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Le concept de minorité est avant tout sociologique et politique. En effet, le statut de minoritaire ne se réduit pas à une simple différence, ni à une question statistique ou démographique. Il repose plutôt sur une relation sociale qui met en scène un dominant et un dominé :

Tous ont en commun leur forme de rapport à la majorité, l’oppression. Oppression économique d’abord, oppression légale (ou coutumière) ensuite. Les formes de ce rapport d’oppression économique et sociale sont différentes selon les groupes mais constantes : ces groupes se définissent par leur état de dépendance au groupe majoritaire. Ils sont, au sens propre du terme, en état de minorité. Minorité : être moins

Guillaumin, 1972, p. 86

Ainsi, sur la base d’une supposée différence — physique ou culturelle, souvent les deux —, les personnes qui composent un groupe minoritaire sont traitées différemment et de manière inégale par rapport au reste de la population. En conséquence, elles considèrent qu’elles font face à des actes de discrimination relatifs à leur identité collective dans différentes sphères de leur vie quotidienne.

Depuis l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982, les minorités francophones canadiennes ont acquis plusieurs droits en matière linguistique. Néanmoins, les inégalités entre minorités francophones et majorités anglophones n’ont pas disparu. Par exemple, les Francophones vivant en situation minoritaire et souffrant de troubles de santé mentale rencontrent encore de sérieux obstacles à l’obtention de services en français, dans un champ de la santé où le travail de guérison emprunte souvent la voie de la thérapie, et donc du langage (Boudreau, 1999). Toujours sur le plan de la santé, des études réalisées auprès de certaines minorités au Canada montrent que la proportion des personnes obtenant un faible niveau sur l’indice de l’état de santé est plus élevée chez les Francophones en situation minoritaire que chez les groupes immigrants de langue anglaise (17,8 % contre 12,7 %) (Bouchard et collab., 2006, p. 519). De plus, les Francophones de l’Ontario présenteraient un taux d’analphabétisme presque deux fois plus élevé (25 %) que celui des Ontariens anglophones (Denault et Cardinal, 1999, p. 94; Coderre et Dubois, 2000, p. 64), et leur taux de chômage serait également plus élevé (Denault et Cardinal, 1999, p. 94). Encore aujourd’hui, les jeunes Francophones de la province de l’Ontario feraient partie des catégories d’étudiants sous-représentés dans l’enseignement supérieur, aux côtés notamment des Autochtones et des jeunes avec un handicap (Rae, 2005, p. 6). Aux côtés de la question sociale touchant les francophonies minoritaires se trouve aussi la question identitaire, laquelle mobilise autant, sinon plus, d’énergie revendicatrice de la part des communautés concernées. En effet, avec plus ou moins d’empressement selon les milieux, car c’est la survie même de la langue française, d’une culture, d’une mémoire et d’une identité collective qui se trouve menacée, une partie des communautés se mobilise[2].

Cela étant posé, les aspirations à la justice sociale et à la reconnaissance de leur identité au sein de la société canadienne ne sont pas le seul fait des francophonies en situation minoritaire. D’autres minorités — définies sur la base de l’ethnicité, du genre, de l’orientation sexuelle, de l’âge, du handicap — présentent aussi, en conformité avec la Loi sur le multiculturalisme, des demandes sociales. Or, une revue de la littérature nous permet de constater que les recherches visant à penser les minorités au sein des francophonies minoritaires canadiennes sont récentes et encore peu nombreuses[3]. Plusieurs travaux continuent d’appréhender les divers groupes minoritaires de façon distincte, voire dans une logique concurrentielle. Mais que faire dans cette dernière perspective si les intérêts des uns entrent en conflit avec ceux des autres? Doit-on privilégier les intérêts du groupe majoritaire, soi-disant représentant d’un supposé universalisme?

Cet essai porte sur les réflexions appelées par cette réalité sociale. Dans un premier temps, nous analyserons les raisons pour lesquelles les travaux traitant de la complexité des identités/inégalités sociales au sein des minorités francophones canadiennes ont émergé tardivement. Si l’accroissement relativement nouveau des flux d’immigration dans les communautés francophones peut sans contredit en être l’une des explications, du moins en ce qui concerne la dimension ethnique de la différenciation sociale, elle ne nous paraît pas exclusivement déterminante pour expliquer ce constat. Deux autres raisons, en effet, seront explorées ici. La première concerne l’adoption de la Loi sur les langues officielles et la Politique sur le multiculturalisme, lesquelles ont concouru à l’ethnicisation de l’identité canadienne-française, dans une logique concurrentielle avec d’autres groupes minoritaires qui ne favorise pas la prise en compte simultanée des identités. La seconde concerne le champ scientifique et renvoie au fait que c’est par le biais des études féministes de l’intersectionnalité, dont la reconnaissance fut tardive dans le milieu académique, que l’analyse des processus multiples de minorisation a fait son entrée dans les sciences sociales pratiquées en francophonies minoritaires.

Ce détour par les effets de la politique sur le multiculturalisme sur la définition et l’appréhension scientifiques de l’identité canadienne-française nous permettra de souligner la question qu’elle contient en creux : en faisant des minorités francophones canadiennes des minorités comme les autres, la politique sur le multiculturalisme ne nuit-elle pas aux intérêts des francophonies minoritaires? Dans un deuxième temps, nous interrogerons donc les termes de cette question, cela en recourant aux théories féministes de l’intersectionnalité. Nous défendrons l’idée qu’il n’y a pas lieu d’opposer les francophonies minoritaires aux minorités ethniques — pas plus d’ailleurs qu’aux minorités de genre, d’orientation sexuelle, ou autres —, mais qu’il apparaît plus fécond de penser la simultanéité des processus pluriels de minorisation en déplaçant la polémique identitaire sur le terrain des inégalités sociales. Nous verrons que cette alternative est rendue possible par l’ambiguïté même du multiculturalisme canadien : si ce dernier porte en lui les risques d’une ethnicisation des rapports sociaux, il permet en revanche, surtout depuis l’adoption de la Loi sur le multiculturalisme en 1988, une reconnaissance des identités dans le but de combattre les inégalités sociales. Nous espérons ainsi proposer un cadre de réflexion susceptible d’orienter nos recherches sur les minorités au sein des minorités francophones.

La lente émergence des travaux portant sur la complexité des inégalités/identités en contexte francophone minoritaire

Au sein des francophonies canadiennes hors Québec, la tardive adoption du vocable « minoritaire » pour se définir trouve une première explication dans les rapports sociohistoriques qui ont participé à la naissance des minorités linguistiques au Canada, ainsi que dans l’adoption de la Loi sur les langues officielles et de la Politique sur le multiculturalisme. Ensemble, ces réalités ont posé les cadres politico-juridiques à l’intérieur desquels se sont définis et se définissent toujours, bien que différemment, les revendications et le discours identitaire dominant des francophonies minoritaires.

Les cadres politico-juridiques structurant le discours identitaire des francophonies minoritaires : la Loi sur les langues officielles et la Politique sur le multiculturalisme

Faut-il rappeler que les nations sont des « communautés politiques imaginées » (Anderson, 1996) auxquelles participe le processus historique de formation des États?[4] Aussi, la production de la nation met au jour des pratiques et des politiques en conflits, chacune légitimée par le recours discursif à un ou à des mythes fondateurs d’une histoire et de valeurs communes. Les fondements de la « nation » canadienne n’y font pas exception.

Jusqu’en 1971, année de l’adoption de la politique sur le multiculturalisme, le discours officiel de la nation canadienne renvoyait à deux peuples fondateurs, à savoir les pays colonisateurs que furent la Grande-Bretagne et la France. Ce fondement de la Confédération canadienne sur deux nations, l’une canadienne-française et l’autre canadienne-anglaise, a évidemment impliqué un travail d’homogénéisation de ces deux groupes qui a abouti à des mesures diverses : discours omettant la présence antérieure des Autochtones sur le territoire canadien, y compris les rapports de collaboration de toutes sortes pourtant jadis noués avec eux; adoption de politiques visant une immigration blanche et « de type » britannique chez les Canadiens anglais; développement d’une conception culturaliste et primordialiste de la nation chez les Canadiens français qui déplacera dans un premier temps les immigrants du côté canadien-anglais; abolition des écoles françaises dans les provinces à majorité anglophone — où d’ailleurs se vérifiait l’assimilation des immigrants au modèle britannique —, d’abord au Manitoba en 1896 puis en Ontario en 1913 (Juteau, 1993).

En dépit de cette dualité pour le moins conflictuelle entre Canadiens anglais et Canadiens français, la communauté francophone canadienne jouissait alors d’institutions et d’un certain niveau organisationnel fondé principalement sur l’Église catholique — dont les ramifications transcendaient les frontières provinciales (Thériault, 1994)[5]. Le Canada français existait sans référence aux territoires provinciaux; il était conçu comme le cofondateur du pacte des deux nations à l’origine de la grande nation canadienne. Selon Thériault (1994, p. 22), les francophonies minoritaires étaient — et sont encore — des regroupements nationalitaires. Ni nation, ni groupe ethnique issu de l’immigration, elles sont « des communautés de destin qui ont un niveau d’historicité plus fort que l’ethnie, mais plus faible que la nation ». Par niveau d’historicité, Thériault entend le « déploiement au sein d’une collectivité d’une conscience et d’une capacité de faire son histoire » (1994, p. 20). Les regroupements nationalitaires possèdent la plupart des caractéristiques des nations (langue, références culturelles communes), mais n’ont pas de frontières étatiques. Pour autant, elles veulent « faire société ».

Avec la modernisation — et la laïcisation — de l’État au cours des années 1960, cette « intention vitale » du Canada français, c’est-à-dire ce « principe instituant autour duquel un groupement humain — en l’occurrence ici le Canada français — constitue une pluralité d’hommes et de femmes en fait social global », s’est évanouie (Thériault et Meunier, 2008, p. 224). À travers le prisme de l’État provincial qui devient alors le cadre privilégié d’action dans plusieurs domaines, les communautés francophones hors Québec perdent leur statut de communauté politique — l’une des nations fondatrices du Canada — pour se transformer en minorités (Juteau-Lee et Lapointe, 1983; Thériault, 1994). De plus, le mouvement nationaliste québécois qui souffle à la même époque participe à la redéfinition de l’idée de la francophonie en Amérique du Nord en la territorialisant à l’intérieur de ses frontières, cela en éjectant du même coup de son projet les Francophones qui se trouvent à l’extérieur. Le mouvement nationaliste québécois fait éclater la mémoire canadienne-française et l’idée de nation cofondatrice du Canada.

L’époque en est d’ailleurs une de crise pour l’unité canadienne. En 1963, le gouvernement fédéral mettra en place la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme en vue de trouver une nouvelle entente. Les propositions de cette Commission iront dans le sens du maintien de la dualité culturelle du Canada, tout en redonnant une existence aux Autochtones et en accordant de l’attention aux groupes dits ethniques — soient ceux, grandissants, issus de l’immigration. Cependant, le premier ministre canadien Pierre Elliot Trudeau, fervent opposant au nationalisme tant canadien-français que québécois, refusera les recommandations de la Commission pour substituer à l’idée de biculturalisme celle de multiculturalisme. Aussi, avec la Loi sur les langues officielles adoptée en 1969, l’idée du bilinguisme sera maintenue. En revanche, la politique sur le multiculturalisme adoptée en 1971 ne donnera préséance à aucune culture sur les autres. Le discours officiel fera désormais la promotion de l’idéologie pluraliste : le fondement caractéristique et distinctif de l’identité canadienne devient celui de la diversité culturelle dans un contexte bilingue. La loi et la politique seront ensuite toutes deux enchâssées dans la Constitution via la Charte canadienne des droits et libertés en 1982.

Or,

[l]a promulgation de la diversité culturelle comme objectif désirable passait sous silence les colonialismes français et britannique, occultait l’existence des Premières Nations, niait le statut national des Francophones, séparait langue et culture, taisait les inégalités politiques et économiques entre les diverses communautés ethniconationales, occultait la discrimination subie par les femmes et autres groupes racisés […] et culturalisait la définition des enjeux. Bref, nous sommes en face d’une représentation de la nation canadienne qui masque les rapports de pouvoir sur lesquels elle s’est érigée.

Juteau, 1993, p. 63

Exit les rapports sociaux ayant présidé à la formation des minorités — plurielles — canadiennes. Avec l’adoption de la politique sur le multiculturalisme, les minorités francophones deviennent des minorités comme les autres en compétition pour les ressources de l’État. L’adoption de la politique sur le multiculturalisme est donc un moment charnière pour les francophonies hors Québec qui sont ainsi l’objet d’un double mouvement simultané que Thériault et Meunier appellent « dénationalisation » et « ethnicisation »[6] : « On serait ainsi progressivement passé d’une logique nationale où le politique primait à une logique identitaire contenue et reproduite par un mode gestionnaire de la « différence culturelle et linguistique « » (Thériault et Meunier, 2008, p. 216). La Loi sur les langues officielles et les initiatives qui en découlent (article 23, programmes de soutien aux langues officielles, etc.) ne manquent pas de participer à ce double processus en dissociant la langue de la culture. Il n’y a plus deux langues et deux cultures nationales, mais deux langues officielles accueillant des cultures multiples. Même avec la récente Loi modifiant la Loi sur les langues officielles, les politiques linguistiques s’apparentent davantage à des mesures d’affirmation positive et de protection des langues officielles dans le cadre général du pluralisme culturel canadien qu’à des politiques statuant l’égalité juridique entre deux langues nationales.

Selon Juteau (1993, p.66), les rapports historiques conflictuels entre les deux peuples dits fondateurs du Canada ont fait « de l’ethnicité un réel critère d’identification, de revendication, d’action sociale et d’allocation de ressources matérielles et symboliques au Québec et dans l’ensemble du Canada ». À travers la loupe du multiculturalisme, les enjeux de société s’ethnicisent au détriment d’autres rapports d’inégalité sociale. C’est sans doute là un des premiers effets de la politique sur le multiculturalisme canadien sur les milieux intellectuels : l’émergence (d’abord dans les travaux des chercheurs états-uniens sur le Québec et l’Acadie) puis la prédominance au cours des années 1980 (dans les études menées par des Francophones canadiens) du paradigme ethnique pour penser l’identité des minorités francophones.

On ne sous-estimera pas la portée de la politique canadienne du multiculturalisme et de la Charte des droits dans le développement de la représentation et de la structuration identitaires des francophones minoritaires, voire de l’ensemble des groupements identitaires canadiens. […] Hors de tout doute, la popularité du paradigme ethnique dans l’explication des processus identitaires des francophonies minoritaires doit beaucoup à cette nouvelle réalité.

Thériault et Meunier, 2008, p. 220

Toutefois, contrairement à Thériault et Meunier, nous ne pensons pas que ce double processus de dénationalisation et d’ethnicisation des communautés francophones hors Québec institué par la conjugaison de la Loi sur les langues officielles et de la Politique sur le multiculturalisme a fait « place à des espaces linguistiques civiques, inclusifs »[7] (Thériault et Meunier, 2008, p. 229). Si ces caractères civiques et inclusifs sont bien contenus dans le principe, la Loi sur les langues officielles et la politique sur le multiculturalisme ont plutôt conduit les communautés francophones hors Québec à revêtir le dossard du minoritaire et à produire, du moins à leurs débuts, un discours homogénéisant, et donc excluant. Soucieuses, tout comme les minorités ethniques issues de l’immigration, de voir leur identité de minoritaire reconnue par l’État, elles sont elles aussi entrées dans la course aux subsides. Or, un tel jeu relationnel entre l’État et la population civile constituée, somme toute, en groupes d’intérêts mobilisés autour de l’affirmation d’identités, a pour effet d’encourager la production de discours identitaires excluant la différence, essentialisant, folklorisant et figeant[8]. La logique de régulation sociale instaurée par la Loi sur les langues officielles et la Politique sur le multiculturalisme, celle de communautés qui au mieux se côtoient poliment et au pire se font compétition pour leur reconnaissance identitaire, n’offre donc pas les conditions idéales pour une analyse de la simultanéité des processus pluriels de domination au sein d’une même catégorie de minoritaire. Le contexte invite moins à l’observation des inégalités sociales de toutes sortes (quelles soient basées sur le genre, la classe sociale, etc.) qu’à l’étude de l’histoire des groupes et à l’identification de leurs caractéristiques propres en vue de légitimer leur existence et leur aspiration à la reconnaissance :

Ces différents facteurs vont obliger les réflexions sur l’ethnie à certaines stratégies discursives pour rendre compte du fait identitaire francophone minoritaire. En effet, il a fallu : 1) d’abord que les discours sur l’ethnie se démarquent théoriquement de la tradition américaine; 2) ensuite, qu’ils se démarquent idéologiquement de la théorisation québécoise de l’identité nationale; 3) et qu’ils construisent, enfin, un ensemble discursif basé sur un « entre soi », créé à partir du lieu symbolique de la communauté elle-même (son histoire) et de ce qu’elle peut produire aux divers niveaux du socioculturel, du politique et de son propre regard sur elle-même.

Bernier, 1995, p. 53-54

Aussi, selon Bernier (1995, p. 56), l’endossement du statut de minoritaire enferme-t-il ses protagonistes dans une logique d’homogénéisation et de lutte contre la fragmentation d’une identité collective jugée menacée.

Ce rapport dichotomique [dominant/dominé] que nous présentent les textes sur l’identité franco-ontarienne pourrait apparaître réducteur si là ne résidait pas, précisément, selon eux, la seule expression possible de la réalité identitaire du minoritaire, l’expression d’un désespoir. Pris entre ces deux pôles, sur un même axe, comment le discours minoritaire peut-il, autrement qu’en les subsumant sous ses propres catégories, intégrer les réalités d’autres minoritaires?[9]

Cela dit, si à ses premières heures le multiculturalisme canadien vise essentiellement à ne pas être assimilationniste et à faire du pluralisme une source de richesse nationale, il sera rapidement soumis à des critiques. Ses opposants lui reprochent en effet de folkloriser les cultures et d’ethniciser les individus en les réduisant à leur identité culturelle, sans pour autant corriger d’autres sources d’inégalités. C’est pourquoi, au cours des années 1980, l’État s’engagera sur la voie de la justice sociale :

À la fin des années 1980, la Loi sur le Multiculturalisme canadien entérine la politique de reconnaissance et d’aide aux langues, cultures et groupes minoritaires, mais soutient activement les mesures visant à contrer la discrimination, à promouvoir l’équité dans l’emploi, ou à accroître la participation politique et sociale.

Bertheleu, 2001, p. 37

Avec l’adoption de la Loi sur le Multiculturalisme en 1988, les actions étatiques se déplacent donc progressivement vers des mesures plus générales de justice où d’autres groupes jugés défavorisés, notamment les Autochtones et les femmes, sont définis et ciblés selon la même approche que les groupes ethniques pour faire l’objet de mesures positives visant à réparer des injustices sociales au nom d’un principe d’équité[10]. Ainsi, d’une politique visant à ses débuts à reconnaître les identités culturelles au nom de la diversité, nous passons avec la Loi sur le Multiculturalisme à une politique cherchant à reconnaître le pluralisme au nom de la correction de la discrimination systémique dont sont l’objet certains groupes sociaux sur la base de leur appartenance culturelle. 

Si ce multiculturalisme canadien « réformé » cherche désormais à croiser les demandes de reconnaissance identitaire avec des revendications de justice et d’équité sociale, il semble toutefois y échouer en partie. Le multiculturalisme est souvent réduit, du moins dans les représentations sociales, à la question ethnique, voire à celle des « minorités visibles ». En effet, dans leur rapport De la mosaïque à l’harmonie : le Canada multiculturel au XXIe siècle publié en 2007 à l’issue de tables de consultation tenues dans huit villes canadiennes, Kunz et Sykes notent que la question de la diversité ne semble intéresser que les membres des minorités visibles puisque les Autochtones et les personnes ne faisant pas partie des dites minorités visibles ne se sont pas présentés aux discussions : « Cette situation renforce les perceptions voulant que le multiculturalisme s’adresse uniquement aux minorités visibles, ce qui a pour conséquence d’exacerber la dichotomie « nous et eux « » (Kunz et Sykes, 2007, p. 4). Des études réalisées en milieu scolaire au cours des décennies 1980 et 1990 montrent également que le vocabulaire employé dans le discours officiel d’ouverture à l’Autre est souvent, encore aujourd’hui, réducteur, culturalisant et misérabiliste (Bertheleu, 2001, p. 40).

Aussi, à travers la lunette des relations interethniques et des logiques de reconnaissance identitaire, la dimension ethnique des rapports de différenciation sociale tendrait encore aujourd’hui à faire écran aux autres sources d’inégalités et inciterait à réfléchir aux minorités les unes par rapport aux autres plutôt que comme pouvant s’emboîter les unes dans les autres. Malgré ces transformations en vue de croiser les demandes identitaires avec des demandes de justice sociale, il semble donc que le multiculturalisme canadien ait du mal à se départir de ses germes qui ethnicisent les enjeux sociaux et invisibilisent les autres rapports de différenciation sociale (de sexe, de classes, ou autres).[11]

Cela étant dit, rappelons que le multiculturalisme porte en lui ce que Fassin et Fassin (2006, p. 257) nomment le « paradoxe minoritaire » : toute politique en faveur des minorités, plus particulièrement celle qui vise à la fois la reconnaissance identitaire et la justice sociale, a pour effet pervers de renforcer les catégorisations ethniques qu’elle a pour vocation de dépasser. Toutefois, nous rappellent Fassin et Fassin, les mesures d’affirmation positive permettent des transformations structurelles réelles qui ont des effets jusque dans les représentations que se fait la société — ou une minorité — d’elle-même, auxquels effets les intellectuels n’échappent pas. En outre, le champ des études ethniques a lui-même changé, passant progressivement d’une approche essentialiste à une approche interactionnelle de la culture, basée notamment sur les frontières — changeantes — qui définissent les contours des groupes ethniques[12]. De fait, nous assistons depuis une dizaine d’années au Canada français, et ce, tant dans le champ scientifique que militant, à des tentatives de reformulation de l’identité francophone minoritaire dans une perspective plus inclusive des différences, notamment ethniques. L’identité de la francophonie minoritaire serait relationnelle, fluide et capable de métissage. Elle trouverait ses sources dans les foyers de socialisation multiples où elle s’actualise et que les réseaux sociaux et les flux culturels permettent de revigorer, freinant ainsi l’assimilation à la majorité anglophone (Farmer, Chambon et Labrie, 2003). Les défis sont grands, mais une « nouvelle francité » est possible (Labrie et Heller, 2003). Des travaux récents réalisés sur l’école et auprès de la jeune génération vont également dans ce sens (Gérin-Lajoie, 2006; Pilote, 2007). Un certain discours scientifique semble donc vouloir émerger et s’éloigner des discours identitaires initiaux homogénéisants — et potentiellement exclusifs.

Or, Thériault et Meunier condamnent ces analyses issues du paradigme ethnique, qu’ils disent proches des théories du choix rationnel et empreintes de l’idéologie pluraliste et d’une modernité radicale, car elles omettent de tenir compte de la spécificité nationalitaire des minorités francophones, si ce n’est qu’elles la dénigrent en l’associant à un traditionalisme désuet à l’heure de la mondialisation. Selon eux, de telles analyses menacent de fragmentation les francophonies minoritaires :

D’un point de vue individuel, l’engouement momentané pour une identité radicalement neuve à construire peut être perçu comme un gain; du point de vue collectif cependant, il est clair qu’un groupe nécessitant des relations affinitaires pour sa survie et son maintien est un groupe fragile, balloté au gré des modes et des tendances et traversé par des conflits.

Thériault et Meunier, 2008, p. 215

Dès lors, devrait-on en conclure que les lois sur le multiculturalisme et sur les langues officielles nuisent aux francophonies en situation minoritaire? Si on suit le raisonnement de Thériault et Meunier, il semble en effet qu’en dépouillant l’identité francophone de son caractère national initial pour en faire un espace linguistique civique, pourvu désormais d’une mémoire ethnique, ces lois sonneraient le glas des communautés francophones en contexte minoritaire. Dans le cas où les intérêts de certaines catégories ou sous-groupes dominés entreraient en conflit avec les intérêts défendus dans le discours dominant des minorités francophones, cela conduit-il à dire que nous devrions établir et légitimer une sorte de hiérarchisation des minorités selon leur niveau d’historicité?[13] Dans ce cas, que dire du niveau d’historicité des Autochtones? Et que faire des femmes ou des homosexuels, catégories de minoritaires également naturalisées par la discrimination? Ne pouvons-nous pas suggérer, inversement, que les gains obtenus par les communautés francophones en situation minoritaire, via notamment les politiques linguistiques, peuvent être des sources de domination pour d’autres minorités en leur sein?º

Le débat n’est pas simple. Avant de tenter une réponse à ces questions délicates, voyons la deuxième raison de l’émergence tardive des travaux académiques s’attardant à la multiplicité et à la simultanéité des processus de minorisation au sein des minorités francophones.

La pensée féministe au fondement des analyses « des minorités dans les minorités » francophones canadiennes

Si les analyses des femmes en tant que minorité au sein des minorités francophones canadiennes voient le jour au cours des années 1980, et ce, parallèlement à leur plus grande visibilité politique[14], celles s’attardant aux minorités ethniques — toujours au sein des communautés francophones minoritaires — apparaissent plus tardivement, soit vers la fin des années 1990 et le début des années 2000[15]. Toutefois, au-delà de cet exercice consistant à dater l’arrivée des recherches sur l’ethnicité en contexte francophone minoritaire, ce qui saute aux yeux du chercheur qui s’adonne à une revue de la littérature sur la question est que ce sont les féministes qui, de manière générale, investissent les premières l’étude de la pluralité des processus de domination en francophonies minoritaires en croisant les catégories minorisées « identité linguistique », « genre », « classe sociale » et « ethnicité » [16].

Le constat n’est, au demeurant, pas si étonnant. Les théorisations pionnières de la féministe française Colette Guillaumin avaient ouvert la voie du couplage « femme » et « ethnicité », du moins parmi les rares ouvrages en français[17], en montrant à travers sa théorisation du « sexage » que les deux questions dérivent d’un même mécanisme : « Ces catégories occupent une place spécifique dans les rapports sociaux, celle d’être considérées comme des catégories « naturelles « » (Guillaumin, 1992, p. 10). Sa théorie de l’oppression sera reprise à bon compte par Juteau-Lee et Roberts dans l’article « Ethnicity and Feminity : (d’) après nos expériences » publié dans le numéro de Canadian Ethnic Studies/Études ethniques au Canada qu’elles coordonnent en 1981 et qui rassemblent des textes traitant de l’articulation entre les différents rapports de domination vécus par des femmes canadiennes (femmes des minorités francophones, des minorités « visibles », femmes autochtones, etc.). Selon Bernier (1995, p. 49), le double ancrage, tant de Guillaumin que de Juteau-Lee, dans le champ de connaissances des phénomènes ethniques et dans le mouvement féministe leur a permis d’avoir des regards scientifiques différents — de ceux prétendant à l’universalisme et à la neutralité — sur les mécanismes de production des identités et leur reconnaissance. Elles ont articulé deux champs de connaissances jusqu’alors abordés séparément, celui des études ethniques et celui des études des femmes, en montrant pour la première comment le servage des femmes dans l’économie domestique sert tant la domination masculine — le patriarcat — que le capitalisme et comment, pour la seconde, le champ des études ethniques a historiquement occulté la participation des femmes dans la production de l’ethnicité, à un point tel d’ailleurs que l’immigration et les phénomènes ethniques — discrimination, racisme, etc. — sont longtemps apparus comme des réalités strictement masculines.

Ainsi, c’est par le biais des travaux des féministes visant à sortir les femmes francophones de leur invisibilisation multiple — domination par les hommes francophones, subordination linguistique par la majorité anglophone, marginalisation sur la base d’une identité nationale canadienne-française déchue de la part des femmes québécoises — que les recherches en sciences sociales sur les rapports complexes et articulés de domination firent leur entrée en contexte francophone minoritaire canadien (Juteau-Lee et Roberts, 1981). La prise en compte de l’hétérogénéité ethnique de la catégorie « femme francophone vivant en milieu minoritaire » sera intégrée ici et là à partir du milieu des années 1990, particulièrement dans le champ du service social, mais force est de constater que les publications incluant les mécanismes de subordination sur une base ethnique au sein des communautés francophones minoritaires demeurent encore peu nombreuses[18].

À partir de l’analyse d’un corpus de textes scientifiques faisant montre soit d’une analyse sociologique de l’identité francophone en Ontario, soit de l’identité des femmes francophones en situation minoritaire, Bernier (1995) montre bien comment les discours intellectuels des femmes en milieux francophones minoritaires mirent du temps à sortir de leur caractère particulier pour trouver une reconnaissance au sein du milieu académique, dominé par les productions d’auteurs masculins. Alors que le discours sur l’identité franco-ontarienne bénéficie déjà d’une reconnaissance dans le champ épistémologique de la scientificité pour que l’effet sociopolitique recherché soit visible, les discours scientifiques par et pour les femmes, avant d’être entendus dans le champ sociopolitique, ont d’abord dû conquérir le statut de productrices de savoir dans l’espace scientifique :

[…] alors que le discours produit par les femmes francophones est largement tributaire du discours sur l’identité minoritaire, celui-ci en retour fait peu de cas de leurs productions. Il y a dépendance et non-échange; il y a, symboliquement, dans le champ du discursif sur la question des minoritaires francophones en Ontario un discours social accepté (celui de l’identité franco-ontarienne) qui se donne à voir, tant à lui-même qu’aux autres, comme représentation hégémonique et un discours « minoritaire » (celui des femmes francophones) qui est présenté comme particulier, spécifique, marginal, et donc la reconnaissance tarde à être établie.

Bernier, 1995, p. 57

Bernier (1995) en tient pour preuve le peu de citations dont ont fait l’objet les analyses sociologiques de l’ethnicité de Juteau en Ontario français, et ce, jusqu’en 1990.

L’évolution des analyses féministes à la faveur d’une appréhension de l’imbrication des inégalités/identités multiples suit grosso modo les changements qui se sont opérés au sein du mouvement féministe pris globalement, notamment aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Avec la focalisation du regard sur les rapports sociaux de genre grâce aux luttes sociales et aux travaux des chercheuses féministes, il s’est avéré que d’autres modes de différenciation sociale passaient dans l’ombre, contrevenant ainsi à l’objectif prioritaire pourtant poursuivi visant à dévoiler tout un segment de la population — la moitié, dans ce cas-ci — historiquement invisibilisé. De fait, il s’avérait que les femmes au nom desquelles on parlait et à qui on souhaitait rendre enfin et en toute légitimité leur rôle d’actrices de l’histoire étaient majoritairement des femmes blanches, occidentales, hétérosexuelles et de classe moyenne, et que les féministes noires s’en trouvaient par conséquent marginalisées[19]. Or, ces mêmes femmes noires se trouvaient également reléguées par les hommes noirs en périphérie du mouvement antiraciste afro-américain Black Power, cette fois non pas en vertu de leur race/ethnicité, mais en vertu de leur genre (Wallace, 1990). Donc, d’un côté comme de l’autre, au sein du mouvement féministe comme du mouvement antiraciste, ces femmes étaient invisibilisées puisque la conjonction de leurs identités/inégalités multiples n’était pas prise en compte.

Ces travaux des féministes noires états-uniennes et anglaises, parmi les premiers à rendre compte des inégalités multiples résultant de l’imbrication des rapports sociaux de classe, de genre et de race/ethnicité, ont donné naissance à un courant d’analyse qu’on appelle, dans les milieux académiques et militants anglo-saxons, l’intersectionnalité[20]. C’est Collins (2000, p. 252), l’une des  penseuses du féminisme noir, qui parlera la première de l’intersectionnalité comme paradigme (Bilge, 2009, p. 71). Au Canada, l’expression « analyse intersectionnelle » est généralement associée à Stasiulis, qui l’emploie dans un article fort éclairant publié en 1999. Selon Bilge (2009, p. 71-72), c’est toutefois la politologue Hancock qui en propose une véritable théorisation en postulant qu’il faut dépasser l’intersectionnalité comme spécialisation ayant permis de mettre au jour le vécu des femmes qui sont situées à l’intersection de multiples rapports de domination, notamment des femmes noires, afin de l’appréhender comme un paradigme, c’est-à-dire comme « un ensemble de théorie normative et de recherche empirique » (Hancock, 2007, p. 250-251).

Qu’est-ce que l’intersectionnalité? Bilge (2009, p. 70) en offre une définition succincte et claire :

L’intersectionnalité renvoie à une théorie inter-disciplinaire visant à appréhender la complexité des identités et des inégalités par une approche intégrée. Elle réfute le cloisonnement et la hiérarchisation des grands axes de la différenciation sociale que sont les catégories de sexe/genre, classe, race, ethnicité, âge, handicap et orientation sexuelle.

De fait, les analyses des différentes sources de domination qui avaient cours dans les années 1960 et 1970 présumaient qu’un mode de différenciation sociale avait la prédominance sur les autres, le plus souvent la classe sociale ou le genre. En corollaire de ce postulat, on supposait que les sources de domination avaient des effets cumulatifs, les conséquences des sources « secondaires » venant s’ajouter aux effets de la principale forme d’inégalité sociale. C’est ainsi que certaines auteures parleront jusque dans les années 1980 de double ou triple statuts d’infériorité des femmes. Or, ces prémisses ont vite rencontré leurs limites qui, dans le cas des minorités francophones canadiennes, ont été soulevées dès le début des années 1990 (Cardinal, Lapointe et Thériault, 1990; Labelle, 1990). D’abord, l’effet prééminent d’un mode de différenciation sociale dépend des contextes et de leurs effets structurants, et ne saurait en aucun cas justifier le choix d’un mode d’organisation des sociétés comme postulat à une théorie générale de portée universelle. Si les femmes apparaissent reléguées, statistiquement, dans des emplois subalternes en Ontario francophone pris globalement, pour emprunter un exemple à Juteau-Lee et Roberts (1981, p. 9), il se peut qu’à Hearst, là où le français est plutôt assuré, mais où le marché du travail est encore majoritairement occupé par les hommes — rappelons que l’exemple est donné au début des années 1980 —, ce soit effectivement en raison de leur identité de femmes; à Sudbury, en revanche, où l’anglais domine le marché du travail, il est possible que cela s’explique effectivement par leur identité linguistique.

Que les processus de minorisation soient multiples ne veut donc pas dire qu’ils se confondent ou se superposent. Il est impossible, en effet, d’affirmer que tous les francophones vivant en situation minoritaire se trouvent précarisés socialement et économiquement, bien qu’ils appartiennent à une catégorie sociale historiquement minorisée. Que dire, par exemple, des hommes et de la classe bourgeoise francophones? De même, il serait totalement injustifié de déclarer que tous les segments précarisés de la population canadienne se trouvent dans les milieux minoritaires francophones. Les classes ouvrières anglophones, les Autochtones, les femmes anglophones et québécoises, les minorités ethniques non francophones, pour ne donner que ces exemples, échappent alors tous à cette catégorie spécifique de population minorisée. La réalité sociale des individus, ainsi que les mécanismes sociaux qui la sous-tendent, sont pluriels et agissent selon plusieurs axes d’organisation sociale de manière simultanée et interactive.

La prise en compte simultanée des multiples systèmes d’oppression dans la (re)production des inégalités sociales d’une part, et le refus de leur hiérarchisation d’autre part — ou, pour être plus exact, du refus d’un classement hiérarchisé établi a priori et à vocation universelle[21] —, lesquels sont au fondement des théories intersectionnelles, appellent donc à la nécessité de contextualiser les phénomènes sociaux étudiés : « The contextualization involves recognizing that the meaning of a social location[22] — a social construction — is not static. It also involves recognizing that the salience of our various social locations, whether for ourselves or our social environment, is not static either » (Denis, 2008, p. 681).

Cette genèse des travaux féministes en francophonie minoritaire nous a permis de constater que c’est par leur intermédiaire que l’intersection des processus pluriels de minorisation a commencé de façon rigoureuse à être prise au sérieux dans les milieux scientifiques et militants. Nous avons vu qu’elle est étroitement liée à la genèse du féminisme en général, et à l’émergence du paradigme de l’intersectionnalité, lequel nous offre des pistes de réflexion quant à la manière d’appréhender les tensions pouvant exister entre les droits et intérêts des minorités francophones d’une part, et les droits et intérêts des autres minorités d’autre part. Pour ce faire, revenons à la politique sur le multiculturalisme et à la Loi sur les langues officielles, ainsi qu’au débat que nous avons soulevé à leur propos.

Le multiculturalisme nuit-il aux minorités francophones (et vice versa)?

Est-ce que la reconnaissance publique des minorités que favorise le multiculturalisme — avec les efforts de valorisation des identités et des différences auprès de l’État qui l’accompagnent, potentiellement exclusifs et essentialisants — ne risque pas de contrevenir aux luttes des francophones pour le maintien du fait français, si par conséquent leurs communautés sont sujettes à l’éclatement de leur projet politique et à la fragmentation des luttes sur des bases identitaires?

Inversement, on peut se demander si la défense des intérêts des minorités francophones ne nuit pas aux intérêts des autres minorités. Les pressions exercées par les communautés francophones minoritaires sur les classes défavorisées, sur les jeunes et sur les immigrants pour l’adoption du français — et plus exactement, d’un français jugé légitime par l’élite — ne risquent-elles pas d’entrer en tension avec les aspirations sociales et économiques des individus et familles concernés quand on sait, par exemple, que le bilinguisme est aujourd’hui un atout fort recherché dans les milieux canadiens du travail? De fait, des travaux ont documenté les transferts linguistiques des classes ouvrières francophones vers l’anglais en raison de cette domination de la part de l’élite au sein du réseau des écoles de langue française (Mougeon et Heller, 1986; Welch 1993). Selon Bélanger (2007, p. 53) : « L’école de langue française, du fait de sa situation en milieu minoritaire, est amenée à défendre une conception monolingue et homogénéisante, qui la rend de fait élitiste et la conduit à minorer les faits liés à la diversité ». L’auteure poursuit en soulignant que sur le terrain, les enseignants attribuent souvent les difficultés d’apprentissage de la langue enseignée[23] des élèves issus de l’immigration, y compris ceux en provenance d’Afrique francophone, à leur langue première (Bélanger, 2007, p. 56), comme s’il ne leur venait pas à l’idée que le français appris dans le pays d’origine puisse avoir sa légitimité. Dans un semblable ordre d’idées, Kérisit (1998) rappelle que le choix des nouveaux arrivants en Ontario français de suivre des cours d’anglais ou d’inscrire leurs enfants dans les écoles anglophones, plutôt que d’être un rejet de la cause francophone, peut tout simplement refléter une stratégie de survie sur un marché du travail encore largement fermé aux personnes unilingues françaises. Doit-on alors conclure que la poursuite des revendications et la défense des droits des minorités francophones canadiennes, grâce notamment à la Loi sur les langues officielles, contreviennent aux intérêts des autres minorités en leur sein, notamment ethniques? À force de vouloir protéger les droits et défendre les acquis linguistiques des minorités francophones, ne risque-t-on pas de négliger les intérêts des femmes, des jeunes, des classes ouvrières, des populations rurales, des gais et lesbiennes, des personnes avec un handicap, des immigrants et des communautés ethniques? L’enjeu n’est pas que militant et ne se réduit pas aux tensions soulevées entre divers types d’engagements sociaux et politiques. Il s’imprègne au plus profond des subjectivités, influe sur certains choix personnels, génère des conflits familiaux, cause des malaises identitaires.

En vérité, ces questions provocatrices, qui se veulent faire écho au titre d’Okin (1997) dans son article « Is Multiculturalism Bad for Women? » [24], ont pour but de mettre en exergue le même « faux dilemme » (Delphy, 2006) qui a déjà été dénoncé en ce qui concerne la thèse de cette féministe américaine. Selon Okin (1997), la reconnaissance des droits des minorités culturelles nuit à la cause des femmes puisqu’elle sert les intérêts de ceux qui sont à la tête des organisations ethniques, c’est-à-dire les hommes. Selon elle, la reconnaissance des particularités culturelles renforce simultanément le patriarcat minoritaire et la vulnérabilité intragroupe, celle des femmes, des enfants et des homosexuels. Les adversaires des tribunaux pouvant arbitrer des affaires familiales en s’appuyant sur la charia — ces derniers ont failli voir le jour en Ontario au début des années 2000 — ont notamment eu recours à cette forme d’argumentation. Okin tranche la question en proposant qu’en cas d’opposition entre l’égalité des cultures — entre société majoritaire et groupes ethniques minoritaires — et l’égalité des sexes, ce soit l’égalité des sexes qui devrait prévaloir. Dans un article intitulé « Is Feminism Bad for Multiculturalism? », Kukathas (2001) rétorque pour sa part en posant la question inverse. Il postule en effet qu’en poursuivant la défense des intérêts des femmes au nom d’un soi-disant universalisme, ce sont les intérêts des mouvements antiracistes, appuyés par les politiques sur le multiculturalisme, qui passent alors à la trappe.

Or, il s’avère que cette opposition féminisme/multiculturalisme fausse le débat en obligeant certains segments minoritaires des minorités ethniques — en l’occurrence, les femmes — à faire un choix impossible entre leur identité de femme et leur identité culturelle. Lorsqu’on continue d’opposer les droits dits universels des femmes aux droits dits particuliers des minorités culturelles et religieuses, c’est en effet la voix des femmes des minorités ethniques qui n’est pas entendue. Ces dernières se trouvent donc doublement opprimées : du fait de leur sexe et du fait de leur origine culturelle. En réalité, ces femmes font face à des « injonctions paradoxales » (Guénif Souilamas, 2003) : défendre les hommes de même appartenance ethnique contre le racisme dont ils sont victimes tout en souhaitant combattre le sexisme de ces derniers. C’est ainsi que des jeunes filles d’origine maghrébine en viennent à revendiquer leur virginité, non pas par soumission au père ou sous le poids d’une tradition culturelle oppressante, mais comme un moyen de ne pas renier les leurs (Hamel, 2006).

Si c’est une méprise d’opposer le féminisme au multiculturalisme, surtout lorsqu’on sait que les rapports de pouvoir constitutifs des majoritaires et des minoritaires sont situés et donc changeants, il serait tout autant erroné d’imposer un choix entre des minorités en concurrence. En considérant les intérêts des minorités francophones et les intérêts des autres minorités comme mutuellement exclusifs, ce sont les personnes appartenant à des minorités dans la minorité francophone qui disparaissent de l’analyse et des luttes sociales. Que dire par exemple de jeunes homosexuels de l’Ontario francophone qui se sentiraient opprimés à la fois au sein du mouvement gai de l’Ontario (anglophone) et du mouvement gai québécois, francophone? Pour paraphraser Bilge (2006b, p. 2), les mesures linguistiques visant à promouvoir la justice intergroupe — l’égalité entre les minorités francophones et la majorité anglophone — nécessitent d’être accompagnées par des mesures cherchant à favoriser la justice intragroupe, sur la base du genre, de l’orientation sexuelle, de la foi religieuse ou de l’appartenance ethnique. Ces deux visées doivent être menées conjointement si on veut éviter, d’une part, des actions linguistiques en faveur du développement de la francophonie, mais aveugles à l’exclusion d’autres groupes et, d’autre part, des actions en faveur des minorités, particulièrement celles visées par le multiculturalisme, mais aveugles aux droits et aux revendications des communautés francophones hors Québec. La contextualisation des multiples rapports de domination en présence permet de resituer au coeur de l’analyse les rapports sociaux historiques ayant précédé la formation des francophonies minoritaires tout en mettant au jour les autres rapports de minorisation auxquels elles peuvent participer malgré elles.

Les recherches visant l’appréhension de l’imbrication des rapports sociaux de pouvoir, entre autres, grâce aux apports théoriques de l’intersectionnalité, peuvent nous aider à surmonter cette fausse alternative en donnant une voix à ces personnes qui se trouvent au confluent d’identités et d’inégalités multiples en contextes francophones minoritaires. L’une des visées de la recherche en sciences sociales, et c’est encore plus vrai en service social qui se donne pour mandat d’aider les individus, les groupes et les collectivités à répondre à leurs besoins et à surmonter leurs problèmes, devrait être de permettre aux personnes qui se trouvent à l’intersection de plusieurs identités minorisées, potentiellement en tension, d’éviter d’avoir à choisir entre une identité linguistique ou d’autres identités en les rendant visibles, en leur donnant une voix. Si le multiculturalisme canadien peut avoir comme effet pervers de renforcer la catégorisation des minoritaires et s’il a l’inconvénient d’encourager les minorités à une concurrence potentiellement stérile sur certains fronts de la lutte sociale, il offre, en revanche et paradoxalement, le cadre permettant l’entrée en scène des populations les plus marginalisées.

Conclusion : de l’identitaire au minoritaire

Est-ce que la reconnaissance sociale et identitaire d’un groupe situé au confluent d’une pluralité de rapports sociaux de différenciation — par exemple la reconnaissance de la communauté congolaise francophone de l’Ontario — ne risque pas de fragmenter à l’infini les minorités francophones? Que faire, en effet, des revendications potentielles des femmes congolaises francophones de l’Ontario? Et pourquoi ne pas pousser plus loin le raisonnement, et penser à l’éventualité d’un regroupement des femmes congolaises francophones lesbiennes de l’Ontario?

Probablement que les communautés francophones en situation minoritaire sont effectivement sujettes à la fragmentation, si on se résout à lire la réalité à travers une logique identitaire. Elles le sont sans doute moins, cependant, si on passe, comme le suggèrent Fassin et Fassin (2006, p. 251), d’une politique identitaire à ce qu’ils appellent une politique minoritaire :

En effet, qu’est-ce qu’une minorité? C’est une catégorie naturalisée par la discrimination. Si les communautés ont en partage une culture, ce qui définit les minorités, c’est l’assujettissement d’un rapport de pouvoir. Il ne s’agit certes pas de les opposer, mais de les distinguer : la minorité, à la différence de la communauté, n’implique pas nécessairement l’appartenance à un groupe et l’identité d’une culture; elle requiert en revanche l’expérience partagée de la discrimination. Les « Noirs » ou les « Arabes » en France, aujourd’hui, ont en commun non pas la « race », mais le racisme. C’est d’ailleurs également vrai, en parallèle avec les questions raciales, pour les minorités sexuelles — les femmes confrontées au sexisme ou les homosexuels à l’homophobie. Ce ne sont ni la nature, ni la culture qui sont au principe de la minorité, mais la naturalisation, fût-ce dans le registre culturaliste, d’une catégorie sociale par des pratiques discriminatoires.

Ce passage de l’identitaire au minoritaire n’est pas dépourvu d’intérêt politique pour les minoritaires francophones. Avec une politique de stricte reconnaissance des identités — sans égard aux injustices sociales [25] —, chaque groupe lutte effectivement pour le maintien et le développement de sa propre identité, parfois ouvertement les uns contre les autres. Avec une politique minoritaire, que l’on soit minorité nationale ou minorité ethnique d’ailleurs, on s’engage « dans une critique transversale des assignations normatives » (Fassin et Fassin, 2006, p. 251). Non seulement une politique minoritaire s’ouvre-t-elle aux minorités dans leur diversité, mais aussi à tous ceux qui, peu importe d’ailleurs qu’ils fassent partie du groupe majoritaire, voudraient combattre les discriminations. Aussi, si on peut déplorer avec Thériault et Meunier (2008) que la logique qui anime actuellement les communautés francophones minoritaires soit davantage néocorporatiste, organisationnelle et lobbyiste que politique[26], et s’il est légitime de prêcher comme eux pour le retour d’un projet politique chez les francophonies minoritaires, il est plus difficile de les suivre quant au ressort qui, selon eux, pourrait permettre cette renaissance d’une communauté politique : moins qu’une mémoire nationalitaire, somme toute relativement exclusive de ceux qui ont d’autres mémoires, c’est davantage le partage d’une discrimination basée sur la langue, voire l’expérience partagée — bien que dans des contextes différents — du mépris de son identité collective, de sa culture de minoritaire, qui sont susceptibles de fonder un « nous », un désir de « faire société », une société plus juste et équitable. Dans cette perspective qui permet de penser la transversalité, des alliances entre organisations ayant des intérêts communs, suivant les moments et les lieux de la lutte sociale, sont admises. À travers le prisme d’une politique minoritaire — de la question sociale —, des individus aux identités différenciées peuvent trouver le socle commun afin de s’unir, le temps d’une lutte, et formuler des revendications sur le plan politique.

Le minoritaire ne doit pas être postulé a priori, comme s’il s’agissait d’un état ou d’un statut. Il ressortit plutôt à une relation qui est transformable historiquement, voire changeante selon les contextes et les termes de la relation — le pouvoir, nous dit Foucault (1976), n’est pas un attribut, il est situationnel et relationnel. C’est faire fausse route que de hiérarchiser les identités collectives, y compris selon leur niveau d’historicité, parce que les réalités sociales observées sont d’une complexité trop grande et mouvante pour s’y laisser réduire. Il n’y a pas lieu de choisir entre deux identités — voire plus — en tension parce que ceux qui sont pris dans cette tension récusent eux-mêmes la plupart du temps cette obligation de choix[27]. L’idée n’est pas de refuser tout universalisme pour privilégier le relativisme, mais de ne prendre ni le parti de l’un, ni le parti de l’autre. Au contraire, en contextualisant les phénomènes sociaux étudiés, on se donne les moyens de contrer les forces idéologiques, qu’elles soient universalistes ou pluralistes, en dévoilant la multiplicité des rapports sociaux de domination en jeu à un moment et en un lieu donnés. Une telle lecture des réalités sociales s’accorde d’ailleurs avec une reconnaissance du caractère multiforme de « la » francophonie minoritaire canadienne[28].

Plaider pour une pensée de la complexité (Fassin et Fassin, 2006), c’est cependant choisir la complexification des approches : tout le défi scientifique, tant théorique que méthodologique, réside en effet dans la capacité d’articuler les différents rapports sociaux de différenciation sociale et d’en offrir une interprétation. Le paradigme de l’intersectionnalité, pour reprendre cet exemple, soulève d’ailleurs actuellement nombre de débats et controverses, même parmi ceux qui s’en réclament (Bilge, 2009). Chose certaine, si on souhaite se positionner contre un modèle analytique qui hiérarchise a priori les appartenances pour privilégier la contextualisation des rapports sociaux de domination, il faut mettre en place des dispositifs méthodologiques qui permettent de connaître au plus près à la fois ceux dont on parle souvent dans les journaux, mais dont on n’entend pas la voix, et les mécanismes sociaux plus larges qui engendrent ces catégorisations. Les intervenants et les chercheurs en service social sont parmi ceux qui ont cette proximité avec ces personnes et qui peuvent par leur travail leur donner la parole.