choix.

L’institutionnalisation du principe de libre choix

Le principe de libre choix est d’abord entendu comme un droit pour les personnes dépendantes de choisir l’offre de service dont elles ont besoin grâce à une transparence de l’information (Morel, 2007). Cela suppose, du côté de la demande, de donner accès aux personnes âgées aux différents services grâce à leur solvabilisation. Cette dernière fut institutionnalisée en 1997 par la prestation solidarité dépendance (PSD) puis, en 2001, avec l’allocation personnalisée autonomie (APA) (voir encadré 1, en page suivante).

Le principe du libre choix suppose aussi de développer la concurrence entre les établissements afin que les personnes âgées et leurs familles puissent comparer l’offre de services disponible au sein des Ehpad. Dans le référentiel marchand, il est aussi admis que faire jouer la concurrence permettrait de faire baisser les prix des services tout en augmentant leur qualité. Cela serait à la fois favorable aux résidents, mais permettrait aussi une maîtrise des dépenses publiques. La concurrence entre les établissements, quel que soit leur statut juridique (public, relevant de l’économie et lucratif), existe depuis longtemps dans le secteur. Cependant, la loi du 24 janvier 1997 permet de la renforcer en remettant en cause le partenariat privilégié entre les pouvoirs publics et l’ESS. Auparavant, les financements publics et socialisés étaient uniquement réservés aux établissements de l’économie sociale et du secteur public, et donc en fonction du statut juridique des établissements. Avec l’introduction du statut d’Ehpad, le critère principal permettant le conventionnement avec les financeurs publics devient le niveau de dépendance des établissements calculé à partir de la moyenne des niveaux de dépendance des résidants. Les organisations de l’ESS sont ainsi mises en concurrence avec les établissements privés lucratifs pour l’obtention des procédures d’autorisation qui confèrent un droit d’accueil des publics allocataires de l’APA et s’accompagnent de subventions publiques et de financements de l’Assurance maladie (voir encadré 2, en page suivante). Les organisations sont aussi mises en concurrence pour l’obtention d’agréments permettant la création de nouveaux établissements ou l’extension de structures déjà existantes.

A partir de 1997, les acteurs privés lucratifs peuvent donc intervenir dans l’hébergement des personnes dépendantes au même titre que les acteurs de l’économie sociale et du public. Cette première étape permet une croissance du lucratif qui s’appuie sur les financements publics et socialisés. En effet, sans ces fonds, leur activité était circonscrite à la prise en charge de personnes aux revenus élevés, ce qui en limitait leur développement.

Le poids de la loi Hôpital, Patients, Santé, Territoires

La loi HPST (Hôpital, Patients, Santé, Territoires) renforce cette concurrence entre les structures lucratives et celles de l’ESS. En effet, depuis 2009, les nouvelles autorisations de création et d’extension d’Ehpad sont établies à partir d’appels à projet émis par les ARS. La procédure est longue et complexe [3], et un numerus clausus limitant la création de nouvelles places semble être instauré depuis quelques années. On assiste, en effet, à un ralentissement des autorisations face à une demande pourtant croissante (autorisation de 6 000 lits en 2013 pour 572 000 lits existants (CNSA, 2013) [4]. Selon une directrice d’un groupe associatif du secteur, la limitation de place permettrait à l’ARS de faire des économies : « Aujourd’hui, il n’y a plus de création d’Ehpad. En effet, ce qui coûte cher, ce n’est pas la construction, mais l’engagement des dépenses publiques qui vont avec. En effet, l’ARS refuse toute création de nouveaux établissements parce qu’elle sait que derrière, elle devra payer des emplois pérennes. » Il semble aussi que les ARS souhaitent limiter par ce biais une offre qui émergeait auparavant spontanément, parfois en contradiction avec le projet régional de santé, mais qu’elles devaient pourtant financer par la suite. Les procédures d’appel à projet permettent ainsi aux ARS de maîtriser leurs engagements financiers dans le secteur. En contrôlant les investissements actuels, elles maîtrisent les dépenses de fonctionnement futures. Dans ce contexte, les autorités de tarification privilégient aussi depuis peu les logements intermédiaires (foyers logement, résidences services) qui engagent moins de moyens sur le long terme. En effet, ces derniers accueillent des personnes classées en GIR 5 et 6 (non éligibles à l’APA) et qui ont recours aux parcours classiques des soins de ville [5].

Le fonctionnement par appels à projet renforce la mise en concurrence entre les établissements de l’ESS et les établissements privés lucratifs, car les financements sont octroyés au mieux offrant en termes de prix et de qualité de service, peu importe le statut des établissements. Par ailleurs, le rationnement de l’offre exacerbe la concurrence puisque les financements permettant le développement des établissements sont de plus en plus rares.

La médicalisation de l’offre de services

Dans une seconde acception, le principe de libre choix est entendu comme le respect de la préférence des personnes âgées dépendantes entre la vie à domicile accompagnée ou l’entrée en établissement et ce, quel que soit leur niveau de revenu et d’autonomie. Or, depuis le premier rapport public sur la question (rapport Laroque, 1962), il est admis et non discuté par les pouvoirs publics que les personnes âgées préfèrent être prises en charge à leur domicile. C’est pourquoi les politiques publiques ont toujours priorisé le développement des services à la personne à domicile, et considéré les Ehpad comme des solutions de dernier recours en cas de dépendances lourdes.

La place des Ehpad dans le secteur est donc largement encouragée à évoluer comme le souligne le dernier rapport public sur la question : « Qu’on en prenne acte ou qu’on le regrette, les Ehpad seront à l’avenir des établissements spécialisés dans la grande dépendance, voire dans la maladie d’Alzheimer » (Broussy, 2013, p. 620). Ainsi, les instances de régulation publiques préconisent depuis plusieurs années une médicalisation [6] des établissements, en imposant le développement des moyens humains et matériels pour accueillir des personnes de plus en plus dépendantes et souffrant de polypathologies (Villez, 2007).

Dans ce cadre, lors de la négociation des conventions tripartites, les autorités de tarification incitent les établissements à fixer, pour les cinq années à venir, des niveaux de GMP de plus en plus élevés. Les Ehpad doivent ensuite garder en équilibre le niveau de leurs indicateurs pendant toute la durée de la convention tripartite. Comme il est difficile de déterminer à l’avance la manière dont la dépendance des résidents évolue une fois ceux-ci entrés dans l’établissement, l’équilibre se joue principalement sur les entrées et les sorties des résidents. L’intérêt des directeurs est moins porté sur les besoins des personnes dépendantes et du territoire, mais repose, dorénavant, sur le niveau de dépendance des entrants et l’impact que celui-ci aura sur les indicateurs de l’établissement. Comme plusieurs de nos enquêtés, ce salarié de la direction d’un groupe d’Ehpad mutualiste exprime la pression que les chiffres opèrent sur la politique de son établissement : « C’est-à-dire que cet indicateur GMP est à surveiller de très près. Dans la maison, il ne faut pas qu’il y ait un glissement du niveau de dépendance parce que cela va nécessiter plus de prise en charge, mais on n’aura pas de moyens supplémentaires. Inversement, si le niveau de dépendance diminue, on va avoir trop de budget par rapport aux personnes prises en charge et là on peut avoir des petits rappels de l’ARS » (salarié direction des ressources humaines, groupe Ehpad mutualiste).

Les indicateurs PMP et GMP, à l’origine outils d’évaluation des conséquences de pathologies (en termes de soins à prodiguer et de dépendance), déterminent donc, aujourd’hui, le montant des dotations publiques. Ils sont ainsi devenus des outils orientant la politique d’accueil des établissements et en ce sens des « instruments » permettant de « matérialiser et d’opérationnaliser l’action gouvernementale » (Lascoumes et Le Galès, 2005, p. 12). Comme tout indicateur, ils sont « porteurs de valeurs, nourris d’une interprétation du social et de conception précise du mode de régulation envisagé » (ibid., p. 13). Ils soutiennent ici la médicalisation de l’offre et, en effet, entre 2003 et 2011, le GMP des établissements est passé en moyenne de 538 à 606 (Drees, 2014).

La standardisation de l’activité des établissements

Dans une logique marchande, ces indicateurs permettent aussi une standardisation de l’activité des établissements en la normalisant. Comme dans le secteur de la santé (Batifoulier, 2012, p. 157), objectiver le « bien soin » grâce aux indicateurs est une condition nécessaire à l’existence d’une évaluation marchande de la qualité. D’ailleurs, en parallèle, plusieurs outils de comparaison des établissements comme « le palmarès des meilleures maisons de retraite » [7] édité chaque année depuis 2005 par une agence privée se développent et sont largement repris par les sites Internet et journaux spécialisés qui recensent les tarifs et les prestations de chaque Ehpad [8]. Ces dispositifs de benchmarking (Bruno, Didier, 2013) mettent encore une fois en compétition les organisations par une comparaison de leurs activités.

L’ensemble de ces évolutions justifié par le principe du libre choix dans sa double dimension doit permettre une meilleure information sur les différents établissements. Cependant, il participe aussi à développer un comportement entrepreneurial chez les personnes dépendantes et leurs familles dorénavant « éclairées », invitées à comparer l’offre sur le marché des Ehpad et à faire jouer la concurrence (Noguès, 2013). Or, comme le soulignent Batifoulier et al. (2008, p. 36) : « Il n’y a pas de marché sans édification d’un consommateur souverain, capable de choisir entre différentes opportunités qu’il peut évaluer. »

La puissance publique, depuis la fin des années 1990, met donc en place des dispositifs de régulations qui cherchent à construire un marché homogène avec, d’un côté, une demande solvabilisée et éclairée, et de l’autre, une offre standardisée et concurrentielle. Cependant, la régulation publique dans le secteur des Ehpad est porteuse d’ambiguïté. En effet, en s’appuyant sur le principe de libre choix, elle met en place des dispositifs de construction d’un marché des Ehpad, mais, en rationnant l’offre et en la poussant à la médicalisation, elle réduit finalement les choix des personnes âgées dépendantes. Les paradoxes de la régulation publique conduisent aussi à une fragilisation progressive des Ehpad de l’ESS.

La mise en difficulté des Ehpad de l’ESS

Le renforcement de la concurrence et le processus de médicalisation, induits par la logique marchande, ont un impact sur toutes les organisations, quel que soit leur statut juridique. Cependant, ils favorisent le secteur lucratif et fragilisent progressivement les Ehpad de l’ESS, qui connaissent de nombreuses difficultés financières ainsi qu’une remise en cause de leur valeur face à ces nouveaux enjeux.

Des marges de manoeuvres financières limitées pour les organisations de l’ESS

Les modalités de financement des Ehpad, mises en place en 1997, ont permis à l’ensemble des organisations, quel que soit leur statut juridique, d’avoir accès aux dotations publiques. C’est ce qui a permis, par la suite, de justifier une mise en concurrence entre tous les établissements. Ainsi, les règles concernant les volets soins et dépendance sont identiques pour tous. En effet, les niveaux des indicateurs GMP et de PMP déterminent le montant des dotations au niveau national pour les soins, et départemental pour la dépendance. Le fonctionnement par enveloppes limitatives et la logique de non-reprise des déficits conduisent à un « report de contraintes » des autorités de tarification vers les établissements, puis vers les salariés ou vers le reste à charge des personnes dépendantes (Vatan, 2014). Ainsi, la modération salariale s’est traduite par la remise en cause, en 2009, de la convention collective 51 régissant le secteur (Nirello, 2013). Les marges de manoeuvre des établissements se situent donc au niveau de leur politique tarifaire sur le volet hébergement (voir encadré 2). Cependant, sur ce tarif, le degré de liberté dans la fixation de son montant dépend de l’habilitation ou non de l’établissement à l’aide sociale. Or, la plupart des structures de l’ESS sont habilitées à l’aide sociale du département [9] (90 % des structures) alors que les structures non lucratives ne sont que 34 % à l’être, et uniquement pour une partie des places. Si l’habilitation permet aux Ehpad d’accueillir un public ayant des difficultés financières, elle entraîne un encadrement de son tarif hébergement par le conseil départemental. Ainsi, le prix de journée de l’hébergement pour les places habilitées à l’aide sociale est encadré et restreint par le département : en moyenne 59,40 euros pour les établissements du lucratif contre 54,4 pour ceux de l’ESS.

Comme les établissements lucratifs sont moins souvent habilités à l’aide sociale, ils sont aussi moins contraints par l’encadrement du tarif hébergement, ce qui leur permet de réaliser des marges plus importantes. Au-delà de la liberté tarifaire, les acteurs de l’ESS rencontrés affirment leur volonté de maintenir des prix bas pour pouvoir accueillir le plus grand nombre et ne pas reporter les contraintes financières sur les résidents dont ils connaissent la fréquente faiblesse des ressources : « Comme on est mutualiste, on est là pour certaines raisons. On pourrait faire flamber les prix de l’hébergement, mais ce n’est pas du tout l’objectif. Il faut que l’accès aux établissements soit pour tous » (directrice, Ehpad mutualiste). Ainsi, pour les places non-habilitées, l’écart entre les tarifs selon le type d’établissement se creuse : dans le lucratif, la moyenne est de 75,10 euros tandis qu’elle est de 59,60 euros dans l’ESS (Drees, 2014).

Le renforcement de la concurrence est justifié par l’application de règles communes, mais, dans les faits, les Ehpad de l’ESS ont des marges de manoeuvre réduites et ont par conséquent des capacités d’autofinancement très limitées (KPMG, 2014, p. 173). Cela les met alors en difficulté quand il s’agit d’axer leur politique sur l’accueil de personnes de plus en plus dépendantes et donc d’investir dans de nouveaux appareillages spécifiques comme le demandent les autorités de financement.

Une médicalisation en contradiction avec les choix des Ehpad de l’ESS

L’injonction à l’augmentation du niveau de dépendance des publics accueillis dans les établissements conduit à la fois à des investissements en équipement (outils technologiques adaptés, réaménagement des espaces pour accueillir plus de personnes en fauteuils roulants, par exemple), mais aussi à un accroissement des dépenses de fonctionnement avec le recrutement de personnel médical (infirmières et médecins notamment). Cette évolution est plutôt favorable aux organisations lucratives qui, en réponse aux évolutions démographiques, se sont adaptées et équipées ces dernières années pour accueillir des personnes très dépendantes. En effet, les prix élevés des Ehpad lucratifs jouent sur leurs critères d’admission. Ces établissements cherchant à remplir des objectifs de taux d’occupation malgré leurs prix élevés, sélectionnent de fait les résidents en fonction de leurs ressources. Ce sont donc des personnes aux revenus élevés à la recherche d’un certain standing qui sont accueillies, mais, aussi, des personnes captives dont la situation de dépendance est très lourde et qui ne peuvent plus attendre que des places moins chères se libèrent dans l’ESS ou dans le public. Ce phénomène tend à s’accentuer avec la raréfaction des nouvelles places, imposée par les autorités publiques. Par conséquent, les Ehpad lucratifs ont des niveaux de GMP plus élevés (en moyenne de 721 contre 672 dans l’ESS (Dress, 2014a). Ainsi, ils sont souvent déjà équipés pour accueillir des personnes très dépendantes grâce à des investissements récents et répondent avec moins d’efforts aux injonctions de la régulation publique.

Dans l’ESS, la situation est bien plus délicate, les structures adaptées à des dépendances moyennes ayant besoin d’investissements plus importants pour atteindre les taux de GMP préconisés, ce que précise une directrice d’établissements : « On a des standards depuis 2002 avec des chambres de tant de mètres carrés, il y a des grandes salles à manger. Tout cela était pour une dépendance moyenne. Pour les grosses dépendances, il faut des salles à manger plus petites, et puis il faut caser les fauteuils roulants » (directrice, Ehpad associatif).

Au-delà des contraintes financières, l’augmentation des GMP peut aller à l’encontre de certains choix historiques des organisations de l’ESS en termes d’accueil. En effet, les structures de l’ESS ont toujours pris le parti de mixer leurs populations accueillies entre forte dépendance et faible dépendance. Dans ces organisations, la volonté d’accueillir des personnes ayant une dépendance psychique et physique faible, mais qui sont isolées, est un enjeu important. Les structures cherchent depuis toujours à prendre en charge une dépendance pouvant être qualifiée de « sociale » (Smida, 2009), comme nous l’expliquait lors de notre enquête un directeur mutualiste : « On considère qu’il y a, en particulier dans les Ehpad, trois catégories de population qui sont à accueillir. Ce qui n’est pas tout à fait la volonté de l’agence régionale de santé. On considère qu’il y a, effectivement, le phénomène de la perte d’autonomie psychique ou physique qui est à prendre en compte […]. Mais il y a un bon tiers des personnes qui relève d’abord d’un choix volontariste, ou d’enjeux sociaux ou de perte de relation sociale à accompagner » (directeur, groupe mutualiste).

Les différentes régulations publiques semblent donc mettre en cause le modèle d’Ehpad de l’ESS. Dans ce contexte, les organisations doivent trouver des marges de manoeuvre financières leur permettant de poursuivre leurs activités et de maintenir leur politique d’accueil.

La concentration économique et la financiarisation des Ehpad de l’ESS

Dans un contexte de réduction de leurs marges de manoeuvre, les Ehpad de l’ESS se trouvent engagés dans différents mouvements de restructuration déjà visibles dans le secteur lucratif. Les établissements sont, en effet, entraînés dans un processus de concentration économique qui semble être la porte ouverte à la financiarisation.

Vers la concentration des groupes d’Ehpad de l’ESS

Le secteur des Ehpad est caractérisé par un processus important de concentration[10] économique. Ce processus est largement engagé dans le secteur lucratif [11] contrairement à l’ESS pour lequel il n’en est qu’à ses débuts [12]. Ce phénomène est encouragé par la régulation publique, en particulier par les ARS qui souhaitent réduire le nombre d’intervenants et de négociations budgétaires. Dans ce cadre, elles encouragent la mutualisation et le regroupement des structures qui sont ainsi envisagés comme des moyens de maîtrise des coûts du côté des financeurs comme du côté des établissements, grâce aux économies d’échelle annoncées. L’une des personnes interrogées exprime ainsi la pression au regroupement exercée par les autorités de tarification : « On voit bien au niveau des ARS qu’ils sont dans la recherche de mutualisation, de groupement de structures pour faire des économies d’échelle et pour un coût moindre » (directrice, Ehpad mutualiste).

Du côté des petites structures indépendantes, leur pérennité financière est remise en cause par les différentes régulations publiques qui demandent des investissements lourds qu’elles ne peuvent assumer sans un soutien financier extérieur. Le regroupement est présenté par les personnes enquêtées comme l’une des seules solutions face à la restriction des financements publics : « Il va falloir trouver d’autres solutions pour accompagner les personnes de manière différente, autrement que juste par le financement. Cela peut être de mutualiser des choses, de mettre en place des actions communes et travailler autrement que de toujours demander des financements qu’il n’y aura de toute façon plus, ou pas » (directrice, Ehpad mutualiste). Par ailleurs, du côté des grands groupes lucratifs ou non, la limitation des nouvelles créations de place imposée par les régulateurs les contraint dans leurs perspectives de développement. Ils privilégient alors la reprise de petits établissements isolés et affaiblis par les nouvelles régulations.

Plusieurs statuts permettant le regroupement ont été institués ces dernières années. Les établissements peuvent se réunir pour partager certaines fonctions dans un groupement de coopérations sociales et médico-sociales (GCSMS), statut qui permet, depuis 2006, « la mutualisation de moyens (locaux, véhicules, personnel…), la mise en commun de services (juridiques, comptables…) ou d’équipements (restauration…) » (Uniopss, 2009). Il existe aussi des groupements d’employeurs, par exemple pour l’embauche d’un comptable ou d’une assistante de gestion ou encore d’un qualiticien intervenant dans plusieurs établissements. Cependant, ces formules sont finalement peu adoptées, que ce soit sur notre terrain ou au niveau national. Les organisations en difficulté cèdent plutôt leur activité aux grands groupes présents sur le marché de l’offre française (Brun et al., 2005). Le poids de plus en plus important d’organisations réunissant plusieurs établissements en fait des acteurs incontournables sur certains territoires. Les rapports de force étant déséquilibrés, les petites organisations ne sont pas en position de négocier un partage de compétences avec ces structures et se retrouvent littéralement absorbées. En effet, ces groupes sont aussi mieux armés pour répondre aux injonctions publiques et concurrencer les grands groupes lucratifs. La présence de siège permet de centraliser certaines fonctions (comptabilité, gestion des rémunérations, etc.), mais aussi d’en créer de nouvelles à caractère stratégique, comme la veille sur les appels à projets ou le suivi des évolutions législatives. Cela leur permet alors de mieux répondre aux exigences requises par les autorités de tarification.

Le phénomène de concentration étant bien plus avancé dans le secteur lucratif, celui-ci est mieux armé pour répondre aux appels d’offres et son poids dans les négociations avec les autorités de tarification pèse de plus en plus face aux organisations de l’ESS.

Vers la financiarisation du financement des établissements de l’ESS

La régulation publique met en péril, à travers plusieurs mécanismes, les équilibres budgétaires des Ehpad de l’ESS. Ces mutations mènent à une forme de financiarisation du secteur, entendue comme la montée en puissance d’acteurs, de pratiques, de techniques et de représentations symboliques et cognitives issues du monde de la finance (Lebaron, 2012).

Pour les structures de l’ESS, réinvestir dans les équipements commandés par l’augmentation des GMP est très contraignant et ce d’autant plus que les autorités de tarification financent très peu ces nouveaux investissements. Dès lors, les établissements sont invités par les évaluateurs du champ à « réinventer de nouvelles modalités de prise en charge et de financement » (KPMG, 2015, p. 6). Nous recensons en France à ce jour plusieurs exemples de ces nouveaux modes de financement des Ehpad de l’ESS. Ainsi, certaines organisations regroupant plusieurs établissements ont elles-mêmes développé, en soutien de leurs activités, des « foncières solidaires » regroupant l’épargne de particuliers. Soutenu par l’Etat, ce type de financement est éligible à différents dispositifs de défiscalisation [13]. D’autres structures se tournent vers des emprunts auprès de grandes banques commerciales. Elles sont, dans ce cadre, accompagnées par des fonds d’investissements sociaux qui proposent des garanties et des accompagnements dans la construction de plans d’emprunts à taux avantageux, mais aussi d’indicateurs de mise en confiance.

Enfin, l’investissement à impact social devient une option intéressante. Il est défini « comme un investissement qui allie explicitement retour social et retour financier sur investissement. [Et qui] implique en conséquence l’établissement d’objectifs sociaux prioritaires et spécifiques dont l’impact est mesurable par un processus continu d’évaluation » (Sibille, 2014, p. 15). Ainsi, le rapport KPMG 2015 propose comme « piste » d’évolution l’« allocation de crédits selon la valorisation de leur impact social et leur rôle de service public » qui pourrait venir modifier le volume et les sources de financements des Ehpad (KPMG, 2015, p. 9). Or, le projet de développer des mesures d’impact social « simples » et « maniables » est porté par une coalition regroupant les plus grandes banques d’affaires, les réseaux de la venture philanthropy et de l’entrepreneuriat social, ainsi que par les grandes agences d’évaluation et d’audit qui proposent ou vendent des méthodes pour « mieux gérer » le secteur social (Chiapello, 2014).

Les investissements à impacts sociaux peuvent être initiés par les régulateurs publics. L’Etat est incité, notamment à travers des normes européennes, à développer ces investissements en s’appuyant sur les indicateurs d’impact sociaux [14]. Mais l’investissement à impact social peut aussi être entendu comme le financement du champ social et sanitaire par le marché. Récemment, le rapport Sybille (2014) et la Caisse des dépôts cherchaient les moyens d’importer en France le modèle des Social impact bonds (SIB) inventé au Royaume-Uni. Dans ces montages, les investisseurs privés financent des organisations sociales en définissant a priori les résultats attendus en termes d’impacts sociaux et les indicateurs pour les mesurer. Les résultats sont ensuite évalués par un expert « indépendant ». Si l’impact social est correctement réalisé, les pouvoirs publics remboursent l’investisseur par un « retour sur investissement ». Le 15 mars 2016, Martine Pinville, secrétaire d’Etat chargée du Commerce, de l’Artisanat, de la Consommation et de l’Economie sociale et solidaire, lançait officiellement en France un appel à projets interministériel sur les « contrats à impact social ». Sur le site du ministère, créé à cet effet [15], on peut lire que ces contrats sont « une mesure de progrès, une mesure qui donne plus de moyens aux acteurs sociaux pour agir et une mesure qui apporte plus de solidarité au sein de la société ». Le champ de la dépendance est présenté explicitement comme l’un des domaines dans lequel ces nouveaux contrats pourraient être établis.

Même si la financiarisation n’en est qu’à ses balbutiements dans le secteur des Ehpad, tout semble en ordre de marche : les rapports se multiplient, les gestionnaires sont appelés à s’y intéresser, la régulation publique pousse à la concentration et à l’évaluation par l’impact social. La réduction des marges de manoeuvre financières des établissements de l’ESS les conduit à modifier leurs pratiques et leurs représentations.

Quel avenir pour les modèles d’Ehpad de l’ESS ?

La nouvelle régulation publique dans le secteur des Ehpad est élaborée dans un contexte de restriction des dépenses publiques, face à une augmentation des besoins sociaux. Les politiques publiques inspirées par un référentiel marchand et justifiées par le principe de libre choix cherchent à construire un marché homogène de l’offre d’Ehpad. Elles mettent en concurrence les différents prestataires et poussent à la médicalisation des établissements. Si cette logique marchande s’applique à tous, dans les faits, la concurrence est faussée car elle favorise le secteur lucratif et fragilise les établissements de l’ESS. Dans ce contexte, ces organisations sont poussées par la puissance publique à revoir leurs stratégies de développement, tout en intégrant la concurrence de plus en plus importante des Ehpad du lucratif. Les groupes d’Ehpad de l’ESS sont ainsi entraînés dans un processus de concentration qui s’accompagne peu à peu par leur financiarisation. Ces mécanismes pourraient permettre aux organismes de l’ESS d’avoir un poids plus important auprès des autorités de tarification pour négocier leurs financements et obtenir des marges de manoeuvre financières. Mais ces mutations mènent aussi à un renforcement de la logique marchande. Cela soulève des questions quant à la pérennité de la diversité des modèles d’Ehpad portées par les organisations de l’ESS (Villez, 2007) et fait peser le risque que l’action sociale et les acteurs qui la portent ne soient plus guidés par la réduction des inégalités ou la solidarité, mais par la rentabilité financière qu’ils peuvent dégager.