Article body

Introduction

En 1988, la Cour Suprême du Canada a décriminalisé l’avortement à la suite du procès historique du Dr Henry Morgentaler (Richer, 2008). Depuis lors, les militants de groupes pro-vie ont poursuivi leurs luttes dans le but de rouvrir le débat sur l’avortement au Canada. Étant donné qu’aucune loi fédérale n’encadre l’avortement — qui a été décriminalisé, non pas légalisé —, quatre projets de loi ont été déposés en 2007 visant à en restreindre l’accès. Le projet de loi C-338 voulait criminaliser l’avortement après 20 semaines, sauf dans certaines circonstances « très précises »; le projet de loi C-484 avait pour objectif de criminaliser le fait de « blesser ou causer la mort d’un enfant non encore né »; le projet de loi C-537 visait à « protéger le droit des professionnels de la santé et d’autres personnes de refuser de participer à des actes médicaux », notamment pour des motifs religieux, et le projet de loi C-543 avait pour objectif de modifier « la détermination de la peine […] la grossesse d’une personne [constituant] une circonstance aggravante » (Richer, 2008). Notons que deux de ces projets de loi visaient directement à donner des droits au foetus. Plus récemment, Stephen Woodworth, député de Kitchener en Ontario, a déposé la motion M-312 à la Chambre des communes (Mercier, 2012). Cette motion avait comme objectif de déterminer le moment où un foetus devient un être humain, afin d’être en mesure de lui accorder des droits. Cette motion a été rejetée, mais une controverse subsiste puisque la ministre de la Condition féminine du Canada, Rona Ambrose, s’est prononcée en sa faveur.

Ces exemples démontrent que le mouvement pro-vie peut maintenant compter sur l’appui de certains députés conservateurs qui prétendent agir dans le meilleur intérêt du foetus. Plus inquiétant encore, certains adhérents affiliés à ces groupes s’infiltrent dans des organismes communautaires, tels que dans des centres de soutien à la grossesse, en indiquant qu’ils s’opposent à l’avortement au nom du bien-être des femmes (Shaw, 2006). Ces mêmes personnes se permettent même de propager des mythes sur l’avortement et de discuter de la santé mentale des femmes (Shaw, 2006). Entre autres, au coeur de leur argumentaire, revient régulièrement l’allégation selon laquelle les femmes qui interrompent une grossesse souffriront de conséquences psychologiques non négligeables et risquent même d’être « tatteintes » du syndrome postavortement.

Afin d’étudier ce « syndrome » sous un regard critique, nous en ferons d’abord une brève description, pour ensuite examiner cinq difficultés pouvant avoir une incidence sur le bien-être des femmes qui choisissent l'avortement : la grossesse non désirée; l’oppression religieuse et patriarcale; les facteurs socio-économiques; les violences envers les femmes; et l’influence négative du mouvement pro-vie. Des pistes d’interventions individuelles et structurelles pertinentes au champ du service social seront ensuite proposées.

Le syndrome postavortement

Le syndrome postavortement est fréquemment mis de l’avant par des groupes affiliés au mouvement pro-vie afin de dissuader les femmes de recourir à un avortement. Cela peut contribuer à l’émergence d’un sentiment d’inconfort chez celles qui ont choisi d’interrompre une grossesse; ainsi, les adhérents du mouvement utilisent ce malaise pour valider l’existence du syndrome (Rubin et Russo, 2004). À titre d’exemple, certains groupes de soutien à la grossesse tentent d’amplifier la frustration des femmes en abordant les droits du foetus et même en présentant des « évidences » confirmant ce syndrome dont elles souffrent ou pourraient éventuellement souffrir. Or, loin d’être une tactique de manipulation isolée, le syndrome postavortement revient couramment dans le langage des partisans du mouvement pro-vie, notamment dans les débats contre l’avortement. Malgré leurs messages prétendant se préoccuper du bien-être des femmes, ces individus ignorent les difficultés individuelles et structurelles que peuvent vivre les femmes dans leur quotidien.

Le syndrome postavortement serait un problème de santé mentale qui affecterait les femmes ayant interrompu volontairement une grossesse; ce trouble serait assez sérieux et augmenterait le risque de dépression et de suicide chez ces femmes (Robinson, et collab., 2009). Les symptômes qui lui sont associés sont, entre autres, les remords, l’anxiété, la dépression, les pensées suicidaires, le syndrome « anniversaire », les difficultés d’attachement avec les enfants (futurs ou présents), les troubles de l’alimentation et l’abus d’alcool et de drogues (Dadlez et Andrew, 2009). Bref, à la suite d’un avortement, ces femmes auraient de la difficulté à s’épanouir dans leur quotidien.

Selon Dadlez et Andrew (2009), les militants prônant l’existence de ce problème de santé mentale ont même réfléchi à l’éthologie psychologique du syndrome. Il serait ainsi possible que certaines femmes ne présentent aucun des symptômes énumérés ci-dessus; ces femmes seraient en situation de déni en refoulant les difficultés auxquelles elles sont confrontées depuis leur avortement. Selon ces individus, les femmes qui interrompent une grossesse seraient toutes potentiellement à risque de développer des symptômes pathologiques. Plus encore, certains partisans vont jusqu’à affirmer que ce syndrome peut affecter la famille élargie de la femme, par exemple, les grands-parents qui peuvent se sentir privés de leur petit enfant qui aurait dû naître.

Toujours selon Dadlez et Andrew, le syndrome postavortement est le résultat de liens douteux de cause à effet mis en lumière par certains conservateurs américains au milieu des années 1980, avec la publication de Aborted women: Silent no more par David C. Reardon, un militant pro-vie. Son étude portait sur 252 femmes membres du groupe Women Exploited by Abortion. L’auteur en est venu à la conclusion que les femmes vivaient des difficultés non négligeables à la suite d’un avortement. Notons que Reardon a tiré ces conclusions à partir d’un échantillon constitué uniquement de femmes ayant joint un groupe pro-vie. Plus récemment, le républicain américain Joe Pitts a tenté de faire passer le Post Abortion Depression Research and Care Act qui encouragerait les professionnels de la santé mentale à « traiter » les femmes ayant recours à un avortement.

Les études portant sur le lien entre la santé mentale et l’avortement au cours des deux dernières décennies présentent également des lacunes méthodologiques importantes. Dans une recension des recherches publiées depuis 1989, Major et collab. (2009) estiment que les auteurs font généralement abstraction de variables qui peuvent avoir une incidence sur les données, telles que la pauvreté, l’exposition à la violence, un problème de santé mentale actuel ou antérieur, la consommation de drogues et d’alcool, des grossesses antérieures non désirées. Ces facteurs peuvent influencer les données et font foi d’un manque de rigueur de la part des auteurs. Nous pourrions même remettre en question les intentions des auteurs qui s’appuient sur des méthodologies suspectes de manière scientifique, telle que l’inclusion de femmes ayant eu recours à un avortement dans un contexte illégal ou encore une proportion très élevée de l’échantillon ayant vécu un avortement au deuxième ou troisième trimestre pour ensuite extrapoler ces résultats aux avortements de premier trimestre (Rubin et Russo, 2004). La représentativité des échantillons (par exemple, échantillon de femmes ayant des problèmes de santé mentale), l’analyse secondaire de données, les méthodologies rétrospectives, la non-utilisation d’un groupe contrôle ou l’utilisation d’un groupe contrôle douteux ont également été critiqués dans la littérature (Robinson, et collab., 2009). Au-delà de ces méthodologies problématiques, l’interprétation des résultats de ces recherches a souvent fait l’objet de généralisations hâtives et d’explications ambiguës (Major, et collab., 2009).

Il semble aberrant qu’un syndrome non reconnu par quelconque autorité médicale ait pu créer autant de vague. En effet, une équipe de l’Association américaine de psychiatrie, dirigée par Major et collab. (2008), a refusé le diagnostic à deux reprises, soit en 1990 et en 2008, étant donné le manque d’évidence empirique et de rigueur dans les études publiées depuis 1989 ayant démontré une prévalence entre l’avortement et les conséquences sur la santé mentale des femmes. Or, cette même équipe mentionne que les études les plus rigoureuses ne sont pas en mesure de démontrer de lien entre ces deux variables étant donné que les risques de développer un problème de santé mentale chez les femmes faisant l’expérience d’un avortement légal dans le premier trimestre demeurent les mêmes que chez celles qui mènent à terme une grossesse non désirée. Par contre, il est à noter que les conséquences des avortements multiples sur la santé mentale des femmes offrent des résultats plutôt mitigés. Sachant que les avortements multiples sont corrélés à la violence conjugale et aux violences sexuelles (Fisher, et collab., 2005), des études plus détaillées seraient nécessaires afin d’explorer le lien entre les avortements multiples et la santé mentale, en isolant les variables susceptibles d’altérer les données.

Le syndrome postavortement n’est donc pas un problème de santé mentale reconnu officiellement dans le DSM, puisque des difficultés temporaires ne suffisent pas pour constituer un problème médicalement reconnu :

Feelings may be mild, temporary, and self-limited, or intense and persistent, but do not in themselves constitute pathology and do not require treatment; for example, feeling regret is not a psychiatric condition [...]. Women may feel slightly sad and guilty about having an abortion, but extremely relieved and satisfied with their decision.

Robinson, et collab., 2009, p. 271

On peut également avancer l’hypothèse que les émotions vécues par certaines femmes seraient sensiblement les mêmes si elles avaient décidé de poursuivre la grossesse et de donner leur bébé en adoption, ce qui constitue généralement l’alternative proposée par les groupes pro-vie (Kornfield et Geller, 2010).

Facteurs ayant une incidence sur le bien-être des femmes à la suite d’un avortement

Dans une importante revue de littérature publiée au Canada, Robinson et collab. (2009) indiquent que le prédicteur le plus notable des difficultés à la suite d’un avortement chez les femmes serait l’état de santé mentale avant l’avortement. Dans cette optique, la relation de causalité pourrait ainsi se trouver inversée : les femmes ayant un problème de santé mentale pourraient être plus à risque d’interrompre une grossesse non désirée, étant donné leur vulnérabilité qui les rend moins aptes à refuser des relations sexuelles ou à négocier une méthode contraceptive avec le partenaire (Steinberg et Russo, 2008). Notons que cette façon de voir les choses risque toutefois de pathologiser un phénomène normal et d’étiqueter les femmes. C’est pourquoi il s’avère essentiel de se pencher sur certains facteurs qui peuvent influencer le bien-être des femmes interrompant volontairement une grossesse.

La grossesse non désirée

Alors que les femmes exercent aujourd’hui un certain contrôle sur le temps biologique des naissances, se retrouver confrontées à une grossesse non désirée demeure pour elles une épreuve complexe, surtout quand elles se retrouvent en situation sociale ou économique précaire. En effet, les femmes qui interrompent une grossesse sont plus à risque d’avoir vécu des situations angoissantes dans leur vie, telles que des abus dans leur enfance, des difficultés financières, l’exposition à la violence conjugale ou encore des problèmes relationnels qui peuvent contribuer à augmenter leur degré d’anxiété et d’éventuels problèmes de santé mentale, avec ou sans avortement (Robinson, et collab., 2009).

Il semblerait également que les femmes à qui l’on refuse un avortement pour diverses raisons ou encore celles qui doivent se tourner vers l’adoption seraient à risque de développer des difficultés, d’où le postulat selon lequel la grossesse non désirée est un facteur de stress important chez les femmes (Kornfield et Geller, 2010). Cela dit, même si une grossesse non désirée ne se termine pas toujours en avortement, un avortement est généralement conduit dans un contexte angoissant; différencier les effets de l’avortement et ceux d’une grossesse non désirée constitue donc une tâche ardue pour les chercheurs (Russo et Denious, 2001). D’ailleurs, les femmes qui ressentent une pression de la part du réseau familial ou social quant à la poursuite ou à l’interruption de leur grossesse ont généralement une expérience plus difficile que celles qui bénéficient du soutien de leur entourage (Major, et collab., 2008).

L’oppression religieuse et patriarcale

Les arguments religieux fréquemment invoqués par les groupes pro-vie peuvent accroitre les sentiments de culpabilité des femmes. À cet effet, il n’est pas rare d’apercevoir des manifestants devant les cliniques d’avortement ou dans des marches pro-vie exhiber des photos de foetus très avancés en gestation, en les comparant, entre autres, aux victimes de l’Holocauste. Crawley et collab. (2009) expliquent que ces groupes citent des extraits de la Bible, mais s’appuient également sur des termes médicaux et scientifiques pour augmenter leur crédibilité. De plus, les arguments religieux qu’ils invoquent sont fréquemment enracinés dans la peur, tels que les risques potentiels reliés à l’avortement, tout en mettant l’accent sur la culpabilité qui devrait être ressentie par les femmes. Parallèlement, leurs raisonnements sont couramment présentés comme étant scientifiques et neutres puisque les termes employés dans leurs discours sont utilisés de manière interchangeable avec le vocabulaire médical. Par exemple, certains défenseurs du syndrome mentionnent aux femmes que le foetus ressent la douleur pendant l’avortement (science médicale) et qu’en interrompant une grossesse, cet « enfant potentiel » flotte dans les limbes, l’accès au paradis lui étant refusé (religion) (Rubin et Russo, 2004). Ce faisant, ces arguments renforcent la crédibilité du mouvement pro-vie, puisqu’ils prétendent bénéficier de l’appui de Dieu et de la science (Rubin et Russo, 2004). Notons que l’exposition aux messages religieux des groupes pro-vie peut augmenter un sentiment de culpabilité chez certaines femmes en leur laissant croire que leur décision est « moralement inacceptable » et que la société désapprouve leur choix (Cozzarelli, et collab., 2000, p. 272).

Les femmes interrompant une grossesse transgressent également les valeurs patriarcales de valorisation de la maternité. Dans un contexte où la maternité est idéalisée socialement et même perçue comme une étant une « finitude ultime » (Joubert, 2012, p. 23), les femmes peuvent ressentir une pression quant à la poursuite d’une grossesse non désirée, et ce, au sein de leurs réseaux immédiats et dans les services sociaux (Charbonneau, 2003). Rubin et Russo (2004) expliquent que cette idéalisation de la maternité peut contribuer à renforcer le stigma apposé aux femmes par les mouvements pro-vie :

On one hand, women who have abortions are stigmatized and face social ostracism. On the other, motherhood is culturally idealized, which leads pregnant women to feel ambivalent about not enthusiastically embracing all childbearing opportunities.

p. 77

Même dans le contexte où certaines femmes dénoncent cette vision idéale de la maternité, le discours dominant demeure l’idéologie patriarcale selon laquelle la maternité serait naturelle et inhérente à l’existence féminine (Damant, Chartré et Lapierre, 2012). Le mouvement pro-vie inscrit ses arguments au coeur de ce discours et exerce ainsi une pression considérable sur les femmes qui dérogent à cette tendance.

Facteurs socio-économiques

En ce qui a trait aux facteurs économiques, les femmes ayant un niveau élevé d’éducation et un emploi stable sont mieux préparées financièrement à faire face à une grossesse, désirée ou non, et à reconnaître rapidement les signes de gestation (Kost, et collab., 1998). Pour Robinson et collab. (2009), les femmes désavantagées économiquement sont plus à risque d’apprendre qu’elles sont enceintes à un stage avancé de la grossesse, ont plus de difficulté à accéder aux services, ont moins de soutien en général et donc, peuvent prendre la décision d’interrompre la grossesse dans le second trimestre, procédure qui est plus compliquée et douloureuse. Selon ces mêmes auteurs, la pauvreté et les difficultés d’accéder à une alimentation adéquate pourraient entrainer des anomalies foetales, ce qui pousserait certaines femmes à recourir à un avortement lorsque la grossesse est planifiée, ce qui peut augmenter les regrets ressentis.

Évidemment, puisque la pauvreté touche davantage certains groupes, les femmes provenant de groupes minoritaires visibles sont surreprésentées dans les cliniques d’avortement (Jones, et collab., 2002). Plus précisément, le nombre d’avortements a diminué aux États-Unis au cours des années 1990 chez les femmes ayant un niveau d’éducation supérieur, mais pas chez celles qui reçoivent des prestations d’aide sociale ou qui occupent un emploi à faible revenu (Jones, et collab., 2002). Déjà confrontées à des barrières telles que la pauvreté et le racisme, ces dernières doivent de plus transiger avec un réseau social limité, ce qui peut contribuer à augmenter leur détresse personnelle. La grossesse non désirée n’est donc qu’une part des difficultés auxquelles elles doivent faire face. Notons également que chez les adolescentes, l’avortement est fortement corrélé à un faible statut socio-économique et à la violence au sein du couple (Jacoby, et collab., 1999).

Les violences envers les femmes

Une étude empirique menée aux États-Unis sur une cohorte de 12, 612 femmes ayant accouché au cours des six derniers mois expose que la grossesse était non désirée ou non planifiée pour 70 % de celles qui ont déclaré de la violence physique aux mains de leur partenaire pendant la période périnatale, comparativement à 30 % chez les femmes dont la grossesse était désirée (Gazmarian, et collab., 1995). Cette même étude présente un taux de violence physique quatre fois plus élevé chez les femmes dont la grossesse était non désirée ou non planifiée, comparativement à celles dont la grossesse était planifiée.

Plus récemment au Canada, Bourassa et Bérubé (2007) ont comparé deux cohortes de femmes, 350 ayant opté pour un avortement et 653 ayant poursuivi une grossesse. Ces auteurs indiquent que les taux de violence psychologique, physique et sexuelle sont trois fois plus élevés chez les femmes ayant eu recours à un avortement que chez celles qui ont poursuivi leur grossesse. Si l’on s’en tient uniquement à la violence physique et sexuelle, les taux sont quatre fois plus élevés chez celles ayant interrompu leur grossesse. Dans l’ensemble, les participantes à l’étude qui ont choisi l’avortement ont plus souvent déclaré avoir été victimes de violences au cours de leur vie. Une étude d’envergure en Italie corrobore cette tendance (Romito, et collab., 2009).

De plus, la violence conjugale ainsi que la violence physique ou sexuelle durant l’enfance ont des conséquences importantes sur l’estime de soi des femmes, qui peuvent difficilement négocier des rapports sexuels sécuritaires, ce qui pourrait expliquer une forte représentation dans les cliniques d’avortement de celles qui ont vécu de la violence sous toutes ses formes (Russo et Denious, 2001; Romito, et collab., 2009). Les femmes qui en sont à un troisième avortement ou plus sont 2,5 fois plus à risque que celles qui en sont à leur premier avortement d’être victimes de violence conjugale et de dévoiler une histoire d’abus sexuel (Fisher, et collab., 2005).

La majorité des femmes ayant un avortement en contexte de violence conjugale ont également moins de soutien de la part du conjoint et, par souci de protection, ne lui révèlent pas toujours la grossesse ou l’avortement (Russo et Denious, 2001). Leur soutien social étant déjà limité par la présence de violence, ces femmes se retrouvent souvent seules et ne bénéficient que d’un faible réseau social, pourtant important dans le processus de guérison. Alors que 84 % des femmes informent leur partenaire de la décision d’interrompre leur grossesse, ce chiffre diminue à 62 % chez celles dont le conjoint est violent (Jones, et collab., 2011). L’étude de Woo et collab. (2005) va dans le même sens, soit que les facteurs associés à la non-divulgation sont fréquemment en lien avec la violence physique ou psychologique et un sentiment de peur dans la vie des femmes.

Il y a également lieu de souligner les conséquences des viols conjugaux sur la santé mentale des femmes (voir Bennice et Resick [2003] pour une revue de littérature sur le viol conjugal). Les viols conjugaux sont rarement des épisodes isolés et, puisqu’ils sont perpétrés par des hommes en qui les victimes ont confiance, les femmes ressentent habituellement un sentiment important de trahison. Les femmes victimes de viol (conjugal ou autre) peuvent ainsi développer des difficultés émotionnelles sévères qui les affecteront à long terme, notamment le syndrome de stress post-traumatique (Basile et Smith, 2011). Mentionnons que les viols, tout comme les violences physiques et sexuelles, augmenteraient les symptômes de dépression mesurés par les tests cherchant à montrer un lien de causalité entre l’avortement et la santé mentale (Russo et Denious, 2001).

L’influence négative du mouvement pro-vie

Plusieurs cliniques d’avortement font l’expérience de manifestations par les mouvements pro-vie, ce qui constitue une entrave à l’autonomie des femmes. Alors que des manifestants se contentent de faire du piquetage devant les cliniques, d’autres bloquent carrément l’entrée aux femmes et les empêchent d’y accéder (Wu et Arthur, 2010). Certains utilisent même des stratégies de conditionnement classique, en exposant les femmes à des images graphiques de foetus et de bébés mort-nés (Rubin et Russo, 2004). Les femmes exposées à ces activités sont généralement affectées par les manifestants et sont plus à risque de démontrer des symptômes dépressifs à la suite de leur avortement, surtout pour celles qui ont affronté des manifestants plus agressifs (Corazelli, et collab., 2000). Ironiquement, les groupes pro-vie pourraient mal interpréter ces symptômes auxquels ils contribuent en partie.

Au-delà de ces stratégies plus agressives, les militants du mouvement pro-vie s’infiltrent dans diverses organisations; ils propagent des mythes pour convaincre les femmes de ne pas se faire avorter; certains médecins ou infirmières ayant une orientation pro-vie maintiennent leur position jusqu’à refuser aux femmes l’accès à l’avortement (Shaw, 2006). Dans le même ordre d’idées, les interventions poste-avortement offertes par des intervenants dans certains centres de soutien à la grossesse mettent l’accent sur les droits violés du foetus, ce qui produit généralement un inconfort psychologique chez des femmes déjà vulnérables : « The pro-life movement has the additional option of creating symptoms of post-abortion syndrome where they did not formerly exist. The effort is clearly to multiply the number of victims of abortion in the eyes of the public » (Dadlez et Andrew, 2009, p. 446). Ainsi, on peut avancer que l’avortement est présenté comme étant un geste déviant qui justifie aux yeux de certains individus l’étiquetage des femmes qui y ont recours.

Le contexte actuel et l’accès

En 2009, il y aurait eu un total de 93 755 avortements pratiqués dans des hôpitaux ou des cliniques au Canada (ICIS, 2009). Notons que ce chiffre pourrait sous-évaluer les nombres réels d’avortements étant donné que les données provenant des cliniques de la Colombie-Britannique étaient incomplètes au moment de l’étude. Malgré le nombre d’avortements pratiqués au Canada, les femmes font face à de nombreuses barrières lorsqu’elles désirent accéder aux services, et ce, pour plusieurs raisons (Shaw, 2006). Tout d’abord, il existe actuellement un vide juridique au Canada puisque, même si l’avortement a été décriminalisé en 1988, sa légalisation n’a pas été réalisée (Browne et Sullivan, 2005). Cela évoque qu’il n’existe aucune régulation sur l’interruption de grossesse et les hôpitaux n’ont aucune contrainte spécifique quant aux services qu’ils doivent offrir. Par ailleurs, dans les faits, les avortements sont généralement pratiqués dans les vingt premières semaines de gestation et très peu se produisent après la vingt-quatrième semaine (Kaposki, 2010). Au-delà de ces délais, les femmes qui désirent interrompre leur grossesse doivent se rendre aux États-Unis.

En outre, étant donné que le droit criminel est de compétence fédérale et que les soins de santé découlent du pouvoir des provinces, des tensions importantes surviennent entre les deux paliers gouvernementaux (Browne et Sullivan, 2005). Autrement dit, le droit à l’avortement tombe sous la compétence du fédéral, alors que son financement et son accessibilité demeurent majoritairement du ressort des provinces (Kaposki, 2010). Récemment, certaines organisations pro-choix ont révélé que les politiques et les pratiques de chaque province rendent l’avortement difficilement accessible pour plusieurs Canadiennes, notamment pour des raisons financières et géographiques (Kaposki, 2009).

Une étude d’envergure menée au Canada en 2006, laquelle inclut un volet qualitatif et un volet quantitatif, met en lumière des données inquiétantes sur l’accessibilité de l’avortement (Shaw, 2006). Cette étude révèle que seulement 15,9 % des hôpitaux canadiens offrent des services d’avortement et que ces hôpitaux sont majoritairement situés dans les grandes villes, à moins de 150 km de la frontière américaine. De plus, l’accès varie de façon considérable en fonction des provinces et territoires quant aux services offerts et aux délais pour se faire avorter. À cet effet, notons que l’Île-du-Prince-Édouard n’a aucune clinique d’avortement, ce qui signifie que ses résidentes doivent se déplacer dans une autre province pour obtenir ce service (ICIS, 2009). De plus, les médecins ne sont presque plus formés pour pratiquer des avortements ou encore peuvent ressentir de l’appréhension face à l’agressivité et aux actes de violence de certains manifestants pro-vie, ce qui constitue une entrave supplémentaire à l’accès (Kaposki, 2009).

Le mépris et le manque de respect auxquels les femmes font face dans les services constituent un autre facteur limitant l’accès; mentionnons seulement l’intimidation par les manifestants pro-vie lorsqu’elles se rendent en clinique d’avortement, les jugements et les mythes véhiculés par des professionnels de la santé et les références à leur insu vers des organismes pro-vie (Shaw, 2006). Des groupes de soutien à la grossesse ou de soutien aux jeunes mères ont clairement une orientation pro-vie et peuvent encourager les femmes à poursuivre une grossesse non désirée, notamment en leur transmettant de fausses informations sur les risques de développer un cancer du sein, de devenir stérile ou de souffrir du syndrome postavortement (Shaw, 2006).

Impacts pour l’intervention sociale

En ce qui a trait à l’intervention auprès de ces femmes, la prévention s’avère la première étape à développer, et ce, au sein de tous les services médicaux et sociaux. Pour les femmes aux prises avec un conjoint violent, des méthodes contraceptives « invisibles » doivent être privilégiées, telles que l’injection, le stérilet ou la stérilisation, afin que le conjoint ne puisse pas intervenir dans leur utilisation (Coggins et Bullock, 2003). Toujours sur le plan de la prévention, plusieurs femmes ayant eu de multiples avortements ont indiqué ne pas avoir reçu d’éducation sexuelle formelle (Fisher, et collab., 2005). Un suivi postavortement comprenant un volet d’éducation sexuelle avec une infirmière ou une intervenante en clinique d’avortement pourrait être bénéfique pour ces femmes, afin qu’elles prennent des mesures efficaces pour éviter à l’avenir une grossesse non désirée.

Des partenariats pourraient être développés entre les cliniques d’avortement et les maisons d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale. Ainsi, les intervenantes qui travaillent auprès d’elles pourraient sensibiliser les infirmières et les intervenantes en cliniques d’avortement, afin qu’elles soient en mesure d’identifier la violence conjugale et de référer des femmes au besoin. Sachant que plusieurs des femmes qui ont recours à leurs services sont victimes de violence conjugale, les cliniques d’avortement ont une responsabilité quant à leur bien-être et à leur sécurité. Or, le meilleur moyen de déceler la violence conjugale au cours d’une seule rencontre serait l’inclusion d’un test de dépistage systématique lors de la rencontre précédant l’avortement (Wiebe et Janssen, 2011). Ce faisant, les infirmières et intervenantes en clinique pourraient s’assurer que les femmes victimes de violence conjugale puissent bénéficier d’un suivi postavortement sans la présence du conjoint, en incluant un volet sur le cycle de la violence et les méthodes contraceptives « invisibles ». Ces partenariats entre les cliniques d’avortement et les maisons d’hébergement sont une bonne façon d’orienter les femmes et de soutenir celles qui désirent quitter un conjoint violent, leur permettant de bénéficier de la présence d’une intervenante spécialisée en violence conjugale qui discuterait avec elles de services ou encore qui répondrait à leurs questions et inquiétudes.

Sur le plan légal, la Colombie-Britannique demeure à ce jour la seule province à avoir légiféré en faveur des femmes, en adoptant la Bubble Zone Law en 1995. Il s’agit d’une loi visant à limiter le harcèlement devant les cliniques d’avortement en délimitant une zone de 50 mètres autour d’elles, ainsi qu’une zone de 160 mètres autour des maisons des employés de ces cliniques (Wu et Arthur, 2010). Les manifestants qui s’adonnent à des activités de piquetage à l’intérieur de ces zones peuvent être arrêtés. Comme la santé relève du champ de compétence provinciale, les autres provinces canadiennes auraient tout intérêt à imiter le geste légal de la Colombie-Britannique.

Structurellement, les intervenants sociaux doivent poursuivre leurs luttes en déconstruisant les mythes véhiculés par le mouvement pro-vie, que ce soit dans les écoles, dans les organismes communautaires ou encore par des publicités à l’échelle locale, provinciale et fédérale. Les mouvements pour le libre choix doivent prendre de l’ampleur et intensifier leur présence afin de démystifier la légitimité du syndrome postavortement.

Par ailleurs, la modernisation des programmes scolaires sur l’éducation sexuelle afin qu’ils répondent mieux aux besoins des jeunes filles et des jeunes garçons constitue une étape cruciale. Les programmes modernes misant sur une sexualité positive (sex positive policies) permettent aux jeunes de prendre des décisions éclairées et réduisent les taux d’avortement, comparativement aux programmes misant sur l’abstinence (sexual abstinence-based policies) (Weaver, Smith et Kippax, 2005). Par exemple, les États-Unis affichent des taux d’avortement les plus élevés des pays développés, alors que les programmes d’éducation sexuelle dans les écoles prônent encore largement le concept d’abstinence jusqu’au mariage (Weaver, Smith et Kippax, 2005). Ainsi, un contexte social plus souple où les jeunes sont informés permet de réduire les grossesses non désirées.

Également, les programmes scolaires pourraient grandement bénéficier d’un volet sur la violence conjugale misant sur l’égalité entre les genres. Plus particulièrement, ces programmes doivent mettre l’accent sur le droit des jeunes filles de refuser des relations sexuelles sous pression. Pour les jeunes garçons, l’accent doit être mis sur la notion du consentement et le fait que les violences envers les filles et les femmes sont inacceptables. Une intervenante spécialisée en violence conjugale devrait être responsable de ce volet, de façon à ce que l’information transmise soit la plus exacte possible, sans être influencée par le statut religieux de certaines écoles.

Dans un autre ordre d’idées, rappelons que les mythes véhiculés dans les centres de soutien aux mères et par les professionnels pro-vie peuvent influencer de manière non négligeable les femmes et leur choix de disposer de leur corps (Shaw, 2006). Ces dernières passent à travers les systèmes sociaux et médicaux qui visent parfois à les renfoncer dans divers mythes patriarcaux, tels que l’institution de la maternité. En effet, même si les femmes disent ressentir une grande joie face à la grossesse, on se doit de recadrer cela dans un contexte social où la valorisation de la maternité prend une place importante. Dans cette optique, elles peuvent être grandement influencées par cette tendance. Les intervenantes doivent éviter de tenir pour acquis que les femmes désirent poursuivre leur grossesse avant de procéder à une intervention féministe qui déconstruit les mythes véhiculés sur l’avortement. Les options qui s’offrent aux femmes doivent leur être clairement expliquées par les intervenantes du domaine médical et social. Si les femmes désirent poursuivre la grossesse, il s’avère nécessaire de les soutenir et de les soutenir dans leur décision. Si elles décident d’interrompre la grossesse, il est primordial de ne pas psychologiser leur choix, surtout lorsqu’il résulte de difficultés structurelles sur lesquelles elles n’ont que très peu d’emprise.

Conclusion

En guise de conclusion, nous sommes clairement devant un syndrome mis de l’avant par des groupes dont les intérêts sont évidents. Rappelons que les recherches sur lesquelles ils s’appuient présentent des lacunes méthodologiques importantes et que leurs allégations sont soutenues par des arguments douteux (Rubin et Russo, 2004).

Sachant qu’au-delà de 94, 000 avortements sont pratiqués chaque année au Canada (ICIS, 2009), si toutes les femmes qui y ont eu recours développaient le syndrome postavortement, nous serions confrontés à un sérieux problème social. À cet effet, il est intéressant de noter la pression exercée sur les femmes, ainsi que l’aspect contraignant des normes sociales sur leur santé sexuelle et reproductive.

Étant donné qu’aucune recherche scientifique valide ne permet de démontrer un lien clair de cause à effet entre la santé mentale et l’avortement, encore moins l’existence du soi-disant syndrome, il semble étonnant de constater que la possibilité de développer un problème de santé mentale intimide la population au point de constituer une arme efficace utilisée par le mouvement pro-vie pour promouvoir ses intérêts. Or, nous devons nous indigner contre ces groupes qui s’octroient des compétences médicales, alors que leurs propos ne s’appuient sur aucune base scientifique solide.

Enfin, nous nous devons de réfléchir aux conséquences pernicieuses que peut engendrer la stigmatisation des femmes. Si les adhérents des mouvements pro-vie tiennent réellement à venir en aide aux femmes qui ont recours à un avortement, ils devraient plutôt consacrer leurs énergies à mettre en place des stratégies pour que ces dernières puissent interrompre une grossesse dans des conditions sécuritaires et humaines, sans craindre d’être jugées et stigmatisées.