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La grammaire sociale n’est pas chose fixe et rigide. Ainsi, les exigences d’obéissance et de discipline (Foucault, 1975), lesquelles avaient encore un poids important dans les années 1970, semblent avoir perdu de leur verve au profit de nouvelles normes qui se sont développées à partir des années 1980, soit la responsabilité, l’autonomie, l’initiative personnelle, la créativité, le projet et l’épanouissement personnel (Ehrenberg, 1998; Otero; 2003; Moreau 2009). La différenciation s’est substituée à la standardisation. Ainsi, on pourrait se demander ce qu’est de nos jours un être fonctionnel, voire performant? Pour reprendre la terminologie wébérienne (Weber, 1965), son idéal type serait un individu actif, prenant les choses en main, assumant ses réussites et ses échecs et puisant en lui-même les ressources nécessaires à se dépasser continuellement.
Autrement dit, les règles du jeu ont changé : bannies la passivité, la soumission et l’obéissance. Nous sommes sommés de nous prendre en main. Et nous avons tout pour réussir; il suffit de savoir mobiliser correctement les nombreuses ressources disponibles. Pour la première fois, nous pouvons être nous-mêmes et nous épanouir en tant qu’individus. Mais attention! N’allez pas croire que nous sommes plus libres pour autant. Il s’agit simplement de nouvelles normes sociales auxquelles nous devons nous astreindre — sous peine d’être catégorisés comme potentiellement « déviants » — et dont l’impact est particulièrement prégnant dans le champ de la santé mentale.
Ainsi, les différentes techniques pour réadapter un individu en proie à des troubles mentaux, qu’elles soient psychologiques ou pharmacologiques, traditionnelles ou alternatives, ont toutes la même visée : rendre l’individu autonome. Le concept d’autonomisation vient ici nous le rappeler très justement. En ce sens, si certains types d’intervention ne se cachent pas de viser uniquement la fonctionnalité du sujet, d’autres approches à la mode ne s’en distinguent que très peu, ce qu’elles visent — autonomie, épanouissement personnel, prise en main, contrôle sur sa vie, etc. — étant précisément ce que la société attend normativement de nous. Dès lors, les interventions alternatives ne se distinguent des interventions classiques que par les moyens; les fins restent identiques.
Quant au monde du travail, les exigences sociales qui y sont prônées sont les mêmes que celles défendues par le milieu communautaire et alternatif. Pas étonnant, nous direz-vous, étant donné que ces normes sont difficilement critiquables puisque pour une majorité elles constituent le Graal à conquérir. Elles sont, pourrait-on dire, intrinsèquement empreintes de positivité. Attention! Nous ne sommes pas pour autant contre l’autonomie ou l’épanouissement personnel. Penser en ces termes n’aurait d’ailleurs pas de sens. Ce que nous voulons simplement dire ici est que l’absence de remise en cause de ces normes ne permet pas d’une part la mise en place d’une réelle alternative aux interventions dites classiques et, d’autre part, constitue le terreau fertile à une déstructuralisation/psychologisation du social.
Cette psychologisation du social, qui peut être définie comme l’analyse de certains problèmes — pauvreté, santé mentale, obésité, violence conjugale, etc. — sous un angle psychologique et individuel, vient le faire au détriment d’une analyse structurelle. Ainsi, les interventions se voient individualisées au détriment d’analyse et d’investissement dans des solutions durables, de nature économique et politique (Aïach, 2006). Les livres de psychologie populaire sont un exemple moderne et pertinent de ce phénomène, car ils s’insèrent parfaitement dans ces normes : responsabilité entière pour son bien-être et le dessin de sa trajectoire de vie, initiative individuelle pour s’améliorer et autonomie. La popularité des livres de psychologie populaire va effectivement en augmentant et dans les librairies on compte par rangées ces ouvrages, et ce, malgré leurs propos qui pourraient être amusants s’ils n’étaient pas dangereux.
Par exemple, nous pouvons lire dans les premières pages du livre à succès Le Secret (Byrne, 2007, p. 23) : « Le secret, c’est la loi de l’attraction! C’est vous qui attirez tout ce qui arrive dans votre vie. » Cette responsabilisation véhiculée dans cette phrase vient nous rappeler que nous avons un pouvoir absolu sur ce qui peut nous arriver. Et cet autre extrait se passe de commentaires : « D’après vous pourquoi 1 % de la population possède-t-il 96 % de tout l’argent qui circule sur la planète? Croyez-vous qu’il s’agit d’un hasard? Les choses sont ainsi. Ces gens ont compris quelque chose. Ils ont compris Le Secret, et c’est maintenant à votre tour d’y être initié. » (p. 26) L’auteur vient nous rappeler que si nous n’avons pas tout ce que nous désirons actuellement dans notre vie, c’est que nous n’avons malheureusement pas compris comment utiliser « le Secret ». On assiste ni plus ni moins à une responsabilité complète du sujet et une disparition entière des structures. Avez-vous besoin d’argent? :
À l’époque où j’ai compris Le Secret, je trouvais chaque jour une pile de factures dans mon courrier. […] J’ai donc pris mon relevé bancaire, j’ai mis du liquide correcteur blanc sur le solde, et j’ai inscrit un autre chiffre. […] En l’espace d’un mois seulement les choses ont commencé à changer. C’est étonnant, aujourd’hui je ne reçois plus que des chèques.
Byrne, 2007, p. 135
Ce que nous avons voulu dénoncer dans ce court texte est que les nouvelles normes sociales en vigueur telles que l’autonomie, la responsabilité, l’initiative personnelle ou la créativité ne sont que très peu remises en cause en travail social. Au contraire, tout semble mis en place pour y accéder. Plus que jamais, nous avons besoin d’avoir une approche critique en ce qui a trait à ces normes, car elles régissent la majorité des interventions de type psychologique et alternatif. Celles-ci, au final, ne font que renforcer un travail sur soi psychologisant et devenu normatif, au détriment d’interventions sur les structures sociales qui sont la cause réelle de plusieurs problèmes considérés individuels. Le travail social se doit absolument d’effectuer un travail critique de ce nouvel espace normatif au risque de voir les interventions classiques et alternatives se télescoper.
Appendices
Bibliographie
- AÏACH, Pierre (2006). « Médicalisation/santéisation et psychopathologisation du social », dans Maryse Bresson (dir.), La psychologisation de l’intervention sociale : mythes et réalités, Paris, L’Harmattan, p. 65-74.
- BYRNE, Rhonsa (2007). Le Secret, Brossard, Les éditions Un monde différent, 238 p.
- EHRENBERG, Alain (1998). La fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob, 414 p.
- FOUCAULT, Michel (1975). Surveiller et punir, Paris, Gallimard, coll. Tel, 360 p.
- MOREAU, Nicolas (2009). État dépressif et temporalité : Contribution à la sociologie de la santé mentale, Montréal, Éditions Liber, 136 p.
- OTERO, Marcelo (2003). Les règles de l’individualité contemporaine : santé mentale et société, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, coll. Sociologie contemporaine, 322 p.
- WEBER, Max (1965). Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, coll. Recherches en sciences humaines, 537 p.